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"Control", d'Anton Corbijn

Publié le par Nébal

Control.jpg

Réalisateur : Anton Corbijn.
Année : 2007.
Pays : Royaume-Uni / Etats-Unis / Australie / Japon.
Genre : Drame / Biopic / Musical.
Durée : 121 min.
Acteurs principaux : Sam Riley, Samantha Morton, Craig Parkinson…
 
On peut dire que ça faisait un bail que j’avais pas mis les pieds dans une salle de cinoche. Depuis Land Of The Dead, je crois bien (ah oui, quand même…). En fait, je n’en raffole pas. Alors oui, certes, un grand film, souvent, s’apprécie mieux ainsi (souvenir ému de mes visionnages en salle de 2001 l’odyssée de l’espace, Apocalypse Now et Le dernier des hommes, entre autres…). Mais voilà. Il y a les gens. Souvent pénibles, les gens. En plus on peut pas fumer ou boire de la bière…
 
Oui, je sais, c’est ridicule. N’empêche que voilà : pour un bon nombre de raisons (la flemme et la phobie sociale n’étant pas les moindres), ça faisait un bail que j’avais pas mis les pieds dans une salle de cinoche. Oh, rien à voir avec la qualité des films, il y en a eu plein d’excellents ces dernières années pour lesquels je m’étais juré de faire l’effort du déplacement… Et puis y’avait plein de gens sympathiques pour me proposer d’y aller en plus (désolé, je suis indigne de votre amitié, bouhouhou…). Mais voilà. Autant dire qu’il fallait un sacré faisceau de circonstances pour que je retourne au cinéma.
 
Et voilà. Il y a eu les gens sympathiques, et il y a eu le film qui me bottait bien. Ce Control d’Anton Corbijn, donc. Premier long-métrage, si je ne m’abuse, du fameux photographe et réalisateur de clips (entre autres pour U2, Depeche Mode ou Front 242 – rhaaaa, « Headhunter »…). L’occasion pour lui de marier ses trois passions, à savoir la photographie, le noir et blanc et la musique, le film étant présenté comme un biopic de Ian Curtis, le légendaire chanteur du légendaire groupe Joy Division. Ca tombe bien, j’aime les clips d’Anton Corbijn (et notamment celui « d’Atmosphere » pour Joy Division, justement – le Monsieur connaît son sujet), et j’adore Joy Division. Un beau faisceau, quoi.
 
Et une crainte, aussi. Traiter d’une « icône » du rock, c’est dangereux. Ca peut virer facilement à l’hagiographie qui en rajoute dans la légende, ou à l’enchaînement stérile de séquences de sexe, de drogue, et de rock’n’roll. De la part d’un « auteur », il y a aussi la crainte de l’imposture, de l’hypocrisie (remember Gus Van Sant et son pitoyable Last Days, qui, comme chacun sait, ne parlait pas du tout de Kurt Cobain…). D’un autre côté, Corbijn connaissait son sujet – donc –, et le film avait semble-t-il reçu l’aval de gens comme New Order (soit Joy Division aujourd’hui ; ils ont participé au film et ont réenregistré les morceaux), Tony Wilson (le patron du label Factory, décédé il y peu, monde de merde ; il a quand même eu le temps de produire le film)… et, ce que je ne savais pas en entrant dans la salle, Deborah Curtis, la veuve du chanteur : Control est en effet l’adaptation cinématographique d’un livre de ladite Madame, qui a également participé à la production du film. Or, on peut très légitimement, pour cette raison, craindre que le film ne biaise le propos, ne présente qu’un aspect des choses… Mais ça, de toute façon, je n’étais pas au courant en prenant place dans la salle.
 
D’entrée de jeu, un superbe noir et blanc, un peu granuleux, typique du réalisateur. Et, bientôt (mais pas tout de suite, bien joué…), de la musique. Pas Joy Division. Pas encore. Nous sommes en 1973, et Ian Curtis n’est qu’une jeune couillon amorphe parmi tant d’autres. Et, comme tant d’autres à cette époque, il écoute David Bowie. L’évocation rapide des jeunes années de Ian Curtis – enfin, c’est-à-dire, de l’avant Joy Division… – est très bien ficelée, sobre, intimiste, touchante, drôle à l’occasion. Quelques ellipses, plus ou moins brutales mais toujours pertinentes, dressent déjà le portrait d’un jeune homme un peu paumé, un peu déviant, à la communication franchement déficiante. Pas encore quelqu’un de dépressif à proprement parler, mais quelqu’un de mou, de froid, peu bavard, guère attachant, et pourtant assez sympathique en même temps. Impulsif, aussi. On en arrive assez vite à l’événement déterminant dans l’optique du film. Non pas son intégration en tant que chanteur du groupe Warsaw, puis Joy Division, comme on pourrait le croire, mais son mariage, sur un coup de tête, avec une jeune fille un peu timide et gauche qu’il avait « volée » à un « pote ». A même pas 20 ans. C’est trop tôt. Et c’est bien là que réside le problème…
 
Control ne traite en effet pas de « Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, qui a fini par se pendre », mais de « Ian Curtis, le jeune type ordinaire qui a fait la connerie de se marier trop tôt ». Ce qui change sacrément la donne. Autant le dire tout de suite : on ne trouvera pas excessivement les scènes caractéristiques des biopics musicaux dans ce film finalement guère musical. Control est avant tout un drame, l’histoire de la descente aux enfers d’un jeune homme perturbé, à la vie schizophrénique, à la communication maladroite et aux angoisses omniprésentes. Le magnifique portrait d’un jeune dépressif chronique (et épileptique, qui plus est), pas à sa place dans ce monde, et qui subit jour après jour les conséquences d’une bêtise de gamin. Sam Riley l’incarne à merveille, avec justesse et délicatesse. « Son » Ian Curtis est humain, crédible, parfois agaçant, souvent touchant, et au final déchirant. Peu importe, dès lors, à mon sens tout du moins, son caractère « authentique » ou pas, qui a pu susciter quelque peu la polémique pour les raisons précédemment évoquées. Je ne sais pas si « ce » Ian Curtis correspond au « vrai » Ian Curtis. Et, dans un sens, je m’en moque. Il « fait » vrai, et, dans la perspective du film, c’est bien suffisant.
 
Quant à la musique, en fin de compte, elle passe quelque peu au second plan. Elle est là, bien sûr, et elle est superbe – même si j’avoue, personnellement, que le choix, tout à fait légitime, de réenregistrer les morceaux de Joy Division, m’a un peu déçu, l’absence de la voix si particulière de Ian Curtis se faisant cruellement sentir… Mais bon ; il y a la musique, et elle est excellente. Très brèves scènes d’enregistrement ou de concert, bien amenées, bien interprétées. Plus souvent, Anton Corbijn a recours a des procédés quelque peu clipesques, entendons par là qu’il illustre les textes de Ian Curtis par des séquences de sa vie ; moi qui n’avais jamais vraiment prêté attention aux paroles de Joy Division, cela m’a fait l’effet d’une découverte assez bouleversante, chaque ligne ou presque semblant une évocation directe de la vie tourmentée du chanteur (ainsi, pour prendre deux fameux exemples, « Love Will tear Us Apart », chanson centrale dans le film, sur les difficultés du couple Curtis, ou encore « She’s Lost Control », évoquant l’époque où Ian Curtis avait assisté à une crise d’épilepsie… avant de se découvrir lui-même épileptique – je ne sais pas si c’est crédible, au passage…). Bien vu, et convaincant.
 
Reste que, si les allusions musicales, d’une forme ou d’une autre, – à David Bowie, à Iggy Pop, à Lou Reed, à Brian Eno, à Kraftwerk, aux Sex Pistols, aux Clash, aux Buzzcocks, à The Fall, à Throbbing Gristle, à Cabaret Voltaire… – abondent, si l’on retrouve également quelques anecdotes célèbres déjà illustrées – de manière bien différente, mais néanmoins excellente – dans le génial film de Michael Winterbottom 24 Hour Party People (le concert « historique » des Sex Pistols à Manchester devant 42 personnes, la rencontre entre Ian Curtis et Tony Wilson – « You’re a cunt! » – ou encore la fameuse histoire du contrat écrit et signé avec le sang de ce dernier), et si l’on en retrouve aussi quelques personnages (Tony Wilson, donc, mais aussi Rob Gretton – très drôle, au passage –, et bien sûr Ian Curtis parmi bien d’autres – le personnage composé par Sam Riley étant beaucoup moins agressif et colérique que celui du film de Winterbottom), le fait est que Control n’est pas vraiment un film sur la musique. Ou plutôt, si, mais… Bon, disons que Control est autant un film sur la musique que L’éducation sentimentale est un roman sur la société française à l’époque de la Révolution de 1848. La musique y est donc un aspect important, et on ne saurait véritablement en faire abstraction ; mais, au final, c’est là aussi avant tout « l’Histoire d’un jeune homme » qui nous est contée. Et avec brio.
 
Ce parti pris assez audacieux est en effet pleinement servi par l’interprétation des différents acteurs, Sam Riley en premier lieu, et par la splendide réalisation d’Anton Corbijn, faisant ici la preuve éclatante de sobriété de son talent et de sa maîtrise du cadre et du noir et blanc. Control est un film assez impressionnant de justesse et de constance dans la qualité. Il touche profondément, il fait mal, tout en offrant un véritable régal pour les yeux et les oreilles.
 
Control ne correspond donc pas exactement à ce à quoi je m’attendais (et je suppose que je ne suis pas seul dans ce cas). En sortant de la salle, du coup, je ne savais pas trop quoi en dire. Avec le recul, je peux désormais affirmer que c’est une franche réussite. Un film qui n’est pas réservé aux seuls fans de Joy Division, mais qui est à même de séduire tout le monde, y compris ceux qui n’ont jamais entendu parler de Ian Curtis, sans se compromettre ou se vautrer dans les facilités du biopic pour autant. Belle performance…

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Le Cycle de Tschaï, de Jack Vance (relectures 2007 et 2018)

Publié le par Nébal

Le Cycle de Tschaï, de Jack Vance (relectures 2007 et 2018)

VANCE (Jack), Le Cycle de Tschaï : Le Chasch –  Le Wankh – Le Dirdir – Le Pnume, traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, Opta – J’ai lu, coll. Science-fiction, [1968-1971, 2000] 2004, 862 p.

 
EDIT 02/05/2018 : suite à une énième relecture de ce cycle (afin de préparer une autre lecture, celle du beau livre Tschaï : retour sur la planète de l'aventure), il ne m'a pas paru pertinent de livrer une nouvelle chronique en tant que telle, en remplacement de celle-ci, mais je vais m'autoriser à l'éditer par endroits, pour revenir sur certaines impressions ou souligner brièvement d'autres aspects que j'avais un peu trop laissé sous silence. Près de onze années se sont écoulées depuis l'article initial... Et certaines choses changent. Pas toutes...
Une fois n’est pas coutume, c’est d’une relecture [EDIT : doublement...] que je vais vous entretenir cette fois. Le Cycle de Tschaï, je m’en étais en effet régalé gamin, dans ma première phase de dévotion à la SF [EDIT : et à deux reprises sauf erreur, je crois que j'en suis à ma quatrième lecture, donc]. C’était alors une édition en quatre volumes plus ou moins poussiéreux, empruntés dans une bibliothèque ; j’avais été attiré par les sonorités étranges des titres – Le Chasch, Le Wankh, Le Dirdir et Le Pnume – et ces couvertures [EDIT : de Tibor Csernus] représentant chaque fois le portrait de l’espèce bizarroïde qui était au cœur du roman [EDIT : plus ou moins ? En relisant encore une fois le cycle, j'ai davantage relevé combien ces quatre espèces étaient de manière générale en retrait ; ceux qui sont vraiment au centre des romans, ce sont bien plutôt les « hommes hybrides » qui leur sont associés, et divers autres groupements humains « indépendants », dont les cultures sont décrites avec un luxe de détails que le mystère essentiel des espèces non humaines ne permet pas] (au passage, je regrette un peu ces couvertures, celle du présent recueil, pour être du grand Caza, n’en étant pas moins clairement inappropriée, moins poétique et saisissante ; probablement plus racoleuse, par contre… [EDIT : « racoleuse » n'est pas le mot ; mais mon sentiment demeure]). Mais la lecture de ces romans était un vrai bonheur, ça, je m’en souvenais très bien, à défaut d’autres choses.
 
La question était de savoir si cela me ferait toujours le même effet aujourd’hui, presque quinze ans plus tard [EDIT : et donc... encore onze ans plus tard ; OLD, Nébal, OLD...]. Entre temps, entamant ma rééducation science-fictionnelle, j’avais lu un peu de Vance, mais n’avais guère été convaincu – les intrigues me semblant clairement poussives et l’écriture inintéressante, que ce soit dans les « Alastor » ou dans Les Chroniques de Durdane, ces dernières m’ayant d’autant plus déçu que le premier tome me semblait de loin être le plus intéressant, du fait de la découverte du monde de Durdane et des sociétés qui l’habitent. [EDIT : Depuis cette chronique, cependant, j'ai lu d'autres titres de Vance qui m'ont bien davantage parlé : La Terre mourante, ou encore Planète géante, ou Les Langages de Pao, quelques nouvelles indépendantes dans Baroudeur...]
 
