Au passage, j'ai utilisé, en guise d'illustration sonore, diverses musiques dont je n'ai comme de juste pas les droits, qui demeurent à leurs propriétaires respectifs. Durant cette séance, j’ai surtout fait appel à des compilations de musique traditionnelle arabe ou orientale que j’ai trouvé en ligne, ainsi qu’à la bande originale du jeu vidéo Darkest Dungeon, plus le morceau « Aldebaran of the Hyades » de Lustmord (sur l'album The Place Where the Black Stars Hang). Comme d’habitude, j’ai réservé l’immortelle bande originale de Conan le Barbare de John Milius par Basil Poledouris pour la préparation de la partie et son débriefing…
Il y avait six joueurs. Cinq d’entre eux avaient déjà auparavant joué le scénario « Mariage amer », à savoir Liu Jun-Mi, un Ghataï d’ascendance xi lu (Barbare 0 – Mercenaire 1 – Dresseur 1 – Gladiateur 2) ; Myrkhan, originaire de Tyrus (Gamin des rues 1 – Chasseur 2 – Forgeron 0 – Soldat archer 1) ; Narjeva, originaire d’Urceb (Esclave 0 – Courtisane 1 – Assassin 2 – Prêtresse de Nemmereth 2) ; Nepuul Qomrax, originaire de Zalut (Scribe 2 – Alchimiste 3 – Marchand 0 – Médecin 1) ; et enfin Redhart Finken, de Parsool (Docker 0 – Matelot 1 – Mercenaire 3 – Marchand 0). Ils sont rejoints pour ce nouveau scénario par Kalev, originaire des marais de Festrel (Batelier 1 – Mendiant 0 – Voleur 1 – Ménestrel 2).
I : PANIQUE AU MARCHÉ
Les personnages se trouvent dans la ville de Badhasar, sise entre les Monts Besharoon et le Désert de Beshaar. La bourgade n’est pas immense, mais son marché est réputé – d’autant qu’elle est bien située : en longeant les montagnes, depuis Halakh par exemple, il n’est pas nécessaire de s’enfoncer dans le désert ; et c’est bien pourquoi plusieurs routes commerçantes s’y croisent. Le souk, dans la journée, est très actif, et deux activités dominent : le marché du cuir, notamment de bubalus, et la confection et la vente de dagues – parmi les meilleures de toute la Lémurie, aussi belles que fatales. Mais il est notoire qu’à la tombée de la nuit un autre souk s’installe, qui accueille une faune bien différente, et où l’on fait commerce de biens et services autrement douteux…
Redhart Finken, désireux de se lancer dans le commerce d’épices, a fait le voyage avec Nepuul Qomrax, lequel avait une commande importante en ville, du genre qu’il ne pouvait pas se permettre de déléguer – il parle beshaari, par ailleurs, un atout dont le mercenaire compte tirer parti. Narjeva a quant à elle voyagé avec Myrkhan – lequel l’a entraînée au tir à l’arc ; la prêtresse de Nemmereth, qui avait envoyé des chasseurs lui ramener des peaux de ces saletés de crocators, connaissait la réputation du marché du cuir de Badhasar, et a donc décidé de s’y rendre en personne – cela tombait bien, l’archer de Tyrus ayant beaucoup chassé ces derniers temps, dans la région de Shamballah : lui aussi a des peaux à vendre ! Ces héros se sont retrouvés sur le marché – et le hasard, ou le destin, a fait que Liu Jun-Mi également s’y trouvait, qui avait récemment livré un combat épique à Halakh et s’était attardé dans la région ; déambulant dans le marché de Badhasar, le gladiateur ghataï a suivi sur une intuition un de ses yi qi, qui l’a mené directement aux autres ! Pour une surprise !
