Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"Palimpseste", de Charles Stross

Publié le par Nébal

Palimpseste.jpg

 

STROSS (Charles), Palimpseste, [Palimpsest], traduit de l’anglais par Florence Dolisi, Paris, J’ai lu – Nouveaux Millénaires, [2009] 2011, 158 p.

 

Décidément, j’aime bien Charles Stross. Après Crépuscule d’acier, Aube d’acier, Le Bureau des atrocités et Jennifer Morgue, et avant d’entamer le cycle des « Princes marchands », petit détour aujourd’hui par la case Palimpseste. Un texte court, néanmoins récompensé (prix Hugo 2010, catégorie « novella » si je ne m’abuse), qui se présente à vue de nez comme une astucieuse et complexe variation sur le principe de « La Patrouille du temps » de Poul Anderson. Et en profite pour faire mumuse avec un paquet de paradoxes temporels, dont, dès les premières pages, celui, fameux, du grand-père.

 

L’idée essentielle est que l’humanité est vouée à disparaître (ça commence bien). Peu importe la raison, qu’elle soit naturelle ou pas. La civilisation (ici définie de manière intéressante par l’apparition de la société de contrôle, avec les systèmes de surveillance ubiquitaires ; le bouquin est farci de « petites » idées aux grandes conséquences dans ce goût-là) est par principe transitoire, et l’humanité avec.

 

Mais il y a la Stase : des patrouilleurs temporels qui voyagent tout au long de l’histoire de la Terre afin de sauver, à chaque extinction, une petite parcelle d’humanité (généralement la plus « sauvage », car la plus « réadaptable ») avant de procéder à un « réensemencement ». Il y a eu ainsi des millions de fins du monde ; et des millions de renaissances… Tout cela s’accompagnant en outre de projets d’ingénierie planétaire nourris au meilleur et au plus bluffant « sense of wonder ».

 

Nous suivrons, au cours de sa longue initiation (vingt années subjectives), l’agent Pierce, qui fait tout d’abord figure de jeune crétin aux hormones en ébullition. Pierce va commettre une erreur : il va tomber amoureux. Deux fois. Et la deuxième fois, il en résultera une charmante petite famille. Problème : l’époque dans laquelle vit cette famille va être effacée par une nouvelle version de l’histoire, comme un palimpseste. S’engage alors pour lui une quête a priori perdue d’avance, Pierce cherchant dans la Bibliothèque de la fin des temps la moindre trace de cet univers, perdu dans les méandres de la non-histoire…

 

Si Palimpseste est fort court, il n’en est pas moins d’une grande richesse, la densité d’information étant conséquente (comme souvent chez Stross, j’ai l’impression). Les idées fusent à chaque page, et c’est un vrai bonheur que de lire un livre qui se permette une telle inventivité sans jamais tirer à la ligne, a fortiori aujourd’hui, à l’heure des pavés « nécessaires » et des cycles interminables. « Rien de trop », comme préconisaient ces petits malins de Grecs.

 

Mais bien assez, assurément. Palimpseste est en effet probablement une des plus puissantes variations sur le voyage dans le temps qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années (avec l’excellent Les Vaisseaux du temps de Stephen Baxter, qui reste pour moi le champion du genre). Toutes les questions afférentes à ce type particulier de science-fiction sont envisagées, ou presque, au long de ces 160 pages. Alors, évidemment, ça fait un peu mal à la tête, parfois, mais ça n’en est pas moins très convaincant, constituant une somme bienvenue, un récapitulatif au plus près, une synthèse remarquable.

 

Il faut en outre y ajouter les passages concernant l’histoire du système solaire, très « hard science » (faut s’accrocher), mais impressionnants de « sense of wonder » (donc). Baxter, justement, est le seul ces dernières années à m’avoir autant fasciné avec ses projets démiurgiques et ses échelles spatio-temporelles démesurées. Un régal. Alors, n’en doutons pas, les amateurs en auront ici aussi pour leur argent.

 

(Enfin, façon de parler ; l’est un peu cher, ce bouquin, quand même, mais bon, ça va, c’est pas la mort non plus.)

