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"Cold Gotha", de Guillaume Lebeau

Publié le par Nébal

 

LEBEAU (Guillaume), Cold Gotha, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 223 p.

 

Mmmh, je me dois de gommenzer ze gompte rendu mideux (et enrhubé, snrfl) bar un mea gulpa agombagné d’audo-flagellazion à base d’ordies fraîgement goubées.

 

Snrfl.

 

… yeuaaAAAAAA-TCHA !

 

(A tes souhaits.)

 

Berzi.

 

Bon (snoaaAAArfl... gub). Rappelez-vous (si vous le voulez bien, je ne vous force pas, non plus). J’ai lu dans le courant de l’année 2007 la plupart des romans de la première saison du Club Van Helsing. Et j’en ai tiré un bilan globalement positif : j’ai adoré le volume de Catherine Dufour, beaucoup aimé ceux de Johan Heliot et Bretin & Bonzon, et apprécié aussi (quand bien même avec davantage de réserves) celui de Xavier Mauméjean, et même, même, celui de Jean-Luc Bizien, qui m’a fait agréablement ricaner (gras). C’est plus qu’honnête, non ? Une collection de littérature « populaire » (bouh le vilain mot), divertissante et le plus souvent drôle, et qui se paye le luxe d’inviter quelques jolies plumes… Oui, j’aime bien, décidément.

 

Seule exception : l’abominable étron de Maud Tabachnik, qui a en son temps généré une simili-polémique ridicule sur le forum du Cafard cosmique. Et, à l’occasion de cette triste péripétie, j’avais dit beaucoup de mal de cet affligeant bouquin. Ca, je ne reviendrai pas là-dessus. Le problème, c’est que, d’un naturel chatouilleux sur certaines questions, j’avais aussi écrit à cette occasion quelques méchancetés concernant le directeur de collection Guillaume Lebeau.

 

Or, voyez-vous, il y a peu, Guillaume Lebeau est venu en dédicace à l'indispensable librairie Album à Toulouse en compagnie de Jean-Marc Lofficier pour le lancement de la deuxième saison du CVH (étaient également présents Randy Lofficier et Philippe Ward, pour la collection Rivière blanche ; une après-midi fort sympathique au cours de laquelle je me suis ruiné en bouquins, mais je vous en parlerai prochainement). J’étais confronté à un cruel dilemme : en bon acheteur et lecteur compulsif, je me suis précipité sur les trois nouveaux CVH. Et là, les sinistres petits démons hantant ce sordide lupanar bibliophile m’ont de nouveau tendu une embuscade. « Voyons, Nébal, il ne t’en manque que deux de la première saison… Autant les ACHETER et les lire avant de passer à la deuxième ! En plus, Guillaume Lebeau dédicace, profites-en… » Ah, les fourbes. Ils n’ont pas eu de mal à me convaincre… Mais, en m’approchant de la table de dédicace, la crainte m’envahit : Guillaume Lebeau n’allait-il pas me casser la gueule ? N’allait-il pas me trouver gonflé ? Honnêtement, il aurait pu…

 

Mais non, en fait. Et quand l'excellente M’âme Martin a fini par me vendre, le Monsieur, bien loin de me casser la gueule, m’a très chaleureusement serré la main et a entamé la causette. D’où je retire tout ce que j’ai pu dire de mal (gratuitement, en plus) sur le Monsieur, qui m’a fait à l’évidence l’effet de quelqu’un de très sympathique, et d’un enthousiasme qui fait plaisir. Bon, on a échangé nos points de vue, je ne suis pas d’accord sur tout ce qu’il a pu me dire (et il a dit beaucoup de choses : c’est qu’il a du débit, M. Lebeau, quand moi je suis un gros timide n’osant guère en placer une…), je n’ai pas été convaincu sur la triste affaire dite « du jeu de mot », je trouve toujours qu’il en a trop fait dans la défense de son bébé, mais j’ai davantage accédé à d’autres de ses arguments… Bref, une discussion fort sympathique et enrichissante. Et qui a achevé de me convaincre dans le bon droit de mon affirmation plus haut : le CVH, j’aime bien ; ça me paraît une heureuse initiative, et je me suis bien amusé avec la première saison ; j’espère que la seconde ne me décevra pas. Mais sur le principe comme sur le bonhomme, rien à redire. Bref, dans l’histoire, le con était nécessairement Nébal.

 

 

La logique voudrait qu’après cette introduction méaculpesque à la limite du passage de vaseline éhonté, j’enchaîne immédiatement et avec une vile hypocrisie sur quelque chose du genre de : « Donc, j’espère et j’imagine que Guillaume Lebeau ne m’en voudra pas de dire que son bouquin est une purge. »

 

On l’a dit, après tout. On l’a même proposé pour le razzie.

 

Je ne serais pas aussi méchant. Non que j’aie limé mes dents dans la crainte que Guillaume Lebeau me casse la gueule la prochaine fois, hein (j’entends venir les perfides accusateurs) : non, non, franchement, on a lu bien pire, y compris dans le CVH (Tabachnik of course… mais, hélas, je vais devoir fournir bientôt un autre triste exemple). Mais l’honnêteté m’impose néanmoins de dire que Cold Gotha m’a paru franchement pas gégé. Disons médiocre moins.

 

Reprenons.

 

 

Donc, j’espère et j’imagine que Guillaume Lebeau ne m’en voudra pas de dire que son bouquin est quand même franchement pas gégé, disons médiocre moins.

 

Mais là je mets un peu la charrue avant les bœufs. L’usage voudrait que je commence par raconter l’histoire… Mais c’est un peu le soucis, en fait. Pas facile, ma bonne dame, parce que ça part très vite en couille…

 

Bon, commençons par poser que « les événements qui vont suivre se déroulent entre le 10 et le 11 septembre 2001 » (p. 6). Ce qui ne sert à rien, et n’est pas du meilleur goût, probablement, mais bon. Le roman est structuré en brefs chapitres reprenant la formule de 24 heures chrono. En poussant le vice à la seconde près, ce qui peut faire sourire, gentiment ou méchamment, ça dépend de l’humeur du moment… Le clin d’œil aux séries TV n’est pas forcément mal vu dans l’optique du CVH, mais pour le coup ça n’apporte pas grand chose, et est à vrai dire peu crédible… Bon. Mais encore ?

