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Tschaï : retour sur la planète de l'aventure

Publié le par Nébal

Tschaï : retour sur la planète de l'aventure

Tschaï : retour sur la planète de l’aventure, textes de Raphaël Albert, Étienne Barillier, Jeanne-A Debats et Adrien Tomas, illustrations de Dogan Oztel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, coll. Ourobores, 2017, 180 p.

Ma critique se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 146-147.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

EDIT : 26/10/2018 : la voici !

 

Bien sûr, il peut être utile de se référer au préalable à ma chronique du Cycle de Tschaï de Jack Vance himself.

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Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

Publié le par Nébal

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Dans l’épouvante : histoires extraordinaires, [Das Grauen. Seltsame Geshichten], traduit de l’allemand par Marc Henry et Féli Gautier, traductions revues et corrigées par Paul Dubauhisse, Toulouse – Paris, Ombres, coll. Petite Bibliothèque Ombres, [1908] 2017, 241 p.

Dans l'épouvante, et Mandragore, de Hanns Heinz Ewers

EWERS (Hanns Heinz), Mandragore : histoire d’un être mystérieux, [Alraune. Die Geschichte eines lebendens Wesens], traduction de l’allemand par Charlette Adriane et Marc Henry, Dina, Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, [1911] 2018, 292 p.

 

Ma critique de ces deux ouvrages se trouve dans le Bifrost n° 91, pp. 142-143.

 

Elle sera en son temps mise en ligne sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

Cependant, cette chronique passablement embarrassée appelle une remarque – et on n’a pas manqué de me le signaler, à plusieurs reprises. Mon avis assez mitigé, ma sensation d’ennui, doivent sans doute plus aux circonstances de ma lecture qu’aux qualités et aux défauts intrinsèques de ces deux ouvrages, que je sais « objectivement bons ». Une critique plus développée, à la manière de ce blog, m’aurait permis d’exprimer plus ouvertement ce que ce ressenti a de tristement subjectif, chose que je ne pouvais pas faire dans le cadre de Bifrost. De fait, je crois, ou même je sais, et c’est navrant, que je suis passé à côté de ces deux titres – parce que ce n’était pas le moment, parce que c'était un mauvais moment. Ça arrive… Mais toutes mes excuses, donc, pour ce papier sans doute bien trop poussif.

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Le Serpent Ouroboros, volume I, de E.R. Eddison

Publié le par Nébal

Le Serpent Ouroboros, volume I, de E.R. Eddison

EDDISON (E.R.), Le Serpent Ouroboros, volume I, [The Worm Ouroboros], traduit de l’anglais par Patrick Marcel, introduction de Patrick Marcel, illustrations d’Emily C. Martin, [s.l.], Callidor, coll. L ‘Âge d’or de la fantasy, [1922] 2017, X + 282 p.

 

Ce (demi) roman a été initialement chroniqué dans la revue Bifrost, dans un « focus » l’associant aux deux autres publications des éditions Callidor sorties en même temps, Le Khan blanc, de Harold Lamb, et Les Centaures, d’André Lichtenberger, « focus » publié directement sur le blog de la revue, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du n°90, ici.

 

J’ai cependant consacré des chroniques (un peu…) plus détaillées à chacun des trois volumes pris indépendamment. Voici donc pour Le Serpent Ouroboros, volume I, avec sa vidéo.

Dans la deuxième salve de la collection « L’Âge d’or de la fantasy » des éditions Callidor, c’est sans doute le titre le plus attendu – un classique des littératures de l’imaginaire datant de 1922, et qui a notoirement séduit et inspiré les plus grands auteurs du genre, incluant un Tolkien qui par ailleurs pointait les défauts de l’oeuvre tout en en admettant la grandeur ; mais on peut citer aussi H.P. Lovecraft ou Clark Ashton Smith, Fritz Leiber et C.S. Lewis, Ursula K. Le Guin, George R.R. Martin… Pour quelque raison étrange, Le Serpent Ouroboros n’avait pourtant jamais été édité en français ! Cette très belle collection a enfin permis de se lancer dans cette entreprise, avec Patrick Marcel à la traduction et Emily C. Martin à l’illustration, dans un style très BD épique (j’ai pensé notamment aux Savage Sword of Conan, John Buscema et compagnie) qui s’avère parfaitement approprié.