 

La cerise sur le gâteau, c’est que Stross ne néglige pas l’humain pour autant. Pierce est un personnage fort réussi, de même que ses antagonistes (« Kafka » !) et sa petite famille. On passe ainsi sans cesse du macrocosme au microcosme, ce qui donne un peu le tournis, mais aucune partie n’est privilégiée par rapport à l’autre ; tout est traité avec la même attention, qu’il s’agisse de faire sortir la Terre de son orbite ou de narrer une rencontre amoureuse. Il n’y a guère que les scènes d’action qui me paraissent un peu plus faibles, car un brin confuses (mais bon, en même temps, c’est sans doute le but – très clairement pour l’une d’entre elles au moins).

 

Bref : Palimpseste mérite bien son Hugo. Une excellente novella, qui confirme tout le bien que je pensais déjà de Charles Stross, lequel est probablement l’un des plus enthousiasmants auteurs de science-fiction à l’heure actuelle.

CITRIQ

Voir les commentaires

"Les Mystères du Ver", de Robert Bloch

Publié le par Nébal

Les-Mysteres-du-Ver.jpg

 

BLOCH (Robert), Les Mystères du Ver, [Mysteries of the Worm], édition et introduction de Robert M. Price, postface de Lin Carter, traduit de l’anglais par Philippe Poirier, Montigny-les-Metz, Oriflam, coll. Nocturnes, [1993] 1998, 303 p.

 

Robert Bloch est assurément l’un des plus célèbres membres du « cercle lovecraftien ». Les lecteurs des « Légendes du Mythe de Cthulhu » se rappellent nécessairement le petit jeu entrepris par le futur auteur de Psychose avec le maître de Providence, consistant à se tuer l’un l’autre de la manière la plus horrible qui soit par nouvelles interposées… Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’un recueil de ses lovecrafteries ait été publié, sous le titre de sa plus célèbre contribution au mythe, le grimoire infâme de Ludwig Prinn.

 

Mais il est important de noter que Bloch fut le plus jeune membre du « cercle lovecraftien », lui qui n’avait pas vingt ans lors de la publication de ses premières nouvelles dans Weird Tales. Et ça se sent… Bloch lui-même, dans un « Épilogue », ne se fait pas d’illusions sur la valeur de ces premiers textes : « des expériences, mal conçues et mal exécutées par un adolescent amateur qui méritait lui-même d’être exécuté »… On peut bien le dire d’ores et déjà : c’est la médiocrité qui domine dans ce recueil (voire pire), même s’il comprend à l’occasion quelques textes de jeunesse relativement intéressants, et, surtout, s’il permet de prendre en considération la nette évolution de l’auteur devenant « professionnel », au fil de textes de plus en plus personnels et aboutis. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a un sacré contraste entre les premiers textes de ce volume, et les derniers…

 

On ouvre le bal avec « Le Secret dans la tombe », première nouvelle de l’auteur à avoir été acceptée par Farnsworth Wright (qui « devait être de particulièrement bonne humeur ») pour Weird Tales. Effectivement, on se demande quel intérêt le rédacteur en chef de la revue a pu trouver à cette nouvelle mal bâtie, sans véritable histoire, et saturée d’adjectifs grandiloquents (défaut qu’on retrouve souvent dans les premiers textes, franchement écrits avec les pseudopodes – et traduits itou, ce qui n’arrange rien…) ; pour un peu, on y verrait presque une parodie…

 

« Suicide dans l’étude », piètre variation (et encore…) sur Dr Jekyll et Mr Hyde, est de même totalement dénuée d’intérêt.

 

On passe ensuite à quelque chose de beaucoup plus intéressant (même si…) avec « Le Démon venu des étoiles », qui est donc la nouvelle dans laquelle Robert Bloch « tue » Lovecraft (avec son autorisation…). Rien d’exceptionnel, mais la nouvelle présente quand même un minimum d’intérêt, d’une part dans sa digression sur Ludwig Prinn, et d’autre part dans le meurtre de « Lovecraft » par un vampire stellaire, scène joliment cracra.