Hollywood. Winona Seward (double aha), célèbre et richissime actrice porno, vient de mourir dans des circonstances dignes d’un gonzo vraiment mais alors vraiment crade. Hugo Van Helsing himself (on se demande bien pourquoi, mmmh ?) se rend dans la Cité des Anges pour enquêter sur le drame, secondé de l’avocat pourri cocaïné Zigor Side, puis, bien vite, de la chasseuse de prime Samsonite, ex-amante de la victime. Ces gens-là dézinguent à tout va des loups garous et des vampires, dont le big boss en personne (logique), mais qui fait un peu petit joueur pour le coup. Et ça défouraille sévère, sans qu’on sache trop pourquoi au juste. Yaaaaaaaah pan pan pan boum aaaaaaaargh takatakatakatak fiouuuuuuuuuuuuuuuuu BOUM argh motherfucker switch gargl splortch. Autant dire que c’est pas très fin.

 

Bon, sous cet angle, sûr que c’est pas fameux… Mais, malgré tout, ça se laisse lire pendant un bon moment ; disons jusqu’à ce qu’on ait acquis la certitude qu’il n’y a rien derrière (ou que si, peut-être, mais qu’on arrivera pas à le comprendre au milieu des fusillades, alors ça revient au même). L’action est plutôt bien menée... Si Van Helsing est insipide au possible, certains de ses comparses sont plus intéressants, comme la Domino de service ou Side et son amour immodéré pour Joe Dassin. C’est saturé de références plus ou moins bien venues, dont certaines (mais pas toutes, hein) peuvent faire sourire, comme ce « me bave pas sur les rouleaux » chucknorrissien en diable de la page 28.

 

Hélas, au bout d’un moment, ça devient lourdingue, tout de même. Et quand les avions commencent à se crasher dans les tours jumelles de l’autre côté du continent, on ne tourne plus les pages que par automatisme pavlovien depuis un certain temps déjà. D’autant qu’il y a de temps à autre des tics d’écriture passablement pénibles, ainsi une hyper-technicité qui va jusqu’au fond du fond du détail, ce dont on se passerait allègrement, tout de même. Exemple (p. 112) : « La cartouche .454 Casull toucha sa cible à cinq cent soixante-dix mètres par seconde et développa une énergie cinétique de plus de mille joules. » Dans une baston, c’est le genre de précision qui me paraît « un peu » malvenue… L’abus du procédé est d’autant plus ennuyeux qu’il est le plus souvent gratuit ; j’avoue avoir soupiré dans certains passages tenant du catalogue d’armes à feu, ou, pire encore, du magazine de tuning (non, franchement, j’ai du mal à voir Van Helsing s’enthousiasmer pour une voiture…). Et bien sûr, dans cette ligne de l’ultra-détaillé machin truc, on bouffe plein de noms de marque ici ou là. Dans American Psycho, c’est déjà lourd, mais utile, et même indispensable ; ici, c’est juste surfait et chiant…

 

Surtout, ce roman, en dehors de quelques passages du coup particulièrement sympathiques, manque cruellement de l’humour qui vient salutairement faire passer la pilule dans les autres volumes de la série jouant la carte de la bourrinade couillonne. Bizien, Heliot, Bretin et Bonzon, Mauméjean, lorgnent chacun à leur manière du côté du gros bis ou Z décomplexé et drôle, là où le bouquin de Lebeau fait davantage penser à des blockbusters fantastiquisants, type Underworld (ou Van Helsing, justement…), qui se la pètent pour pas grand chose, avec du nichon, de la fumée, des CGI partout et un filtre bleu nuit tout le temps, mais rien du côté de l’inventivité ou du pur plaisir bêtement rigolard d’une soirée bière-pizza entre potes devant une bizarrerie récupérée dans un bac à soldes ou un vrai vidéo-club résistant encore un peu à l’invasion de Vidéo-Futur… Autant dire que pour le coup, j’ai choisi mon camp, camarades.

 

Reste que Cold Gotha, premier véritable roman du Club Van Helsing (parce que désolé, mais non, Tous ne sont pas des monstres, ça compte pas…), pose le cadre et définit les principes de la saga d’une manière correcte. Van Helsing contre Dracula, c’est sûr qu’on ne donnera pas à Guillaume Lebeau la palme de l’originalité dans le choix du chasseur comme du monstre… Mais quelques scènes réussies de temps à autre relancent l’intérêt limité du lecteur ; je ne peux pas prétendre m’être excessivement ennuyé, non… Médiocre moins, disais-je. Mauvais, on peut le dire à la limite, si on a davantage d’exigences. Pas aussi nul qu’on a pu le dire, quand même. Mais on lit Cold Gotha et on l’oublie presque aussi sec : c’est de la littérature pour faire passer le temps, et rien d’autre. Pas déshonorant, mais sans grand intérêt. Dans le genre, on a certes vu bien mieux… mais aussi bien pire.

 

D’ailleurs, après avoir refermé Cold Gotha, je me suis dit que, tant qu’à faire, je pouvais bien lire aussi Léviatown de Philip Le Roy ; que, si ça se trouve, c’était pas si pire qu’on l’avait dit…

Je suis un grand naïf, des fois.

CITRIQ

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"Abattoir 5", de Kurt Vonnegut Jr

Publié le par Nébal

 

VONNEGUT Jr (Kurt), Abattoir 5, ou la croisade des enfants, traduit de l’américain par Lucienne Lotringer, Paris, Editions du Seuil – J’ai lu, [1969, 1971] 1973, 311 p.

 

(Chers lecteurs,

 

Autant vous prévenir tout de suite : Nébal est une fois de plus pris d’une crise d’enthousiasmite aiguë. Alors, comme d’habitude, il va y aller à fond dans l’éloge à grands coups de superlatifs, hurler « rhaaaaaaaaaaaaaaaaaa » les yeux exorbités, succomber au dérèglement des sens lovecraftien et en foutre partout.