 

Un bémol, toutefois et d’emblée : le livre, pour s’adapter aux conditions de publication de Callidor, a dû être coupé en deux… et autant dire que j’espère que la parution de la suite ne demandera pas un délai aussi long que celui qui s’est écoulé entre la première et la deuxième salves de la collection : pour Harold Lamb et Khlit le Cosaque, on pouvait se le permettre, puisqu’il s’agissait de nouvelles, mais beaucoup moins dans le cas présent…

 

L’histoire se déroule… sur Mercure. Nous y accompagnons un rêveur terrien… qui sera bientôt oublié, ni héros, ni véritablement personnage point de vue. Ce qui prime, très vite, ce sont les luttes d’influence entre les différents royaumes de la planète, qui portent des noms évocateurs : Démonie, Sorcerie, Gobelinie, Lutinie… Pourtant, les habitants de ces contrées lointaines sont globalement humains. Et pas si éloignés de notre vieille Terre, faut-il croire : ils prisent les vers latins et le théâtre élisabéthain, et une botanique qui n’a pas grand-chose d’extraterrestre… Question « construction de monde », on est effectivement bien loin du soin apporté par Tolkien à la définition de sa Terre du Milieu : tous ces aspects en témoignent, mais aussi, par exemple, les noms propres, de personnages ou de lieux, qui manquent d’unité et ne sont jamais dictés par autre chose que le goût de l’exotisme. L’ensemble constitue un patchwork guère lié, davantage encore que l’Âge Hyborien de Robert E. Howard.

 

Et pourtant, ça marche ! Car l’histoire très épique qui nous est narrée, guère originale selon nos critères contemporains, et qui emprunte beaucoup aux sagas nordiques, une passion avouée de l’auteur, dispose du souffle nécessaire, d’un goût affirmé pour la grandeur et même la démesure, qui séduisent le lecteur et l’emportent sans peine dans une trame certes elle aussi anarchique, mais avant tout efficace.

 

Nos héros… sont des Démons, si cela veut dire quelque chose. Juss et ses compagnons sont confrontés à l’expansionnisme des Sorciers et de leur roi Goricé ; la victoire des Démons dans une absurde ordalie ne les préserve certes pas des entreprises fourbes des Sorciers – et le nouveau (?) roi Goricé paraît bien plus redoutable que le précédent… Maître des arcanes, il enlève par magie aux Démons un de leurs meilleurs éléments, Goldry Bluszco, le propre frère du roi Juss : qu’importe les batailles qui menacent son pays, un fiasco militaire en entraînant un autre, Juss, accompagné du fidèle Brandoch Daha, part pour le bout du monde, en quête de l’oracle qui saura lui retourner son frère…

 

Il faut dire que tous ces personnages, loyaux Démons comme fielleux Sorciers, ne sont généralement pas des plus rationnels, et même, disons-le, pas des plus malins. Dans cet univers guerrier, où les conflits systématiques ont une part plus ou moins dissimulée de pulsions génocidaires, la moindre pique adressée à la virilité ou à la bravoure d’un noble combattant suffit à lui faire commettre les pires sottises… Aussi ne suscitent-ils guère de sympathie chez le lecteur.