 

« Le Dieu sans visage » introduit le thème égyptien, récurrent dans le recueil, d’une manière relativement potable. Disons qu’on a vu pire utilisation de Nyarlathotep…

 

« Le Rictus de la goule » introduit un autre thème prépondérant du recueil, Bloch aimant bien les histoires de goules (à en croire Robert M. Price, ce serait d’ailleurs également lui « l’inventeur » du Culte des goules du comte d’Erlette). Mais c’est sans intérêt…

 

« L’Obscur » est à nouveau un texte dont Lovecraft, à peine déguisé, est le « héros ». Mais ça ne marche pas à tous les coups…

 

Plus intéressant quoique très prévisible, « L’Homoncule » s’inscrit dans la droite lignée de fameux textes lovecraftiens comme « L’Abomination de Dunwich ». Correct.

 

Correct également, « La Progéniture de Bubastis » mêle goules et thème égyptien… en Cornouailles. Pourquoi pas ? Rien de fabuleux, mais la nouvelle n’en produit pas moins son petit effet.

 

« La Créature dans la crypte », autre histoire de goule prenant place cette fois à Arkham, est un texte assez maladroit, qui ne convainc pas vraiment. On passe.

 

Suivant : « Le Secret de Sebek », avec toujours le thème égyptien, mais cette fois lors du carnaval de la Nouvelle-Orléans, avec un décor « s’inspirant » ouvertement du « Masque de la mort rouge » de Poe. Pas trop mal.

 

Pas trop mal non plus, « Le Temple du Pharaon Noir » (toujours l’Égypte…) est un texte là encore très prévisible, mais plutôt bien ficelé. Globalement, ça commence à s’améliorer.

 

En témoigne « L’Étoile de Schemet », texte s’inspirant pas mal de classiques lovecraftiens tels que « De l’au-delà », « Le Modèle de Pickman », et « Les Chiens de Tindalos » de Frank Belknap Long, mais qui fonctionne plutôt bien. L’idée n’est pas mauvaise, et témoigne de cette amélioration sensible des lovecrafteries de Bloch.

 

Mais on fait à peu de choses près dans le saut quantique avec « L’Ombre du clocher », réponse (posthume…) de Bloch au meurtre de Robert « Blake » par Lovecraft dans « Celui qui hantait les ténèbres ». L’histoire est bavarde et complètement délirante, mais ça tient la route.

 

Nouveau saut quantique avec ce qui constitue probablement la meilleure nouvelle du recueil, « Manuscrit trouvé dans une maison déserte ». L’ambiance très « Dunwich » fonctionne à merveille, et le style de Bloch devient enfin plus personnel – et pour cause, le narrateur étant cette fois un enfant, comme dans « Le Peuple blanc » d’Arthur Machen, qu’on trouvait dans Le Cycle de Dunwich.

 

Mais le texte le plus personnel sur le plan du fond comme de la forme est probablement « La Crique de la terreur », par ailleurs le plus long du recueil. Bloch y délaisse le style « pastiche », et a bien raison, cette variation plus « moderne » sur le Mythe est tout à fait convaincante.

 

Et reste enfin une très belle nouvelle pour conclure, avec « Les Noces ineffables », qui revient à quelque chose de plus classique, mais avec une perception très particulière – et pas vraiment horrifique, en fin de compte – qui en fait tout le sel.

 

Au final, nous avons donc avec Les Mystères du Ver un recueil franchement médiocre, voire carrément très mauvais, sur près de la moitié du volume (tout de même), puis ça s’améliore, jusqu’à réserver de bonnes surprises dans les derniers textes, plus personnels et indéniablement plus maîtrisés. Autant dire que c’est là une lecture très dispensable dans l’ensemble, mais qui pourra, sur le tard, intéresser quelques lovecraftiens-et-plus-puisque-affinités dans mon genre… mais je ne saurais en recommander la lecture, faut pas pousser mamy dans les shoggoths.

Voir les commentaires

"L'Anarchie", d'Elisée Reclus

Publié le par Nébal

L-Anarchie.jpg

 

RECLUS (Élisée), L’Anarchie, notes et postface de Jérôme Solal, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1896] 2009, 53 p.