 

Aussi, comme disait l’autre : « Fuyez, pauvres fous ! » Oui, fuyez, pendant qu’il en est encore temps !)

 

 

Trop tard.

 

RHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !!!

 

Vous devez lire Abattoir 5 (si c’est pas déjà fait). Il le faut. C’est un ordre. En plus, il y a des éditions plus récentes que ce vieil exemplaire trouvé chez un bouquiniste qui m’a traumatisé (l’exemplaire, pas le bouquiniste). Alors aucune excuse. Parce que, voyez vous…

 

Baffe.

 

Grosse baffe.

 

Très grosse baffe.

 

ENOOOOOOOOOOOOORME baffe.

 

Ou, autrement dit, chef-d’œuvre.

 

OUI, CHEF-D’ŒUVRE !!!

 

(Ca y est, il bave… Pfff…)

 

N’écoutez pas ce sinistre interrupteur italico-parenthéseux, il n’a aucun goût. Hurler « rhaaaaaaaaa » pour exprimer son sentiment à propos d’Abattoir 5, loin d’être un signe de démence, est une réaction parfaitement sensée, et même, dirais-je, la seule appropriée. Il est bon de baver devant le génie, et d’exprimer par mille autres moyens (plus ou moins collants) sa satisfaction de voir qu’il existe bel et bien des livres qui valent le coup de vivre rien que pour qu’on les lise. Oui, ma bonne Dame. Abattoir 5 est de ces œuvres rares qui seraient presque en mesure de me faire croire en l’existence de Dieu.

 

( Faut pas déconner, Nébal. Personne ne va te croire, là…)

 

Je dis ce que je veux. Ah mais.

 

(Admettons. Mais si tu nous parlais plutôt du livre, qu’on en finisse ?)

 

Heureuse suggestion, pour une fois. Mais par où commencer ? Mmmh… Par l’auteur, sans doute. Kurt Vonnegut Jr. Pour plus de détails, voyez par exemple . Ici, on notera juste qu’il s’agit d’un grand auteur américain (… mort l’année dernière, j’étais passé à côté de cette triste nouvelle…) à l’œuvre originale, et parfaitement inclassable. Du moins en fonction du rideau de fer bâti par de sinistres intégristes entre littérature générale et science-fiction. Car si l’auteur a souvent été publié dans des collections de SF, il est clair que l’étiquette, pour le coup, est un peu réductrice, et, surtout, qu’elle a longtemps nui à la renommée de l’auteur. Abattoir 5 est à cet égard une œuvre-limite, et le premier gros succès éditorial de Vonnegut (et probablement le plus important), puisque, en dépit des connotations genresques du roman, il a néanmoins figuré pendant trois mois en têtes des best-sellers américains, et connu très vite une adaptation cinématographique (que je n’ai pas vue, désolé). Mais peut-on dire d’Abattoir 5 qu’il s’agit d’un roman de science-fiction ? Pas sûr, vraiment. On y croise bien des extraterrestres et on y voyage dans le temps, certes ; à moins que… Mais peu importe. Débat stérile. Abattoir 5 est un grand roman, à même de séduire tous ceux qui ne soumettent pas leur jugement à l’approbation d’une étiquette.

 

(OK. Bon, et ça parle de quoi ?)

 

De Dresde.

 

Du bombardement de Dresde, du 13 au 15 février 1945. Vonnegut était là : soldat américain fait prisonnier par les Allemands durant la contre-offensive des Ardennes, il avait été envoyé au travail forcé dans « la Florence de l’Elbe ». Quand le bombardement a débuté, il est parvenu à se réfugier, avec quelques autres, dans la cave d’un abattoir. L’abattoir 5. C’est ainsi qu’il fera partie des survivants de ce bombardement terrible, véritable crime de guerre, dont le bilan reste encore aujourd’hui difficile à établir (voir par exemple  ; Vonnegut, pour sa part, retient le nombre de 135 000 victimes… soit deux fois plus qu’Hiroshima ; mais le bilan a été revu à la baisse aujourd’hui : les dernières enquêtes parlent de 35 000 victimes, tout en reconnaissant que la vérité ne pourra sans doute jamais être établie avec certitude, du fait des circonstances du drame… et de sa récupération). Quoi qu’il en soit, quand Vonnegut sort de son abri, c’est pour contempler le spectacle horrible d’une ville ravagée, annihilée, réduite en cendres ; partout, des cadavres, par milliers ; sans compter les corps à jamais disparu, fondus, évaporés…

Expérience traumatisante, et qui jouera un grand rôle dans la carrière d’écrivain que va entamer Vonnegut après la guerre. Pendant 20 ans, il va promettre à son éditeur « son livre sur Dresde ». Sans parvenir à en écrire la moindre ligne. Mais il finira pourtant par le publier, en 1969, et donc près d’un quart de siècle après les faits. Il lui faudra cependant, pour exorciser ce drame atroce, donner à son livre une forme particulière ; et c’est ainsi à travers un roman « de science-fiction » qu’il pourra témoigner.

 

Le premier chapitre du roman, une sorte de préface, dans un sens, est écrit à la première personne par Vonnegut, et lui fournit un moyen de s’expliquer sur ses intentions ; il confirme que, dans ce qui suivra, il est bien des éléments autobiographiques, et que tout ce qui concerne la guerre, ou presque, est « vrai ». Vonnegut apparaîtra encore, de la même manière, dans le dernier chapitre, mais aussi, à l’occasion, dans le roman, mais comme un détail anecdotique, une ombre tout au fond de la scène (« là, c’est l’auteur de ce livre, le fils de ma mère »). Car Vonnegut, pour le reste, attribue son expérience à un personnage de fiction, Billy Pèlerin (Billy Pilgrim en VO). Et Billy nage dans la science-fiction.

 

En effet, Billy voyage dans le temps. En février 1945, il est dans l’abattoir 5, à Dresde. Mais il vit aussi en même temps sa lune de miel, après la guerre. Son accident d’avion, bien plus tard. Ou encore sa rencontre avec l’écrivain de science-fiction Kilgore Trout, bien avant. Ah, et il est aussi, en même temps, à plusieurs milliers d’années-lumières de la Terre : il a été « enlevé » par les Tralfamadoriens, des extraterrestres qui comptent bien l’étudier et observer son comportement sous la bulle de verre où ils le gardent, et où il est bientôt rejoint par la pulpeuse actrice Montana Patachon. Ce sont les Tralfamadoriens qui expliquent à Billy que les humains ont une fausse conception du temps : tout est en train de se produire.