Car c’est bien là que réside le plus souvent l’intérêt des romans de Jack Vance. Celui-ci n’est clairement pas un styliste, c'est le moins qu'on puisse dire [EDIT : en fait, je suppose que c'est discutable, mais je maintiens l'assertion dans le contexte précis du Cycle de Tschaï et des quelques titres cités dans le paragraphe précédent de la chronique initiale] (même si on a lu bien pire) ; ses intrigues sont [EDIT : parfois un tantinet convenues et en mode automatique], efficaces ceci dit [EDIT : ou avant tout picaresques ? Sans jugement de valeur ? Cela tient peut-être à la part de fix-up dans ces récits qui peuvent donner une impression d'improvisation ; mais, dans Cugel l'astucieux, par exemple, cela fait clairement partie du plaisir], mais aussi un peu agaçantes (je n’aime pas les « héros », là, c’est dit… Du coup, faudrait probablement que je jette un œil à Cugel l’astucieux, une de mes nombreuses lacunes – honte sur moi –, qui a l’air plus intéressant à cet égard [EDIT : ce que j'ai fait depuis, lisant et appréciant La Terre mourante. Ce que je disais sur les héros... Je généralisais sans doute trop ; mais je maintiens que ça s'applique à Adam Reith – mais peut-être était-ce délibéré de la part de l'auteur, je n'ose pas me prononcer]). Non, Vance, avant d’être un conteur, est surtout un créateur d’univers [EDIT : opposer ces deux titres est sans doute une erreur, même si je maintiens que la création d'univers est son principal atout]. C’est bien dans l’élaboration de mondes et de sociétés que réside ce que l’on peut très légitimement appeler son génie. Vance est un démiurge, qui s’amuse de toute évidence comme un petit fou à bâtir des civilisations, fournissant un cadre exotique à ses récits, et prenant en définitive souvent la première place du roman, l’intrigue – comme un vulgaire « passage obligé » – étant reléguée au second plan [EDIT : c'est sans doute discutable, mais, dans le cas précis du Cycle de Tschaï du moins, cela m'apparaît toujours vrai]. Vance est un amateur de voyages et de descriptions ethnologiques, et cela se sent. Il est bien un maître de ce que l’on a pu qualifier d' « ethno-SF » (aux côtés, dans un genre bien différent, d’une Ursula K. Le Guin, ou, dans le sous-genre du planet opera – dont Le Cycle de Tschaï est par ailleurs une belle réussite –, d’un Frank Herbert, avec Dune, ou d’un Brian W. Aldiss avec Helliconia [EDIT : que je n'ai toujours pas lu...]).
 
D’où mon envie de relire Tschaï. D’autant que, si je me souvenais du plaisir que j’avais éprouvé à la lecture de ces quatre volumes, je n’en avais pas moins totalement oublié de quoi que ça parlait donc, tout ça… La mémoire vous joue de ces tours, ma bonne dame… Je me saisis donc de cette intégrale en un volume (et en poche, qui plus est), et hop, vaccins OK, passeport OK, et bon voyage Nébal !
 
Je ne m’étendrai guère sur l’histoire précise de ces quatre tomes, pas forcément palpitante de toute façon, ce qui évitera toute révélation inopportune. Contentons-nous de poser le point de départ. Dans un lointain futur, la Terre a découvert le secret de la navigation interstellaire, et s’est lancée dans un vaste processus d’exploration de la galaxie. Une émission radio vieille d’environ deux siècles, signe d’intelligence extraterrestre, a été captée, en provenance du système 4269 de la Carène ; le vaisseau terrien Explorator IV s’y rend donc pour établir le contact avec une éventuelle civilisation inconnue. Mais à peine a-t-il le temps d’éjecter une petite navette d’exploration qu’il est anéanti par un missile… La navette se pose en catastrophe sur la planète hostile. Seul survivant de la catastrophe : Adam Reith, qui devra dès lors mener une lutte de tous les instants pour survivre dans ce monde étrange, et trouver, peut-être, un moyen bien hypothétique de le fuir et de regagner la Terre, à 212 années-lumière de là…
 
Ca s’annonce pas facile. D’autant plus que Tschaï, ainsi que ses habitants la nomment, est une planète assez unique en son genre, théâtre de bien des luttes tout d’abord incompréhensibles pour le Terrien abandonné. Si tous les habitants de Tschaï parlent une même langue – petit tour de passe-passe, facilité peu crédible mais rendue presque nécessaire pour le déploiement du récit –, ils n’en sont pas moins extrêmement variés. Adam Reith comprend bien vite que la seule race intelligente autochtone est celle des énigmatiques et discrets Pnume, la plupart du temps confinés dans leurs souterrains. Mais il faut y ajouter trois races dominantes, en provenance d’autres systèmes, également réparties sur toute la surface de Tschaï, et se livrant à l’occasion une guerre impitoyable. C’est tout d’abord le cas des Chasch, par ailleurs divisés en sous-groupes, une race belliqueuse, mais dans l’ensemble assez décadente, la barbarie des uns rivalisant avec le sadisme raffiné des autres. Mais il y a aussi les Wankh, impénétrables et hautains, qui vivent presque coupés du reste du monde. Et, enfin, les Dirdir, agressif et farouche peuple tribal ayant maintenu d’ancestrales traditions de chasseurs, mais bénéficiant néanmoins d’une technologie remarquablement évoluée, [EDIT : et dont la société de caste est en même temps extrêmement subtile autant que cruelle].
 
Mais les surprises ne s’arrêtent pas là pour le pauvre Adam Reith. Il est en effet une cinquième espèce qu’il rencontre sur Tschaï : des humains. Oui, des humains, exactement semblables à lui (du moins sur le plan biologique [EDIT : et encore ? L'évolution et la science sont passées par là en même temps que le folklore…]). Ils sont sans doute l’espèce « intelligente » la plus répandue sur Tschaï, même s’ils n’en sont probablement pas natifs ; Adam Reith suppose bien vite que ces humains ont été pris sur Terre pour être transplantés sur Tschaï il y a bien longtemps par une des espèces extraterrestres, probablement les Dirdir – la mythologie semble en témoigner [EDIT : cependant, cette certitude de la part de Reith de ce que « la vraie planète des humains » est forcément la sienne est éloquente à sa manière...]. Ils sont dans une position d’infériorité flagrante par rapport aux quatre espèces non-humaines. Chacune a en effet « dressé » des humains pour en faire des serviteurs directement rattachés à leur espèce, et souvent dotés d’un fort esprit de caste : on parlera donc « d’hybrides » pour désigner ces Hommes-Chasch, ces Hommes-Wankh, ces Hommes-Dirdir et ces Pnumekin. Mais il faut y rajouter une infinité d’humains « libres », ou plus exactement « non affiliés », maintenus dans une position sociale encore plus inférieure (les « hybrides » les qualifient de « sous-hommes », et les envisagent à peu de choses près comme de vulgaires animaux), et qui forment une mosaïque bigarrée de sociétés toutes plus hétéroclites les unes que les autres. Dès le début du cycle, Adam Reith fait ainsi la rencontre des Hommes-Emblèmes, au système tribal complexe, chaque individu étant défini socialement par l’emblème – et donc la fonction – dont il a hérité ou qu’il a gagné au combat, cette fonction définissant par avance les comportements sociaux, jusqu’aux émotions, et prohibant par là-même toute initiative individuelle. Mais on peut très vite opposer à cette société « barbare » d’innombrables autres groupes sociaux [EDIT : plus ou moins « civilisés », comme les intriguants Yao du deuxième volume], prétextes à de savoureuses descriptions ethnographiques, et qui font de Tschaï un monde complexe et fascinant.
 
C’est en effet dans le détail des institutions et des comportements sociaux que Jack Vance laisse s’exprimer à plein son talent. Chaque société, chaque ethnie, est construite avec une minutie exemplaire, pour donner au final un résultat à la fois exotique et cohérent, intriguant et crédible. C’est ici que le lecteur se régale, bien plus qu’à suivre les aventures plutôt viriles et un brin laborieuses d’Adam Reith (pleines de bruit et de fureur, de traîtrises et de punchlines, et d’inévitables jeunes vierges enlevées par des meuchants [EDIT : Tout cela n'est par ailleurs pas très #MeToo, sans surprise... Notons tout de même le tragique destin d'Ylin-Ylan, dans le tome 2, qui m'a surpris à chaque relecture, et qui sort de ce schéma très pulp de la damsel in distress, auquel le premier tome s'était plié tout naturellement ; les tomes 2 et 3 n'appuient pas trop le trait, surtout parce que, la Fleur de Cath exceptée, donc, les personnages féminins y sont rares, mais le problème se pose à nouveau dans le tome 4, avec Zap 210, et là pour le coup c'est passablement lourdingue]…). Le personnage d’Adam Reith est d’ailleurs bien falot [EDIT : et agaçant... Notamment dans sa volonté, périodiquement, de remodeler l'humanité de Tschaï selon le modèle terrien, à la façon d'un colonisateur ; c'est un thème central de Tschaï : retour sur la planète de l'aventure, et à bon droit], et l’on s’intéressera davantage à ses compagnons de route, plus colorés, et notamment l’Homme-Emblème Traz Onmale et l’Homme-Dirdir Ankhe at afram Anacho, qui l’accompagnent tout au long du cycle [EDIT : le déroulé du tome 4, cependant, implique de les reléguer à une place secondaire, et, en ce qui me concerne, c'est probablement un problème ; mais j'ajouterai désormais qu'il faut aussi prendre en compte, de la même manière, certains antagonistes : dans le tome 2, l'insupportable Dordolio, qui aurait très bien pu figurer dans La Terre mourante, à égale distance de Cugel et de Rhialto, mais aussi Helsse, subtil et fascinant, qui joue un rôle essentiel, à la fois nécessaire et en apparence paradoxal, dans Tschaï : retour sur la planète de l'aventure ; le cas de Woudiver dans le tome 3 est peut-être davantage problématique, car Vance en abuse un peu, trouvé-je, mais c'est une sacrée figure de gros, gros connard...]. Adam Reith n’a qu’une seule chose pour lui : son ignorance de Tschaï et de ses coutumes lui confère de l’audace, et il triomphe souvent de ses ennemis, non parce qu’il est plus fort ou plus rusé qu’eux, mais parce qu’il pense à faire des choses impensables pour eux (« parce que ça ne se fait pas, tout le monde le sait ! »), ce qui, on en conviendra, ne manque ni de sens ni d’intérêt.
 
Mais Adam Reith n’est de toute façon qu’un prétexte. Le Cycle de Tschaï est un guide de voyage, empruntant aux plus savoureux récits de voyages philosophiques et autres « lettres édifiantes » sur les sociétés lointaines. [EDIT : et c'est aussi, comment ne pas le noter, un modèle de romans d'aventure ! Qui bouge dans tous les sens, bigarré, chatoyant, bourré de rebondissements et de personnages hauts en couleur... Durant cette énième relecture, alors que je savourais particulièrement cet aspect, je me suis demandé comment il se faisait que le cycle n'ait pas été adapté au cinéma ou, mieux peut-être, en série ; noter que le jeu de rôle Tschaï World est en approche, chez 500 Nuances de Geek, on verra... Mais c'est clairement un cadre parfait pour tout ça !] L’imagination sans limites de Vance est une garantie de dépaysement, et « Tschaï » est sans doute une de ses plus belles réussites. Un type-idéal du divertissement de qualité, un modèle de rigueur dans la création d’univers, et, autant le dire, un incontournable du planet opera, de « l’ethno-SF », et au-delà de la science-fiction en général. [EDIT : là aussi, le sentiment global demeure ; mais, sans rentrer dans les détails, je dirais tout de même aujourd'hui que le cycle n'est pas toujours aussi bon, il y a des hauts et des bas au fil de la progression d'une intrigue dont le moteur principal est le rebondissement ; globalement, je crois que Le Wankh a été mon volume préféré ; Le Chasch et Le Dirdir sont tous deux d'un bon niveau, mais quelques passages çà et là sont un chouia plus faibles – les passages les plus damsel in distress dans le premier volume, les pénibles marchandages avec Woudiver dans le troisième ; Le Pnume est un peu à part, ne serait-ce que parce que les compagnons de route d'Adam Reith en sont absents sur la plus grande partie, et, si le périple du héros dans les tunnels des Pnume a ses bons moments, sa relation à la femelle de service Zap 210 est un peu soûlante ; une fois hors des tunnels, avant même de retrouver Anacho et Traz, Vance retourne davantage à la manière des trois premiers volumes, et avec succès ; par contre, la fin est clairement précipitée, mais j'ai l'impression que c'est un trait commun aux quatre romans... Qu'importe : cette énième relecture a été globalement un vrai plaisir, que je ne bouderai certainement pas !]

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"Cabale", de Clive Barker

Publié le par Nébal

Cabale.jpg

BARKER (Clive), Cabale, traduit de l’anglais par Jean-Daniel Brèque, Paris, Albin Michel – J’ai lu, coll. Fantastique, [1988, 1990-1991] 2003, 317 p.
 
Après m’être régalé au visionnage du Maître des illusions de Clive Barker, j’ai eu comme qui dirait l’envie de prolonger un peu plus avant mes pour l’heure fort maigres lectures dudit maître de l’horreur. Va pour ce Cabale, qui me faisait de l’œil sur les étals d’un bouquiniste (et qui a par ailleurs été adapté au cinoche par l’auteur himself ; aucune idée de ce que ça vaut…).
 
En tout cas, y’a pas tromperie sur la marchandise. Dès les premières pages, on est dans du Clive Barker pur jus : l’horreur s’installe très vite, très glauque, éventuellement gore (pas vraiment érotique, par contre, cette fois), et, si l’on reconnaît bien quelques thèmes déjà lus et vus (et relus et revus) ailleurs, il y a ce petit quelque chose en plus, cette patte toute personnelle et difficilement définissable, qui fait tout l’intérêt de la production littéraire de Clive Barker.
 
