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"L'Empire du Baphomet", de Pierre Barbet

Publié le par Nébal

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BARBET (Pierre), L’Empire du Baphomet, Paris, J’ai lu, 1977, 157 p.

 

ATTENTION : ce compte rendu va débuter par une longue phase « 3615 MyLife », pour reprendre l’expression obsolète consacrée. Vous êtes prévenus.

 

 

Aaaaaaaaaaaaah, les Templiers ! Je partage avec bon nombre d’imbéci… de gens une bizarre et pourtant si commune passion pour le fameux et mystérieux ordre de moines-soldats, de sa création par Hugues de Payns (ici orthographié « Payn ») à la mort sur le bûcher du dernier Grand-Maître Jacques de Molay… et au-delà, mouhahaha.

 

Cette lubie doit remonter, je suppose, à ma lecture et relecture quand j’étais tout minot de L’Histoire de France en bande-dessinée, qui était alors mon œuvre de prédilection et décida de bien des choses au cours de ma vie ; cette histoire « à l’ancienne », riche en anecdotes édifiantes, m’a fait une forte impression, et j’en conserve encore aujourd’hui bien des souvenirs, sous forme d’images marquantes ; pour ce qui est de l’histoire du Temple, j’en retiens surtout deux : la mort de Guillaume de Beaujeu le 8 mai 1275 à Saint-Jean-d’Acre en défendant la Tour Maudite, et plus encore la malédiction prononcée par Jacques de Molay en 1314 sur le bûcher de l’île aux Juifs (aujourd’hui le square du Vert-Galant, au bout de l’île de la Cité, où je vais de temps à autre faire mon pèlerinage). Déjà, cette première lecture m’avait étrangement enthousiasmé pour les Templiers et le mystère de leur procès (affaire lancée en 1307 par Philippe le Bel), et de tout ce qui s’ensuit : la malédiction, donc, mais aussi le fameux « trésor », la survivance éventuelle chez les Francs-Maçons, etc. Où l’ésotérisme vient assez rapidement se mêler à l’histoire…

 

L’étape suivante, ce fut inévitablement Les Rois maudits de Maurice Druon, saga constituant à mes yeux le roman historique par excellence, et que j’ai dévorée et re-dévorée (d’ailleurs, je tenterais bien un jour une troisième lecture… faut voir).

 

Et puis il y eut, cette fois, le thriller ésotérique par excellence, ou pas tellement il est hors-catégorie et surclasse avec élégance, finesse et érudition toutes les abjectes soupes qui affichent cette étiquette, à savoir Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco, là encore dévoré et re-dévoré (et là aussi, peut-être qu’une troisième lecture…). Il y a tout, dans ce roman, le plus sérieux comme le plus absurde, mêlé avec un brio narratif sans pareille par l’auteur du Nom de la rose. Et ce fut en ce qui me concerne le point d’orgue de mon obsession templière : je me mis à lire tout et n’importe quoi dès l’instant que ça parlait du Temple (y compris les plus douteuses des publications : je me souviens notamment d’une revue bidon liée aux Rose-Croix de l’AMORC, lui-même lié au sinistre Ordre du Temple Solaire…), et fis à l’occasion quelques pèlerinages, déjà ; aujourd’hui encore, mon porte-clefs, acheté il y a des années à Domme, représente le sceau des Templiers (oui, celui avec les deux tarlouzes sur un seul canasson).

 

C’est bête, une passion. Qu’est-ce que j’ai pu lire comme conneries sur le Temple, à cette époque ! Et, au final, la question se pose toujours, dans un sens : coupables ou non-coupables, les moines-soldats ? Adoraient-ils vraiment l’étrange divinité appelée « Baphomet » ? C’est peu probable, certes ; le procès des Templiers, peut-être le premier exemple de ces grands procès politiques qui m’ont tant intéressé, tient à bien des égards de la mascarade judiciaire orchestrée par Philippe le Bel et son fidèle Guillaume de Nogaret, avec la complicité plus ou moins volontaire du pape Clément. Les accusations de ce genre, de même que celles de sodomie, étaient un lieu commun de l’époque. De même, le fameux « trésor caché » n’a très probablement jamais existé. Quant à la survivance du Temple, au-delà de certaines revendications maçonniques ou rosicruciennes pas vraiment crédibles, elle est de toutes façons attestée dans d’autres pays européens, où l’Ordre, loin de subir le triste sort qui fut le sien en France, se contenta à peu de choses près de changer de nom… Je suis bien conscient de tout cela, mais la fascination reste… même si je ne suis plus aujourd’hui à même de lire n’importe quoi sur le sujet.

 

Ou presque…

 

FIN DU 3615 MYLIFE.

 

Aussi, il était inévitable qu’un jour ou l’autre je lise L’Empire du Baphomet de Pierre Barbet, souvent présenté comme un « classique » de la science-fiction française (mais on aura l’occasion d’y revenir…), et dont je me souvenais avoir lu une chronique rigolote chez l’ami cafard  Yossarian. La lecture récente de  La Science-fiction en France de Simon Bréan m’a décidé à sauter le pas, et j’ai sorti le court roman de ma commode de chevet où il prenait la poussière dans sa réédition chez J’ai lu (sous une couverture comme d’hab’ indicible de Caza ; le roman a été originellement publié au Fleuve Noir « Anticipation »).

 

L’histoire commence en octobre 1118 en France. Le chevalier Hugues de Payn, lors d’une chasse en solitaire, fait une étrange découverte : celle d’un vaisseau spatial échoué sur notre bonne vieille Terre… À son bord, une étrange créature d’apparence démoniaque, de la race des Baphomets. Ladite créature bénéficie (donc) d’une technologie très avancée, a fortiori pour un chevalier français du début du XIIe siècle. Et elle propose à Hugues de Payn d’en bénéficier, en échange de vivres lui permettant de subsister jusqu’à ce qu’elle puisse réparer son vaisseau… Hugues, d’abord un peu méfiant devant la bestiole cornue, accepte le marché (très vite…), et se plie à ses volontés : c’est ainsi qu’il crée un ordre de moines-soldats, destiné à terme à régner sur un empire sans pareil, le Baphomet lui en a fait serment. Longtemps, l’extraterrestre se contente d’aider le Temple en lui fournissant d’amples réserves d’or, et des statuettes à son effigie qui sont en fait des appareils de communication.

 

Mais les choses changent en 1275, alors que le Grand-Maître est Guillaume de Beaujeu (voir plus haut). Cette fois, le Baphomet fournit au Temple des « grenades atomiques », armes d’une puissance sans commune mesure, capables à elles seules de bouleverser le cours des batailles. C’est ainsi que Guillaume et ses compagnons, bien loin de finir leurs jours lors du siège de Saint-Jean-d’Acre, font une sortie et écrasent littéralement l’armée pourtant bien plus nombreuse de Baïbars.

 

Mais ce n’est pas fini : encouragé par le Baphomet, Guillaume de Beaujeu se lance dans une gigantesque entreprise de conquête, qui l’amènera à batailler bien au delà de la seule Terre Sainte, en Mésopotamie, puis jusqu’en Cathay, sous la domination du légendaire Qoubilaï Khan (là encore, j’adopte l’orthographie de l’auteur) ! Et de constituer ainsi un empire tel que la Terre n’en a jamais connu, plus vaste encore que celui du païen Alexandre le Grand… Mais Guillaume se méfie quelque peu du Baphomet… et à juste titre.