Quant à Kalev, après avoir subi à Lysor les critiques d’un confrère ménestrel affirmant que ses ballades portant sur le sud de la Lémurie manquaient d’authenticité, il a gagné Halakh, puis tant qu’à faire le Désert de Beshaar, pour s’imprégner de l’atmosphère de la région – un coûteux effort, car le Festreli ne raffole pas exactement de la chaleur ; mais que ne ferait-on pas pour l’art ? Il a fait la rencontre des autres personnages dans une taverne – dans son arrière-salle un peu louche, à vrai dire ; ils l’ont protégé contre un auditoire un peu trop expansif… C’est ainsi qu’ils ont fait connaissance, se découvrant des affinités ; depuis, ils ont traîné ensemble…
Quand débute cette aventure, les personnages se promènent dans le souk de Badhasar – celui du jour. Tandis qu’ils déambulent dans le marché au cuir, bruyant et coloré, certains d’entre eux distinguent des bruits de panique en provenance de l’entrée du souk, donnant au sud sur la route longeant le Désert de Beshaar ; et le bruit se rapproche. Redhart intrigué s’avance dans cette direction, avec certains de ses camarades. Il distingue bientôt un char semble-t-il incontrôlé, avec un attelage de deux coursiers des sables pris de panique et qui se ruent dans toutes les directions ! La foule s’écarte sur le passage du véhicule fou. Narjeva distingue la silhouette d’un conducteur, mais affalé et n’usant pas de ses rênes. Nepuul Qomrax craintif s’écarte du passage en interpellant le conducteur en beshaari – mais il attire ainsi l’attention de l’attelage, qui fonce sur lui, et menace de l’écraser ! Redhart veut le tirer hors du passage, mais il est difficile de prévoir les mouvements du char… Liu Jun-Mi essaye de jouer de ses dons de dresseur pour calmer les bêtes, ce qui n’a rien d’évident dans ces circonstances ; pourtant, ses gestes et ses intonations incitent les animaux à mettre un terme à leur course folle – approchant de la silhouette massive du Ghataï, ils pilent brusquement, projetant le conducteur aux pieds de Nepuul.
L’homme est vêtu des atours de la région – il est blessé et épuisé. Mais ce qui frappe instantanément les personnages, ce sont ses yeux turquoise, extrêmement rares dans la région, et qui en font un homme d’une étonnante beauté. Nepuul est un médecin, et prend sur lui de soigner l’homme, intimant à la foule qui s’est assemblée autour de la scène de lui laisser de la place – les badauds stupéfaits reconnaissent l’homme comme étant un certain Denh Al’Tamûl, et se répandent en commérages et questions quant à ce qui lui est arrivé. Mais le Zaluti découvre bientôt qu’il est trop tard pour sauver son patient, qui n’en a plus pour très longtemps ; il présente de nombreuses blessures, dont certaines, des sortes de griffures, ou peut-être aussi de morsures, suintent un liquide jaunâtre dégageant une très désagréable odeur… d’ammoniac ?
Denh Al’Tamûl alterne phases de conscience et d’inconscience – son regard est vague, mais finit par s’attarder sur son médecin, qui essaye de lui parler, en beshaari : que lui est-il arrivé ? Les propos de l’homme sont décousus – il n’était même pas certain de se trouver à Badhasar. Il marmonne des choses indistinctes, à propos de « Larmes de jouvence » qu’il n’a pas pu ramener à sa sœur ; il évoque aussi des « Ombres jaunes », qui étaient « partout ». Puis il tourne à nouveau de l’œil.
Au bout d’un moment, un passage se creuse dans la foule, laissant approcher de la scène une femme voilée mais dotée de magnifiques yeux turquoise, et vêtue d’étoffes très luxueuses. Elle se penche sur Denh Al’Tamûl agonisant, et se met à pleurer… Les murmures de la foule identifient bientôt la nouvelle venue comme étant Manna Al’Tamûl, la sœur de Denh ; mais les badauds évoquent aussi, en frissonnant, les Ombres jaunes, ainsi que les Larmes de jouvence : « Pas celles du vieil Amid, quand même ? Les… les vraies ? » Kalev intrigué cherche à savoir qui au juste est cette femme, et on lui souffle qu’il s’agit de la fille d’un des plus riches marchands de la ville – les Al’Tamûl, depuis des générations, produisent les plus belles dagues de Badhasar ; enfin, presque, leurs concurrents dans l’assistance avancent forcément que les leurs sont meilleures… mais ils ne font finalement pas trop d’efforts pour qu’on les croie dans ces circonstances.
Nepuul interroge la femme, effondrée – plus encore quand Denh, dans un rare moment de lucidité, lui confie qu’il n’a pas pu lui ramener les Larmes de jouvence. Il apparaît clairement à ceux qui observent la scène que cet aveu l’affecte plus encore que la mort annoncée de son frère – si sa douleur à cet égard est sincère. Que sont ces Larmes de jouvence, demande Nepuul ? Manna Al’Tamûl s’enquiert de son identité – et se jette à ses genoux quand elle comprend que son interlocuteur est un alchimiste ! Elle le supplie de l’aider : il faut qu’on lui ramène les Larmes de jouvence, c’est le seul espoir de survie pour son pauvre enfant ! Il n’a que quatre ans, c’est tellement injuste, il est le seul souvenir qui lui reste de feu son époux… La scène a quelque chose de gênant pour qui y assiste, car la jeune femme, visiblement riche et de bonne naissance, s’humilie littéralement en public… Nepuul l’enjoint doucement de se calmer : peut-être pourra-t-il l’aider, avec ses compagnons ? Elle ne les remarque qu’alors, et leurs atours les identifient comme autant d’aventuriers…
Mais le Zaluti ne fait pas mystère que Denh Al’Tamûl est condamné, et n’en a plus que pour quelques heures au plus. Manna Al’Tamûl refuse qu’il meure ainsi dans la rue – elle supplie les personnages de l’accompagner chez elle, en emmenant son frère à l’agonie ; que ses derniers instants se déroulent dans un cadre familier et réconfortant, la maison de ses ancêtres… Nepuul, d’un geste un peu autoritaire, ordonne à ses compagnons de se plier aux demandes de Manna Al’Tamûl.