Nous sommes au Canada. Le roman commence par s’intéresser à la figure d’Aaron Boone (que tout le monde appelle Boone). Un type « mal dans sa peau », comme on dit, sujet à des crises d’angoisse, de profondes dépressions, des sautes d’humeur… Très logiquement, un type comme lui consulte un psychiatre, le docteur Decker, en l’occurrence. Un type compétent, sympa. Mais, par un beau jour de printemps, le docteur, visiblement inquiet, rompt la routine éternelle des séances et s’adresse à son patient : « Boone. Je crois que nous avons de graves ennuis, vous et moi. […] Je croyais que vous alliez mieux. […] Je le croyais vraiment. Nous le croyions tous les deux. » Boone ne se souvient pas de ses récits sous hypnose, bien sûr, et Decker ne lui en avait jusqu’alors rien dit. Seulement voilà : Boone revenait sans cesse sur des images horribles, des meurtres sanguinaires, de véritables massacres… Et Decker tend à son patient les photographies de douze victimes atrocement mutilées. Tout semble indiquer que Boone est cet abominable tueur sanguinaire qui terrifie la région. Sans même en avoir conscience… Il n’y a pas de certitude, ceci dit, mais…
 
Boone, accablé de remords d’autant plus tragiques qu’il ne se souvient de rien, rongé par l’angoisse et la dépression, ne peut prolonger plus avant les investigations de Decker, qui ne veut pas confier son patient – son échec – à la police tant qu’il n’a pas davantage de preuves. Mais Boone ne peut plus attendre ; d’autant plus qu’il craint, lui, le monstre sanguinaire, de s’en prendre sans même le savoir à sa douce compagne, Lori… Il tente de se suicider. Il échoue, comme de bien entendu…
 
Et sa vie bascule à nouveau à l’hôpital où on le soigne. Il y rencontre un étrange individu, foncièrement déviant, au discours difficilement compréhensible. Mais il est une chose qui revient sans cesse dans ses paroles, une chose qui réveille d’étrange réminiscences chez Boone…
 
Il parle de Midian. Midian, une ville fantôme, perdue dans la campagne canadienne, et qui ne figure sur aucune carte. Il sait comment s’y rendre, néanmoins. Et attend qu’on l’y invite, qu’on veuille bien de lui, là-bas. Car la ville abandonnée de Midian, et tout autant l’inquiétante nécropole qui la jouxte, sont un refuge. Pour les monstres. Pour les Enfants de la Nuit.
 
Un refuge pour les monstres… C’est peut-être ce que cherche Boone, en définitive, lui, le tueur assoiffé de sang, un des pires de l’histoire du Canada, probablement… Il s’enfuit de l’hôpital, et se met en quête de la ville fantôme. Il y trouvera la mort.
 
La nouvelle atteint brutalement une Lori déjà effondrée par la subite disparition de Boone. Son amour, un assassin sanguinaire ? Impossible… Pourtant, les preuves sont là. Mais Lori a du mal à entamer son travail de deuil. Elle décide de se rendre à son tour sur les lieux du drame. Midian. Et ce n’est qu’alors que la véritable horreur va débuter…
 
Du Clive Barker à l’état pur, donc. Malsain, glauque, terriblement angoissant. Ce n’est pas donné à tout le monde de susciter ainsi la peur par l’écriture. Et Barker est bien, en la matière, un authentique maître, digne des plus grands du genre, d’un Lovecraft ou d’un Matheson, aujourd’hui d’un Stephen King ou d’un Dan Simmons. Il parvient souvent, qui plus est, à créer un monde parfaitement original, une atmosphère qui lui est propre, en renouvelant des thèmes pourtant classiques.
 
Ici, entre autres – et je ne pense pas que l’on puisse considérer cela comme un spoiler, les indices étant vite nombreux et l’histoire ne s’arrêtant pas là, bien au contraire (ce thème « classique » ne constituant à bien des égards qu’un cadre) –, c’est notamment le mythe du vampire qui passe à la moulinette barkerienne. Comprendre par là que les Enfants de la Nuit sont des vampires, et n’en sont pas en même temps (le terme n’est pas employé, d’ailleurs, il me semble). Si l’atmosphère, le fond thématique, est celui du vampirisme, tout l’attirail gothique – crocs inclus – disparaît, pour laisser la place à d’étranges et fascinants métamorphes qui ont trouvé dans Midian un havre d’exil. Des monstres ? Si l’on en reste au critère de « l’humanité » au sens le plus strict, indubitablement. Pourtant, il est des monstres qui n’ont pas leur place à Midian, et sont bien plus répugnants que les Enfants de la Nuit. Des monstres authentiques, qui cachent leur visage humain derrière un masque de poupée de chiffon, jusqu’à devenir la poupée elle-même, ou du moins tout aussi dénués de conscience… Et, à vrai dire, les rednecks des environs, consternantes sommes de mesquinerie beauf et réac, ne valent guère mieux.
 
Sur le plan de l’atmosphère, Cabale est une brillante réussite. Pourtant, j’avoue avoir été au final un peu déçu par ce roman. En effet, la géniale introduction et les premières étapes du périple de Lori me semblent bien plus réussies et intéressantes que la suite du roman. Attention : c’est loin d’être mauvais, et on ne souffre pas à attendre désespérément la fin comme un lointain soulagement. Ca coule tout seul, et efficacement. Seulement voilà : ça finit par se contenter d’être efficace. La fin n’a plus guère le charme, l’inventivité, et même, pourquoi pas, la subtilité du début, et donne dès lors un peu l’impression d’avoir été bâclée. Dommage…
 
Ceci dit, Cabale reste une lecture agréable, un roman d’horreur efficace. Une bonne série B, quoi. C’est déjà bien, même si l’on pouvait espérer mieux…

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"Sympathies for the Devil - Redux", de Thomas Day

Publié le par Nébal

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DAY (Thomas), Sympathies for the Devil – Redux
, ouvrage publié sous la direction d’Olivier Girard, illustré par Guillaume Sorel, Avon/Fontainebleau, Le Bélial’, 2004, 286 p.
 
Re-Thomas Day, donc. A la base, j’étais supposé enchaîner sur la suite de La Voie du Sabre, à savoir L’Homme qui voulait tuer l’Empereur. Mais une personne bien informée me l’a déconseillé (pour des raisons toutes personnelles, à savoir que ça serait très axé hommage aux mangas), et m’a plutôt suggéré la lecture de Sympathies For The Devil. Dont acte, parce que je suis un jeune garçon charmant et docile (ce qui n’exclut certes pas une lecture ultérieure de L’Homme qui voulait tuer l’Empereur, parce que je suis aussi un gros con borné…).
 
Sympathies For The Devil, donc. Et Redux, au passage ; lire : nouvelle édition, un brin retravaillée, avec une nouvelle et des commentaires en moins, et deux nouvelles en plus. Pour ce que j’en ai compris, ce serait la première publication (en volume, s’entend) du sieur Day. Un recueil de six nouvelles (donc), paru aux éditions du Bélial’, petites mais chouettes, et qui publient accessoirement la fort sympathique revue Bifrost (dans laquelle Thomas Day écrit, par ailleurs). Au programme, en gros : six apocalypses. Miam ! Mais en gros, hein… Etrangement, ça s’annonce pas très joyeux… Mais rock’n’roll, par contre. Et qu’on ne s’y trompe pas : si le dandy démoniaque de la couv’ (de Guillaume Sorel à nouveau, qui livre également une illustration intérieure en tête de chaque récit) colle certes bien au thème, c’est ici en pleine science-fiction que l’on va naviguer, teintée à l’occasion d’un léger soupçon de fantastique. Manière de dire que le petit Jésus peut rester peinard chez lui, on ne réclame pas ses services. Loki, par contre… mais j’y reviendrai.
 
Détaillons un chouia. On commence dans la joie et l’allégresse… pardon, dans le chaos, la pestilence, le stupre et les maladies de peau avec « Une forêt de cendres ». L’Angleterre, dans un futur indéterminé. Ca va pas fort. Autant dire que c’est même Le Gros Bordel, celui contre lequel on ne peut pas faire grand chose, un « cercle de ténèbres » s’étendant progressivement sur le monde et infectant la population d’une étrange maladie. Pour lutter contre ce mal et ses incidences diverses et variées, tous les moyens sont bons ; ça massacre à tout va, quoi. Il en va ainsi pour le sinistre, violent, immoral et charismatique Paul of Perth, duc du Dragonshire, lequel arbore sur son armure (où l’archaïsme le dispute à la plus haute technologie) les répugnants reliquats de ses innombrables victimes. Paul of Perth est atteint par la maladie, et sévèrement perturbé dans sa tête. Il n’attend plus rien de la vie. Reste une seule chose, pour celui qui aime à rappeler qu’il serait un lointain descendant d’Arthur Pendragon : passer de l’histoire à la légende, pour demeurer à jamais dans la mémoire des hommes, quand bien même cela devrait lui être fatal. Or il se pourrait que la jeune reine d’Angleterre lui en fournisse l’occasion ; et Paul of Perth de se rendre dans un Londres lépreux pour y tenir son ultime rôle… Je ne peux guère me permettre ici d’entrer davantage dans les détails, mais l’univers créé pour cette nouvelle me paraît plutôt riche et assez fascinant, fournissant un cadre idéal que moi, perso, ben je serais pas contre de le retrouver un de ces jours, voilà. Ceci dit, cette richesse a un effet pervers, l’intrigue à proprement parler, plutôt convenue, n’étant guère à la hauteur de ce que l’on pouvait espérer après une entrée en matière très attrayante, bien qu’un peu trop précieuse. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il s’agit là d’un texte de jeunesse, il en a à la fois le charme et les maladresses. Une semi-réussite donc, qui laisse un peu sur sa faim, mais se lit néanmoins avec plaisir.
 
Je serais bien plus réservé pour ce qui est du second texte, le plus court du recueil, intitulé « A l’heure du loup », avec son homme-arbre et ses gamins tout droit sortis de La nuit du chasseur (en pire) ; vois pas vraiment où c’est donc qu’y voulions en venir, le m’sieur Day, là…
 
La nouvelle suivante, « L’Erreur », me paraît bien plus réussie, bien qu’assez obscure également. On se prend cependant au jeu de ce cyberpunk sous acide, violent et drôle tout à la fois. Un texte très référencé (mais agréablement : de William Burroughs à Nine Inch Nails en passant par Scarface, entre autres…) et prenant, avec des vrais morceaux de drogue, de skinheads et d’exploits terroristes. Chouette.
 
« La Mécanique des profondeurs » (joli titre au passage) conserve à son tour quelques connotations cyberpunk, avec ses tueurs mutants dans un monde ravagé (plus précisément, une Hollande sous les flots). La mutante Ozzie est une tueuse (donc) qui officie dans une Amsterdam submergée, confrontée de jour en jour aux trafics les plus lugubres qui ont pris place dans les « bulles » épargnées par la mer. Mais elle est aussi en quête d’un mystérieux serial killer aux innombrables victimes… qui n’est autre que son père. Là encore, un texte très prenant, fourmillant de bonnes idées.
 
Mais le meilleur reste à venir, les deux dernières nouvelles étant à mon sens de très loin les plus réussies du recueil, et notamment « La Notion de génocide nécessaire » (encore un chouette titre, d’ailleurs). Un cadre original en science-fiction : la Mongolie. Ismaël Kashoggi l’arpente, au nom de l’ONU, pour recenser les populations nomades de la steppe, encore relativement nombreuses, et très récalcitrantes ; l’idée même du recensement, et a fortiori les méthodes de « surveillance » proposées par l’ONU, vont à l’encontre des principes de ces hommes et de leur attachement à leur liberté. Le problème est qu’ils n’ont guère le choix : le recensement est une condition sine qua non imposée par une puissance extraterrestre, les Archontes, pour faire profiter la Terre de sa technologie extrêmement avancée. Or, dans les autres pays où le recensement a dû être arraché à des populations nomades, la situation a vite dégénéré, la corruption omniprésente et les ambitions autoritaires des Etats concernés, désireux d’abolir ce mode de vie traditionnel difficilement gérable, débouchant rapidement sur des guerres civiles rendues encore plus horribles par les innombrables massacres de la « purification ethnique » que ce grand chamboulement ne manque pas de susciter… Or Kashoggi se sent bien désarmé, lui, le spécialiste du monde arabe, confronté à une société qu’il ne comprend guère mais qui ne tarde pas à le fasciner ; sa vie privée s’en ressent, d’ailleurs. Mais il lui faudra bien trouver une solution, avec le soutien du khan Lo Han Enkh-saïkhan tant qu’à faire (et de la jolie et très très très libre interprète Cinderella, gulp…). Une nouvelle très réussie, humaine, sensible et pertinente. Thomas Day idéalise bien quelque peu le mode de vie nomade (c’est dans l’air du temps…), mais donne, en-dehors de ce seul aspect, une image semble-t-il assez cohérente de la Mongolie (à en croire quelques sources autorisées, merci les gens au passage) ; les personnages sont humains et attachants, les différents niveaux de narration, du plus global au plus restreint, s’imbriquent à merveille… Pas grand chose à redire, une très bonne nouvelle.
 
Il en va de même – bien que l’atmosphère soit on ne peut plus différente – du dernier texte du recueil, intitulé « Démon aux yeux de lumière ». Le démon en question, c’est Loki, le fourbe asgardien (même s’il est plus prométhéen que réellement démoniaque, en fin de compte). Loki, ici, ne ressemble guère à la figure classique, « wagnérienne », ni même au méchant des comics de Stan Lee : c’est une rock-star, un punk nihiliste avec une énorme bite, un ego tout aussi surdimensionné et un sens de l’humour consternant. Son périple dans un monde plongé dans le Ragnarok de son propre fait, la jeune prostituée Cybèle à ses côtés, prend des allures de road-movie iconoclaste, sordide et jouissif, qui n’est pas sans évoquer à l’occasion les chouettes BD « for mature readers » du label Vertigo, entres autres, Preacher ou Hellblazer notamment, ou Sandman en plus trash. SF et fantastique se mélangent avec pertinence pour un résultat fort intéressant.
 
Alors, certes, Sympathies For The Devil est inégal (comme la plupart des recueils de nouvelles, à vrai dire) ; à l’occasion, le texte est émaillé de quelques maladresses, de quelques lourdeurs, parfois de gimmicks un peu superflus peut-être (notamment pour ce qui est des scènes de cul plus ou moins en mode automatique et vaguement trashouilles à l’occasion, mais bon, j’avoue que, bien qu’extrêmement libertaire dans les principes, je suis en même temps d’une pudeur parfois excessive et confinant à l’occasion à ce puritanisme que j’abhorre, alors cette critique n’est peut-être pas si fondée que ça…). Reste que ça se lit très bien. Un bon recueil de nouvelles, qui vaut bien que l’on s’y attarde.