 

Voilà, en gros, pour le pitch. On pourra donc qualifier, après un départ relevant de l’histoire secrète, L’Empire du Baphomet d’uchronie. Mais, en pratique, on pourrait tout aussi bien le résumer par un seul mot : BASTON ! Ça se latte du début à la fin ou presque (et c’est du coup un peu lassant, même sur une aussi courte distance). On va de bataille en bataille, avec de temps à autre (heureusement) quelques conseils de guerre et, surtout (c’est le plus intéressant), des discussions « scientifiques » (ou alchimiques…) concernant la nature et l’utilisation des objets fournis par le Baphomet et la possibilité, éventuellement, de les reproduire. Car Guillaume ne bénéficie pas d’un stock illimité de grenades atomiques… Pour le reste, Barbet applique de manière très professionnelle un schéma récurrent : on-se-lance-dans-une-entreprise-folle, les-difficultés-s’accumulent-et-ça-geint-dans-les-rangs (notamment avec les personnages supposés gouailleurs que sont les frères Tholon), la-bataille-décisive-s’engage-mal, mais-ouf-grâce-aux-armes-du-Baphomet-et-à-une-brillante-stratégie-les-Croisés-l’emportent. Répétitif, donc.

 

Ce qui n’empêche pas L’Empire du Baphomet d’être plutôt rigolo et, malgré tout, distrayant, surtout si l’on est bon public. Mais bon, faut pas pousser mémé dans les orties : je me souviens d’un fil édifiant d’ActuSF où ledit roman était qualifié de « chef-d’œuvre de la science-fiction française », c’est quand même n’importe quoi. Au mieux, L’Empire du Baphomet est un roman de gare honnête ; au pire, il a tout de même quelque chose d’un peu (un peu ?) ridicule, a fortiori aujourd’hui (le roman a pris un coup de vieux), notamment du fait de son accumulation de clichés, de ses personnages bien falots, de son style médiévalisant guère convaincant (sans parler de l’accent suisse à couper au couteau d’Otto de Granson, chef des croisés anglais, et des populasseries de deux des trois Tholon…) et, surtout, oui, j’y reviens encore, de sa trame ultra-prévisible car ultra-répétitive.

 

Quant à la fin, c’est peu de dire qu’elle n’est pas satisfaisante (mais les contraintes de publication au FNA n’y sont sans doute pas pour rien), tant elle relève à la fois de la queue de poisson et du deus ex machina. Et le roman appelle de toute évidence une suite, Croisade stellaire, si j’ai bien tout compris. Je ne sais pas si je la lirai un jour, c’est peut-être un peu de la perversion…

 

 

Mais en même temps, si y a des Templiers dedans…

 

 

GLOIRE AU BAPHOMET !

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"Les Braves Gens ne courent pas les rues", de Flannery O'Connor

Publié le par Nébal

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O’CONNOR (Flannery), Les Braves Gens ne courent pas les rues, [A Good Man Is Hard To Find], traduit de l’anglais [États-Unis] par Henri Morisset, [Paris], Gallimard, coll. Folio, [1953-1955, 1963, 1981] 2010, 277 p.

 

Je ne peux que déplorer mon ignorance crasse, et confesser que je ne savais rien de Flannery O’Connor jusqu’à une date très récente. Je n’en avais même jamais entendu parler (honte, honte sur moi). Heureusement,  Jérôme Noirez est là, qui a eu le bon goût de faire figurer ce recueil de dix nouvelles qu’est Les Braves Gens ne courent pas les rues dans sa sélection en tant que libraire invité à  Charybde. Sa présentation m’a paru plus qu’alléchante, et je me suis donc empressé de faire l’acquisition du précieux petit volume (de même que des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, dont je vous causerai un de ces jours).

 

Flannery O’Connor (1926-1964) est donc une auteure sudiste. C’est rien de le dire : ses textes, en tout cas ceux figurant dans ce recueil, fleurent bon le Sud profond, très profond, mais alors vraiment très très profond, le Sud un peu intemporel des bouseux bigots d’une pauvreté désespérante et des bons nègres au large sourire amateurs de pastèque. On a pu qualifier son style, ai-je lu sur Wikipédouille, de « southern gothic ». En tout cas, c’est d’une plume virtuose, incroyablement douée pour la caricature, le grotesque et le tragicomique, qu’elle dépeint le quotidien misérable et aussi atroce qu’hilarant de ses personnages bourreaux/victimes.

 

Et c’est méchant. C’est délicieusement méchant.

 

Oh, oui.

 

J’aime. J’adore, même.

 

Flannery O’Connor dissèque le Sud et sa mythologie avec un brio rare. Elle a un don unique pour enregistrer et témoigner des bassesses, des mesquineries, des hypocrisies et autres vilenies en tout genre. La lecture de ses nouvelles, aussi, est parfaitement réjouissante, et en même temps fort édifiante (le fait qu’elle fut catholique n’y est peut-être pas étranger). En quelques mots bien choisis, elle dresse des portraits inoubliables de gens de peu, campe des décors mi-bucoliques, mi-sordides, d’une richesse de sensations impressionnante dans leur vacuité, et livre, « avec un humour implacable, une fantaisie grinçante jusque dans le tragique et l’horreur » (je cite la quatrième de couverture, une fois n’est pas coutume).

 

C’est grinçant, oui. C’est cruel, même. Et qu’est-ce que c’est bon ! Vous l’aurez sans doute compris, à la lecture de cette introduction riche en orgasmes répétés, mais disons-le franchement : Les Braves Gens ne courent pas les rues est de très loin un des meilleurs bouquins que j’ai lus cette année. Je ne remercierai jamais assez le sieur Noirez pour ce choix des plus pertinents.

 

Ceci étant, décortiquons. Le recueil s’ouvre (donc) sur « Les Braves Gens ne courent pas les rues » : une famille avec grand-mère bigote et nostalgique et gamins infernaux part en vacances en Floride, alors que les journaux annoncent qu’un tueur en série vient de s’évader et rôde dans la région. Et sur qui pensez-vous que la petite famille va tomber, après un épique accident de la route ? Gagné. C’est délicieux de gouaille, de bêtise et (donc) de méchanceté.

 

Dans « Le Fleuve », un gamin est gardé pour la journée par une nounou très portée sur les choses de la religion, et qui l’emmène voir un prédicateur, dont le gamin prétend porter le même prénom ; mais il n’a jamais été baptisé, et donc n’existe pas ! Et de la blague découlera une fin aussi superbe qu’horrible.

 

Suit « C’est peut-être votre vie que vous sauvez » : manœuvres, morale et philosophie de comptoir entre un charpentier errant et manchot, une vieille femme et sa fille affligée de toutes les tares. Très bien, forcément.

 

Histoire de faire dans le bluffant, on enchaîne sur « Un heureux événement ». C’est, à peu de choses près, l’histoire d’une femme pas très sympathique qui éprouve des difficultés à monter un escalier. C’est tout (ou presque)… et c’est génial.

 

« Les Temples du Saint-Esprit », ce sont deux idiotes pouffant sans arrêt, élevées dans un couvent ; se pose la question cruciale : comment s’en débarrasser, le temps d’une journée ? Le tout vu pour l’essentiel à travers les yeux d’une petite fille.

 

Un texte particulièrement hilarant ensuite, avec « Le Nègre factice » : un vieil homme et son insolent de petit-fils, bouseux comme c’est pas permis, font une virée en ville (là où il y a… des nègres !). Est-ce le premier ou le second voyage ? Les comparses se disputent beaucoup à ce sujet. Mais peu importe : les péripéties de ces deux intrus paumés dans le décor urbain sont bien marrantes.

 

Suit « Un cercle dans le feu », où une propriétaire fermière, sa domesticité et sa petite fille doivent faire face à l’arrivée de trois gamins particulièrement intenables. Réjouissant.

 

Dans « Tardive Rencontre avec l’ennemi », un vieux bouc de 104 ans, vétéran de la guerre de Sécession et d’autres entre-temps, fait général lors d’un gala, doit parader pour la remise du diplôme de sa petite-fille. Pour ce qui est de la conclusion, tout est dans le titre… Splendide.