Mais, d’ores et déjà, Narjeva, qui se présente comme étant une prêtresse de Nemmereth, prend soin de faire une prière sans attendre ; ce geste suscite un profond respect dans l’assistance, mais l’assassin remarque que Manna Al’Tamûl, pour une raison ou une autre, est un peu décontenancée par cet acte de foi – elle n’en insiste que davantage pour qu’ils se rendent aussitôt au Palais turquoise, en emmenant Denh à bord de son chariot, les coursiers des sables ayant retrouvé le calme ; la foule s’écarte intimidée devant eux.
II : AU PALAIS TURQUOISE
Le Palais turquoise a gagné ce nom de par sa magnificence, c’est une villa très luxueuse, ouverte, et émaillée de bassins et de canaux, or l’eau a une importance symbolique toute particulière dans cette région à la lisière du Désert de Beshaar. Il ne faut cependant pas déduire du terme « palais » qu’il s’agit du siège du gouvernement de la ville : Badhasar est une petite république marchande, et les Al’Tamûl, même particulièrement riches, partagent le pouvoir avec d’autres puissantes familles commerçantes. Qu’importe : pour tous, ici, la résidence des Al’Tamûl est « le palais ».
Redhart et Liu Jun-Mi accompagnent le char tout du long, et font une halte aux écuries du Palais turquoise, puis se promènent dans la villa, dans les cuisines notamment, où ils cherchent à discuter avec les nombreux serviteurs – mais les circonstances ne se prêtent vraiment pas aux bavardages dans le dos des patrons.
Les autres suivent Manna Al’Tamûl dans les quartiers de Denh, et en déposent le corps meurtri sur un lit immense et richement décoré. Manna s’agenouille aussitôt et prie pour le salut de son frère – Narjeva l’accompagnant (et constatant au passage que son hôtesse connaît bien la liturgie de Nemmereth, ce qui n’est pas si commun). Nepuul s’active pour adoucir les dernières heures de Denh, mais, à ce stade, prolonger sa vie serait d’une cruauté sans nom, et il s’en abstient, sans aller jusqu’à l’euthanasie. Kalev essaye de jouer un air de circonstances, mais ne trouve rien de véritablement approprié – pas au point où c’en devient gênant, heureusement ! Mais de peu : seul le profond chagrin éprouvé par Manna Al’Tamûl la retient de s’en prendre vertement au ménestrel un peu trop démonstratif… Nepuul, en même temps, a le sentiment que, si la douleur de son hôtesse n’est pas feinte, il y a quelque chose d’un brin artificiel dans son comportement – c’est un peu la même impression qu’avait ressentie Narjeva sur le marché : il y a autre chose, dans cette affaire – quelque chose qui affecte Manna Al’Tamûl probablement davantage encore que la mort imminente de son frère, sous ses yeux… Quoi qu’il en soit, deux heures s’écoulent, et Denh Al’Tamûl rend enfin son dernier soupir.
Le temps passe, dans un silence gêné, ponctué par les sanglots de Manna Al’Tamûl. Myrkhan, un peu gauche, l’interroge enfin quant à son fils malade, Adel, qu’elle avait mentionné précédemment : elle parlait de Larmes de jouvence, comme étant seules à même de le sauver ? Peut-être peuvent-ils l’aider ? Manna Al’Tamûl récupère toute sa contenance. Elle les dévisage tous, puis les invite à la suivre dans une autre partie du palais.