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"Laibach", de Laibach (DVD)

Publié le par Nébal

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LAIBACH, Laibach (DVD).
 
Tracklist :
 
01 – Drzava
02 – Opus Dei
03 – Geburt einer Nation
04 – Sympathy For The Devil
05 – Across The Universe
06 – Wirtschaft ist tot
07 – Final Countdown
08 – In The Army Now
09 – War
10 – Alle gegen Alle (Live)
11 – God Is God
12 – Tanz mit Laibach
13 – Das Spiel ist aus
BONUS – A Film About WAT
 
Le groupe slovène Laibach, légende de la musique industrielle, a comme qui dirait suscité quelques malentendus... Alors autant poser les choses clairement d’entrée de jeu : non, Laibach n’est pas un groupe de vilains nazis. Non, Laibach n’a rien de fasciste. Laibach se contente de cultiver, jusqu’à l’outrance, l’apparence du fascisme.
 
Mais il est vrai qu’à ce jeu-là, on peut légitimement se poser quelques questions. L’utilisation d’une imagerie fascisante dans le but de déstabiliser l’auditeur (et éventuellement de susciter sa réflexion sur la différence entre apparence et réalité, signifiant et signifié) remonte, parallèlement au mouvement punk (la fameuse croix gammée de Sid Vicious), aux origines mêmes de la musique industrielle, avec les fondateurs du genre, les géniaux Throbbing Gristle, et elle a souvent été reprise par la suite, avec plus ou moins de pertinence. Aujourd’hui, plus personne n’oserait qualifier les membres de Throbbing Gristle de nazis (et il fallait à vrai dire être sacrément crédule pour avancer cette accusation même dans les années 1975-1980…) ; en-dehors de quelques irréductibles bornés, Front 242, de même, n’en est plus guère accusé ; et, dans la version « rock de stade », il faut vraiment être le dernier des ahuris fondamentalistes pour qualifier de nazillon un Marilyn Manson… ou, au delà, un David Bowie (si si, c’est arrivé…). Mais le fait que quelques (rares) artistes majeurs de la scène industrielle aient conservé une certaine ambiguïté à cet égard (comme le néanmoins génial Boyd Rice aka NON, très très très douteux, ou – et là je n’oserais pas vraiment me prononcer, il y a de nombreux éléments à charge et à décharge – Death In June) a eu les conséquences que l’on sait sur Laibach.
 
Il faut reconnaître que les Slovènes l’ont bien cherché, étant sans doute ceux qui ont le plus joué sur cette imagerie et continuent encore à le faire aujourd’hui, comme on en jugera avec cette compilation de clips. Et il y a bien – hélas – d’authentiques fafs parmi les admirateurs de Laibach, c’est indéniable… J’avoue avoir été pris de doutes, parfois, et même avoir ressenti un brin de gêne à l’écoute de leurs albums ; mais ce n’est plus le cas depuis un certain temps. A qui voudrait se forger sa propre opinion sur la question, je suggérerais notamment de regarder l’intéressant documentaire de Saso Podgorsek Divided States Of America, prenant le prétexte de la tournée américaine de Laibach en 2004 pour dresser un portrait de l’Amérique contemporaine en interviewant notamment les fans du groupe (plutôt que le groupe lui-même, qui ne parle pas à la caméra, et se contente de temps à autre d’émettre des textes aux allures de slogans extrêmement provocateurs – et souvent très drôles…) à la sortie des concerts. Si l’on y ajoute un visionnage honnête de ces clips souvent hilarants, ainsi que quelques observations relevant du simple bon sens (imagine-t-on vraiment un groupe se réclamant du nazisme et faisant une propagande ouverte en ce sens avoir un tel succès critique – dans une presse musicale et artistique généralement très ancrée à gauche, mais aussi auprès de certaines « institutions » ou « icônes » intouchables, comme le légendaire et regretté John Peel, qui a grandement contribué à les faire connaître en Europe – et commercial – les concerts attirant des milliers de fans à travers le monde, lesdits fans, parmi lesquels les skinheads sont heureusement extrêmement minoritaires, n’éprouvant par ailleurs pas la moindre difficulté pour se procurer les albums du groupe, qu’on trouvera, ainsi en France, dans n’importe quelle Fnac ou Virgin ?), et tout doute disparaîtra bien vite. Non, Laibach n’est pas fasciste ; par contre, à l’instar de Throbbing Gristle en son temps, et de manière plus poussée encore à certains égards (puisque se concentrant essentiellement sur la thématique politique), les membres de Laibach se posent en véritables maîtres du détournement, bien plus convaincants et efficaces que les situationnistes à l’origine de cette « arme ». Laibach n’est pas qu’un groupe de musique (à l’intérêt variable, soyons honnêtes) : c’est une vaste entreprise de subversion par le détournement, utilisant la musique, mais aussi l’art contemporain sous toutes ses formes, le théâtre, etc., pour délivrer un message critique de nature essentiellement politique qui a le bon goût (si, si) d’être à la fois pertinent et drôle, ce que cette compilation de clips démontre avec brio.
 
Le premier titre, « Drzava » (« L’Etat »), donne le ton. Musicalement, on est encore assez proche du premier Laibach, particulièrement hermétique, très nettement industriel, même s’il y a déjà le « chanteur » actuel. Dans ce beau clip en noir et blanc, les membres du groupe, arborant déjà leur fameuse dégaine de nazis, livrent une musique martiale, bruitiste et difficile, peu aidés par un son assez franchement lamentable. Mais la puissance est déjà là, et une beauté troublante aussi, le clip étant un prétexte pour une collaboration de Laibach avec une troupe de danse contemporaine (Laibach est coutumier de ce genre de collaborations ; ils ont ainsi mis en musique un certain nombre de pièces pour des compagnies théâtrales, notamment le Macbeth de William Shakespeare).
 
Mais la suite révèle bien vite le propos véritable de Laibach, puisque l’on enchaîne immédiatement sur leur premier succès européen, à savoir « Opus Dei », leur reprise martiale du lamentable tube d’Opus « Life Is Life ». Dans un beau paysage montagnard et sylvestre, le chanteur aux allures d’improbable prophète et les trois autres membres du groupe en randonneurs du Tyrol tout droit sortis d’un film de propagande supervisé par Goebbles chantent en un chœur viril (et étrangement entraînant !) ce tube pop incroyablement niais, révélant ainsi un inquiétant message caché sous le sirupeux de la pop FM. Laibach entame véritablement ici son entreprise de détournement, qui reposera souvent sur la récupération de tubes pop a priori anodins dont le message et le sens profond semblent être transfigurés par le simple habillage que lui confère le groupe… Un nouvel exemple suit immédiatement, avec le très arty (pour ne pas dire abominablement kitsch) « Geburt einer Nation », c’est-à-dire leur reprise, à nouveau très martiale, et en allemand s’il vous plaît (les paroles étant cette fois un brin « retouchées »…) du « One Vision » de Queen. On continue ensuite avec l’hilarant clip « gothique » de leur excellente reprise de l’excellent morceau des Rolling Stones « Sympathy For The Devil », le chanteur à la voix abominablement trafiquée semblant alors un authentique gourou sataniste en costume de SS, tandis que ses trois confrères forment un chœur décadent d’aristocrates nazis tout droit sortis des 120 journées de Sodome version Pasolini ! Détournement de tube pop toujours avec l’étrange et superbe « Across The Universe » des Beatles, cette fois interprété par une jolie jeune femme accompagnée d’un chœur angélique… de gamins des Jeunesses hitlériennes ! Le résultat, musicalement, est magnifique ; le clip n’en est pas moins extrêmement troublant… et très drôle aussi, notamment quand le chanteur, toujours très démoniaque, vient apporter son unique contribution à cette douce ballade, sous la forme de deux éructations en guise de conclusion…
 
On revient enfin à une composition de Laibach à proprement parler, suscitant une esthétique différente, avec « Wirtschaft ist tot », un morceau assez étrange et un brin métallique, accompagné à nouveau d’un clip très arty (et donc kitsch…) à l’ambiance de SF totalitaire glacée.
 
Plus drôle et pertinent, bien que très moche, le clip de la reprise de l’improbable et affligeant tube d’Europe « The Final Countdown », entièrement réalisé en images de synthèses, bien désuètes aujourd’hui. La reprise est à peu près aussi lamentable que l’original (en dehors de quelques jolis chœurs par ailleurs assez risibles dans ce contexte), mais là ne réside de toute façon pas l’intérêt. Il s’agit en effet ici pour Laibach de faire de la propagande en faveur de son Etat indépendant sans assise territoriale, NSK (pour « Neue Slovenische Kunst », « le nouvel art slovène ») : « Devenez vous aussi citoyen du premier Etat global de l’univers : l’Etat NSK », ce slogan est répété dans une quinzaine de langues (latin inclus !), tandis que le clip nous présente les membres du groupe (eux aussi en images de synthèse) sous forme d’oscars hollywoodiens supervisant la fabrication de milliers de passeports NSK, entourés par des obus et l’omniprésente croix de l’OTAN. C’est alors la guerre en Yougoslavie, et, si la Slovénie a pu obtenir son indépendance en une dizaine de jours, sans véritables difficultés, ailleurs les combats font rage, et l’intervention occidentale passe entre autres par des bombardements qui n’arrangent guère la situation… Laibach, à cette époque, aurait d’ailleurs donné un concert dans Sarajevo assiégée, distribuant des passeports NSK aux spectateurs, et déclarant même pendant un temps que Sarajevo avait été « annexée » à l’Etat NSK ! Cette reprise insipide, et le clip qui l’accompagnent, prennent dès lors une tout autre résonance… On retrouve ensuite cette même esthétique et ces mêmes thématiques sur la reprise du célèbre « In The Army Now », bien plus intéressante musicalement (même si le clip, cette fois, ne présente pas vraiment d’intérêt particulier). « War », ensuite, un très bon morceau porté par de jolis chœurs néoclassiques, poursuit sur l’utilisation de l’image de synthèse, mais avec bien plus de finesse et pour un résultat plus esthétique, une multitude de symboles du pouvoir (politique, religieux, économique, scientifique…) défilant à toute vitesse à l’intérieur de la croix de Laibach secouée d’une pulsation métronomique, ce défilé épileptique n’étant interrompu que pour le bref refrain, où le chanteur retrouve son éructation de « Across The Universe », le chœur étant à nouveau « tenu » – visuellement, en tout cas… – par des enfants, deux petites filles cette fois, n’apparaissant qu’au travers de photos sépia… Très troublant, encore une fois.
 
On passe à quelque chose de totalement différent avec une version live de « Alle gegen Alle », intéressante sur le plan musical (le morceau est rythmé et entraînant) mais guère convaincante sur le plan de la réalisation à mon avis (on a vu plus intéressant depuis, avec les brefs passages musicaux de Divided States Of America).
 
« God Is God », ensuite, décale assez logiquement le propos sur la thématique religieuse, ainsi que l’ensemble de l’album dont il est issu, l’excellent Jesus Christ Superstar, qui a grandement contribué à faire sortir Laibach de l’underground avec ses sonorités plus metal-indus qui ne sont pas sans évoquer, en moins primaire, leurs rigolos plagiaires teutons de chez Rammstein, qui percent à la même époque. Un très bon morceau, bien écrit, mais le clip ne présente guère d’intérêt, en dehors de sa tendance à la mégalomanie.
 
« Tanz mit Laibach », par contre, est une petite merveille ! Les membres du groupe retrouvent leurs tenues militaires hautement connotées (même si l’uniforme serait celui d’officiers américains, ai-je cru comprendre…) pour un morceau rythmé et drôle, aux paroles sarcastiques renvoyant aux plus beaux détournements de Laibach (« Wir tanzen Ado Hynkel, Benzino Napoloni […] Mit Totalitarismus, und mit Demokratie, wir tanzen mit Faschismus, und roter Anarchie ! »). Un excellent morceau, très martial et entraînant, que l’on a envie de passer en boucle, servi par un clip dynamique et efficace, drôle, esthétique (on retrouve par moments l’arrière-plan de « War », parmi de nombreuses références à de précédents clips) et bien vu (la botte du chanteur marchant au pas semblant à tout instant prête à écraser la figure du spectateur…). Une sympathique façon de prôner l’amitié germano-américaine (« née durant et après la seconde guerre Mondiale », nous disent-ils, ajoutant que, comme les Etats-Unis sont autrefois venus en aide à l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, à la tête des Etats-Unis d’Europe, doit venir à la rescousse des Etats-Désunis d’Amérique en phase terminale…) ! Les mêmes thématiques sont reprises, sur un mode moins brutal, dans « Das Spiel ist aus », qui conclue la sélection de clips, et contient lui aussi quelques très sympathiques passages (probablement filmés lors de la tournée américaine de 2004 précédemment évoquée ; on y voit notamment les membres du groupe, vêtus de leurs uniformes, faire leurs courses dans un mall gigantesque…).
 