 

Et l’on retrouve ensuite des « Braves Gens de la campagne » : deux vieilles biques imbéciles accumulent les lieux communs avec une virtuosité tout à fait remarquable, tandis que se noue une idylle nécessairement sordide entre un jeune vendeur de bibles campagnard et une philosophe athée unijambiste (eh oui). La fin est inéluctable, c’est très méchant, c’est un régal.

 

Les Braves Gens ne courent pas les rues s’achève enfin (non, déjà ? mais, euh !) sur « La Personne Déplacée », de loin le plus long texte du recueil : une famille d’immigrés polonais arrive dans une ferme, et suscite bientôt l’hostilité des autres employés, moins performants, comme de la propriétaire (pourtant bien satisfaite dans un premier temps par l’efficacité de son nouvel employé), jusqu’à un dénouement nécessairement tragique ; un texte aussi drôle que répugnant de bêtise raciste et xénophobe, et toujours d’une grande actualité dans son traitement du discours anti-immigrés ; un chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre.

 

Vous l’aurez compris (re…) : la lecture de Les Braves Gens ne courent pas les rues ne se contente pas d’être recommandable, elle est impérative. C’est à se demander comment j’ai pu faire sans jusque-là… De mon côté, je vais probablement tâcher de mettre la main sur d’autres textes de la grande dame des lettres américaines. Du vôtre, ben, vous savez ce qui vous reste à faire, non ?

 

Et merci, merci, merci, monsieur Noirez.

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"Naissez, nous ferons le reste !", de Patrice Duvic

Publié le par Nébal

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DUVIC (Patrice), Naissez, nous ferons le reste !, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, 1979, 152 p.

 

La lecture récente de la thèse de Simon Bréan m’a donné envie de farfouiller un peu dans les classiques de la science-fiction française des années 1950 à 1980, que j’avoue, dans mon inculture crasse, fort mal connaître. Aussi, je vais en lire un certain nombre dans les semaines qui arrivent, après avoir fait quelques expéditions bouquinistes. Il en fallait bien un pour commencer ; et, plus ou moins au hasard (enfin, pas totalement non plus : le thème m’intéressait particulièrement, et le livre avait l’avantage d’être très court), c’est tombé sur Naissez, nous ferons le reste ! de Patrice Duvic (le deuxième roman de son auteur, et un des plus tardifs de la période considérée, donc).

 

Il y a le père, Paul Temmequine (aha ; ce n’est pas le seul jeu de mot naze ou la seule allusion un peu lourde du roman, hélas sans doute), et la mère ; et très vite, il y a aussi leur enfant, un bébé-éprouvette bien sûr, Bichou. On n’accouche plus, dans le futur plus ou moins proche du roman de Patrice Duvic ; en lieu et place, on achète des enfants aux hôpitaux. Bichou est ainsi un Hôtel-Dieu (un bon choix, d’après le médecin de famille). On ne découvrira véritablement les raisons de ce changement drastique que vers la fin du roman, aussi vais-je fermer ma gueule sur ce point.

 

Mais la conséquence essentielle apparaît très vite, et il est donc possible de l’évoquer : c’est que, dans Naissez, nous ferons le reste !, les humains comme le reste sont soumis à un savant programme « d’obsolescence calculée » pour satisfaire les besoins de l’économie. Ils sont donc produits avec des « pièces » (des organes, en l’occurrence) déficientes, ce qui implique « réparations » diverses et variées et éventuellement remplacement à terme, pour le plus grand bonheur des industriels (et donc notamment de ces salopards de parasites de la pharmacie) comme des politiques et des syndicats. Le père, par exemple, en fait les frais qui, à 28 ans, a déjà le foie qui déraille (il faut dire qu’il s’énerve pour un rien, le bonhomme).

 

Naissez, nous ferons le reste ! a donc tout de la dystopie, mais versant farce politique grinçante (je n’ai pu m’empêcher, sous cet angle, de penser à Planète à gogos, dans la filiation duquel le roman de Patrice Duvic me semble bien s’inscrire). Et le roman est à cet égard outrancier, pratiquant volontiers la caricature à gros traits, ce que son postulat en apparence absurde, mais parfaitement logique dans l’univers du roman, dénote déjà assez. L’humour domine, donc ; mais un humour foncièrement noir, ou plus encore jaune (comme le visage du père en situation de stress ; le foie, comprenez-vous…).

 

Ce qui fonctionne plus ou moins. Parfois, c’est assez franchement too much, et du coup un peu lourdingue (sans même parler, comme cela a été noté plus haut, des multiples allusions et clins d’œil qui parsèment le roman, rarement à bon escient). D’autant que Naissez, nous ferons le reste est dans un sens un roman « par défaut », qui, en maintes occasions, voire l’essentiel du temps, tourne avant tout au pamphlet virulent, décortiquant les malheurs de la société un par un. Ce qui se montre plus ou moins convaincant (j’avais déjà exprimé mes réserves, mais de manière bien plus franche, quant à ce procédé, en traitant il y a de cela un bail de La Zone du dehors d’Alain Damasio, nettement moins rigolo il est vrai…). D’autant que ça se montre peut-être parfois un peu réac et sent quelque peu la théorie du complot, tout de même.

 

Mais, dans l’ensemble, et ces quelques réserves mises à part, ça marche. On se marre pas mal à la lecture du roman de Patrice Duvic, en grinçant des dents, donc, mais oui, c’est plutôt drôle, et plutôt bien foutu. Et – surtout – en dépit du point de départ qui paraît exagéré, mais on est donc dans le registre de la caricature et c’est bien légitime, c’est atrocement pertinent. Et ça fait donc autant peur que rire. La société peinte par l’auteur fait terriblement penser à la nôtre, de ses publicités ciblées à ses obsessions économiques venant parasiter tous les autres aspects de la vie publique. Quelques scènes, à cet égard, sont particulièrement édifiantes ; j’avoue avoir une certaine prédilection pour celles de débats télévisés, plus vraies que nature, et surtout celle, digne de la pire télé-réalité (à supposer qu’il y en ait une de meilleure…), qui décide du sort d’une grève dans l’usine du père, à coups de sondages en direct : IL Y A TOUJOURS MOYEN DE SE METTRE D’ACCORD.

 

Roman cinglant et efficace malgré ses quelques défauts, Naissez, nous ferons le reste ! est donc une brève lecture qui vaut le détour, et qui montre que, oui, au-delà des plus « pures » ambitions prospectivistes (auxquelles je n’ai jamais véritablement cru), il est des fois où la science-fiction, même en jouant du registre si dangereux de la caricature, peut se montrer d’une pertinence presque prophétique. Ce qui n’est pas vraiment rassurant le plus souvent, et certainement pas ici… Si vous voulez rire jaune en analysant notre société contemporaine, Naissez, nous ferons le reste ! est donc une lecture de choix. C’est triste, passé les quelques sursauts d’hilarité, mais c’est indéniable.

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"L'Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables", de Philip K. Dick

Publié le par Nébal

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DICK (Philip K.), L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables, [The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias, Paris, J’ai lu, [1984] 2012, 443 p.

 

Nouvelle tentative auprès des romans dits « de littérature générale » de Philip K. Dick, après l’expérience passablement désastreuse de  Sur le territoire de Milton Lumky, que j’avais été incapable d’achever. Mais bon : on est un petit fan ou on ne l’est pas, hein. Alors je me suis risqué, malgré tout, à la lecture de cet Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables (sacré titre, tout de même)… et je ne l’ai pas regretté, dans la mesure où c’était incomparablement plus intéressant ; pas exceptionnel, non, sûrement pas, mais assez sympathique, tout de même, et très lisible.