 

Et c’est pourquoi Billy se souvient d’événements qu’il n'a pas encore vécus. C’est pourquoi, à Dresde, il se souvient de sa lune de miel, de son accident d’avion, de sa rencontre avec Kilgore Trout, de son enlèvement par les Tralfamadoriens. Il se souvient des conférences qu’il donnera après la mort de sa femme, dans des Etats-Unis balkanisés : des conférences où, malgré l’opposition condescendante de sa fille qui ne l’envisage plus dès lors que comme un vieux fou, il rapporte son expérience, l’existence des Tralfamadoriens et de leurs soucoupes volantes, la réalité sur le temps. Du coup, il se souvient même de sa mort : il annonce son assassinat commandité par un de ses comparses de Dresde, qui avait promis à un mort de le venger de Billy, à qui il attribuait tous ses malheurs. Inutile de chercher à changer le futur : c’est aussi illusoire que de chercher à modifier le présent ou le passé, puisque tout est en train de se produire. C’est ce que les Tralfamadoriens lui ont appris après la guerre, et qu’il sait donc dès le début. Et telle est dans un sens la leçon de la prière figurant sur le médaillon lové entre les beaux seins de Montana Patachon (p. 303) :

 

« Que Dieu m’accorde la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de transformer celles qui s’y prêtent et la sagesse de savoir toujours les distinguer. »

 

Aussi et surtout la mort n’est-elle pas un événement aussi triste que les humains le prétendent : les morts, ailleurs, sont en train de vivre. C’est vrai des victimes de Dresde, de Billy, de sa femme.

 

C’est la vie.

 

« So it goes », dans le texte original. La petite formule d’apparence cynique (ou « philosophie de comptoir », comme on voudra) intervient plus d’une centaine de fois dans le roman, leitmotiv mécanique et froid. A chaque mort, d’un homme ou d’un animal. 135 000 morts à Dresde durant le bombardement. C’est la vie. Ce soldat fusillé pour avoir volé une théière dans la ville en ruines. C’est la vie. Robert Kennedy est assassiné. C’est la vie. Martin Luther King aussi. C’est la vie. Et Billy Pèlerin.

 

C’est la vie.

 

Aussi le roman adopte-t-il une forme très particulière, franchement déroutante dans un premier temps (a fortiori après la « préface » constituée par le premier chapitre, et qui, conformément à la philosophie tralfamadorienne, précise en définitive – p. 35 – que le roman « débute de cette façon : / Ecoutez, écoutez / Billy Pèlerin a décollé du temps. / Et s’achève sur : / Cui-cui-cui ? ») : si l’essentiel de la trame est consacrée aux déboires de l’aumonier Billy Pèlerin en Allemagne dans les premiers mois de 1945, on passe sans cesse, et presque sans avertissement, à des événements prenant place bien plus tard. On navigue sans cesse de l’Allemagne aux Etats-Unis, de 1945 aux années 1960, de la Terre à Tralfamadore. Et on se rapproche ainsi insidieusement, comme un rapace multipliant les cercles au-dessus de sa proie, de l’inévitable drame constituant le point d’orgue du roman : le bombardement de Dresde, ce souvenir traumatisant qu’il faut exorciser, que l’auteur, plus que Billy, sans doute, craint d’affronter. Peut-être est-ce pour cela que, en fin de compte, les dizaines de milliers de victimes du bombardement sont mis en balance avec l’exécution de ce soldat qui avait volé une théière dans les ruines de la ville. C’est dérisoire. C’est absurde. Le monde est absurde.

 

« – Bienvenue à bord, monsieur Pèlerin, prononce le haut-parleur. Avez-vous des questions à poser ?

 

« Billy s’humecte les lèvres, réfléchit un instant, s’enquiert enfin :

 

« – Pourquoi moi ?

 

« – C’est bien une réaction de Terrien, monsieur Pèlerin. Pourquoi vous ? Et dans ce cas-là, pourquoi nous ? Pourquoi le reste ? Parce que le moment que nous vivons existe tout simplement. Avez-vous déjà vu des insectes emprisonnés dans l’ambre ?

 

« – Oui.

 

« En fait, Billy conserve dans son bureau, en guise de presse-papier, un bloc d’ambre poli où reposent trois coccinelles.

 

«  Voilà, monsieur, nous sommes captifs de l’ambre qu’est le moment. Le mot pourquoi ne veut rien dire. »

 

C’est la vie (pp. 113-114).

 

Mais peut-on dire qu’Abattoir 5 est un roman de science-fiction ? Oui, sans doute, si on le lit totalement au premier degré. Et pourquoi pas, après tout ? Ce n’est en tout cas pas, comme l’avait prétendu un peu hâtivement une scribouilleuse pseudojournalisante, une « parodie de science-fiction »… Mais on peut préférer y voir le délire d’un vieillard traumatisé, cherchant dans la SF un secours que la réalité lui refuse, un moyen d’affronter la réalité cruelle et absurde. Voyez Juderose qui, dans un hôpital, après la guerre, initie Billy à la science-fiction (pp. 149-150) :

 

« Un jour, Juderose a révélé à Billy une chose intéressante à propos d’un livre qui n’était pas de science-fiction. Il lui a dit que tous les fruits de l’expérience humaine étaient contenus dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski.

 

« – Mais de nos jours, ça ne suffit plus, a-t-il ajouté.