Un intéressant bonus, enfin : un documentaire d’environ 45 minutes réalisé une fois de plus par Saso Podgorsek (par ailleurs réalisateur des clips de « God Is God », « Tanz mit Laibach » et « Das Spiel ist aus »). Dans un premier temps, fortement mégalomane, l’histoire contemporaine depuis 1945 se voit rappelée à grands renforts d’images d’archives et d’assertions troublantes, et mise en parallèle avec l’histoire de Laibach, présenté comme le groupe de tous les scandales, et plus encore comme des visionnaires dont il est crucial d’adhérer aux propositions… Suit une présentation et « explication » (qui en rajoute en fait encore dans l’ambiguïté, le plus souvent, même si, dans certains cas, le détournement ne saurait vraiment pas faire de doute, plusieurs chansons étant ainsi présentées comme traitant de la différence entre apparence et réalité…) de l’intégralité des morceaux de l’album WAT, accompagnée de vidéos souvent très intéressantes (avec quelques redites, ceci dit : on a droit à peu près trois fois à « Tanz mit Laibach » !). Dans tous les cas, les commentaires – prononcés par une femme sur la première partie, puis par, c’est du moins ce que je suppose, leur ami Peter Mlakar, philosophe et citoyen de NSK, pour la présentation de WAT – se font lapidaires, provocants (voir les exemples plus haut, sur « Tanz mit Laibach »)… et souvent très drôles aussi. Petits échantillons : « Nous aimons beaucoup le mot allemand « Achtung ». […] En fait, c’est un appel à la révolution. Une révolution sociale, politique, religieuse. Nous l’avons fait car nous croyons aux règles du « diamat », le matérialisme dialectique. Nous pensons que chaque action a sa réaction et que chaque chose doit trouver sa vérité et son sens dans son opposition, dans son propre reflet, avant qu’il ne soit trop tard. [Suivent cinq secondes de silence] Mais on peut se tromper, bien sûr. On ne sait jamais vraiment. » J’aime. Et ça ne me semble définitivement pas facho, pour le coup…
 
Une compilation indispensable pour les amateurs de Laibach – qu’on ne saurait décidément pas limiter à sa seule musique –, et utile pour ceux qui veulent se forger une opinion, que ce soit sur le véritable fond idéologique du groupe ou sur la pratique intelligente du détournement. Je vous suggère enfin de l’écouter à très fort volume, histoire de vous faire plein de nouveaux amis.

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"La Science du Disque-monde", de Terry Pratchett, Ian Stewart et Jack Cohen

Publié le par Nébal

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PRATCHETT (Terry), STEWART (Ian) et COHEN (Jack), La Science du Disque-monde, traduit de l’anglais par Patrick Couton et Lionel Davoust, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne, [1999, 2002] 2007, 541 p.
 
Le Disque-monde, aujourd’hui, on le connaît tous. Un véritable emblème de la « fantasy burlesque », comme y disent à L’Atalante ; difficile, à vrai dire, de trouver quoi que ce soit qui y soit comparable (enfin, en tout cas, perso, j’irais pas chercher ça dans les parodies vulgos de chez vous savez qui…). Parce que voilà : « Les annales du Disque-monde », c’est effectivement très drôle – c’est le but, quand même –, mais d’un humour finalement assez relevé, so british, et tellement débile qu’il ne l’est finalement pas forcément tant que ça. De ce point de vue, la référence de Pratchett – outre ces incontournables de l’imaginaire humoristique que sont Fredric Brown et Douglas Adams – me semble avant tout devoir être cherchée du côté des Monty Python. Autrement dit : c’est extrêmement débile, mais pas que ; et notamment, c’est assez souvent passablement érudit, et éventuellement critique. Un exemple, là, comme ça, d’entrée de jeu : le Disque-monde en tant que tel. Un monde plat, reposant sur le dos de quatre éléphants, se trouvant eux-mêmes sur une tortue géante nageant à travers l’espace (« Et pourtant, elle se meut… »). Ah ouais, quand même… C’est débile, hein ? Sauf que cette idée dingue ne provient pas uniquement de l’imagination malsaine de l’auteur, boostée par un fumage intensif de la moquette un lendemain de cuite. Non, cette représentation saugrenue du monde provient d’une « authentique » mythologie – indienne, si je ne m’abuse. Ce qui change un peu la donne, je trouve. Et des exemples comme ça, on pourrait en trouver un paquet. Bref, « Les annales du Disque-monde », c’est beaucoup moins con que ça en a l’air au premier abord (enfin, si, c’est très con, mais pas que, donc).
 
D’où l’idée finalement pas si absurde que ça de l’ouvrage qui nous intéresse ici : faire un bouquin de vulgarisation (bouh le vilain mot…) scientifique (bouh le…) prenant le cadre du Disque-monde. Les mauvaises langues pourraient n’y voir qu’une énième dérive mercantile d’une série qui rapporte déjà beaucoup d’argent (et dont la qualité, il faut bien le reconnaître, a connu des hauts et des bas). Possible. Mais, comme j’aime beaucoup Pratchett à la base, je vais laisser le temps d’un compte rendu mon cynisme habituel de côté. Ne serait-ce que parce que j’attache beaucoup d’importance à la « pédagogie » (bouh le vilain mot, mais là je suis plus sérieux), et qu’il m’a toujours semblé légitime, possible et souhaitable de s’instruire en s’amusant (le problème étant que la majeure partie des tentatives en ce domaine sont des échecs cuisants, soit parce qu’on ne s’instruit pas assez – on nous prend pour des cons, quoi –, soit parce qu’on ne s’amuse pas : on trouvera difficilement plus tragique que l’humour imposé – voyez justement Pratchett, avec sa terrifiante guilde des fous –, alors l’humour imposé par le ministère de l’Education nationale et par sa horde de « pédagogues » diplômés, condescendants par principe…).
 
Au commencement était une expérience menée par le jeune, compétent et enthousiaste (et irresponsable ; un scientifique, quoi) Cogite Stibon sur le terrain de squash de l’Université de l’Invisible (Ankh-Morpork). Conséquence de ce déferlement de thaums : la création d’un monde. Mais un monde bizarre à la vérité : sphérique, déjà… Ca ne tient pas debout. Et dénué de chélonium et de narrativium, en plus ! Ca ne marchera jamais… Sauf que l’intelligence artificielle de l’UI, Sort, affirme que si, et qu’il ne faut surtout pas interrompre l’expérience. Les mages, qui ne sont pas que bornés et ridicules, mais aussi curieux et joueurs, laissent donc faire. Et rajoutent de temps à autre leur touche personnelle, parce que non, franchement, un monde qui tourne autour du soleil – et d’un soleil aussi gros, en plus –, ça ne marchera jamais… surtout s’il continue comme ça, à se transformer régulièrement en une grosse boule de neige, défoncée de temps à autre par un gros caillou psychopathe à qui on n’avait rien demandé mais qui se trouvait passer par-là. C’est qu’il en arrive, des choses, sur ce monde improbable. Ca pourrait être intéressant de voir ça de plus près, d’ailleurs, en y envoyant un observateur qualifié (ou dispensable, rayez la mention inutile), comme – ce n’est qu’un exemple – le fameux professeur de Géographie Insolite et Cruelle, l’inénarrable Rincevent…
 
Voilà pour la trame de l’ouvrage – assez limitée, reconnaissons-le, mais non dénuée d’intérêt. Elle occupe un chapitre sur deux, généralement assez bref, mais souvent drôle ; du Pratchett à l’état pur, quoi. Le reste est confié essentiellement à Ian Stewart et Jack Cohen, donc, lesquels développent plus sérieusement les thèmes esquissés dans les chapitres « narratifs », même si le ton reste éminemment pratchettien. Et les auteurs de se livrer ainsi à une vaste entreprise de vulgarisation scientifique, couvrant bien des domaines, et allant, en gros, du Big Bang à l’ascenseur spatial et au voyage interstellaire, en passant par Einstein et tout un paquet de gros lézards.
 
Bizarre, dans le cadre « magique » du Disque-monde ? Faut voir. En exergue, une citation d’Arthur C. Clarke, un véritable lieu commun (disent les persifleurs), mais qu’il est souvent bon de rappeler : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » En guise de complément, cette citation de Gregory Benford : « Toute technologie discernable de la magie est insuffisamment avancée. » Et, surtout, Mark Twain : « Si la réalité dépasse la fiction, c’est parce que la réalité n’est en rien tenue à la vraisemblance. » Effectivement. La science du Disque-monde est l’occasion de s’en rendre compte : c’est étrange, un monde qui ne contient pas de narrativium (et pas de tortues géantes, accessoirement). Ca ne devrait pas exister. Que la vie s’y développe – entre deux ères glaciaires ou deux gros cailloux – est hautement improbable. Et pourtant…
 
S’instruire en s’amusant, un idéal inaccessible ? Ben non. C’est peut-être tout aussi improbable que ce que l’on vient de voir, et pourtant… (Voir d’ailleurs les intéressants développements sur les probabilités et les statistiques.) Les trois auteurs ont parfaitement réussi leur mission. Le fait est que, sans surprise, on s’amuse, et beaucoup. Les mages de l’Université – l’archichancelier, le doyen, l’économe (avec ses pilules), le bibliothécaire (ook), Rincevent et compagnie – sont toujours aussi drôles, et quelques scènes sont particulièrement tordantes (de la muzak dans un ascenseur spatial… j’adore…). Le ton des chapitres de vulgarisation ne s’en éloigne pas excessivement, et l’on trouvera là aussi souvent matière à rire.
 
Mais on apprend, aussi. Beaucoup de choses (enfin, je parle pour les ignares en sciences « dures » – bouh le… – dans mon genre, les autres n’étant pas le premier public de l’ouvrage). C’est que Terry Pratchett, Ian Stewart et Jack Cohen ont cette appréciable qualité de ne pas nous prendre pour des cons. Mais alors pas du tout. Autant le dire, dans certains passages, ça vole haut. Dans les premiers chapitres « scientifiques », de loin – et nécessairement – les plus abstraits, ça fait même régulièrement bobo à la tétête… Mais ça fascine, aussi. On est en plein dans cette science indiscernable de la magie, celle qui émerveille le quidam ; le sense of wonder de la SF, quoi. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de fiction.
 
Enfin, la plupart du temps. On est après tout dans un ouvrage de vulgarisation, prenant place dans un cadre de fantasy. Alors, de temps à autre, on peut s’autoriser un petit délire, comme cette civilisation de crabes, disparue sans laisser de trace… Ce n’est pas gratuit, ceci dit. Les auteurs, non contents de faire de la vulgarisation – et de la faire bien – en profitent pour se livrer à une intéressante réflexion sur la vulgarisation, et plus largement sur l’apprentissage de la science. Ils évoquent ainsi – avec une honnêteté d’autant plus appréciable qu’elle est bien rare – les innombrables « mensonges pour enfants », comme ils les appellent, qui jalonnent la formation scientifique de tout un chacun. Comprendre : on nous apprend des choses qui sont « fausses », mais – en principe… – pour nous mettre en mesure de comprendre ensuite ce qui est « vrai » (deux exemples flagrants : la Terre est ronde, l’homme descend du singe). Mais Ian Stewart et Jack Cohen ont le courage – le mot ne me semble pas forcément trop fort – de briser quelques-uns de ces « mensonges pour enfants » qui n’ont pas toujours été suivis de l’étape ultérieure justifiant leur utilisation, et, quand ils emploient eux-mêmes de tels « mensonges », de le préciser. Et ça fait du bien, une fois de temps en temps, qu’on arrête de nous prendre pour des cons… Dans la même optique, on appréciera que les auteurs s’attaquent parfois à quelques « tabous » scientifiques ; une fois de plus, ça fait du bien…
 
Bilan ? Une franche réussite à mon humble avis. Mais qui s’adresse avant tout aux amateurs du Disque-monde qui ont envie de perfectionner leurs connaissances scientifiques (voire d’en acquérir un minimum, comme votre serviteur…). Si vous abominez Pratchett et le Disque-monde, passez votre chemin ; si vous êtes déjà hyper calés en sciences « dures », idem. Ca laisse quand même un assez large public, qui aura tout à gagner à la lecture de La science du Disque-monde.

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"Les représentations de "l'homme politique" en France", de Michel Biard (dir.)

Publié le par Nébal

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BIARD (Michel) (dir.), Les représentations de « l’homme politique » en France, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Les Cahiers du GRHis 2006 (17), 93 p.
 
La notion « d’homme politique » est aujourd’hui d’une banalité telle que l’on ne ressent généralement pas le besoin de la définir ; chaque jour, à la télévision, à la radio, dans la presse, on emploie l’expression « homme politique » comme allant de soi et parlant immédiatement. Mais c’est pourtant une notion très récente, dont les premières occurrences, si l’on excepte quelques très rares prédécesseurs guère significatifs, n’apparaissent en littérature que vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Rien de véritablement étonnant à cela, l’homme politique apparaissant en tant que tel en France au moment de la Révolution – laquelle retient comme par voie de conséquence l’attention de la plupart des intervenants de la journée d’étude dont ce 17ème numéro des Cahiers du GRHis rend compte. L’expression ne semble toutefois devenir courante qu’à partir de la Monarchie de Juillet (traduire : avec le développement du parlementarisme, l’image la plus récurrente de « l’homme politique » étant longtemps celle du député), et ce n’est qu’alors qu’elle va commencer, progressivement, à perdre la connotation assez clairement péjorative qui l’accompagnait jusqu’alors (Chateaubriand, ainsi, évoque à plusieurs reprises dans ses Mémoires d’outre-tombe, sa crainte de passer pour un « homme politique »… et les portraits qu’en dressera Balzac, notamment, ne seront guère plus flatteurs). La IIe République et l’instauration du suffrage universel semblent jouer un rôle déterminant dans l’évolution de la notion ; Sand s’en fait l’écho, chez qui la désignation « d’homme politique » devient de plus en plus positive, et, en 1848, elle devient même une distinction recherchée, ainsi par certains hommes qui se verraient volontiers entamer une carrière politique sur les barricades, comme Louis Hincker le rapporte dans le dernier article du recueil. Mais nous n’en sommes pas encore là ; contentons-nous donc pour le moment de poser dans toutes ses dimensions la notion et les connotations « d’homme politique », à travers ses occurrences, pour pouvoir ensuite procéder à l’étude de ses représentations, autant dire de sa construction. C’est ce que fait, très logiquement, Michel Biard, en tant que directeur de ce bref ouvrage, dans un court article introductif assez intéressant (« « L’homme politique » : quelques observations sur la diffusion en France, aux XVIIIe et XIXe siècles, d’une expression appelée à un avenir durable », pp. 9-15).
 