 

Nous sommes à Carquinez, dans le Comté de Marin, Californie, une zone rurale habitée par un mélange hétéroclite de gros fermiers et de petits bourgeois, généralement très conservateurs. Le roman se focalise pour l’essentiel sur deux couples. Tout d’abord, Leo Runcible, qui est juif en plus d’être un agent immobilier cupide, ce qui fait beaucoup pour un seul homme, et sa femme Janet, bobonne pochtronne vouant une admiration sans faille à son époux. Ensuite, Walt Dombrosio, une sorte de designer, et sa dynamique épouse Sherry, issue d’une bonne famille et qui aimerait bien porter la culotte.

 

Un jour, Walt a l’idée saugrenue d’inviter à dîner à la maison… un NÈGRE. Scandale ! La petite communauté n’y est pas habituée, et ça jase très vite ; surtout, ça fait rater une vente à Leo Runcible, aussi raciste que les autres, mais qui s’emporte contre des amis auprès desquels il était sur le point de parvenir à ses fins, mais qui sont rebutés à l’idée d’habiter un endroit où pourraient se trouver des Noirs… Fascistes ! Lui, il a fait la guerre contre les nazis ! Mais ça ne l’empêche pas de passer un savon téléphonique à Walt, rendu responsable de l’échec de sa vente, et c’est le début d’une guéguerre stupide et interminable entre les deux hommes, qui atteindra son apogée lorsque Leo trouvera dans sa propriété des ossements étranges, qui pourraient bien appartenir à un homme de Neandertal, chose inouïe en Amérique. D’où le titre.

 

Cependant, si l’affrontement des deux hommes constitue la trame du roman, ce dernier événement, pour important qu’il soit, est assez tardif. Le roman se centre surtout sur l’étude de caractères, ces deux couples rongés par la mesquinerie et l’égoïsme. Des personnages éminemment dickiens, Walt au premier chef, qui joue au petit artisan dans son garage, est aussi paranoïaque qu’incohérent, et d’un sexisme à faire peur (ou plutôt, le plus souvent, sourire…).

 

Suite à une dénonciation de Leo, Walt s’est vu temporairement retirer son permis, pour conduite en état d’ivresse ; or il travaille à San Francisco… C’est donc sa femme qui doit le conduire tous les jours, ce qu’il vit déjà assez mal. Mais les choses s’aggravent quand Sherry se met en tête, du coup, de trouver elle-même un travail. Quoi ? Une épouse, travailler ? Ce n’est pas son rôle ! La femme est là pour faire la cuisine et des enfants, c’est l’homme qui travaille ! Mais Sherry arrive à ses fins, et tout dégénère, jusqu’à un mémorable « viol domestique » qui tient de la basse vengeance. Le couple se déchire ainsi stupidement, pour le plus grand plaisir du lecteur (un peu sadique, et probablement un chouia décontenancé par l’état d’esprit foncièrement rétrograde dont font preuve les personnages du roman, qui sent son époque).

 

Et, sans être brillant, n’exagérons rien, c’est très amusant. Contrairement à  Sur le territoire de Milton Lumky, qui revendiquait pourtant ce caractère, L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables est un roman fort drôle, porté par des personnages aux petits oignons malgré leurs incohérences typiquement dickiennes.

 

On y trouve en outre – sans surprise, et ça fait partie de l’intérêt de la chose – bien des éléments qui caractériseront la production science-fictive de l’auteur (à vrai dire, ce roman a lui-même une très légère touche SF, avec cette histoire d’homme de Neandertal). C’est donc très flagrant pour ce qui est des personnages, Walt en tête (jusqu’à sa position quant à l’avortement, qui nous rappelle une des pires nouvelles de Dick, bien plus tardive), mais pas seulement. L’atmosphère générale de paranoïa virant facilement à la monomanie et/ou à la dépression est également assez symptomatique. Et l’on trouve, ici ou là, des allusions qui font « tilt ».

 

Je n’irai pas jusqu’à recommander franchement ce roman, faut pas pousser mémé dans les orties sauf si elle le demande, mais, pour ma part, en bon dickien fanatique, et contrairement à mes craintes premières, je me suis bien marré. On n’est certainement pas en présence d’un chef-d’œuvre, mais L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables, pour un « litt’ gén’ » dickien, reste tout à fait honorable, et n’a rien de honteux. Plutôt une bonne pioche, donc, et j’en suis le premier surpris. On verra bien ce qu’il en sera des autres, même si là, mon scepticisme revient en force…

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"Utopiales 12", de Jérôme Vincent (dir.)

Publié le par Nébal

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VINCENT (Jérôme) (dir.), Utopiales 12, préface de Roland Lehoucq & Ugo Bellagamba, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2012, 288 p.

 

Jusqu’à présent, j’ai toujours pris dans l’ensemble beaucoup de plaisir à la lecture des anthologies officielles des Utopiales publiées par ActuSF. Les noms à l’affiche pour cette édition 2012 étant pour la plupart passablement alléchants, je me suis en toute logique précipité dessus – enfin, pour en faire l’acquisition, j’avoue avoir un peu retardé ma lecture du fait de l’établissement scientifique de ma commode de chevet… Mais ça y est, j’ai lu la bête.

 

Et je suis furieux.

 

Oh, pas pour tout, certes… Mais prenons les choses dans l’ordre, ça sera plus simple.

 

On ouvre le bal avec la préface de Roland Lehoucq & Ugo Bellagamba, « Origines » : à vrai dire, ça fait déjà un peu peur, dans la mesure où le programme affiché a l’air passablement régressif… Ceci étant, il est vrai que l’anthologie fait une assez large place à l’enfance. Mais là, comme ça, ça refroidit un peu l’enthousiasme premier ; pour une préface, c’est ballot…

 

Hélas, les choses ne s’arrangent pas avec la première nouvelle du recueil, due à Pierre Bordage, auteur dont la production ne m’a jamais attiré (et la seule nouvelle que j’en avais lu auparavant, justement dans une anthologie des Utopiales, m’avait paru désastreuse), et ce n’est certes pas « Origo » qui va me faire changer d’avis : c’est une nouvelle au thème très ambitieux (une expédition internationale en route pour le Big-Bang, grosso merdo), mais d’une niaiserie pénible qui vient tout foutre en l’air ; un texte clairement pas à la hauteur de son sujet, quoi.

 

Et ça ne s’arrange toujours pas avec Sara Doke, laquelle, avec « Fae-space », mélange space-op’ et féerie ; pourquoi pas, hein ? Sans être l’idée du siècle, ça pourrait donner quelque chose d’intéressant… Sauf que non. Ce n’est pas franchement mauvais, c’est juste sans intérêt aucun.

 

Là, je dois dire que j’ai commencé à avoir franchement les boules : cette anthologie, partie sur des bases aussi calamiteuses, allait-elle faire mentir la bonne image que j’avais des précédentes ?

 

Ben, en partie. Mais, une fois de plus, n’allons pas trop vite.

 

Car heureusement survient immédiatement un Vrai Grand Auteur, qui relève le niveau comme c’est pas permis (enfin, si, c’est permis ; ça devrait même être permis plus souvent), en l’occurrence Robert Charles Wilson, qui nous livre avec « L’Observatrice » la très jolie histoire de la relation entre une narratrice adolescente et l’astronome Hubble, prenant pour prétexte les enlèvements par les « petits gris ». Diablement futé, aussi profond qu’émouvant : irréprochable.