 

Des grands noms de l’anarchisme au XIXe siècle, je ne savais à peu près rien d’Élisée Reclus, si ce n’est qu’il était un éminent géographe. D’où la lecture de ce tout petit ouvrage, afin d’en savoir un peu plus sur cet ami de Bakounine et Kropotkine. Il s’agit en fait d’une conférence prononcée devant une loge maçonnique bruxelloise en 1894 (quoique l’auteur, tout en étant « apprenti », ne goûte guère la Maçonnerie, ses rituels et sa hiérarchie), qui fut reprise sous forme d’article dans Les Temps nouveaux en 1895.

 

Le contexte a sans doute son importance : nous sommes alors en plein dans la vague de terrorisme anarchiste qui balaye l’Europe, et la répression est conséquente. Pourtant, Reclus, dans ce petit texte, n’évoque pas une seule fois la question de la violence révolutionnaire. Loin de se faire l’apologiste ou au contraire l’accusateur des poseurs de bombes, il n’en parle tout simplement pas. Il entend, semble-t-il, donner un autre visage à l’anarchisme, en en faisant une nécessité historique, dans une perspective éminemment positiviste et historiciste.

 

En effet, Reclus inscrit l’anarchisme dans l’histoire. À l’en croire, le mouvement est bien antérieur à Proudhon, et il y a dans un sens toujours eu des anarchistes, ou acrates. Dès que le pouvoir a existé, la contestation du pouvoir, voire de toute forme de pouvoir, a existé également. Aussi l’anarchisme contemporain peut-il à bon droit se réclamer de prestigieux modèles, et parallèlement grossir ses rangs de nombreuses personnes, qui sont autant d’anarchistes sans le savoir.

 

En effet, l’élément fondamental pour Reclus, et qui justifie la définition et la dénomination par la négative de l’anarchisme, avec le préfixe privatif « a- », c’est la contestation de l’autorité, quelle qu’elle soit. Or, dans cette perspective, depuis Descartes notamment, la science elle-même, ce moteur du XIXe siècle, rejetant toute forme d’autorité préétablie, est dans un sens « anarchiste » ; elle participe en tout cas de ce mouvement de remise en cause de l’autorité, et notamment de celle de Dieu.

 

Cependant, cette dénomination par la négative justifie aussi la singularité de l’anarchisme contemporain, et le distingue d’autres mouvements, proches par les idées, mais qui n’ont pas pour objectif cette dissolution du pouvoir, cherchant plutôt à s’en emparer pour « faire le bonheur des gens », chose que Reclus n’accepte pas : il s’agit bien de détruire toute forme d’autorité, seul moyen d’aboutir vraiment à la justice et à l’égalité ; conserver le pouvoir, même « temporairement », c’est s’exposer au risque de perversion des idéaux : cela ne revient qu’à changer de maître, quand il s’agit d’abolir les maîtres.

 

Mais l’anarchisme, alors, n’est-il pas une « chimère » ? Pas pour Reclus, qui entend justement montrer, donc, que l’anarchisme est dans l’ordre des choses, et qu’il constitue une nécessité historique. Le pouvoir est de jour en jour plus contesté, et les idéaux anarchistes de justice, d’égalité et d’harmonie se répandent : Reclus n’en doute pas, le futur sera anarchiste, car il ne saurait être autre chose. Peu importe à cet égard la complexité et la vastitude des sociétés modernes, argument souvent opposé à ceux qui défendent l’anarchisme en prenant pour exemple certaines sociétés dites « primitives », argument que balaye Reclus d’un geste, sans plus s’y attarder. Et de multiplier les anecdotes qui témoignent de ce changement d’état d’esprit fondamental, la plus importante étant celle du bateau et de son capitaine, qui, dans une envolée particulièrement lyrique, insiste sur le peu d’importance de son rôle, et présente la micro-société du navire comme un idéal anarchiste déjà réalisé.