Corinne Gomez-Le Chevanton choisit ensuite, justement, de s’intéresser à une figure négative de l’homme politique, et à vrai dire une des pires qui se puissent concevoir, en la personne de Carrier (« Les figures du « monstre » Carrier : représentations et utilisations », pp. 17-42). Il ne s’agit certes pas, pour l’auteur, de se livrer à une apologie de celui dont on a fait le principal – et en fait le seul… – responsable des abominables « noyades de Nantes », ou de l’exonérer de ses crimes atroces. Cependant, force est de constater – et nul aujourd’hui, tout parti pris idéologique mis à part, n’oserait véritablement le contester – que Carrier, à bien des égards, a joué un rôle de bouc émissaire, a payé pour les autres, en étant accusé hypocritement par des terroristes tout aussi nauséabonds que lui-même, tels Fouché, Fréron ou Tallien, lesquels, en dirigeant en sous-main l'émission de pamphlets contre le représentant en mission, ont excité à son encontre la vindicte populaire, jusqu’à en faire le seul véhicule visible de la Terreur, et donc le symbole à abattre pour que les autres responsables des massacres – eux-mêmes et leurs collègues, mais aussi, à Paris, une bonne part du personnel administratif toujours en place après Thermidor et les députés de la Plaine qui avaient cautionné jusqu’alors le système au nom du « salut public » – puissent poursuivre leur carrière en paix… Carrier, ainsi, a été la victime – certes bien coupable – d’une flopée d’accusations injurieuses que l’on verra souvent reparaître pour discréditer les hommes politiques, et a fortiori les plus radicaux d’entre eux : Carrier, à en croire la « légende noire » qui se constitue autour de son nom, aurait été un fou criminel, un dépravé sexuel (nécessairement…), un authentique animal – les représentations de l’homme dans les pamphlets et au cours de son procès insistent souvent sur ses traits « animaux » – et enfin… un traître ! C’est de sa propre initiative, et sur sa seule responsabilité, qu’il aurait ordonné les massacres nantais, et il aurait ainsi trahi, non pas l’abject Robespierre qui venait de tomber, mais bien les députés naïfs et crédules, qui, en lui confiant les pleins pouvoirs pour mater la rébellion, ne s’attendaient certainement pas à l’usage qu’en ferait cet adepte supposé de la théorie de la « dépopulation »… On reste confondu par une telle hypocrisie. Et l’on constate déjà le terrifiant pouvoir de la presse pour construire ou briser une réputation, ainsi que les aléas d’une « justice politique » contradictoire dans son essence même : les représentants du peuple, dans la même foulée, envoient Carrier devant le Tribunal révolutionnaire, tout en prenant soin de renforcer les immunités parlementaires afin que ce fâcheux précédent ne se reproduise pas par la suite ; quant au procès du « monstre », c’est une authentique aberration, un chef-d’œuvre de mise en scène, accumulant les vices de procédure (l’expression, à vrai dire, est bien faible !), tout aussi scandaleux et faussé que les précédents « procès » de la Terreur, et probablement plus que celui, plus célèbre, du maréchal Ney, vingt ans plus tard, lequel jouera un peu le même rôle, tout en ayant une image moins sanguinaire. Peu importent au final les crimes – indéniables et abominables – de Carrier : il doit payer, non pour faire triompher la justice, mais pour que « les autres » restent en place… Un article passionnant et convaincant.
 
Christine Le Bozec retourne ensuite à des propos plus généraux, en se concentrant sur un groupe idéologique particulier, qui recoupe assez la première notion « d’homme politique », celui des libéraux (« « L’homme politique » libéral », pp. 43-52). Les « libéraux » envisagés ici sont avant tout les thermidoriens, tels Boissy-d’Anglas (même si ce que l’auteur en dit se révélera également vrai par la suite des « idéologues » et des libéraux de la Monarchie de Juillet – plus spécifiquement les « doctrinaires »). Il s’agit de voir comment la défense des acquis de 1789 passe, pour ces hommes qui ne souhaitent pas aller au-delà du suffrage capacitaire et valorisent avec la fougue que l’on sait la propriété, par des dérives autoritaires temporaires, parfaitement acceptées, et même considérées comme indispensables. Pas grand chose de nouveau, donc…
 
Plus intéressant, Olivier Blanc biaise quelque peu la notion – révélatrice… – « d’homme politique » pour revenir sur une importante « femme politique », la toujours controversée Olympe de Gouges (« Femmes en Révolution, l’exemple d’Olympe de Gouges », pp. 53-63). Au-delà de la caricature si courante dès l’instant que l’on évoque ces « femmes politiques », et a fortiori les révolutionnaires (un exemple triste et fameux : Théroigne de Méricourt), c’est une figure remarquable dont l’auteur dresse ici le portrait, avec certes bon nombre de défauts – et notamment un orgueil assez flagrant, ainsi que quelques illusions –,  mais aussi énormément de qualités, une vision lucide des événements, un courage politique rare, et une appartenance idéologique clairement marquée (dans les rangs des Girondins), contrairement à la dispersion dont on l’a longtemps accusée. Olympe de Gouges, ainsi, n’est pas que la féministe avant l’heure, astucieuse et sarcastique, de La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ; elle n’est certainement pas la caricature, tantôt harpie, tantôt écervelée, qu’en a fait une historiographie presque intégralement masculine et presque nécessairement condescendante. Elle était bien une « femme politique », une personnalité fascinante, dont l’œuvre et la vie politique seraient sans doute à redécouvrir aujourd’hui.
 
Vient ensuite ce qui a constitué à mes yeux une grosse déception, Jean-Philippe Chimot ayant à mon sens traité un peu trop superficiellement et de manière parfois contestable un sujet pourtant passionnant et en plein dans la thématique du recueil (« David a-t-il contribué à constituer la figure de « l’homme politique » ? », pp. 65-76). On ne retient pas grand chose de cet article très, et même trop, léger (le style, agaçant, en témoigne). Il y avait sans doute, pourtant, bien des choses à dire sur cet homme qui fut à la fois un des peintres majeurs de son temps, mais aussi un homme politique lui-même (l’auteur semble en douter, et se permet de passer outre les fêtes révolutionnaires mises en scène par David !). De l’esquisse du Serment du Jeu de Paume aux tableaux napoléoniens (Le Sacre, mais aussi bien d’autres) en passant par Marat assassiné, tableau « révolutionnaire » à tous les égards, David se fait peintre politique et peintre de la politique et des politiques. Certes, un aussi bref article ne pouvait prétendre à l’exhaustivité, et une étude plus complète nécessiterait un volume entier. Mais il n’en reste pas moins que cette communication est bien trop légère pour être véritablement saisissante…
 
On s’éloigne enfin, avec Louis Hincker, de la Révolution, pour aborder directement la IIe République (« Hommes politiques et journées révolutionnaires durant la Seconde République », pp. 77-93). C’est, en quelque sorte, un complément à la thèse de l’auteur (Être insurgé et être citoyen à Paris durant la Seconde République), ouvrant de nouvelles perspectives de recherches qui me paraissent très séduisantes. Cet article, à la différence du précédent, est assez dense, sans être aride pour autant. Mais Louis Hincker se montre très éclairant sur le changement de connotation de la désignation « d’homme politique », et développe encore sur certaines conséquences, et notamment l’opposition qui se crée dans les faits entre « l’homme politique » et le « citoyen armé » (à distinguer du « citoyen-soldat »), le premier ne concevant pas la prise d’armes comme pouvant déboucher sur le débat politique, le second y voyant un moyen quasiment nécessaire pour le peuple souverain de s’impliquer dans le débat et ne pas se faire « voler » la République par les « capacités ». Ces deux attitudes concomitantes sont ensuite éclairés par deux exemples très concrets issus des dossiers des prévenus des journées révolutionnaires, ceux de deux inconnus représentant les « capacités », une « petite élite intellectuelle », portés par les barricades, et qui auraient souhaité la reconnaissance en tant qu’hommes politiques de ce fait : le premier, Falaiseau de Beauplan, en arguant de sa qualité de conciliateur, d’intermédiaire entre les autorités et le peuple (et qui se retrouvera du côté « légal » lors des journées de Juin), le second, Delair, probablement plus radical, se mettant avec une certaine arrogance à la pointe des mouvements populaires au nom de la souveraineté du peuple (mais avec toujours cette mission « d’éclairer les foules » ; en Juin, il sera du côté des insurgés…). Article intéressant et riche, dont l’optique me paraît très séduisante, le rôle de ces « anonymes » de la politique étant trop souvent négligé, quand bien même il a pu être fondamental et l’on dispose de nombreuses archives, peu employées, à leur sujet (j’avais été amené à procéder quelque peu de la sorte – à un tout autre niveau, bien inférieur… – dans mon mémoire de Master 2, et souhaiterais poursuivre plus ou moins dans ce sens pour ma thèse…).
 
Au final, un recueil bref, composé d’articles courts et d’un abord aisé, très intéressant dans l’ensemble.

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"La République des faibles", d'Annie Stora-Lamarre

Publié le par Nébal

STORA-LAMARRE (Annie), La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain. 1870-1914, préface de Michelle Perrot, Paris, Armand Colin, coll. L’histoire à l’œuvre, 2005, 219 p.
 
Annie Stora-Lamarre, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Besançon, s’est intéressée notamment à la législation morale de la IIIe République, ainsi qu’en témoignent les titres de quelques-uns de ses ouvrages : L’Enfer de la Troisième République. Censeurs et pornographes, ou encore Incontournable morale et La cité charnelle du droit. Thématique de recherches hautement intéressante et qui me parle fortement. Mais cette étude l’a en outre conduite à approfondir des questions qui m’intéressent encore davantage, en rejoignant, bien que très indirectement, ma propre thématique de recherches (et plus directement la méthode que je souhaite y appliquer), ainsi avec cette République des faibles.
 
Il semblerait qu’Annie Stora-Lamarre soit partie de la figure du sénateur René Bérenger, rencontrée à l’occasion des recherches précédemment évoquées. Si ce nom est aujourd’hui quelque peu oublié, ce n’est pas le cas du surnom qui lui avait été conféré par la presse satirique de l’époque, celui de « Père La Pudeur »… Bérenger est en effet, selon l’image d’Epinal, l’homme de la lutte contre la pornographie, au nom de l’élévation morale des Français, et avant tout des classes populaires. Autant dire quelqu’un d’a priori plutôt méprisable eu égard à nos conceptions aujourd’hui plus laxistes en la matière (même si ça ne va pas forcément durer, hélas…). Mais on aurait tort d’en rester à cette caricature, et de ranger immédiatement et sans recours le sénateur Bérenger parmi les hommes de « l’ordre moral », de la conservation, voire de la réaction.
 
Ce n’est ici qu’une facette du personnage, plus complexe qu’il n’y paraît. Car il est au moins une autre loi majeure de la IIIe République que l’on peut attribuer au « Père La Pudeur », dans un domaine a priori bien différent : c’est en effet à René Bérenger que l’on doit l’importante loi introduisant le sursis en matière pénale. Le conservateur supposé prend dès lors des allures de progressiste farouche, on aurait presque envie de dire radical, voire libertaire… Or on ne saurait accuser ici Bérenger « d’opportunisme » (au sens actuel et péjoratif), le représentant comme allant d’un bord à l’autre du spectre politique au gré des circonstances, selon le mouvement des idées, politicien cynique n’ayant guère d’opinions propres, seulement des intérêts personnels d’ordre carriériste. En effet, ces deux lois ont rencontré une forte opposition – celle des libéraux et des progressistes pour ce qui est de la pornographie, celle des conservateurs et des « hommes d’ordre » pour le sursis (on l’accusait de faire une loi favorisant « la canaille » et qui ne pouvait qu’augmenter la criminalité, notamment celle des jeunes ; tiens, ça me rappelle quelque chose…), et Bérenger a dû livrer une bataille de tous les instants pour les faire adopter.
 
Il y a bien une idéologie derrière ces lois, une pensée cohérente et exempte de contradictions, qu’il s’agit dès lors d’identifier. Et ce sera l’occasion de voir que Bérenger était loin d’être seul dans cette optique : on peut en effet identifier très nettement un groupe d’individus que tout oppose au premier abord, mais qui ne s’en retrouvent pas moins ensemble dans leur combat politique. Des hommes très divers, ceci dit : des catholiques libéraux (comme Bérenger) et des libre-penseurs, des monarchistes ralliés penchant plutôt à droite et des républicains convaincus penchant plutôt à gauche, des politiques, des juristes et des philosophes. Et non des moindres ! Quelques grands noms apparaissent en effet ici, parmi lesquels on retiendra notamment ceux des juristes Raymond Saleilles (qui a rompu avec l’exégèse classique et le cloisonnement des disciplines juridiques, un des pères de l’étude du droit international privé et du droit comparé – il est celui qui a traduit et introduit en France la pensée juridique allemande, et notamment le Code civil allemand – et, surtout, le promoteur de l’individualisation des peines) et Gabriel Tarde (un des pères fondateurs de la sociologie criminelle et de la criminologie, étrangement oublié en France, mais dont les idées ont fait leur chemin, notamment outre-Atlantique, et qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans nos contrées – la notion « d’imitation », centrale chez Tarde, prend tout son sens quand elle est insérée dans ce débat, au-delà des seules questions criminelles) et du philosophe libre-penseur Alfred Fouillée (à peu de choses près le penseur « officiel » de la IIIe République au tournant du siècle, l’inventeur un peu oublié du concept pourtant si souvent employé « d’idée-force »).
 