Les personnages suivent leur hôtesse dans une autre chambre, là encore agrémentée d’un lit immense, comme celui dans lequel est mort Denh. Mais le garçon qui y est allongé, et qui doit avoir dans les quatre ans, n’en donne que davantage l'impression de s'y noyer, tant il est petit et fragile ; il est visiblement très malade, sa respiration est hachée, il sue énormément, il a de la fièvre, il gémit régulièrement – sa souffrance est palpable. Le médecin Nepuul l’examine : le petit est affecté par une sorte de maladie pulmonaire, à un stade très avancé ; il en a pour un, deux mois au plus – et souffrira toujours plus durant cette cruelle agonie. Et, pour ce qu’en sait Nepuul, il n’existe aucun remède à sa condition.
Ne faisant pas mystère de son diagnostic, il interroge à son tour Manna Al’Tamûl sur ces Larmes de jouvence que son frère et elle ont mentionnées. Les meilleurs médecins de la ville sont arrivés aux mêmes conclusions que Nepuul : il n’y a aucun espoir de guérison. Mais elle ne pouvait s’y résoudre – quitte à réclamer un miracle, à ce stade. Dans la région, il y a une légende, portant sur les Larmes de jouvence ; un alchimiste, quelque part dans le désert, serait en mesure de concocter ce remède miracle, qui serait le seul moyen de sauver son fils. Manna Al’Tamûl a fini par en parler aux sages de l’Observatoire (une structure repérée par Nepuul, au sommet d’une colline surplombant la ville) ; ils ont fini par confirmer que la légende était fondée, et lui ont confié des indications concernant le palais où vivrait cet alchimiste anonyme. Le père de Manna et Denh, et le chef de la famille, Azar Al’Tamûl, ne croyait pas en cette histoire – des sottises superstitieuses, à l’entendre. Mais ses enfants étaient d’un tout autre avis : profitant d’une absence d'Azar pour affaires dans quelque région lointaine, Denh, muni d’une carte, s’est enfoncé dans le Désert de Beshaar pour obtenir de l’Alchimiste ses fameuses Larmes de jouvence. Mais il est revenu sans… et est mort sous leurs yeux. Adel va mourir lui aussi ! Manna Al’Tamûl se répand à nouveau en sanglots.
Nepuul intrigué compte bien rendre visite à cet Alchimiste et… Son hôtesse l’interrompt aussitôt : « Vous feriez cela ? » Et, ce disant, ce n’est pas le seul Zaluti qu’elle dévisage, mais toute la compagnie. Nepuul n’est cependant pas du genre à précipiter les choses : il y a visiblement maints dangers dans cette affaire, l’état de Denh Al’Tamûl en témoigne… Il parlait d’Ombres jaunes ? Manna Al’Tamûl explique que rôdent dans le désert des créatures… On prétend que ce sont des sortes de morts-vivants. Cela peut sembler aberrant – mais Denh y croyait… et semble bien les avoir rencontrées.
Mais sa sœur ne s’y attarde pas : elle revient aussitôt aux Larmes de jouvence, suppliant ses invités d’aller les chercher – elle est prête à les payer une fortune ; elle se jette à nouveau à leurs pieds, s’humiliant : « Y aura-t-il quelqu’un pour m’aider ? » La mention d’une rémunération conséquente éveille l’intérêt des aventuriers… et Nepuul acquiesce illico au nom de tous.
Redhart et Liu Jun-Mi sont tout disposés à accepter cette quête, mais, en même temps, ils se sentent un peu gênés par le comportement de Manna Al’Tamûl. Il ne fait aucun doute que la douleur de la jeune femme est réelle, mais le gladiateur ne peut se départir du sentiment qu’il y a quelque chose d'un peu artificiel dans ses manières. Mais le très professionnel Redhart entend faire les choses correctement : il faut dresser un devis, déterminer une rémunération juste, prenant en compte un long voyage dans le désert… Non, il ne fait pas vraiment preuve de tact – et Manna Al’Tamûl effondrée lui demande de lui accorder un peu de temps pour digérer la mort et l’échec de son frère. Elle remercie très démonstrativement ses invités, mais elle va maintenant se retirer pour un temps dans ses quartiers – mais qu’ils gagnent le salon en attendant, où des serviteurs leur offriront des rafraîchissements.
Ils patientent donc dans un très luxueux salon, en dégustant des boissons extrêmement raffinées – Nepuul et Kalev faisant les gros yeux à Redhart : c’était un peu tôt, pour le devis ! Myrkhan s’attarde sur la très riche décoration du Palais turquoise – il remarque notamment que de nombreuses dagues sont suspendues aux murs : de véritables œuvres d’art, mais aussi, à n’en pas douter, de véritables armes, très efficaces – pas de vulgaires bibelots d’apparat. Ces dagues portent toutes la signature de la maison Al’Tamûl : une turquoise incrustée dans la poignée, rappelant les yeux si caractéristiques des membres de la famille. Kalev caresse l’idée d’en « emprunter » une… mais il y renonce : la disparition d’un de ces objets exposés ne saurait passer inaperçue.