 

Plus de cent ans ont passé depuis cette conférence. Et, n’en déplaise à Reclus, son anarchisme « harmonieux » et « nécessaire » semble plus que jamais « chimérique »… Reclus est un homme de son temps, qui assigne un sens à l’histoire ; mais l’histoire l’a fait mentir, comme tous ceux qui ont procédé de la sorte. Le principe d’autorité a connu, depuis, des hauts et des bas, mais on a toujours été bien loin de l’idéal anarchiste. Aujourd’hui plus que jamais, peut-être, alors que les électeurs, obsédés par la sécurité, y sacrifient volontiers leur liberté. Du bonheur d’être esclave – ou de la servitude volontaire… Reclus a sans doute trop facilement négligé les forces de résistance du pouvoir, chez ceux qui le détiennent comme chez ceux qui le « subissent », il a sans doute trop rapidement balayé l’instinct de conservation, voire de réaction, le besoin parfois brutalement affiché d’ordre et de sécurité, le côté « rassurant » de l’autorité. Oui, on peut bien le regretter, mais l’histoire n’est pas anarchiste…

 

Tout cela ne fait que me confirmer dans mon point de vue originel : je suis trop pessimiste pour être anarchiste. Et si je m’affiche volontiers libertaire, c’est au nom d’un combat toujours à recommencer, et qui ne prendra sans doute jamais fin…

CITRIQ

Voir les commentaires

"Shades of Grey", de Jasper Fforde

Publié le par Nébal

Shades-of-Grey.jpg

 

FFORDE (Jasper), Shades of Grey, I : The Road to High Saffron, London, Hodder, [2010] 2011, 435 p.

 

Avec Shades of Grey, I : The Road to High Saffron, qui devrait être traduit en français très prochainement au Fleuve Noir, l’excellent Jasper Fforde, que l’on connaissait jusqu’alors essentiellement pour la brillante série des « Thursday Next » (lisez-moi cette merveille tout de suite, si c’est pas déjà fait), entame une nouvelle trilogie qui l’éloigne quelque peu de ses préoccupations habituelles. Il s’agit en effet à bien des égards d’une sorte de dystopie, plus ou moins dans la lignée de 1984 et compagnie, mais néanmoins avec une touche bien particulière, très personnelle, de gros délire qui tache.

 

Nous sommes plusieurs siècles dans le futur. Et même plusieurs siècles après le mystérieux « Something Has Happened ». Le monde est désormais régi par la parole de Munsell, qui a instauré, à grands coups de règlements tous plus absurdes les uns que les autres – et dont chaque chapitre nous offre un exemple en tête –, une société passablement liberticide. Mais, surtout, inégalitaire, d’une manière pour le moins surprenante. En effet, dans ce monde-là, les individus sont hiérarchisés en fonction de leur affinité avec les couleurs de l’arc-en-ciel, qu’ils perçoivent plus ou moins, et qui déterminent en retour leurs fonctions et leurs relations sociales. On trouve ainsi des Rouges, comme notre héros Eddie Russett, mais aussi des Bleus, des Jaunes, etc. Et, en-dessous, la masse indistincte des Gris, qui n’ont pas suffisamment d’affinité avec telle ou telle couleur, et qui forment l’essentiel de la force de travail.

 

En outre, les individus sont jugés selon leur « mérite », qui se gagne et se perd en fonction de leurs actions, et constitue une sorte de monnaie d’échange (on peut ici penser à l’excellent Dans la dèche au Royaume Enchanté).

 

Enfin, la technologie des « Previous » est progressivement effacée, par une suite de « grands bonds en arrière » (grrr… Fforde, salaud de plagiaire ! Tu m’as volé cette idée !).

 

Eddie Russett, donc, est un Rouge. Et, accessoirement, il a « besoin d’humilité ». C’est pourquoi il est envoyé, aux côtés de son père (un « swatchman », une sorte de médecin), dans la localité excentrée d’East Carmine. On lui a en effet confié une mission absurde : faire un recensement des chaises de la ville. Après cela, il compte bien revenir à Jade-Under-Lime, et épouser Constance Oxblood, qui a plein de couleur à apporter à son lignage. Mais les choses ne s’annoncent pas si simples : à East Carmine, Eddie découvre une société gangrenée par la corruption et l’hypocrisie, et où pas mal de concitoyens traînent de vilaines casseroles ; et son retour semble très tôt compromis…

 

Mais il découvre aussi l’amour, le vrai, à East Carmine, en la personne de Jane, une Grise au nez particulièrement « retroussé ». Mais, pour son plus grand malheur, ladite Jane a un caractère de cochon, et est à peu de choses près une véritable psychopathe… qui a bien des choses à cacher.