Ces hommes très divers – même si l’on pourrait tenter de les désigner comme « centristes », notion cependant fuyante et dont l’existence même est régulièrement remise en cause – se retrouvent en effet dans une conception particulière de la République, dont les racines, diverses, doivent être recherchées à la fois dans le passé – les libéraux, et notamment les juristes, de la Monarchie de Juillet, même si l’on pourrait remonter plus loin encore – et à l’étranger – la pensée juridique allemande (avec la figure majeure de Jhering, opposée à celle de Savigny) ; il y a également une certaine influence d’une pensée chrétienne plus ou moins laïcisée (protestante, notamment, mais aussi catholique, avec la renaissance thomiste). Ces hommes sont à la fois démocrates – ils n’envisagent pas un seul instant de remettre en cause le suffrage universel – et élitistes, « aristocratiques » au sens le plus pur. Précisons : il est légitime selon eux que le pouvoir appartienne au peuple ; cependant, celui-ci doit être instruit et guidé par les élites intellectuelles, qui doivent pour cela tout mettre en œuvre, en passant notamment par la loi, par les associations et par l’éducation (centrale dans leur pensée). Il s’agit, pour ces élites, de prendre en charge une mission d’ordre quasi sacrée, providentielle (à mettre en parallèle avec la question coloniale, d’ailleurs) ; il est de leur devoir de défendre, de protéger le peuple, éventuellement contre lui-même, en commençant par les plus faibles : les incapables, et notamment les femmes et les enfants. D’où la lutte contre la pornographie, mais aussi la prostitution (angle « de droite »). Mais il ne s’agit pas de s’arrêter là : ainsi, toute une législation est mise en œuvre, contre les traditions et les obsessions des conservateurs, visant, par exemple, à donner à la fille « séduite » des moyens de droit, à émanciper progressivement la femme mariée de la tutelle de son époux, à autoriser des actions en recherche de paternité, à relever la majorité pénale, etc. (angle « de gauche »). Les associations, les ligues de vertu, etc., jouent de même sur tous ces tableaux, dans l’optique de ces hommes : il s’agit de récompenser les attitudes morales et les comportements vertueux notamment chez les « humbles », de prôner aussi, d’abord la charité, ensuite l’assistance sociale (on retrouve encore le modèle allemand).
 
En chamboulant ces anciennes traditions autoritaires, héritées de l’ancien régime et du catholicisme et largement perpétuées par le droit napoléonien, selon une optique progressiste, ils n’entendent cependant pas pour autant favoriser le laxisme à tout crin, terrorisés qu’ils sont, comme la quasi-totalité de la classe politique, par le risque d’anarchie, ce qui légitime à leurs yeux le versant plus répressif et sévère de leur législation. Il s’agit bel et bien pour ces hommes de trouver une voie centrale : ils n’entendent pas gommer le passé au nom de la modernité et du positivisme (alors dominant, et que ces libéraux, même s’ils en sont presque nécessairement imprégnés, critiquent régulièrement, notamment en matière criminelle : Lombroso est leur bête noire, même si, sur certains points, ils peuvent être amenés à adopter des solutions finalement guère éloignées de celles prônées par l’école positiviste italienne – et donc, notamment, le sursis) ; ils n’entendent pas davantage se replier sur un passé qu’ils sont loin d’idéaliser (la notion d’évolution, a fortiori après Darwin, est au cœur de leur approche de la société, et notamment du droit : Saleilles en est un exemple particulièrement parlant, ainsi quand il se sépare progressivement de l’école de l’exégèse pour vanter certaines nouveautés introduites par le droit allemand – comme le conseil de famille, voire le patrimoine d’affectation – et développer l’idée de décloisonnement et d’individualisation du droit ; on comprend d’autant plus pourquoi ces juristes rejettent l’école « historique » de Savigny, qu’ils considèrent comme devant aboutir à une conception nécessairement fixiste, et donc contre-nature, du droit). La voie médiane vise à concilier l’ancien et le moderne, la spiritualité et le positivisme, l’autorité et la liberté ; c’est ici, notamment, que la pensée d’Alfred Fouillée et sa notion « d’idée-force » entrent en jeu.
 
Le sénateur Bérenger n’est donc pas isolé dans son combat qui nous paraît aujourd’hui si contradictoire. Il est, bien au contraire, représentatif d’un assez large courant de pensée, qui, s’il n’a pas été accompagné par des mouvements de masses – ce que son caractère élitiste prohibait de toutes façons à bien des égards –, n’en a pas moins eu une influence déterminante sur la législation de la IIIe République, et nous a transmis un héritage qui forme un socle majeur de notre droit républicain.
 
Une étude passionnante. J’approuve inconditionnellement, chez Annie Stora-Lamarre, cette volonté de briser quelques frontières, et de se livrer à une étude mêlant histoire « classique », histoire du droit et histoire des idées ; de même, au sein de l’histoire du droit, elle me semble avoir tout à fait raison de procéder au décloisonnement souhaité par Raymond Saleilles, en envisageant ensemble des questions de droit public, de droit civil, de droit pénal et de droit international qui ne prennent tout leur sens qu’à condition de les envisager conjointement (La République des faibles constituant au passage une démonstration pertinente des inconvénients de l’hyper-spécialisation, et des erreurs d’analyse qu’elle risque de susciter…). L’évocation de figures telles que Bérenger, Fouillée et Saleilles est très séduisante, et par moments fascinante. Enfin, cette approche des fondements idéologiques de la législation, passant tant par les archives parlementaires (relativement connues) que par l’étude de la doctrine et de la « littérature grise » (souvent négligée, a fortiori les thèses de droit du tournant du siècle, généralement méprisées mais souvent très révélatrices), étant à bien des égards celle à laquelle j’ambitionne de me livrer, je ne peux que m’enthousiasmer à la lecture de cet ouvrage original et pertinent.
 
La République des faibles, ceci dit, a les défauts de ses qualités. Dans ce format assez bref, on ressent immanquablement une certaine dispersion dans la forme, voire dans le fond, l’impression de passer du coq à l’âne à tout bout de champ, ce qui nuit quelque peu à l’unité du propos. Enfin, on ne peut que maudire l’éditeur qui n’a de toute évidence pas jugé une relecture nécessaire, comme c’est hélas trop souvent le cas dans la littérature « scientifique » : coquilles, fautes de français, répétions, omissions, ponctuation hasardeuse, parsèment l’ouvrage et en rendent la lecture parfois éprouvante…
 
Ce n’est qu’un détail (même si, en maniaque infect, j’avoue y attacher une certaine importance), qui ne doit pas dispenser ceux qui s’intéressent à ces questions de la lecture de cet ouvrage finalement assez unique et indéniablement enrichissant.

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"L'homme qui rétrécit", de Richard Matheson

Publié le par Nébal

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MATHESON (Richard), L’homme qui rétrécit, traduit de l’américain par Jacques Chambon, [Paris], Denoël – [Gallimard], coll. Folio Science-fiction, [1956, 1994, 1999] 2005, 271 p.
 
Je n’aime pas les araignées. Bouh les sales bêtes, là, avec leur huit grosses pattes velues, leurs mouvements furtifs de perfides monstres chitineux… Argh.
 
Je n’aime pas les araignées.
 
Alors j’ai eu envie de maudire Folio-SF pour cette couverture (moche, qui plus est) du classique de Richard Matheson L’homme qui rétrécit, qui a eu le succès que l’on sait au cinéma. Bon, je dois bien reconnaître que c’est assez approprié, en même temps. Mais brrrrrrrr quand même. Sale bête. Néanmoins, je me devais de le lire ; alors c’était pas une minuscule bestiole de rien du tout (même avec huit grosses pattes velues et des mouvements furtifs de perfide monstre chitineux gasp) qui allait m’en dissuader, hein ? Même pas peur, d’abord. Enfin, si, mais c’est un peu le but, alors ça va… C’est que Richard Matheson est un maître pour ce qui est de mêler le fantastique le plus horrifique et la science-fiction, ce que je savais déjà pour m’être régalé de son autre grand classique, le génial Je suis une légende (bientôt une énième adaptation… avec Will Smith ; bon, ben, je vais plutôt re-regarder La nuit des morts-vivants, tiens…).
 
L’homme qui rétrécit, c’est Scott. Un Américain tout ce qu’il y a d’ordinaire, avec sa petite vie tranquille, partagée entre son boulot et sa famille (sa femme Lou, sa fille Beth). C’est dans ce cadre parfaitement banal, pour lequel Matheson éprouve une certaine prédilection, que l’horreur va frapper. Non pas subitement, comme un monstre qui surgit de l’obscurité avec une stridence de violon pour faire sursauter le spectateur. Non. Avec la lenteur pesante de l’inéluctable, celle qui laisse le temps pour prendre conscience du drame qui se joue et pour en souffrir. Scott, sans qu’on sache trop pourquoi, s’est donc mis à rétrécir, à perdre quelques millimètres chaque jour ; on ne sait pas guérir ce mal étrange. Et Scott devient bientôt plus petit que son épouse, puis plus petit que sa fille ; pendant un moment on le prend pour un enfant ; il ne peut plus travailler, il ne peut plus conduire, il ne peut plus rien faire normalement. Scott, d’Américain banal qu’il était, devient progressivement un phénomène de foire. Et rien ne lui échappe ; il a conscience de tout ce qui se joue ; le phénomène ne semblant pas devoir s’arrêter, il peut même calculer une échéance fatidique, celle où sa taille sera devenue si minuscule qu’il ne sera à vrai dire plus rien. Le néant. Dans quelques jours…
 
Scott se souvient de son long calvaire, des différentes étapes de sa « maladie » – il se repère en fonction de sa taille. Ses relations avec Lou en ont pris un coup. Il l’aime toujours, bien sûr, et sans doute l’aime-t-elle aussi ; mais comment l’aimer vraiment quand on a la taille d’un enfant, si ce n’est moins ? Rien de grivois, ici ; mais la misère d’un homme qui devient progressivement autre. Et prend conscience que la taille, ça compte. Pour chaque millimètre qu’il perd, c’est un peu de son autorité qui disparaît : comment en imposer à sa fille Beth, jouer le rôle du père, quand il devient plus petit qu’elle ? Seul le corps de Scott rétrécit ; mais tout le monde semble se comporter avec lui comme avec un enfant – Lou, surtout. Mais il n’est pas un enfant ! Il est un homme ! Sauf qu’à force de le répéter et de piquer des colères au moindre prétexte, c’est bien à un enfant boudeur que l’on a l’impression d’avoir affaire. Scott doit s’adapter, et le monde qui l’entoure aussi. Bientôt, dans la cave où il s’enferme de lui-même pour fuir les regards indiscrets, il logera – pour un temps – dans une maison de poupées, dont le mobilier factice lui brise le dos ; il éprouvera de perturbants fantasmes pour la jeune fille qui vient garder Beth, dont le corps est plus adapté au sien ; puis, il y aura Madame Tom Pouce. Madame ? Juste un nom de scène… Mais il rétrécit encore.
 
Et, même s’il se sait condamné à très brève échéance, Scott ne parvient pas à se résoudre au suicide ; il veut survivre, jusqu’au dernier moment. Aussi a-t-il bien d’autres choses à faire que de ressasser le passé. Dès le début du roman, réduit à la taille d’un insecte et oublié des humains devenus pour lui des géants, il lui faut livrer un combat de tous les instants dans la cave de sa maison, désormais sa prison – vaste de plusieurs kilomètres à ses yeux ; il lui faut trouver de l’eau, de la nourriture, de la chaleur.
 
Et il y a l’araignée. Toujours plus grosse, nécessairement. Obstinée et terrifiante, elle harcèle sans cesse Scott, oppressé du matin au soir par le cliquetis insupportable de ses huit pattes – non, sept ; du temps où il était encore un peu plus grand, il lui avait brisée une patte en lui jetant un caillou… Mais aujourd’hui les rôles sont inversés. Scott est désormais plus petit que l’araignée ; et il n’a qu’une épingle pour se défendre contre le monstre titanesque. Et là où l’abominable bête triomphe de toutes les parois avec aisance, Scott, lui, peine avec son rudimentaire matériel d’escalade, confectionné avec de vagues débris égarés dans la poussière de la cave… Et si l’araignée ne le tue pas, il reste malgré tout bien des risques : Scott peut mourir de faim, ou se briser le dos en chutant… d’une chaise de jardin ; de toute façon, dans quelques jours, il ne sera plus rien…
 
C’est brillant, tout simplement. Le terme si souvent galvaudé de « chef-d’œuvre » prend ici tout son sens. Matheson a écrit avec une subtilité rare un classique instantané et éternel, poignant, prenant et terrifiant. Dans cet étrange récit au pitch improbable – un homme qui rétrécit ? Allons bon… –, tout sonne juste.
 
Scott est un personnage magnifique, touchant et crédible, humain malgré tout : sa douleur et ses angoisses sont communiquées avec une pertinence et un sens de l’à-propos qui n’appartiennent qu’aux plus sensibles connaisseurs de l’âme humaine. D’autant que Scott, dans sa taille réduite, reste un homme entier, avec ses qualités et ses défauts – ses nombreux défauts : il est bien des passages où il est à baffer… et donc vrai.
 
La construction du récit, de même, est un véritable modèle du genre. Après un très bref prologue, sorte de pré-générique intrigant, Matheson attaque en force, nous plongeant directement au cœur de l’action, à savoir le combat de Scott contre l’araignée, qui constituera une sorte de « fil rouge » du roman. L’action présente, dramatique et terrifiante, est entrecoupée à chaque pause de réminiscences qui éclairent le passé de Scott et les étapes de son calvaire, et jettent une lumière différente sur sa situation actuelle ; ici encore, l’à-propos est le maître mot. Rien n’est gratuit, et tout a un parfum d’authenticité d’autant plus saisissant. L’invraisemblable aventure de Scott, pour qui le sol poussiéreux d’une cave devient semblable à la plus impénétrable des forêts vierges, sonne vrai. Le sens du détail est ahurissant…
 
Et, en plus, ça fait peur. Vraiment. A la différence de ce que pratiquait souvent Lovecraft, autre grand maître de l’attaque en force, le pire, ici, n’a pas nécessairement déjà eu lieu. Il y a une vraie rivalité entre la lente descente aux enfers de Scott et le danger permanent de sa lutte pour la survie dans la cave. Et l’on ne saurait trop dire ce qui est le plus horrible dans tout ça. Certaines scènes sont de vrais modèles d’angoisse, ainsi celle où Scott, réduit à la taille d’un enfant de douze ans, est pris en stop par un étrange individu, un peu perturbé et à l’affection très démonstrative… De même, un peu plus tard, quand des « grands » en mal de « petits » à martyriser s’en prennent à lui… même après l’avoir reconnu. Le pire, dans tout ça, étant que Scott, s’il est désarmé comme un enfant, n’en a pas moins conscience de ce qui se passe comme un adulte.
 