 

« Billy a eu également l’occasion d’entendre Juderose avertir un psychiatre :

 

« – J’ai l’impression qu’il va falloir que votre corporation invente une série de mensonges inédits et merveilleux, ou les gens vont simplement renoncer à vivre. »

 

Juderose est un admirateur de Kilgore Trout, et il contaminera Billy avec cette passion : Billy deviendra le plus grand fan de Trout… et peut-être même le seul. Mais qui est Kilgore Trout ? Comme je suis un gros naïf, la lecture des articles « Kilgore Trout » (surtout) et « Kurt Vonnegut Jr » (un peu moins, déjà…) de l’indispensable mais néanmoins perfide Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction de Pierre Versins m’a presque (je dis bien : presque) fait croire à l’existence du bonhomme. Aha. Non, Kilgore Trout est bien un personnage de fiction, inventé par Vonnegut, et inspiré semble-t-il par l’authentique (cette fois) Theodore Sturgeon (un de mes écrivains de SF préférés, ça tombe bien). C’est, à l’instar de quelques autres personnages d’Abattoir 5, Tralfamadoriens inclus, un personnage récurrent dans l’œuvre de Vonnegut, qui a fini par en dresser, si l’on peut dire, la biographie et la bibliographie (voyez par exemple ici). Et c’est un superbe personnage que cet écrivain ignoré de tous, aux idées fabuleuses mais au style pathétique, dont les bouquins ne se trouvent plus que dans les plus poussiéreux des sex-shops. Billy finit par rencontrer son écrivain fétiche, qui en rajoute dans l’analyse des fugues temporelles et de Trafalmadore. Succulent hommage, qui contribue à faire d’Abattoir 5, en plus d'une salutaire anamnèse, un roman « sur » la science-fiction au moins autant qu’un roman « de » science-fiction.

 

Le personnage de Kilgore Trout et la description de ses écrits sont une des innombrables merveilles qui parcourent ce fabuleux roman qu’est Abattoir 5. Une pépite, un chef-d’œuvre, vous dis-je. La plume de Vonnegut, d’une sobriété exemplaire et d’une pertinence rare (quand bien même la traduction, un peu vieille, m’a paru douteuse à l’occasion…), déstabilise et choque le lecteur avec talent. J’ai rarement lu un roman aussi fort, aussi éprouvant dans le tragique. Mais le plus fort est peut-être bien la légèreté qui le caractérise malgré tout : ce roman absurde et fou, traitant de ce qu’il y a de plus atroce, de plus grave, se lit en effet tout seul, et, on peut bien le dire, il est même… drôle. Oui, drôle. D’un humour déstabilisant, une fois de plus : cynique, jaune, acerbe ; surréaliste façon Dada… Et tout cela, sans doute, contribue à renforcer encore le roman par son étonnante modernité, sa stupéfiante actualité (p. 308) :

 

« O’Hare avait en poche un petit agenda dans lequel étaient imprimés les tarifs postaux, les distances aériennes, l’altitude de sommets connus et autres traits caractéristiques de l’univers. Il cherchait à combien s’élevait la population de Dresde, qui ne figurait pas dans son calepin, quand il a repéré les renseignements suivants qu’il m’a fait lire : En moyenne il naît 340 000 enfants par jour. Dans le même laps de temps environ 10 000 personnes meurent de faim ou de malnutrition. C’est la vie. De plus, 123 000 meurent d’autres causes. C’est la vie. Ce qui correspond à un gain net de 191 000 vies par vingt-quatre heures. Le Bureau mondial de la population prévoit que la population totale du globe aura doublé et atteindra 7 milliards avant l’an 2000.

 

« – J’imagine que tous ne parleront que de dignité humaine.

 

«  Sans doute, a admis O’Hare. »

 

Ce livre est une merveille, vous dis-je. Un chef-d’œuvre. Rhaaaaaaaaa.

 

(Voilà que ça le reprend… Franchement, Nébal : tu vas pas encore nous infliger un délire superlatif en guise de conclusion de ton compte-rendu miteux ! On a déjà donné, merde !)

 

Rassure-toi, infâme. Je vais plutôt conclure en laissant Vonnegut lui-même présenter son bouquin, je sais bien évidemment qu’il en parlera mieux que moi (p. 3) :


Abattoir 5

ou la croisade des enfants

 

Farandole d'un bidasse avec la Mort
par

KURT VONNEGUT, Jr

Germano-Américain de quatrième génération

Qui se la coule douce au Cap Cod,

Fume beaucoup trop

Et qui, éclaireur dans l’infanterie américaine

Mis hors de combat

Et fait prisonnier,

A été, il y a bien longtemps de cela,

Témoin de la destruction de la ville

De Dresde (Allemagne),

« La Florence de l’Elbe »,

Et a survécu pour en relater l’histoire.

Ceci est un roman

Plus ou moins dans le style télégraphique

Et schizophrénique des contes

De la planète Tralfamadore

D’où viennent les soucoupes volantes.
Paix.

CITRIQ

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"Preacher", t.3. "Fiers Américains", de Garth Ennis et Steve Dillon

Publié le par Nébal

 

ENNIS (Garth) & DILLON (Steve), Preacher, t. 3. Fiers Américains, préface de Penn Jillette, Panini Comics / Vertigo, [1996-1997, 2004] 2008, [n.p.]

 

(Tiens, ça faisait un bail que j’avais pas fait de comptes rendus de BD sur mon blog miteux… C’est que ça coûte cher, ces sales bêtes. Mais bon, comme j’ai fait tout récemment quelques chouettes acquisitions, je vais tâcher de combler un peu le retard : du Preacher aujourd’hui, mais aussi, bientôt, du The Goon, Filles perdues, du Transmetropolitan, du Ex Machina et du Peanuts. Et plus si affinités.)

 

(Ah, au passage : il est précisé sur la couverture de ce troisième tome de Preacher que c’est une publication « pour lecteurs avertis » ; ça veut dire qu’il y a du sang, de la sodomie, du vomi, des Français et plein de gros mots.)

 

(Vous êtes avertis.)

 

« Vous la connaissez, celle du pasteur, du vampire et de la tueuse à gage ? »

 

Paraît que c’est comme ça, en gros, que les gens de chez Vertigo avaient présenté Preacher, dans le temps. Je sais pas si c’est vrai, mais je sais une chose : Preacher, c’est bon, putain. Le cultissime bébé de Garth Ennis, une des productions phares du label Vertigo après le fantabuleux Sandman de Neil Gaiman (rien à voir ou presque), est une BD à peu près unique en son genre, qui a allègrement piétiné toutes les limites imposées jusqu’il y a peu aux comics. Heureusement, quelque temps auparavant, Watchmen d’Alan Moore et The Dark Knight Returns de Frank Miller, notamment, avaient un peu remis les pendules à l’heure, avec leurs héros immoraux, leur violence, leur noirceur. Et si Preacher se place assez clairement dans cette filiation, c’est en poussant le bouchon encore plus loin. Et ça fait plaisir.