Nepuul interroge les domestiques sur la légende des Larmes de jouvence. Pour la plupart des habitants de Badhasar, ça n’est rien d’autre : une légende. De notoriété publique, un marchand, le vieil Amid, prétend en vendre, mais c’est une escroquerie – c’est à se demander s’il prend seulement soin de couper son eau avec quoi que ce soit… Cela amuse les locaux, y compris quand un pigeon d’étranger se fait avoir. À supposer que les Larmes de jouvence existent vraiment, elles n’auraient rien à voir... On dit que ce remède miracle serait l’apanage d’un vieil alchimiste anonyme, qui vivrait depuis des siècles dans le palais du Roi-Sorcier qu’il assistait il y a bien longtemps de cela, un cruel tyran du nom de Men’darr. Des bêtises… Mais l’affliction de Manna Al’Tamûl l’a amenée à accorder du crédit à cette histoire – après tout, rien d’autre ne serait en mesure de guérir son fils ! Le vieil Azar Al’Tamûl ne voulait pas en entendre parler : aussi cruel soit le sort de son petit-fils, il n’allait certainement pas dépenser des fortunes pour pareilles chimères – mais il s’est absenté pour affaires, et Denh et Manna ont choisi d’en profiter pour tenter le coup. Redhart et Nepuul en prennent bonne note : le risque est non négligeable que le patriarche de la famille Al’Tamûl n’apprécie pas leur ingérence rémunérée dans cette affaire, et refuse de les payer… Redhart interroge aussi les serviteurs sur les Ombres jaunes – un sujet qui intéresse également Nepuul. Impossible toutefois d’en apprendre davantage que ce qu’ils avaient déjà noté.
Deux heures s’écoulent, et Manna Al’Tamûl rejoint à nouveau les héros. Ses sanglots ont longtemps résonné dans les couloirs du Palais turquoise, mais elle semble avoir récupéré toute sa contenance et sa dignité. Elle remercie une fois de plus ses invités – relevant qu’ils ont « l’air d’aventuriers », et qu’ils ne sont visiblement pas d’ici. Chacun d’entre eux évoque hâtivement son passé et ses compétences propres. Que Redhart « parle comme un marchand » lui convient à vrai dire très bien, même si c’est un peu… brutal dans ces circonstances ; mais les Al’Tamûl aussi sont des marchands – et Manna est toute disposée à dresser un contrat très pointilleux, et très favorables aux héros.
C’est le moment de leur en dire davantage sur l’endroit où ils doivent se rendre : à son signal, un domestique amène une carte – un magnifique document, visiblement ancien, qu’elle a obtenu auprès des sages de l’Observatoire ; il a fallu qu’elle y mette le prix. La carte indique l’emplacement du Palais du Roi-Sorcier Men’darr, précisant qu’il est désormais la demeure de « l’Alchimiste ». Gagner cet endroit impliquera de s’enfoncer dans le Désert de Beshaar, et loin des rares routes commerçantes qui le traversent, dès l’instant que l’on quitte l’abri des Monts Besharoon ; Nepuul estime que, dans ces conditions pour le moins hostiles, il faudra bien une dizaine de jours pour atteindre cette destination – à la condition d’être équipés correctement, et, notamment, de disposer de coursiers des sables. Une oasis à mi-chemin, du nom de Bakinar, devrait leur offrir un minimum de répit. Liu Jun-Mi évoque la possibilité qu’on leur associe un guide, mais Manna Al’Tamûl n’y croit pas : après ce qui est arrivé à Denh, personne à Badhasar ne souhaitera prendre sa relève – même contre une fortune ; et c’est bien pourquoi elle a sollicité des étrangers ; en revanche, elle leur fournira sans sourciller des coursiers des sables, de belles et solides bêtes qui viennent des écuries de la maison Al’Tamûl. Nepuul fait la remarque qu’Azar Al’Tamûl pourrait rechigner à les payer, mais Manna balaye ce doute : elle les paiera elle-même, sur ses fonds propres – et en abondance. Redhart et elle conviennent d’un contrat, avec un grand professionnalisme, qui règle notamment la question de la rémunération même contre la volonté d’Azar.
Manna Al’Tamûl fournit un coursier des sables à chaque aventurier, et deux de plus pour emporter du matériel. Eau, en quantité, vivres pour un mois, vêtements adaptés au désert, tentes… Elle ne regarde pas à la dépense – et, à la suggestion intéressée de Nepuul, qu’elle devine pourtant bien opportuniste, elle offre en sus à chacun une dague de la maison Al’Tamûl.