 

Nancy Kress, dans « La Finale », nous conte l’histoire d’un élève surdoué qui veut se débarrasser des « pensées parasites », et, devenu chercheur, obtient des résultats sur une jeune fille qui joue aux échecs ; mais cela ne va pas sans causer quelques soucis… Pas mal, pas mal du tout même ; ça m’incite à faire monter L’Une rêve, l’autre pas dans ma Pile à lire d’Urgence. Je note cependant, même si c’est vraiment histoire de pinailler, que la traduction aurait sans doute bénéficié d’une ou deux couches de relecture supplémentaires. Mais bon.

 

On passe ensuite à Laurence Suhner, qui, jusqu’à présent, ne m’avait jamais totalement convaincu. Mais « La Chose du lac », nouvelle très typée pulp avec un vol mystérieux et un avatar lovecraftien de Nessie dans le lac Léman, m’a paru bien plus satisfaisante que ce que j’avais pu en lire jusqu’à présent. Amusant, plutôt bien écrit, pas mal du tout.

 

Puis vient la rock-star de cette édition des Utopiales, à savoir Neil Gaiman. Le prestige du monsieur, la brièveté de sa contribution, et bien entendu mon pessimisme généralisé, me faisaient redouter le fond de tiroir. J’avais bien tort : « « Et pleurer, comme Alexandre » » est une nouvelle courte, certes, mais efficace et drôle, sur le curieux métier de « désinventeur ». L’est fort, ce Gaiman, décidément. Une petite perle en son genre.

 

Et puis on retourne de par chez nous, et c’est de nouveau la merde… « La Fin de Léthé » de Claude Ecken, sous son titre qui justifierait la tonte s’il y avait une justice, est une histoire d’Alzheimer lourde comme pas possible, avec du pathos à la louche, hors-sujet qui plus est. Très décevant, c’est rien de le dire.

 

On respire à nouveau (enfin, façon de parler, bien sûr) en s’exilant temporairement de l’autre côté des Alpes avec Tommaso Pincio : dans « Petite Excursion à l’endroit des atomes », on trouvera avec plaisir une classe de CP radioactive dans une Italie « optimiste » à la Silvio et (donc ?) néo-fasciste (bien sûr que c’est de la SF !). Très bien.

 

Après quoi Laurent Queyssi & Xavier Mauméjean signent enfin (!) la première (et dernière…) bonne nouvelle française de l’anthologie. « En attendant demain » nous narre avec brio la très belle histoire, débutant dans l’Espagne franquiste, d’un petit garçon qui a des visions du futur. Putain, ça fait du bien.

 

Et puis, et puis…

 

Du calme, Nébal, du calme.

 

Et puis vient « RCW » d’Ayerdhal, le plus long texte du recueil et de loin… et celui qui m’a rendu furieux. J’avoue sans peine que je redoutais cette nouvelle à plus d’un titre. D’abord et avant tout, parce qu’il s’agit d’une novella « hommage » à Roland C. Wagner, qui nous a tragiquement quittés cette année ; certains d’entre vous le savent peut-être : j’ai eu, sur les forums et sur ce blog miteux, plus qu’à mon tour, hélas, l’occasion de batailler avec ledit auteur ; n’empêche que la nouvelle de son décès prématuré m’a collé une vilaine baffe et, quand j’ai eu la possibilité comme le courage de lire ce qui avait été écrit à ce sujet, j’ai eu du mal à retenir une larme (croyez-le ou non, peu m’importe). Il était sans doute inévitable de lui rendre hommage lors de cette édition des Utopiales, et je veux bien croire que, sur le moment, cela fut très émouvant. Mais Ayerdhal (auteur dont je n’avais lu auparavant qu’une seule nouvelle, qui m’avait paru très moyenne) s’est donc collé à la tâche fort délicate de l’hommage funèbre dans cette anthologie, au travers d’une longue novella reprenant pas mal les « Futurs Mystères de Paris ». En farfouillant sur le ouèbe, je n’ai lu que des éloges à propos de ce texte, jugé émouvant, juste, toussa, patin-couffin. Et là, je ne comprends pas. Certes, Nébal est un con (je me tue à vous le rappeler) ; certes, je ne suis pas le mieux placé pour parler d’hommage à Roland C. Wagner. Mais vous ne m’empêcherez pas de penser que, bordel, il y avait sans doute meilleur moyen de lui rendre hommage que de faire ressurgir ses pires délires parano-forumesques dans une pathétique charge contre Serge Lehman ! J’ai trouvé ce long texte d’une lecture extrêmement pénible, affligeant, puant, pathétique. J’en suis ressorti furieux, et j’ai encore du mal à me calmer les nerfs. Je ne comprends pas l’enthousiasme pour ce machin lamentable et idiot (j’exclus bien évidemment l’hypothèse du suçage de boules éhonté, ça ne se pratique pas sur la blogosphère, voyons…). Je reste convaincu que, non seulement c’est foireux, mais qu’il n’y avait probablement pas moyen de faire pire. Aussi, je ne félicite pas Ayerdhal, loin de là, et pas davantage les éditions ActuSF pour avoir publié cette merde qui ne fait honneur à personne. Il semblerait donc que je sois le seul à le penser, mais j’en ai rien à foutre, et j’assume.

 

 

Calme, Nébal, calme.

 

Tirons le bilan : côté estranger, tout va bien, c’est toujours aussi bon que d’habitude ; côté français, à l’exception de Laurent Queyssi & Xavier Mauméjean, donc, c’est au mieux sans intérêt, au pire désespérant de connerie. Bref : on a lu mieux dans les anthologies des Utopiales d’ActuSF, en ce qui me concerne en tout cas (mais comme ailleurs on a dit beaucoup de bien de ce recueil, j’imagine que c’est ma faute).

 

Et je suis sur les nerfs, là.

 

Ça faisait longtemps qu’une lecture ne m’avait pas aussi prodigieusement agacé. Quelque part, ça relève de la performance. Bon, je vais lire un truc mieux que l’ayerdhalerie avant de me coucher ; ça va pas être dur à trouver.

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"Elephant Man", de Frederick Treves

Publié le par Nébal

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TREVES (Frederick), Elephant Man, [Elephant Man], traduction de l’anglais et postface d’Anne-Sylvie Homassel, Paris, Les Éditions du Sonneur, coll. La Petite Bibliothèque, 2011, 68 p.

 

Bon. Vous avez nécessairement tous vu le film de David Lynch Elephant Man, son deuxième long-métrage et – horreur glauque – un Lynch compréhensible, mais néanmoins très bon (et superbement interprété). C’est bien. Moi aussi. Et, du coup, peut-être par un certain voyeurisme bien compréhensible (on aura sans doute l’occasion d’y revenir), j’ai voulu en savoir plus sur cet étrange et fascinant personnage historique que fut John Merrick – ou plutôt Joseph Carey Merrick, de son vrai nom. J’ai quelques vagues souvenirs d’un documentaire sur ce freak entre les freaks et les causes de ses difformités passées dans la légende. Mais j’avais aussi envie de lire un témoignage d’époque, en l’occurrence celui du docteur Frederick Treves, celui qui a sorti l’Homme-Éléphant de sa misère noire pour lui donner enfin une vie à peu près humaine. Chance : les Éditions du Sonneur ont publié l’an passé dans leur Petite Bibliothèque ce récit hors du commun. Bon, c’est un peu cher (6,50 €) pour une lecture pliée en une demi-heure (sans se presser), mais on ne va pas faire la fine bouche (d’autant que traduction et postface de l’indispensable Anne-Sylvie Homassel). Alors hop.