 

Mais il y a une belle exception, un personnage moins stupide que les autres, si guère porté sur l’honneur : le seigneur Gro (wesh, Gro... non, pardon), un Gobelin en exil qui a intégré le service de la Sorcerie (soit « les méchants », même si qualifier les Démons de « bons » est assurément problématique) ; certes, il peut dans un premier temps faire penser à une navrante caricature (antisémite ?), mais, même si ses apparitions dans ce premier volume sont comptées, il a quelque chose de plus que tous les autres – en tant que seigneur en exil sans cesse raillé pour ce qu’il est par des nobles bien moins fins que lui, et loser magnifique, vaguement dépressif, qui, en tant que tel, a la compulsion de rallier le camp des perdants… Et tout cela le rend finalement humain (face aux « héros » monstrueusement puissants que sont tous les autres), et, oui, sympathique. D’une manière ou d’une autre, je ne serais pas surpris d’apprendre que le Tyrion Lannister de George R.R. Martin lui doit un tant soit peu.

 

Un autre aspect problématique concerne le style : E.R. Eddison a la réputation d’employer délibérément un anglais archaïque dans son roman, qui n’en facilite semble-t-il pas toujours la lecture. Mais cet aspect ne m’a vraiment pas marqué dans la très fluide traduction de Patrick Marcel, je ne sais donc qu’en penser… Le style de l’auteur apparaît en fait d’une qualité variable – et il brille sans doute davantage dans les dialogues, échanges nerveux autant qu’arrogants, que dans les descriptions, où il abuse sans doute du vocabulaire le plus précieux, avec une prédilection marquée pour les omniprésentes pierres précieuses, qui semblent agrémenter absolument le moindre objet sur Mercure…

 

À chaque paragraphe ou presque de cette chronique, je me suis fait l’écho de défauts marqués. Ils sont innombrables, Le Serpent Ouroboros en est littéralement perclus. Et pourtant… Eh bien, oui, j’y reviens : ça marche – ça marche très bien, même ! Passé une entrée en matière un peu déstabilisante avec la fausse piste qu’est le personnage de Lessingham, et en dépit des errances d’une trame générale qui use volontiers de l’ellipse, renforçant le sentiment général d’anarchie ou d’improvisation, le lecteur est accroché, passionné, impliqué ; il est invité à prendre part à la plus épique des aventures, et s’y jette à corps perdu. Qu’il s’agisse des finasseries de la haute politique, soit la plus basse, ou des exploits physiques et martiaux les plus insensés, comme d’escalader la plus haute montagne du monde, chaque chapitre a sa propre grandeur enthousiasmante et palpitante – et certains mettent même en scène des idées proprement géniales, comme celle de ces trois capitaines autrefois inséparables, et qui cherchent en vain à se détruire mutuellement dans l’immense désert dans lequel ils errent depuis tant d’années…

 

Le Serpent Ouroboros est une aventure qui fait appel à la passion – la raison est bien trop frustrante pour paralyser véritablement l’enthousiasme du lecteur. Qu’importe dès lors tous ces défauts ; les aventures de Juss et des siens nous happent et nous captivent – et j’ai grand hâte de lire la suite !

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Les Centaures, d'André Lichtenberger

Publié le par Nébal

Les Centaures, d'André Lichtenberger

LICHTENBERGER (André), Les Centaures, introduction de Thierry Fraysse, préface d’André Lichtenberger, postface de Brian Stableford (traduite de l'anglais par Thierry Fraysse), illustrations de Victor Prouvé, [s.l.], Callidor, coll. L ‘Âge d’or de la fantasy, [1904, 1924, 2013] 2017, XIX + 283 p.

 

Ce roman a été initialement chroniqué dans la revue Bifrost, dans un « focus » l’associant aux deux autres publications des éditions Callidor sorties en même temps, Le Khan blanc de Harold Lamb, et Le Serpent Ouroboros, volume I, de E.R. Eddison, « focus » publié directement sur le blog de la revue, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du n° 90, ici.

 

J’ai cependant consacré des chroniques (un peu) plus détaillées à chacun des trois volumes pris indépendamment. Voici donc pour Les Centaures, avec sa vidéo.