 

Putain.

 

Petite présentation pour ceux qui connaîtraient pas. Le Preacher n’est pas un super-héros à proprement parler, avec costume de tapette, identité secrète et tout et tout. C’est simplement Jesse Custer (ouais, les initiales, ouais, vu…), un pasteur texan qui recherche Dieu.

 

Pour lui botter le cul.

 

Parce que l’autre enflure de vieux barbu, là, a démissionné, foutant un bordel pas possible au Paradis et de par chez nous, et que Jesse en a fait les frais : il s’est retrouvé possédé par Genesis. Et Genesis, c’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer. Ouais, même que Phil Collins. Genesis, c’est le rejeton pas désiré fruit de l’union contre-nature entre un ange et un démon. Une sale bestiole sans pareille, et très très puissante. Qui s'est planquée dans le corps de Jesse Custer en tuant tout le monde autour (pas discret, le morveux), et a donné au pasteur un pouvoir terrible : les gens sont contraints d’obéir à tous les ordres de Custer. Et Custer a de l’imagination.

 

Mais il est aussi dans la merde, parce que sa petite aventure en fait une cible toute désignée pour des anges glauques comme le cowboy bourrin dit « Saint des Tueurs », pour des religieux dégénérés comme les abrutis du Graal, pour les flics, plus largement pour les rednecks du coin (et ils sont nombreux)… Pour plein de monde, en fait. Y compris mamie (voir tome 2). Heureusement pour lui (ou pas), Custer n’est pas tout seul dans la mélasse. Il est accompagné de sa petite amie Tulip O’Hare, blonde incendiaire, comme on dit, mais pas trop fort si elle est dans le coin parce qu’elle aime jouer de la gâchette ; et aussi, en temps normal, de Cassidy, un vampire irlandais (ouais, ben, on a les potes qu’on peut, hein…).

 

En temps normal. Parce que voilà : ces putains d’enculés de bâtards du Graal se sont emparés de Cassidy. Enfin, plus exactement, c’est cette petite enflure de Starr qui s’en est emparé : Starr qui se sert de Cassidy comme d’un appât pour attirer entre ses griffes Custer, ou plutôt Genesis, et en tirer profit dans son complot contre le big boss officiel du Graal, ce gros porc dégueulasse de D’Aronique (avec le Fils à ses basques, pipichattacaca). ‘Fin bref : Starr se rend à la grosse base du Graal à Massada, dans le sud de la France, et y confie Cassidy aux bons soins de Frankie l’Eunuque ; et depuis qu’on lui a coupé la bite au sécateur, le Rital l’a mauvaise ; il prend donc son pied à torturer le vampire bien salement – et ce qui est bien, quand on torture un immortel, c’est que ça peut durer trèèèèèèèès longtemps…

 

Or Jesse en doit une à Cassidy. Et il a un certain sens de l'honneur. Il se rend donc avec sa psychopathe de poule chez les putain de bouffeurs de grenouilles pour partir à l’assaut de la putain de forteresse du putain de Graal. Dur, putain, dur. Même s’il faut reconnaître « que ces gens savent cuisiner un steak. Ils sont moins doués pour gagner des guerres, ou pour l’humilité, par exemple, mais personne n’est parfait… »

 

« Et vous vous y connaissez en humilité, n’est-ce pas, révérend ? »

 

« Ce que je suis, c’est une chose. Lâcher un engin thermonucléaire dans le Pacifique parce qu’on a les glandes de ne plus avoir d’Empire, c’en est une autre. »

 

Merci Chichi. Putain. Bon, bref, c’est dur. Surtout quand on a le putain de Saint des Tueurs aux basques. Et puis la putain de Voix de Genesis, c’est pratique… sur ceux qui comprennent l’anglais.

 

Putain.

 

Putain putain putain.

 

Ca, c’est la putain de trame qui occupe le plus gros du putain de recueil. Et putain, c’est bon.

 

Mais faut aussi y ajouter un putain de chouette prologue, où Jesse, grâce à son putain de briquet « Fuck communism », en apprend un peu plus sur son put… sur son père. Et sur John Wayne, tant qu’à faire. Son héros. Et puis, à la fin, un putain de très chouette épilogue en deux putains d’épisodes, où Cassidy nous raconte enfin sa putain de vie. Et là, putain… c’est beau…

 

Bref (putain de bordel à bite), un très bon cru que ce troisième tome de Preacher (reprenant les épisodes 18 à 26 de la série originale), avec tout ce qui fait qu’on aime Preacher. Ca cogne, ça suinte, ça hurle, ça baise, ça vomit, ça se bourre la gueule, ça tranche, ça explose, ça déchiquette, ça massacre. La BD préférée des censeurs, son langage si chaste, son mauvais goût outrancier, son humour génialement lourd et gras et glauque. Que du bonheur gore et trash, et on aurait tort de s’en priver. Ennis s’y montre très en forme, Dillon très correct ; les couleurs sont bof bof, comme souvent chez Vertigo dans le temps, mais c’est pas un souci. La traduction est pas forcément géniale, par contre… Mais bon. Pas grave. Preacher reste un excellent comic, quasiment unique en son genre, subversif et rentre-dans-le-lard, parfaitement indispensable, remarquablement bien écrit et tout simplement jouissif.

A suivre, putain.

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"Sixième colonne", de Robert Heinlein

Publié le par Nébal


HEINLEIN
(Robert), Sixième colonne
, traduit de l’américain par Bernard Endrèbe, traduction révisée par Cécile Pigeon, [Paris], Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [1941, 2005] 2008, 309 p.

 

 

Je suis bien embêté, là...