 

Elephant Man n’est qu’un extrait des souvenirs du chirurgien Frederick Treves (1853-1923), mais c’est à n’en pas douter la pièce de choix. Une histoire vraie, donc, passablement étrange, et qui nous est confiée sur le mode édifiant, quasiment celui d’une parabole. Le distingué médecin commence par nous raconter comment, en 1884, il a fait la rencontre de Joseph Carey Merrick, lors d’une « représentation privée » ; fasciné par l’odieux spectacle qui se présentait à lui, Treves demanda à son « propriétaire » – le bon docteur n’en envisage qu’un seul, représentation idéalisée de l’exploiteur – de lui confier Merrick pour des examens approfondis.

 

Deux ans plus tard, après une malheureuse « tournée » sur le continent, où son exhibition a été interdite pour indécence de même qu’en Angleterre, Merrick se retrouve seul et en proie au désarroi le plus total ; son aspect pour le moins insolite suscite à peu de choses près une émeute, mais il n’a personne à qui se livrer… Personne, sauf le docteur Treves, dont la carte figure parmi ses rares possessions. Treves obtient de son hôpital – qui n’accepte normalement pas les incurables, ce qu’est Merrick de toute évidence – un petit appartement dans lequel il va installer le ci-devant Homme-Éléphant, et lui permettre d’avoir une vie à peu près normale.

 

Treves se donne tout naturellement le beau rôle dans cette histoire – et sans doute, à bien des égards, est-ce justifié. Il n’en livre pas moins Merrick à la visite de spectateurs d’un nouveau genre, des ladys moins portées sur l’indignation et davantage sur la commisération… Voyeurisme, là encore ? Peut-être. Mais la condition de Merrick – malgré quelques autres visites non désirées, celles-ci… – s’en retrouve sensiblement améliorée (même si l’instructive postface, se fondant sur des travaux récents, relativise le sort horrible de notre héros avant l’intervention de Treves).

 

Il est alors possible pour le docteur de dresser un portrait fort émouvant – attention, c’est du concentré – de son « patient » : un jeune homme qui a beaucoup souffert, et a quelque chose d’un enfant dans son état d’esprit, mais qui n’en est pas moins doté d’une grande sensibilité, exacerbée notamment à la lecture de romans sentimentaux – les femmes lui ont toujours fait beaucoup d’effet –, qu’il avait tendance semble-t-il à prendre au pied de la lettre.

 

On a l’impression, à la lecture de ces quelques pages, que le chirurgien écrit la larme à l’œil, et celle-ci pointe plus qu’à son tour chez le lecteur complice. Il faut dire qu’il ne lésine ni sur le pathos, ni, de manière plus générale, sur le touchant, dressant un tableau terriblement poignant de la vie de Joseph Carey Merrick, de l’enfer des foires à sa « rédemption » ultime, jusqu’au jour où – et là il devient vraiment difficile de retenir un sanglot – il meurt, pour avoir tenté de dormir comme un homme « normal ».

 

Récit émouvant, donc, mais aussi édifiant, dressant un parallèle entre la vie de Merrick et Le Voyage du pèlerin de John Bunyan, explicitement cité dans les dernières lignes. Le texte du docteur Treves a ainsi une dimension profondément chrétienne, et volontiers didactique. Ce qui pourrait rebuter, mais non : le caractère poignant l’emporte. Et s’il est sans doute bon de ne pas tout prendre au premier degré dans le témoignage du chirurgien – la postface nous aidant à faire le tri –, il n’en reste pas moins que cette courte lecture, comme les meilleures, laisse un souvenir durable, et touche directement au cœur.

 

Sortez vos mouchoirs…

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"Le Vent sombre", de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

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HILLERMAN (Tony), Le Vent sombre, [Dark Wind], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1982, 1986] 1987, 253 p.

 

Après une interruption assez conséquente, retour aux polars navajos de Tony Hillerman avec ce Vent sombre, deuxième enquête du jeune Jim Chee, qui fut par ailleurs adapté au cinéma (mais l’auteur renia le film…). On y retrouve avec plaisir tout ce qui fait le sel des romans de Tony Hillerman, mêlant avec brio intrigue policière teintée de thriller et considérations ethnologiques, cette fois essentiellement centrées sur la mythologie hopi et les rationalités différentes des Blancs et des Américains d’origine (d’où le titre, ce « vent sombre » étant une expression désignant la folie).

 

Une fois n’est pas coutume, Tony Hillerman nous a concocté ici une intrigue fort complexe, et Jim Chee, qui vient tout juste de changer d’affectation – mais n’en est pas moins toujours tiraillé entre deux mondes (voir à ce sujet  Le Peuple des ténèbres) –, va en voir de toutes les couleurs. Au départ, le jeune flic navajo se contente d’enquêter sur des actes de vandalisme répétés sur un moulin se trouvant sur un territoire anciennement partagé entre Navajos et Hopis, mais finalement attribué à ces derniers par une décision toute récente.

 

Une nuit, alors qu’il fait le guet en espérant mettre la main sur le responsable de ces sabotages, Chee est témoin d’un accident d’avion à proximité. Se rendant immédiatement sur place, il trouve trois cadavres, dont un tué par balle. Tout cela sent fort le trafic de drogue, et la DEA est rapidement de la partie. Ce qui n’arrange pas notre héros : d’une part, il figure, de par sa simple présence sur les lieux du drame, sur la liste des suspects, et on l’accuse ouvertement de s’être emparé d’une grosse cargaison de cocaïne ; d’autre part, cette affaire n’étant pas de son ressort, son chef lui interdit formellement de s’en mêler sous peine d’être mis à pied : mais comment se défendre, alors, face aux insinuations et aux méthodes brutales des flics barbares de la DEA ? D’autant que Jim Chee, et c’est tout à son honneur, a fortiori étant donné sa profession, est d’un naturel curieux…

 

Ajoutons-y le cadavre d’un « John Doe » retrouvé peu de temps auparavant, semble-t-il un Navajo potentiellement tué par un sorcier – on parle beaucoup des méfaits d’un « porteur de peau » dans la région – et un mystérieux cambriolage, dont le butin ne refait pas surface, et l’on comprendra que Jim Chee a du pain sur la planche, d’autant que c’est son poste, voire sa vie, qui est en jeu. Et pendant ce temps, la sécheresse fait des ravages, et l’on attend désespérément un orage salvateur ; mais il se pourrait bien que le tonnerre gronde effectivement d’ici la fin du roman…

 

Qu’est-ce qu’il était fort, ce Tony Hillerman… Quand je me suis embarqué dans ce Vent sombre, c’était avec l’espoir d’un simple divertissement efficace, une pause dans mes lectures, dans un sens ; et, je l’avoue, je craignais un peu de me lasser, à force… Quelle erreur ! J’ai lu ce roman d’une traite, impossible de le lâcher à partir du moment où j’en ai lu la première page. Et j’aurais d’ores et déjà envie de dire que, pour l’instant, Le Vent sombre figure parmi mes romans préférés de l’auteur ; c’est peut-être même le meilleur que j’aie pu lire, devant même le très bon  Là où dansent les morts, qui m’avait collé une sacrée claque en son temps.

 

Si, comme d’habitude, le style est franchement médiocre, voire pire (mais sans doute guère aidé par la traduction), on fait très vite l’impasse sur ce travers récurrent, tant tout le reste est bon. Les personnages, Jim Chee en tête, sont très réussis, complexes et humains, et l’on vibre pour les malheurs de notre pauvre flic navajo confronté à une adversité dont il n’avait pas idée ; l’ambiance est tout à fait remarquable (excellente idée, au passage, que celle de cette sécheresse et de l’orage attendu, qui fournit un fil rouge au roman) ; les passages « ethnologiques », loin de tomber comme un cheveu sur la soupe, s’intègrent parfaitement à la trame de ce Vent sombre, et sont tout à fait passionnants ; l’intrigue, enfin, est d’une ingéniosité machiavélique (même si, passé une certaine révélation dont je ne dirai bien évidemment rien ici, on entrevoit sans trop de difficultés la résolution de l’énigme, qui n’en est pas moins brillante : la conclusion orageuse, riche de suspense, est un véritable modèle du genre).