 

Selon le schéma classique des dystopies totalitaires, nous suivrons donc Eddie dans sa prise de conscience progressive de la réalité perverse de la société dans laquelle il vit. Cocktail dangereux : Eddie est à la fois très curieux et un peu couillon… ce qui lui suscite bien des inimitiés, et l’obligera à risquer sa peau sur la route de High Saffron.

 

Avant de finir dans un arbre carnivore, du fait de Jane.

 

La dystopie de Shades of Grey est donc « classique » par certains côtés, mais, rassurez-vous, c’est loin d’être une énième resucée du genre : on reconnaît bien la patte délirante de Jasper Fforde, et son imagination sans limites, qui font de ce roman quelque chose d’extrêmement riche et dense. Les idées fusent en tous sens, meilleures les unes que les autres, et jamais gratuites. On se régale devant les nombreuses inventions de l’auteur de la première à la dernière page, et c’est assez impressionnant. Et c’est aussi très drôle, malgré la gravité indéniable du fond. Ce mélange de délire et de sérieux fonctionne à merveille. On peut éclater de rire sur une page, et s’indigner à la suivante, sans qu’il y ait véritablement de rupture de ton. Étonnant et admirable.

 

Le roman bénéficie en outre de personnages remarquablement bien campés : on s’identifie facilement à Eddie, et, comme lui, on ne manquera pas de tomber amoureux de cette dingue de Jane (Jasper Fforde est décidément très doué pour ses personnages féminins, lui qui m’avait déjà fait craquer pour Thursday Next…), tandis que d’autres personnages susciteront tour à tour l’indignation ou le rire avec un naturel désarmant.

 

Jasper Fforde m’avait légèrement déçu avec Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons. Avec ce premier tome de Shades of Grey, il remonte largement dans mon estime : si la série se poursuit avec autant de brio, on pourra bien la considérer au moins aussi bonne que celle des « Thursday Next », et ce n’est pas rien… J’attends la suite avec impatience.

Voir les commentaires

"Le Peuple des ténèbres", de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

Le-Peuple-des-tenebres.jpg

 

HILLERMAN (Tony), Le Peuple des ténèbres, [People of Darkness], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1980, 1992, 2004] 2007, 299 p.

 

Et hop, un nouvel épisode des enquêtes Navajos de Tony Hillerman. Le quatrième en l’occurrence, et un livre qui a son importance dans le « cycle », dans la mesure où c’est le premier où apparaît Jim Chee (pour ce que j’ai cru comprendre), qui vient ici remplacer le lieutenant Joe Leaphorn, héros des trois premiers titres. Et à la différence de ce que l’on pourra lire plus tard (par exemple dans Blaireau se cache ou L’Homme Squelette), Jim Chee est bien le seul héros du roman (Joe Leaphorn n’y apparaît pas, même s’il est mentionné une fois en passant). Notons au passage qu’il s’agit là de la version intégrale de ce roman, autrefois paru en Série noire dans une version tronquée et désavouée par l’auteur sous le titre Le Peuple de l’ombre.

 

Jim Chee, donc. Un personnage déchiré entre deux cultures, celle des Blancs et celle des Navajos. Tout au long du roman, nous le verrons hésiter sur son avenir : doit-il rejoindre les rangs du FBI ? Ou bien doit-il continuer à étudier auprès de son oncle pour devenir yataalii (« chanteur ») ?

 

En attendant, le voilà engagé à titre privé – et pour une jolie somme – par la femme d’un milliardaire enrichi par l’uranium, qui vient d’être cambriolé : il s’agit pour lui de retrouver un petit coffre à souvenirs appartenant à son mari, volé d’après elle par « le Peuple des ténèbres », ainsi que l’on désigne les taupes chez les Navajos ; c’est-à-dire une sorte de secte, autrefois considérée comme illégale par le Conseil tribal parce qu’elle utilise le peyote dans ses cérémonies. Jim Chee hésite à se charger de l’affaire, mais elle l’intrigue néanmoins ; elle l’intrigue à vrai dire d’autant plus lorsque le milliardaire lui-même le contacte pour lui dire qu’il s’agit d’un malentendu, une simple affaire domestique qui ne nécessite pas son intervention… et entend le payer pour la « gêne ».