 

L’idée, après avoir loué récemment Solutions non satisfaisantes d’Ugo Bellagamba et Eric Picholle, et relevé les indéniables mérites de Révolte sur la Lune, c’était sans doute de poursuivre dans l’éloge de Robert Heinlein. Parce que j’aime bien Heinlein, moi, tout en lui reconnaissant bien des défauts. Je ne trouve pas, à la différence du sieur Arkady Knight, que « Heinlein est l’un de ces auteurs dont on se demande encore pourquoi certains éditeurs s’obstinent à le rééditer » : Heinlein est bien un des grands auteurs de « l’âge d’or », et si ses œuvres ont nécessairement pris un coup de vieux, elles n’en restent pas moins, pour bon nombre d’entre elles, parfaitement lisibles aujourd’hui, et toujours aussi intéressantes. En clair : Heinlein n’est pas Van Vogt (… hein ? quoi ? c’était un peu gratuit, ça ? … mmmh, probablement). Et, toujours à la différence de M’sieur AK, par exemple, je ne trouve franchement rien (enfin, disons, presque rien) de nanardesque à « l’Histoire du futur », qui contient même quelques petites merveilles : désolé, mais, en ce qui me concerne, « L’homme qui vendit la Lune » ou Les orphelins du ciel, c’est très clairement du haut de gamme.

 

Mais il y a bien un point que je dois concéder au fielleux critique… et c’est le principal : Sixième colonne est un mauvais roman… Et, pour le coup, seuls les fans les plus intégristes de Robert Heinlein pourraient éventuellement prétendre le contraire. Et encore, pas sûr, faudrait quand même une bonne dose de mauvaise foi ou d’aveuglement…

 

« Comme toi pour Code source, Nébal ? »

 

Non, non, moi, j’ai raison.

 

 

‘Fin bon. En tout cas, je ne peux pas jouer au fan intégriste dans le cas présent.

 

Avant de partir à l’assaut du bouzin, commençons par le résumer un brin.

 

Le futur. Enfin, par rapport à 1941, en tout cas. Les Etats-Unis sont tombés face à l’assaut perfide des hordes panasiates. Or les Panasiates sont des Jaunes, et donc cruels, d’autant que victimes d’un complexe d’infériorité raciale (p. 53 ; voir plus bas). Et ça massacre, et ça brime, et ça esclavagise, et ça prostitue. Tous les Etats-Unis tremblent sous la botte du cruel occupant. Tous ? Non ! Dans une Citadelle secrète dissimulée sous une montagne, une poignée de scientifiques et de militaires américains entendent bien poursuivre la lutte contre l’envahisseur ! Et comme ils sont Américains, blancs et intelligents (pléonasme), bien évidemment, ils vont gagner. A sept contre plusieurs millions.

 

A la tête de ces résistants vach’ment motivés, le major Ardmore, officier du renseignement, et publicitaire dans le civil. Sous ses ordres, le docteur Lowell Calhoun, colonel, mathématicien de génie, et en même temps vraie tête de con ; le docteur Randall Brooks, biologiste et biochimiste, major ; Robert Wilkie, talentueux jeune physicien ; Herman Scheer, mécanicien, sergent dans les services techniques ; Edward Graham, première classe, cuistot (mais pas la version Casey Rhyback, non, quand même pas…) ; et enfin Jefferson Thomas (aha), deuxième classe tout récemment intégré : un itinérant, hein, pas un vagabond (lui, il se lave, et il travaille, ce n’est pas un parasite de la société, sic ; d’ailleurs, il sort de Harvard). Voilà les hommes qui vont sauver les Etats-Unis, i.e. le monde.

 

Dans leur malheur, ils ont du bol. Cette petite troupe va bénéficier presque instantanément d’une découverte scientifique phénoménale, hop, là, comme ça, ça tombe bien, qui va leur permettre de niquer les niakwés : rendez vous compte ! Parmi les innombrables applications de « l’effet Ledbetter » (dont la transmutation alchimique, bien pratique), il y a carrément une arme secrète, qui a le bon goût de ne tuer QUE les bridés ! La nature est bien faite. Il faut néanmoins se faire discret pour préparer la résistance tout en évitant les représailles. Pour ce faire, le publicitaire Ardmore a une idée de génie : puisque la seule liberté autorisée par les singes est la liberté de culte, hop, y’a qu’à créer une nouvelle religion, le culte de Mota ; qui va pouvoir se répandre dans tous les Etats-Unis en quelques semaines sans que personne ne s’en étonne ; en plus, autre application pratique des découvertes de Calhoun et compagnie, les Panasiates ne peuvent même pas entrer dans les temples ! Traaaaaaaaaaanquiiiiiiiiiiiiiiiiiiille…

 

 

Ben c’est pas glorieux, tout ça.

 

Commençons rapidement par les circonstances atténuantes et les rares qualités que l’on peut reconnaître à Sixième colonne. Tout d’abord, le contexte. Très important, le contexte, très très important, ça, Madame. Pour l’auteur, déjà : Sixième colonne est le premier roman de science-fiction de Robert Heinlein (ou, plus exactement, son premier roman de SF publié), rédigé à la demande expresse du big boss Campbell. On peut donc bien parler d’une erreur de jeunesse. Mais contexte politique aussi : le roman date de 1941. Avant Pearl Harbor, il est important de le noter (rappelons d’ailleurs que, si les Panasiates du roman font immanquablement penser à des Japonais, ils n’en sont pas exactement, mais tout autant Chinois, Mongols, etc., bref, bridés, enfin, voir plus bas) ; mais avec en tête le fâcheux exemple de la débâcle de l’armée française face à l’invasion nazie (le roman évoque directement ces événements). Dans des Etats-Unis sur le point de rentrer en guerre, on peut comprendre les excès de patriotisme (on y reviendra). Les qualités, très vite : heu… ça se lit correctement… Heu… c’est parfois vaguement visionnaire (armes nucléaires – et, j’en ai bien l’impression, sous la forme de missiles balistiques –, conflit avec le Japon, mouais, future guerre froide, mmmh, organisation de la résistance…).