III : LA TRAVERSÉE DU DÉSERT
Les aventuriers ne s’attardent pas davantage : ils partent en milieu d’après-midi. Monter les coursiers des sables ne présente pas véritablement de difficultés, même si c’est une expérience inédite pour la plupart ; ce sont des animaux rapides et endurants, plutôt dociles aussi.
Mais l’environnement est certes des plus hostile – comme il apparaît clairement à mesure que les aventuriers quittent l’abri relatif des monts Besharoon. Les journées sont très chaudes, les nuits très froides – mais peut-être plus appropriées pour voyager : cinq ou six heures de déplacement en journée suffisent à épuiser le plus endurant des hommes. Il y a en outre régulièrement, tous les jours, des tempêtes de sable – pas spécialement dangereuses, mais qui, périodiquement, leur ôtent toute visibilité et leur imposent de s'arrêter le temps que tombe le vent charriant le sable.
De temps à autres, les aventuriers perçoivent une forte odeur d’ammoniac – la même odeur qui imprégnait les plaies de Denh Al’Tamûl. En une occasion, Liu Jun-Mi croit apercevoir des silhouettes humanoïdes à l’horizon, alors que cette odeur se montre particulièrement agressive ; mais elles disparaissent très vite, et, quand il se rend sur place, il n’en voit pas la moindre trace. Nepuul ne saurait en jurer, par manque de connaissances précises, mais il tend à établir un lien entre cette odeur et l’idée que des morts-vivants hantent ce désert – il doit s’agir d’un produit de conservation, ce qui implique que ces morts-vivants ont bel et bien été créés par quelqu’un, d’une manière ou d’une autre.
IV : L’OASIS DE BAKINAR
Alors que se lève le cinquième jour de leur périple, les aventuriers atteignent l’oasis mentionnée sur la carte, et qui répond au nom de Bakinar. Le spectacle de la végétation, même sur une zone très restreinte, les soulage après tant de journées où les dunes succédaient toujours aux dunes – et les coursiers des sables ont visiblement hâte de boire. Il y a quelques bâtisses éparses, qui forment comme un petit hameau – mais, à mesure que les aventuriers s’en approchent, ils comprennent que ces ruines sont inhabitées, s’ils peuvent supposer que, par le passé, elles avaient pu constituer un petit établissement permanent. Mais il n’y a pas de traces de passage : l’oasis se situe effectivement loin de toute route commerciale.
Tandis que les bêtes se désaltèrent, Redhart surveille leurs réactions (rien que de très naturel), et va jeter un œil aux bâtiments pour la plupart abîmés par les éléments ; quelques-uns cependant sont en suffisamment bon état pour offrir un abri dans la journée qui vient. Cependant, l’odeur d’ammoniac est très prégnante ici… Nepuul enjoint ses camarades de se confectionner des masques pour s’en prémunir. Liu Jun-Mi quant à lui ne manque pas de relever que la faune brille par son absence...
En fouillant les environs, les aventuriers finissent pourtant par comprendre que l’oasis n’est pas totalement déserte : dans une des bâtisses, la mieux conservée, ils découvrent des ustensiles de cuisine utilisés très récemment. Kalev demande : « Y a quelqu’un ? » Et la réponse ne se fait pas attendre… si elle est incompréhensible : apparaît derrière le bâtiment un vieil homme hirsute et sale, à demi nu, qui se déplace en sautillant et fait entendre par ses gestes que cette maison, c’est chez lui ! Il s’assied sur une paillasse, et adresse comme un regard de défi aux intrus. Enfin, plus ou moins : il ne fait guère de doute que le bonhomme a de longue date succombé à la folie, et il a généralement les yeux dans le vague... Il marmonne par ailleurs des choses indistinctes… ou presque, car Nepuul parle le beshaari, et comprend que cet homme, qu’il suppose être une sorte d’ermite, récite un vieux texte poétique, une sorte de prière traditionnelle de la région, à la gloire d’Afyra, déesse de la vie et de la fertilité ; c’est visiblement comme un mantra, une parole magique qui aurait son pouvoir propre (de protection ?) au-delà du seul sens des mots – d’ailleurs le vieil homme intervertit plus qu’à son tour les vers, dans des combinaisons absurdes. Narjeva, en prêtresse de Nemmereth, suppose que cette litanie a une vertu de talisman, le principe vital en guise de bouclier contre toute manifestation de la mort (ce qui ne l’agace pas nécessairement : en tant que membres du même panthéon des Vingt Dieux de Lémurie, Nemmereth et Afyra sont cousins, les deux faces d’une même pièce – les druides adorant Nemmereth seraient peut-être d’un autre avis, mais Narjeva est très orthodoxe à cet égard). L’ermite n’a par ailleurs rien d’agressif – et Redhart tente de l’amadouer en lui offrant quelques dattes ; le vieil homme en mange volontiers, mais n’interrompt pas sa récitation pour autant (pas même pour un remerciement). Kalev essaye d’accompagner cette litanie de son instrument – improvisateur doué, même en prenant en compte la diction hachée de l’ermite, il y parvient ; la mélodie plait beaucoup au vieil homme, qui sourit et dodeline de la tête, chantant maintenant à tue-tête. Mais communiquer avec lui est impossible : il ne répond pas aux questions de Nepuul, se contentant de prier et de chanter – il apparaît bientôt qu’il est en mesure de poursuivre ainsi pendant des heures… et qu’il le fait probablement depuis des années.