 

Voilà. Je ne peux guère en dire plus : à force de chroniquer les romans navajos de Tony Hillerman, je tends nécessairement à me répéter… Je me contenterai donc de dire encore une fois que ce Vent sombre est un excellent polar mâtiné de thriller (en tout cas à mes yeux de béotien dans le genre), un divertissement intelligent et d’une efficacité redoutable, page-turner impossible à lâcher en cours de route, qui m’a fait beaucoup d’effet. Un régal. Et j’ai hâte de retrouver Joe Leaphorn et Jim Chee pour de nouvelles aventures…

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RIP Ravi Shankar

Publié le par Nébal

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Que dire de plus ? Le maître du sitar a multiplié les enregistrements légendaires (en voici un), et je me suis souvent régalé à leur écoute. Tristesse.

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"Baal", de Renée Dunan

Publié le par Nébal

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DUNAN (Renée), Baal, suivi de Les Amantes du diable, présentation et notes de Brian Stableford, traduites [de l’anglais] par Jean-Daniel Brèque, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche – Baskerville, [1924, 1929, 2011] 2012, 258 p.

 

Ce nouveau volume de la collection Baskerville contient, sous le seul titre générique de Baal, deux courts romans de la mystérieuse femme de lettres Renée Dunan, réédités l’an passé en langue anglaise par Brian Stableford, qui, du coup, présente et annote cette édition. Tout un personnage, que cette Renée Dunan… à supposer déjà qu’elle ait réellement existé, ce qui a semble-t-il pu être mis en doute. Toujours est-il que l’on attribue à cette signature une carrière dans la presse et une abondante activité littéraire, notamment dans le registre de l’érotisme ; et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela se sent à la lecture de Baal

 

Ma curiosité a été attisée par plusieurs éléments, en l’espèce : d’une part, de manière générale, et comme vous avez peut-être pu le constater à l’occasion, j’ai trouvé plus qu’à mon tour mon bonheur dans des curiosités antédiluviennes, du genre justement de celles qu’édite Baskerville ; d’autre part, on annonçait ici « des créatures lovecraftiennes avant la lettre » (je cite la quatrième de couverture), ce qui ne pouvait que me botter ; en outre, ladite bestiole poulpesque figurait, de même que l’héroïne de Baal, la sorcière Palmyre, dans la chouette BD qu’est La Brigade Chimérique, ce qui me donnait envie d’en savoir davantage ; enfin, j’ai appris à la relecture de ladite BD dans sa version intégrale récemment publiée que Renée Dunan était potentiellement (si j’ai bien tout compris) un avatar de George Spad, ce qui, là encore, n’a fait que rendre cette lecture attractive pour le petit fan que je suis. Autant de mauvaises raisons, peut-être, en dehors de la première, mais voilà : j’étais curieux… Alors hop, et plus vite que ça.

 

Commençons donc par Baal, ou La Magicienne passionnée. Livre des ensorcellements (tout un programme !). La narratrice (du nom de Renée…) de ce bref roman en quatre épisodes très relâchés (mais alors vraiment très relâchés) est la secrétaire de la lubrique et sagace sorcière parisienne Palmyre. Celle-ci, charismatique maîtresse-femme à la moralité plus que douteuse (et c’est tant mieux ; c’est même probablement un des aspects les plus intéressants de ce roman), se retrouve un jour dans une fâcheuse posture, pour avoir, lors d’une séance, attiré sur elle l’attention de Baal, étrange entité extra-dimensionnelle d’allure passablement poulpesque (et qui fournit le lien ténu entre les différentes parties du roman, aux titres kabbalistiques).

 

Voilà pour le proto-lovecraftien. Mais on aurait tort, sans doute, d’y attacher beaucoup d’importance, et le cher HPL, s’il avait été déjà mort au moment de la parution de ce petit bouquin, se serait probablement retourné dans sa tombe à cause de cette assimilation (ce qu’il doit faire aujourd’hui, du coup). C’est que l’entité poulpesque de Renée Dunan est avant tout puissamment érotique et affamée de sexe (dimension on le sait à peu de choses près systématiquement absente des écrits du maître de Providence, si ce n’est pour fournir un prétexte aux développements sur l’hybridité et par voie de conséquence la dégénérescence).

 

Et, en fait, au-delà des délires pseudo-scientifiques à base d’ésotérisme jargonneux qui parsèment le court roman de Renée Dunan, extrêmement confus et vite lassants, c’est bien avant tout de cul qu’il s’agit ici. Pas très subtilement, d’ailleurs. Et si cela suscite à l’occasion un sourire aussi complice que coquin (uh uh), le fait est que c’est quand même vite lourdingue, toutes ces allusions qui parsèment la conversation de Palmyre et Renée, et que cela ne fournit guère une trame suffisante pour garder éveillé le lecteur tout au long du roman ; passé quelques pages, on s’emmerde quand même pas mal. Et – je vous vois venir, avec vos questions ineptes –, non, du coup, on ne reconnaît pas vraiment dans cette Palmyre-là le personnage de La Brigade Chimérique, qui en a fait une adaptation très libre. Aussi le roman n’a-t-il au final que peu de choses pour lui : on notera à son crédit sa délicieuse amoralité (donc), le charisme certain de Palmyre, et l’originalité de la chose, tournant à la franche bizarrerie, qui en fait effectivement une curiosité potentiellement à même de séduire le lecteur bon public ; ce que je n’ai pas été pour le coup. Bon, pas grave.

 

En fait, étrangement (ou pas), j’ai été davantage intéressé par le second roman ici repris, à savoir Les Amantes du diable (1550) ; notons d’emblée que cette date est a priori farfelue, et a peut-être été imposée par l’éditeur, alors que le livre se situe probablement à une époque antérieure. Cela dit, si le roman n’est guère bavard à ce sujet (tout au plus trouvera-t-on quelques allusions à la fin des guerres privées, et la mention de Charles VI parmi les ancêtres du roi de France du roman) et a du coup quelque chose d’abstrait à la limite de l’intemporalité, nous sommes bien dans un petit village fictif non loin de Paris, durant la Renaissance. Et ce même si l’on n’y évoque pas une seule fois les guerres de Religion (la seule hérésie mentionnée est le catharisme).

 

Bon, peu importe. Ce qui compte, c’est que Renée Dunan nous livre ici une histoire de sorcellerie. Or, et peut-être certains d’entre vous l’ont-ils noté, c’est là un sujet qui m’a toujours fortement intéressé (voyez notamment mes comptes rendus du Marteau des sorcières et d’Häxan et, surtout, de La Sorcière de Michelet, qui se fait passablement défoncer en présentation et en notes par Brian Stableford, et a constitué semble-t-il la principale source d’inspiration de l’auteur).

 

Nous suivons donc la jolie Babet, femme de Jean Hocquin, du village des Heaumettes (avec à sa tête un baron aussi cruel que stupide et rétrograde, ce qui n’est pas peu dire). Babet, ambitieuse et cupide, mais aussi très amoureuse, signe par l’entremise d’un sorcier nécessairement juif un pacte avec le diable pour sauver la peau de son braconnier de mari. Et Satan, semble-t-il, d’exaucer ses prières maléfiques, puisque Jean est relâché après avoir été soumis à la question, échappant de peu à la pendaison. Survient bientôt un gentilhomme qui séduit la jeune femme et la comble de présents, ce qui semble bien confirmer la providence satanique…

 

Pourtant, en fait de diableries, on n’aura ici pas grand-chose à se mettre sous la dent (ou sous ce que vous voulez) : tout juste une scène de sabbat (évidemment un brin polissonne) et une de messe noire ; pas de quoi fouetter un chat, et encore moins lui éclater la tronche contre un mur en offrande au Maudit (miaou). On relira de préférence Là-bas de Huysmans (oui, ça n’a rien à voir, même si c’est cité une fois).