 

Jim Chee, curieux, se lance malgré tout sur la piste du voleur désigné par la femme du milliardaire, à savoir le chef du « Peuple des ténèbres ». Et, après une première rencontre fructueuse, le retrouve bientôt sous forme de cadavre… Ce qui en soi est déjà assez grave pour justifier une enquête (mais la police Navajo est-elle compétente ? Plus que jamais, la question des juridictions se pose dans cette affaire), mais vient poser un autre grave problème : Jim Chee et une de ses amies, Mary Landon, une institutrice d’abord un peu revêche, ont été peu ou prou témoins de l’assassinat du chef du culte du peyote ; et ils se retrouvent ainsi avec un impitoyable tueur à gages aux trousses…

 

Quel est le rapport entre les deux enquêtes ? Pourquoi attache-t-on tant d’importance à ce coffre de souvenirs d’apparence anodin ? Et quel est le but de ce tueur, qui semble, il y a quelque temps, avoir tenté de faire sauter le précédent chef du « Peuple des ténèbres » alors qu’il se mourait déjà du cancer et n’en avait plus pour très longtemps ? Jim Chee a du pain sur la planche, et il lui faut se dépêcher ; car c’est sa propre vie qui est en jeu…

 

Entre polar et thriller, Le Peuple des ténèbres est à nouveau une jolie réussite. Le roman se dévore littéralement, aidé par une plume fluide et des personnages très humains. L’enquête, sans être compliquée outre mesure – on voit assez vite les principaux tenants et aboutissants –, est astucieuse et – c’est le plus important – palpitante, et les scènes de suspense sont très efficaces.

 

Mais comme d’habitude avec Tony Hillerman, la cerise sur le gâteau, ce sont les aspects ethnologiques du roman. On aura ici l’occasion d’en apprendre davantage sur la sorcellerie Navajo, sur l’usage du peyote dans la Native American Church, sur les animaux-totems, sur la perception de la mort chez les Navajos et d’autres peuples indiens (Chee est toujours étonné par l’attitude des Blancs à l’égard de leurs cadavres…), et sur bien d’autres choses encore, qui font tout le sel de ce roman.

 

 Je n’en ferais pas un chef-d’œuvre, mais le fait est que ce Peuple des ténèbres est un bon, voire très bon polar, qui passionne de bout en bout, intelligent et richement documenté comme à l’habitude. Je suis décidément en train de devenir un fan de Tony Hillerman… À bientôt pour un nouvel épisode.

Voir les commentaires

"McSweeney's. Anthologie d'histoires effroyables", de Michael Chabon (éd.)

Publié le par Nébal

McSweeney-s.-Anthologie-d-histoires-effroyables.jpg

 

CHABON (Michael) (éd.), McSweeney’s. Anthologie d’histoires effroyables, [McSweeney’s Issue 10. McSweeney’s Mammoth Treasury Of Thrilling Tales (Abridged)], édition et introduction de Michael Chabon, traduit de l’anglais par Laurence Viallet, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2002, 2008] 2011, 374 p.

 

Michael Chabon est décidément un type bien. Non content d’avoir écrit de fabuleux romans tels que Les Extraordinaires Aventures de Kavalier & Clay (prix Pulitzer ô combien mérité) ou encore Le Club des policiers yiddish (prix Hugo ô combien mérité), il s’est mis aussi à jouer à l’anthologiste pour la revue McSweeney’s : il s’agissait pour lui de retrouver le plaisir de la nouvelle, et notamment de la nouvelle de genre. Il en est résulté aux Etats-Unis un numéro spécial de ladite revue d’excellence, et en France une Méga-anthologie d’histoires effroyables, reprise aujourd’hui en abrégé dans cette Anthologie d’histoires effroyables, mettant justement l’accent sur les genres qui nous intéressent au premier chef. L’occasion de voir neuf auteurs, et non des moindres, habitués ou non, s’exercer au fantastique ou à la science-fiction. Et le résultat est plus qu’alléchant (à tel point, en fait, que j’en suis venu à regretter de ne pas avoir lu la Méga-anthologie à sa sortie, erreur que je vais peut-être tâcher de réparer un de ces jours).