Mais, au bout d’un moment, de manière tout d’abord à peine perceptible, les aventuriers distinguent des sons en provenance de l’extérieur. Kalev cesse aussitôt de jouer, si le vieil ermite continue de chanter à tue-tête. Des gémissements ? Narjeva et Redhart vont jeter un coup d’œil dehors. À une cinquantaine de mètres environ, là où l’oasis cède brutalement la place aux dunes, quelqu’un est en train de ramper dans le sable, émettant des petits cris de douleur. À cette distance, il est difficile d’en dire davantage – mais la peau de cet individu est tannée, et ses vêtements ont vécu. Qu’il ait vu ou non les aventuriers, il progresse lentement dans leur direction. Nepuul, qui est un médecin, s’approche pour voir si cette personne a besoin de soins – sans tenir compte des avertissements méfiants de Redhart et Narjeva… Et l’odeur d’ammoniac devient soudain beaucoup plus forte : l’homme en train de ramper relève la tête, fixant de ses yeux morts Nepuul, et quatre de ses semblables jaillissent du sable autour d’eux ! Les Ombres jaunes sont une réalité… potentiellement fatale.
Ces créatures sont étonnamment vives. Coriaces, aussi ! Mais Myrkhan se montre efficace avec son arc de Tyrus – Liu Jun-Mi aussi, qui découvre, en saisissant un de ces monstres pour l’immobiliser, que, si leur cuir est solide, leurs articulations en revanche sont fragiles : ses prises à mains nues sont dès lors en mesure de leur infliger des dégâts inattendus ! Narjeva également s’est montrée habile avec sa rapière… mais les Ombres jaunes lui infligent de lourdes blessures en retour ! Une morsure lui arrache un cri de douleur – et sa plaie suinte d’un liquide jaunâtre à l’écœurante odeur d’ammoniac… Elle est contrainte de se replier. Nepuul n’a rien d’un combattant, mais, cette fois, il ne compte pas rester à distance de la bataille : armé de son bâton, il découvre dans un cri de rage pure qu’il est en mesure d’infliger des blessures, même à ces créatures ! Il en subit, aussi… Mais Redhart et Kalev achèvent les Ombres jaunes qui ont survécu aux assauts de leurs compagnons.
L’ermite continue de chanter à tue-tête… Autrement, le silence. Nepuul offre ses soins à ceux qui ont été blessés – et d’abord à Narjeva. Il jette aussi un œil aux dépouilles des Ombres jaunes – dont les plaies jaunâtres qui suppurent sont bien à l’origine de l’entêtante odeur d’ammoniac. Mais cet examen l’amène à faire des suppositions : il croit plus que jamais que ces créatures sont le résultat d’une préparation d’ordre alchimique ayant l’ammoniac pour ingrédient, qui dépasse largement ses capacités ; mais il y a autre chose, qui le trouble davantage – on lui avait décrit les Ombres jaunes comme étant des morts-vivants, et leur allure va certes en ce sens, mais, en examinant les cadavres, l’alchimiste en vient à deviner que ces créatures, avant de tomber sous les coups des aventuriers, étaient en fait encore… vivantes ? Même si plus tout à fait humaines – des individus qu’on aurait d’une certaine manière… dépouillé de leurs âmes ? Au point de devenir des prédateurs à l’affût de proies à dévorer, tapis dans les dunes (ou même sous le sable : Liu Jun-Mi comprend mieux comment les silhouettes qu’il avait aperçues à l’horizon avaient pu disparaître aussi vite et sans laisser de traces)… Car ces créatures font bel et bien preuve d’une certaine ruse – et sont capables d’agir en groupe. Elles ne s’en sont pas prises à l’ermite, exempt de toute blessure, mais, au-delà de la protection magique de sa prière, à laquelle il se raccroche sans doute depuis fort longtemps, peut-être en fait les Ombres jaunes en avaient-elles fait bien malgré lui un appât, et un piège…
L’endroit paraissant maintenant débarrassé de toute menace, et l’odeur d’ammoniac ayant diminué une fois qu’ils ont disposé des cadavres, les aventuriers montent le camp dans l’oasis, et s’abritent dans un bâtiment relativement bien conservé. Ils se reposent tant bien que mal dans la journée, Narjeva en avait bien besoin, tandis qu’un soleil de plomb écrase le Désert de Beshaar autour d'eux… Ils reprennent leur route à la tombée de la nuit.