 

 

Heu…

 

Bon. Passons aux défauts, en style télégraphique, parce que je n’aime pas dire du mal des gens : écriture minimale, tout en dialogues caricaturaux et digressions saugrenues ; personnages plats au possible ; ton extrêmement naïf, pour ne pas dire pré-pubère ; métaphores plus que grossières (ah, ces personnages aux noms présidentiels…) ; artifices grotesques ; totale invraisemblance du propos ; analyses géopolitiques ridicules ; cohérence plus que douteuse ; défauts de rythme… Bon, n’en jetez plus, on peut déjà dire qu’il s’agit d’un roman raté.

 

Reste un point à détailler : en plus, il pue. Et là il est nécessaire que je m’explique un peu. Point de départ : l’ultra-patriotisme du roman, la main sur le cœur devant le lever du drapeau, vire très vite au manichéisme le plus insupportable. Comme noté plus haut, le contexte l’explique (et l’excuse presque) pour une bonne part ; mais ça reste quand même assez franchement émétique… Cela dit, qu’on ne se méprenne pas : l’arme qui ne tue que les Panasiates, c’est nauséabond, oui, mais dans un cadre science-fictif, éventuellement, ça peut passer, avec quelques précautions (voir ma note sur Le corps et le sang d’Eymerich). Le problème ne réside pas forcément non plus dans le champ lexical ultra-raciste employé pour désigner les Panasiates : les bridés, les singes, les Jaunes, les Chinetoques… Dans le contexte de 1941, où la guerre avec le Japon semble à peu près inévitable, et où la psychose du « péril jaune », qui s’est déjà bien souvent manifestée en littérature (voyez Fu Manchu…), a encore de beaux jours devant elle (voyez Le secret de l’espadon… entre autres !), cette attitude chez Heinlein n’est guère étonnante, et le condamner pour cela serait sans doute verser excessivement dans l’anachronisme. D’ailleurs, soyons plus précis : c’est avant tout l’attitude de ses personnages, confrontés à l’Envahisseur. Et elle est bien compréhensible, quand bien même excessive : n’oublions pas que, fut un temps, comme le faisait remarquer le grand Pierre Desproges, où « de nombreux juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Il est vrai que les Allemands, de leur côté, cachaient mal une certaine antipathie à l’égard des juifs… » Mais je m’égare… En tout cas, regardez moi : dans ma jeunesse pré-boutonneuse, j’ai lu et relu les vieux Buck Danny période « Tigres volants » ; et je n’ai pourtant développé aucune animosité à l’encontre des faces de pr… de citr… des brid… sing… niak…

 

Contexte. Contexte !

 

Oui, mais au bout d’un moment, ça devient franchement saoulant. Heinlein a montré en bien d’autres occasions son anti-racisme, mais là, son patriotisme exacerbé le fait plus d’une fois dépasser la mesure. Ca peut faire sourire, des fois : « Que serait-il, ce nouveau monde insensé où la supériorité de la culture occidentale ne serait plus un fait avéré, ce monde où la bannière étoilée ne flotterait plus parmi les pigeons hantant la façade des édifies publics ? » (p. 29 ; j’espère que le ridicule de cette phrase est volontaire, mais j’ai un gros gros doute…) L’accumulation devient quand même vite pénible, et les hésitations dans le discours n’arrangent rien à l’affaire. Passage édifiant (pp. 52-55) : Jefferson Thomas laisse éclater sa haine ; « Jusqu’à ce que le dernier d’entre eux ait retraversé le Pacifique, se disait-il, il n’est de bons Panasiates que les Panasiates morts. Si l’Asie est surpeuplée, ils n’ont qu’à pratiquer le contrôle des naissances ! » Finny, face à lui, est la figure du sage ; mais son discours anti-raciste… est étrangement raciste à son tour :

 

« – Ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous. Derrière leur arrogance se dissimule un complexe d’infériorité raciale, une paranoïa collective, qui les incite à se prouver, en nous le démontrant, qu’un Jaune vaut bien un Blanc, et vaut même beaucoup plus. Ils tiennent aux marques extérieures de respect, plus qu’à n’importe quoi au monde. N’oublie jamais ça, fiston. »

 

Suit un exemple américano-centré concernant le Japon. Thomas répond :

 

« – Mais les Panasiates ne sont pas des Japonais.

 

« – Non, et ce ne sont pas non plus des Chinois. C’est un mélange de races, puissant, fier, et fécond. Du point de vue américain, ils ont les vices des deux races sans les vertus d’aucune. »

 

Après quoi Finny, qui est anarchiste, vient expliquer que le vrai problème est que les Panasiates sont victimes « de la vieille foutaise de l’Etat considéré comme puissance ultime ». On croit respirer un peu mieux… avant d’en arriver à un discours géopolitique grossier, saturé de références mal maîtrisées et où l’anticommunisme se fait annonciateur de la guerre froide future, mais tourne surtout en un plaidoyer en faveur de l’interventionnisme américain, y compris sous sa forme la plus belliciste.

 

Et là, je n’en suis qu’au sixième du roman, et ça s’aggrave par la suite. Et, franchement, ça devient insupportable… La naïveté des analyses politiques et les incohérences dans le discours supposés venir relativiser le racisme des résistants ne font que le mettre en valeur, et presque le justifier, ou aboutir à d’autres conséquences tout aussi nauséabondes. Et au bout d’un moment, on a l’étrange impression, à peu de choses près, de lire Rêve de fer de Norman Spinrad, mais au premier degré ; on comprend mieux la réjouissante mauvaise blague de Spinrad, du coup, mais, en attendant, on soupire… et quand on arrive à la grande omelette finale, on n’en peut plus.

Bilan sans appel : Sixième colonne est un mauvais roman, une erreur de jeunesse indigne de Robert Heinlein ; à réserver aux plus intégristes et aux plus bourrins des fans de Bobby (ou à lire à titre documentaire). Ca n’enlève rien au talent de l’auteur, que l’on a pu constater en bien d’autres occasions plus heureuses. Mais il faut savoir pointer du doigt les casseroles des plus grands. Oui, même de ceux que l’on admire le plus : ils ne sont après tout pas infaillibles ! Et, par exemple, force m’est de reconnaître que je ne suis pas en mesure de contester ce démontage en règle de Philip K. Dick

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