 

Mais restons-en à cette version abrégée pour le moment. Après une sympathique introduction de Michael Chabon, c’est Dan Chaon qui ouvre le bal avec « Les Abeilles », une nouvelle horrifique très délicatement teintée d’atmosphère fantastique, qui vaut notamment pour son beau portrait de père, ex-salaud alcoolique. Pas mal du tout.

 

À la différence du texte de Carol Emshwiller, « Le Général », qui m’a semblé constituer le seul léger ratage de cette anthologie. Que ce soit pour ce qui est du fond ou de la forme, j’avoue n’avoir guère trouvé d’intérêt à cette sorte de dystopie abstraite, narrant l’évasion d’un « général » et sa rencontre avec une « famille » perdue dans les montagnes. Mouais…

 

On passe à quelque chose de bien autrement réjouissant avec « Sinon, le chaos » de Nick Hornby, nouvelle parfaitement jubilatoire dans laquelle un adolescent nous conte comment il a perdu son pucelage. Ce qui en soi ne serait guère intéressant, s’il n’y avait en sus ce magnétoscope acheté 50 $ à un vieux hippie sur le retour… et qui explique tout. Un texte très drôle et bien vu, une authentique réussite.

 

Autre réussite pour le moins enthousiasmante, « Le Seau de Chuck » de Chris Offutt mêle « ghost story » et histoire de voyage dans le temps, sur un mode farceur et caustique très bien vu. La nouvelle est émaillée de clins d’œil aux petits camarades de l’auteur (en l’occurrence, Michael Chabon et Harlan Ellison), et est parfois à se tordre. On ne fait pas vraiment dans « l’effroyable » ici, mais on se régale.

 

Suit Michael Moorcock avec « L’Affaire du canari nazi ». Bon, déjà, j’aime le titre. Pour ce qui est du contenu, disons-le tout de go, ce n’est certes pas ce que Moorcock a fait de meilleur (lisez Mother London). Mais cette pochade uchronique dans laquelle un détective métatemporel (lié aux Von Bek) et son assistant, émules de Holmes et Watson, viennent en aide à un Hitler pas encore au pouvoir, est tout de même plus que sympathique, et se conclut fort bien. Pas mal, donc.

 

Sherman Alexie, ensuite, est le seul à faire véritablement dans « l’effroyable » avec « La Danse des esprits », nouvelle zombifique passablement gore, tenant de « l’épiphanie » tant vantée par Michael Chabon dans son introduction. Plus que correct.

 

Suivent les « Derniers Adieux » de Harlan Ellison (dont je vous ai vanté il y a peu les mérites du très bon I Have No Mouth & I Must Scream), là encore une pochade, où un homme en quête du Paradis (Cœur de l’Insatiable Perfection, Nid de la Réalité Inéluctable, Corpus de la Perception Nocturne, Abîme de l’Aurochs Prophétique, etc.) tombe, en plein Himalaya, sur un fast-food métaphysique. Rigolo.

 

Suit une longue novella très dickienne de Rick Moody, « Notes sous Albertine », qui prend place dans un futur où New York a été détruit par une explosion nucléaire, et met en scène une drogue permettant de revivre ses souvenirs… ou de voyager dans le temps, dans de véritables réalités partagées. Un excellent texte, du genre qui fait mal au crâne parfois, mais qui se révèle brillant de la première à la dernière ligne.

 

Et l’anthologie de s’achever sur le premier chapitre de « L’Agent martien, roman d’aventures planétaire » de Michael Chabon, qui nous la joue donc feuilletoniste. Rien de martien pour le moment, mais une sympathique uchronie dans laquelle les Etats-Unis n’existent pas mais, en plein XIXe siècle, sont toujours sous la férule de l’empire britannique. On aimerait bien lire la suite… prévue pour une autre Méga-anthologie d’histoires effroyables.

 

Au final, cette Anthologie d’histoires effroyables est donc de très bonne tenue. Si tout n’y est pas excellent, j’ai aimé, à des degrés divers, tous les textes qui la composent, en dehors de celui de Carol Emshwiller. En fait, comme je l’ai mentionné plus haut, j’en suis venu à regretter, une fois la dernière page tournée, de ne pas avoir lu la Méga-anthologie… S’il doit y avoir une deuxième fournée, je ne commettrai pas la même erreur.

CITRIQ

Voir les commentaires

<< < 1 2