V : LA CARAVANE ABANDONNÉE
Le même schéma se répète : des dunes s’étendant infiniment à l’horizon, des tempêtes de sable qui contraignent régulièrement les aventuriers à interrompre leur progression, des journées horriblement chaudes (que Kalev supporte particulièrement mal), des nuits terriblement froides. Et l’odeur d’ammoniac qui flotte par endroits, s'ils n'ont pas d'autre occasion de livrer bataille…
Mais, deux jours après avoir quitté l’oasis de Bakinar, l’odeur devient subitement beaucoup plus forte – alors que les aventuriers découvrent non loin un campement en piteux état, et quelques autres signes témoignant de ce qu’une caravane est passée par là, dans cette région pourtant bien éloignée de toute route commerciale.
Ils tombent très vite sur les cadavres de deux coursiers des sables. Liu Jun-Mi les examine, et il ne fait aucun doute que les animaux ont été attaqués par des Ombres jaunes : l’odeur provient de leurs plaies. Mais ils n’ont été qu’à moitié dévorés seulement ; cela fait peut-être une dizaine de jours que ces carcasses pourrissent sous le soleil.
Narjeva tend l’oreille. Elle ne perçoit pas le moindre bruit en provenance du campement abandonné – cependant, à quelque distance, derrière une dune, elle entend comme un cliquetis qu’elle ne parvient pas bien à identifier ; quelque chose… de chitineux ? Mais un très gros insecte, alors… et dangereux en proportion !
Les aventuriers sont tentés de poursuivre leur route sans plus attendre… mais Narjeva veut d’abord jeter un coup d’œil au camp – Redhart l’accompagne, un peu à reculons ; les autres restent en arrière auprès de leurs montures, Nepuul entre deux eaux. Il y a trois tentes, qui tiennent tant bien que mal. Dans la première, ils découvrent les cadavres de deux hommes d’armes, gonflés par la chaleur – eux aussi ont été victimes des Ombres jaunes. Le mercenaire de Parsool devine qu’il s’agit des reliquats de la caravane de Denh Al’Tamûl. Une autre tente est plus vaste, et, dans de meilleurs jours, on l’aurait qualifiée de luxueuse : ce pourrait être celle de Denh ? Mais, là aussi, il y a des traces de combat. Demeurent pourtant des objets de valeur, un équipement adapté au désert mais qui a tout de même quelque chose de superflu et d’ostentatoire. Sur un bureau pliable, à côté d’une dague dont la poignée est incrustée d’une turquoise caractéristique, et d’une cage dans laquelle se trouvent les cadavres de pigeons voyageurs, ils découvrent une lettre abandonnée en cours de rédaction, en beshaari – Nepuul, qui s’est finalement approché, peut la traduire :
Ma douce sœur, d’ici quelques jours, tout sera fini. Adel retrouvera sa joie de vivre, et le palais résonnera de ses rires. Bienheureuse insouciance ! S’il savait que sa renaissance porte l’héritage funeste de la mort de
La phrase s’interrompt là, dans une tache d’encre.
Mais Myrkhan repère à son tour les cliquetis entendus par Narjeva. Il s’avance dans leur direction, grimpant au sommet d’une dune avec moult précaution… et découvre derrière un scorpion-araignée géant ! Une créature de taille colossale, toute en pinces, mandibules et dard… Myrkhan effrayé recule lentement en faisant signe à ses camarades de ne surtout pas faire le moindre bruit… Mais, si la créature ne semble pas l’avoir aperçu, il est clair qu’elle s’avance, peut-être attirée par les cadavres, ses cliquetis se font plus sonores… et elle franchit le sommet de la dune avant que les aventuriers n’aient pu prendre la fuite à dos de coursiers des sables, ces derniers étant terrorisés !
À suivre…