Et puis il y a cette putain d’araignée. Abominable. Terrifiante. Argh. Parole d’arachnophobe, certaines pages sont difficiles à tourner…
 
Brillant. Tout simplement.

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"10 000 litres d'horreur pure", de Thomas Gunzig

Publié le par Nébal

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GUNZIG (Thomas), 10 000 litres d’horreur pure. Modeste contribution à une sous-culture, illustrations de Blanquet, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2007, 247 p.
 
Le cinéma d’horreur connut une véritable révolution dans les années 1970, préparée par quelques œuvres fortes et originales telles que Psychose d’Alfred Hitchcock, Le masque du démon de Mario Bava et La nuit des morts-vivants de George A. Romero. L’horreur tend alors à se distancier de l’épouvante traditionnelle et de son attirail gothique puisé dans le folklore. Elle se fait plus sordide, plus graphique parfois, plus maladive.
 
Dans la foulée de Psychose et de sa célèbre scène de meurtre sous la douche se développe en Italie le genre du giallo, illustré notamment par un Dario Argento alors au sommet de son génie (L’oiseau au plumage de cristal, Le chat à neuf queues, Les frissons de l’angoisse…). On y retrouve la figure encore rare du serial-killer aux motivations difficilement discernables, et dont les meurtres tous plus atroces les uns que les autres, et généralement perpétrés à l’arme blanche (un long poignard dans une main gantée de cuir…), sont assez souvent teintés d’une forte atmosphère érotique, la pulsion meurtrière se faisant libération brutale d’une sexualité perturbée ; on nage dans le sang… et dans la psychanalyse. Le giallo mue à son tour, et, porté notamment par le culte mais néanmoins très décevant à mon goût La baie sanglante de Mario Bava, génère le slasher : le meurtrier est encore plus flou, l’aspect psychanalytique disparaît parfois totalement, l’immoralisme règne, et le meurtre devient l’objet central du film, toujours plus graphique et insoutenable. Les victimes – de préférence des jeunes gens aux hormones en ébullition, en un sens le type idéal du public de ces films, paraît-il (sauf que ledit public, plutôt masculin, raffole des victimes féminines à forte poitrine…) – se ramassent à la pelle, et on en redemande. Au mieux, cela a donné, par exemple, Halloween de John Carpenter, modèle du genre, hélas bien amoché par une flopée de séquelles dont on se serait bien passé, de même que pour le Freddy (Nightmare On Elm’s Street) de Wes Craven ou le Vendredi 13 de Sean S. Cunningham…
 
Parallèlement à ce genre proliférant, et pouvant plus ou moins y être rattachés, se développent également à cette époque d’autres sous-genre, portés par une même volonté, parfois scabreuse et parfois politique, de repousser les limites de la censure, que ce soit dans le cadre d’un pur cinéma d’exploitation ou dans celui, plus « respectable », du cinéma « d’auteur ». Parfois proche du slasher, on peut ainsi évoquer le genre très spécialisé du rape and revenge, avec au moins un film emblématique, l’excellent et terrible La dernière maison sur la gauche, premier film (officiel...) de Wes Craven, et peut-être (probablement ?) le meilleur, en dépit de ses nombreuses imperfections techniques. Le thème de la chasse à l’homme, apparu au cinéma avec Les chasses du comte Zaroff, génère à la même époque le genre du survival, dans lequel une brochette de citadins perdus dans une contrée sauvage et hostile se font massacrer par une horde de tueurs sadiques et dégénérés, de préférence des rednecks, tiens : ça a donné Délivrance de John Boorman, bien sûr, mais aussi, plus proches de nos préoccupations, La colline a des yeux de Wes Craven, ou encore, bien qu’avec une tonalité différente, le fameux (et excellent même si surestimé à mon avis) Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper, où l’on retrouve nos jeunes gens stéréotypés du slasher, perdus dans un Texas sordide et répugnant. Le film gore dépasse en même temps les guignoleries d’Hershell Gordon Lewis (au passage, dans 2000 Maniacs, on trouvait déjà les jeunes gens et les rednecks…) pour aboutir, pour le meilleur et pour le pire, aux films de zombies (les chefs-d’œuvre de George A. Romero et les hilarantes abominations italiennes…) et au genre spécifiquement transalpin du film de cannibales, dans la foulée du célèbre Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, ou bien se teinter d’un délire outrancier qui rend la violence plus surréaliste qu’hyperréaliste, plus drôle qu’émétique, ainsi avec les Evil Dead de Sam Raimi (et ces jeunes gens dans une cabane isolée au fond de la forêt…), mais aussi les succulents Bad Taste et Brain Dead (la glorieuse époque de Peter Jackson, ça fait bizarre aujourd’hui…), ou encore le Street Trash de Jim Muro. Miam ! Rajoutons enfin quelques réactualisations de l’horreur classique, mise au goût du jour (Suspiria de Dario Argento, Fog ou encore le remake de The Thing par John Carpenter), mais aussi quelques objets filmiques non-identifiables – le Driller Killer d’Abel Ferrara, etc. – ; autant de motifs pour parler d’un âge d’or du cinéma d’horreur, qui n’avait jamais été aussi libre ni aussi inventif, et ne l’a jamais été depuis, même s’il revient au goût du jour (voyez les innombrables remakes, suites et prequels des films cités à l’heure actuelle, ou, plus sympathiques, les pastiches et hommages, comme le rigolo Cabin Fever d’Eli Roth, mais aussi, moins directement référencé et plus glauque, Wolf Creek, The Descent, Severance, 28 jours plus tard, Saw, et bien d’autres encore).
 
Autant de films qui ont fait le bonheur des cinémas de quartier aujourd’hui défunts (et des drive-in…), puis celui de ces jeunes gens qui ont vu apparaître au cours des années 1980 ce merveilleux accessoire qu’était le magnétoscope. C’était l’époque bénie où Vidéo-Futur n’existait pas, et où l’on pouvait louer pour un prix modique des films rares, des films « autres », et non uniquement le dernier blockbuster aseptisé et formaté, agrémenté des inévitables « scènes coupées » après avoir squatté les Multiplex…
 
Epoque bénie qu’a eu la chance de connaître, comme bien d’autres, le jeune écrivain belge Thomas Gunzig (j’y arrive enfin ! Ouais, mais d’abord, ce prélude n’est pas totalement gratuit, hein, et pis d’abord, je fais que c’que j’veux, na !). Et c’est à cette sous-culture si particulière – et si formatrice, parfois – qu’il entend rendre hommage avec ce sympathique 10 000 litres d’horreur pure (à vrai dire, ce sont surtout les survivals qui sont concernés, comme l’auteur le précise lui-même, et non les slashers au sens strict, comme le prétend la quatrième de couv’… Comment ça, je chipote ?). La chouette couverture de Blanquet – qui livre également quelques illustrations intérieures dans le même genre – donne le ton : ça dégouline, ça suppure, ça suinte, ça gicle et ça hurle. Re-miam.
 
Hommage, disais-je. Ca implique de jouer sur un certain nombre de stéréotypes, ainsi que l’auteur s’en explique dans une « petite introduction en guise de justification ». L’histoire, du coup, on la connaît, ou presque.
 
Prenons cinq jeunes gens, réduits à l’archétype. Patrice est un petit gros mal dans sa peau et maladroit, un chimiste à lunettes, bref, un nerd ; puceau comme de bien entendu. Marc est son meilleur ami, un jeune homme beau, intelligent – enfin, c’est ce qu’on dit, mais on peut légitimement en douter, des fois – et abominablement gentil, qui étudie la médecine ; sa copine, Ivana, étudie le droit, elle en a bavé, elle est belle, douce et intelligente (parfaite, quoi). Deux pièces rapportées par le trop gentil Marc : l’insupportable JC, gros con cynique et égocentrique de futur kiné pété de thune, et sa copine Kathy, immonde poufiasse blonde, superficielle au possible, méprisante et arrogante, petite pupute à la cervelle d’oiseau qui se prend pour Freud parce qu’elle fait une Licence de Psycho. Voilà pour les victimes. En gros, on y reconnaît les personnages de Massacre à la tronçonneuse, d’Evil Dead et de Cabin Fever, entre autres, à ceci près qu’ils ne sont pas Américains. Et ils ont bien entendu la même fonction : susciter l’attachement et / ou l’irritation, trembler, souffrir et agoniser sous les assauts d’une menace invincible incarnant le mal à l’état pur ; et le « spectateur » de se faire participant, de souffrir avec eux ou de ressentir une certaine jubilation sadique en maniant le hachoir, mouhahahahahaha ! Pas besoin de plus : ces personnages sont des fonctions, et remplissent fort bien leur rôle. On ressent à leur égard ce que l’on a pu ressentir, sur un ton rigolard, avec Ash, ou avec « l’héroïne » de Massacre à la tronçonneuse pour ce qui est du glauque ; ça marche dans tous les cas, et, mine de rien, c’est pas si évident.
 
Le cadre, maintenant. C’est la fin des exams. Patrice propose à Marc et à Ivana – dont il est secrètement amoureux, cela va de soi – de passer ensemble le week-end dans un chalet perdu au bord d’un lac (comme dans… oui, bon, vous avez compris), histoire de se délasser un peu. Marc, des fois, est un peu con, et trouve que ça serait une chouette idée de proposer à JC et Kathy de les accompagner ; ça n’enchante guère Ivana et Patrice, trop polis cependant pour protester ; quant à JC et Kathy, qui n’ont décidément rien en commun avec les autres, ils acceptent néanmoins, y voyant une occasion un peu originale de faire la fête à grands coups de cachetons et de baiser comme des oufs (JC veut enculer Kathy, qu’on se le dise). Bref, l’ambiance est maussade, les « amis » n’en sont pas vraiment, et quand les récriminations commencent à surgir du côté des deux pourris gâtés – parce que ça manque d’alcool et c’est vraiment trop la zone –, on commence à sentir une vilaine tension qui ne fait que s’aggraver au fil des pages.
 
Les jeunes gens s’arrêtent dans la dernière épicerie sur la route, paumée elle aussi, et à plusieurs kilomètres du chalet de Tante Micheline – celle qui a fini à l’asile. C’est l’occasion de voir qu’en Europe aussi on a des rednecks – si vous en doutez, regardez l’excellent Calvaire de Fabrice du Welz (tiens, encore un Belge), ou encore le JT de Jean-Pierre Pernaud ; vous pouvez sortir de chez vous, aussi, ça marche assez souvent : on en a plein, de ces jolis spécimens de consanguins, conservateurs et cons tout court ; la chemise à carreaux et la gapette ne sont qu’un bonus séduisant mais non indispensable… L’épicier, donc, est un joli spécimen : il est grossier, il pue, il n’a pas d’alcool à vendre (mais il veut bien lâcher une bouteille de vodka douteuse si Kathy lui montre sa moule) et il élève des chats qu’il dresse pour tuer les gens (ah ouais quand même…). Petit élément déstabilisant, préparant l’horreur ultérieure, et suscitant un premier malaise, encore pour l’instant teinté de rire ; mais, dans le fond, c’est un procédé courant du genre, et que Thomas Gunzig évoque d’ailleurs dans la préface, citant en exemples la scène de l’auto-stoppeur dans Massacre à la tronçonneuse ou encore celle du bar dans Wolf Creek. Petit malaise, quoi. Et pas d’alcool, merde.
 
Bientôt, c’est le deuxième malaise – le cadre est joli, mais la baraque guère confortable, et vraiment paumée dans la cambrousse, loin de tout (y’a même pas le téléphone…). Et puis troisième malaise : Patrice révèle qu’il n’est venu ici qu’une seule fois, dans son enfance, et qu’il n’y est jamais revenu depuis, parce que c’est ici qu’a disparu, dans des circonstances étranges, sa sœur handicapée mentale… Et puis, alors que JC, complètement défoncé, lèche sans trop d’efficacité sa blonde, celle-ci – défoncée elle aussi – aperçoit une silhouette par la fenêtre (comme dans…) : HIIIIIIIIIIIIIIIIII !!! Et l’horreur s’abat bientôt sur les jeunes gens…
 
Je n’en dirais pas plus histoire de ne pas gâcher le réel plaisir que l’on ressent à la lecture de ce très court roman. Simplement, au-delà de l’hommage réjouissant, Thomas Gunzig nous concocte ici une chouette histoire d’horreur, hautement référencée mais comprenant malgré tout quelques éléments originaux (ou du moins des références allant au-delà des slashers et survivals traditionnels). Le récit, découpé en bref chapitres jouant sur la multiplicité des points de vue, est rythmé et entraînant, et l’horreur y est bien réelle (avec les quelques gimmicks d’usage, moins lourds ici, car plus appropriés et mieux maîtrisés, que dans La Théorie des cordes) ; une touche de gore de temps en temps, pas mal d’humour aussi… 10 000 litres d’horreur pure constitue ainsi un divertissement éminemment sympathique, à condition d’aimer les séries B à Z d’horreur ; ben, heureusement, c’est mon cas, aussi Gunzig avait-il ici tendance à prêcher un converti… Mais si parmi vous se trouvent d’autres fidèles de la secte (j’en connais bien quelques-uns, eh eh…), il me semble qu’ils passeront eux aussi un agréable moment – bien que très court – à la lecture de ce roman finalement assez singulier.

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