La deuxième salve de l’excellente collection « L’Âge d’or de la fantasy », chez Callidor, contient une belle curiosité : Les Centaures, roman signé André Lichtenberger, paru initialement en 1904, et largement oublié depuis les années 1920 (époque d’une belle réédition avec des illustrations de Victor Prouvé, qui sont ici reprises). Étrangement, c’est d’abord via la traduction anglaise de Brian Stableford chez Black Coat Press que le roman a été ressuscité… Or ce roman peut, rétrospectivement, être envisagé comme un des premiers romans de fantasy français, sinon « le ». Mais, disons-le d’emblée, c’est une lecture qui en vaut la peine bien au-delà de ce questionnement finalement très anecdotique et un peu vain – si la réédition des Centaures est tout à fait bienvenue, c’est d’abord et avant tout parce qu’il s’agit d’un très bon roman.

 

L’histoire se déroule dans une sorte de cadre préhistorique fantasmé, où règnent sur les animaux paisibles trois nobles races hybrides issues de la mythologie grecque, les centaures d'abord, les faunes et les tritons ensuite ; nous adoptons le point de vue des fiers centaures, dont le roi Klévorak a partout imposé sa loi – prohibant le meurtre entre animaux : on tuera qui tue ! Mais il est des êtres méprisables, tour à tour appelés les « maudits », les « impurs », les « écorchés », qui n’ont que faire de la loi de Klévorak : les humains, ces monstres odieux et chétifs qui se vêtent de la fourrure des autres, et inventent des objets étranges… Sur un mode épique, nous le comprenons vite, nous assisterons donc, au travers des yeux des centaures, à la fin de ce paisible et idyllique monde où règnent les races nobles : les humains, avec leurs inventions, prendront inévitablement le dessus, et qu’importe leur fragilité ou leur immoralité...

 

Il y a beaucoup de souffle et de majesté dans Les Centaures, roman riche de tableaux puissants. Mais il a d’autres atouts, et notamment des personnages probablement bien plus subtils qu’ils n’en ont tout d’abord l’air. Ce qui vaut sans doute pour le roman dans son ensemble, à vrai dire…

 

La préface de l'auteur (datant de la réédition après la Première Guerre mondiale, ce qui change pas mal de choses) fait un peu peur, avec son leitmotiv bien de son temps, « famille, race, patrie », et il est vrai que la fierté des races nobles, même sur le déclin, peut assez bien illustrer ce thème. Disons que, toutes choses égales par ailleurs, ce qui compte semble-t-il le plus est la description d’un monde utopique – un âge d’or. Ce qui peut rejoindre, même à rebrousse-temps, les préoccupations d’un auteur engagé en politique dans le parti radical et spécialiste de l’histoire du socialisme ? Quand bien même il s’agit d’un monde d'essence plutôt aristocratique, où l'égalité globale n'est en fait obtenue qu'au travers de la souveraineté d'une élite (raciale ?), garante de la paix publique. Le ton est assez réactionnaire, mais le point de vue des centaures y est pour beaucoup… Eux-mêmes se félicitent de ne jamais se poser la question de l’avenir ! Et, après tout, la « famille, race, patrie » des hommes, malgré qu’il en ait peut-être, est bien celle de l’auteur – quand bien même on ne les voit ici que comme des ennemis… Ou presque, car il est quelques personnages issus des races nobles, et j’y reviendrai, qui éprouvent une attirance malvenue, où la curiosité le dispute à l’amour, pour les frêles « impurs » ; et ce sont en fait ces exceptions au sein même de leurs races respectives qui suscitent le plus la sympathie du lecteur.