 

Néanmoins, c’est assez rigolo. La trame est plus que légère, le style n’a rien d’exceptionnel (même s’il est incomparablement plus convainquant que dans Baal, et nous épargne cette fois – merci ! gloire à Satan ! – les digressions ésotériques à la mords-moi le nœud), mais ça se lit assez agréablement, et, là encore, on appréciera l’amoralisme de la chose.

 

Ce qui n’en fait pas une lecture indispensable, loin de là. Alors a fortiori, pour ce qui est du volume entier… Disons qu’il s’agit là d’un livre curieux, effectivement, qui pourra peut-être satisfaire les lecteurs les plus tolérants. Mais, pour ma part, je ne peux qu’avouer une déception relative. Récapitulons donc : si vous voulez du proto-lovecraftien ou du chimérique à l’état pur, vous pouvez passer votre chemin ; par contre, si votre intérêt se porte plutôt sur l’occultisme blagueur (fin-de-siècle à contretemps), l’érotisme pas subtil mais pas outrancier non plus et l’amoralisme gentillet mais charmant, alors, peut-être… C’est vous qui voyez.

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"Ces choses que nous n'avons pas vues venir", de Steven Amsterdam

Publié le par Nébal

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AMSTERDAM (Steven), Ces choses que nous n’avons pas vues venir, [Things We Didn’t See Coming], traduit de l’américain par Valérie Malfoy, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2009, 2011] 2012, 214 p.

 

L’apocalypse est un thème étrangement porteur, en ce moment ; allez savoir pourquoi… Cela dit, je n’aurais pour ma part pas à m’en plaindre, dans la mesure où j’ai souvent trouvé mon bonheur dans la science-fiction la plus catastrophiste, que ce soit dans son versant populaire (comme  La Terre sauvage de Julia Verlanger) ou sous une forme plus intellectualisée (J.G. Ballard, évidemment), et, d’ailleurs, publiée en collection de genre ou non (dans ce dernier cas, il faut bien sûr mentionner  La Route de Cormac McCarthy).

 

Ces choses que nous n’avons pas vues venir, premier roman de l’Américain exilé en Australie Steven Amsterdam, se rattache à cette dernière catégorie (et la comparaison avec McCarthy coule presque naturellement de source), puisqu’il a été publié par Albin Michel l’an dernier avant d’être repris tout récemment en poche par Folio Science-fiction. Curieux, je me suis donc emparé de la bête… et dois aujourd’hui vous en entretenir, même si la tâche ne va pas être aisée, dans la mesure où c’est un sentiment de perplexité qui domine une fois la dernière page tournée.

 

Le roman s’ouvre sur une scène véritablement excellente : le narrateur est un enfant (un pré-ado, plus exactement) qui quitte la ville pour passer le réveillon de la Saint-Sylvestre à la campagne, chez ses grands-parents maternels. Mais pas n’importe quel réveillon : celui qui fait basculer le monde et les horloges dans l’an 2000… Le père du gamin, parano fini, charge la voiture de vivres et autres outils indispensables à la survie : c’est sûr, le « bug de l’an 2000 » va provoquer « l’effondrement de l’interdépendance »…

 

Puis, à partir de là, on suivra tout au long du roman ce gamin (mais est-ce vraiment lui ? J’avoue en avoir douté à plusieurs reprises…), luttant pour survivre dans un monde en proie au chaos. Mais pourquoi ? Quel chaos ? On ne le saura jamais vraiment, dans la mesure où Steven Amsterdam n’explique rien, ou presque, et où les liens entre les différents chapitres sont pour le moins ténus. On a en fait l’impression d’autant de variations sur le thème apocalyptique, du « bug de l’an 2000 », donc, à un éventuel jugement dernier, en passant par la crise climatique, la pandémie ingérable, l’effondrement des institutions, la diminution de la fertilité masculine et j’en passe. Difficile de s’y retrouver, du coup. Et ce même si cette approche foncièrement non didactique, passant par les seuls yeux du narrateur anonyme, ne manque pas d’intérêt et de pertinence.

 

Mais cela a donc de quoi rendre perplexe. Le lecteur de Ces choses que nous n’avons pas vues venir se fait balader de chapitre en chapitre, sans jamais savoir où il va. À chaque nouvelle scène, c’est comme si le roman dans son ensemble redémarrait : le contexte est à peine posé, le narrateur se retrouve dans une nouvelle situation sans lien avec la précédente, et hop ! démerdez-vous avec ça. Ainsi, nous verrons le narrateur alterner (ou combiner) délinquance et fonction publique, pillage et parasitisme. Tout est prétexte à survivre.

 

Mais cette apocalypse (ces apocalypses ?), étrangement, n’est pas si cauchemardesque que ça. Certes, il y a bien des épisodes douloureux, mais rien d’aussi frontalement horrible et désespérant que dans La Route, pour revenir à ce modèle. En fait, l’espoir de s’en sortir domine toujours. Et, s’il est des scènes véritablement apocalyptiques, d’autres ne donnent en fin de compte qu’une impression de léger dérèglement, nécessairement passager, et qui sera surmonté sans trop de difficultés. Aussi Ces choses que nous n’avons pas vues venir a-t-il un certain côté optimiste, qui tranche sur la production catastrophiste habituelle. Ce qui pourrait constituer un atout – le roman, bien que jouant d’un thème éculé, bénéficie effectivement d’une certaine originalité –, mais ne m’a pas plus convaincu que ça, mon tempérament pessimiste m’interdisant sans doute d’y croire. Bon, ça, ça n’engage donc que moi, hein…

 

Au-delà, cependant, il est d’autres aspects qui m’incitent à émettre un jugement mitigé sur Ces choses que nous n’avons pas vues venir. Ainsi, s’il est toujours agréable de ne pas être pris pour un con et donc de se voir épargner leçons de morale et cours d’apocalyptologie, j’aurais néanmoins tendance à trouver que Steven Amsterdam a poussé le bouchon un peu trop loin : le flou général, l’absence de données extérieures, après m’avoir séduit pendant un moment, ont fini par me lasser (en somme, on pourrait dire que j’ai fini par en avoir marre de ne pas savoir où je me trouvais…). D’autant que cela a des conséquences sur, notamment, la caractérisation des personnages, très minimaliste ; ce qui pourrait susciter un effet d’identification avec le narrateur, au mieux, mais ne débouche souvent que sur une esquisse guère satisfaisante. L’épure de ce roman est générale, elle vaut aussi pour le style, et convainc plus ou moins.

 

Au final, je ne sais donc pas vraiment que penser de Ces choses que nous n’avons pas vues venir. Roman déroutant, assurément, ce qui est souvent un bon point ; roman original malgré son thème, itou ; mais, après les très bons premiers chapitres, j’avoue ne m’être guère pris au jeu, et si le livre de Steven Amsterdam est trop court pour que l’on puisse véritablement s’ennuyer à sa lecture, le fait est que je n’en suis sorti guère satisfait. Un roman aux qualités certaines, oui, et pourtant pas totalement convaincant ; et en définitive une lecture dispensable, probablement : je crains en effet de n’en garder que peu de souvenirs, tant c’est la nébulosité qui domine en moi à cette heure… Un roman bizarre, quoi. Les amateurs de bizarreries, dont je suis en temps normal, pourront peut-être s’y retrouver (encore que ce ne soit probablement pas là le bon terme…), mais je suis un peu sceptique.

 

Bizarre, oui…

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