 

C’est, de manière générale, « plus compliqué que cela ». Il y a par exemple des passages sans doute pas très #MeToo compatibles (c'est 1904, en même temps), liés à la tradition nataliste des centaures, pour qui la reproduction est d’autant plus essentielle qu’ils se voient périr à court terme, et il s’agit donc d’un devoir, au plus tôt, pour les centauresses ; mais d’autres séquences semblent en prendre le contre-pied, par exemple en mettant en scène la nécessaire lubricité des faunes (dont Pirip, un des plus intéressants personnages du roman – sage à la façon d’un prophète résigné, derrière sa frivolité apparente), ainsi cette scène terrible où ils violent une humaine, avec « l'excuse » de la pulsion, puis tuent son bébé… en croyant le sauver.

 

Et, en même temps, au-delà du digne Klévorak, ce qui se rapproche le plus d'un personnage principal, sinon d’un héros, est donc la centauresse Kadilda, la propre fille de Klévorak – celle qui fait, d'une certaine manière, le choix des humains contre sa race, dévorée qu’elle est par son amour pour le courageux humain Naram ; et ce choix est aussi celui consistant à ne pas enfanter, à repousser tous les centaures qui sont dévorés d’amour, ou du moins de désir passionnel, pour la belle centauresse blanche. Après la guerre, et la préface appropriée, on aurait pu être tentée d’y voir une Mata Hari, mais c’est pourtant une fausse piste : dans ses choix « contre-nature », elle suscite bien davantage de sympathie que son père et ses guerriers, à la virilité brutale et bornée, et portés à la fanfaronnade…

 

Ces questions sont-elles seulement pertinentes ? Je tends à le croire – mais le roman est d’une force et d’une majesté qui autorisent à s’en dispenser, pour s’en tenir au seul plaisir du récit épique, débordant d’un souffle admirable et de tableaux saisissants. Ce qui prime, c'est la beauté des images, la beauté luxuriante de la nature richement notée, mais tout autant la beauté morbide du destin apocalyptique des races nobles, qui s’effondrent sous nos yeux non sans sursauts glorieux – et qu’importe si la gloriole est vaine.

 

La réédition des Centaures d’André Lichtenberger aux éditions Callidor nous permet donc de faire une très belle redécouverte – car ce livre mérite bien qu’on le lise au XXIe siècle. L’éditeur, qui fait illustrer toutes ses publications, a eu ici l’heureuse idée de reproduire le travail accompli dans ce qui était jusqu’alors l’ultime réédition française du roman, en 1924, par Victor Prouvé, un artiste notable de ce temps ; le résultat est tout à fait convaincant.

 

On peut donc remercier une fois de plus les éditions Callidor pour leur travail admirable, et ces éditions ou rééditions d’œuvres de fantasy anciennes, et trop souvent injustement oubliées au méconnues de par chez nous. Disons-le : Callidor est une bénédiction.

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Lapsus clavis, de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

Lapsus clavis, de Terry Pratchett

PRATCHETT (Terry), Lapsus clavis : articles et textes hors fiction, [A Slip of the Keyboard], traduit de l’anglais par Patrick Couton, préface de Neil Gaiman, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du Cygne, [2014] 2017, 333 p.

Ma chronique se trouve sur le blog de Bifrost, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du Bifrost n° 90, ici.

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La Guerre des mondes, de H.G. Wells - Le Massacre de l'humanité, de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

La Guerre des mondes, de H.G. Wells - Le Massacre de l'humanité, de Stephen Baxter

WELLS (H.G.), La Guerre des mondes, [The War of the Worlds], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Henry D. Davray, révision par Tom Clegg – BAXTER (Stephen), Le Massacre de l’humanité, [The Massacre of Mankind], traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laurent Queyssi, illustration de couverture de Benjamin Carré, Paris, Bragelonne, coll. Bragelonne SF, [1897-1898] 2017, 665 p.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, pp. 121-122.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 27/04/2018 : la chronique devrait arriver bientôt sur le blog de Bifrost.

 

D'ici-là, voici une version bien plus détaillée, avec sa vidéo...

LE RETOUR DES MARTIENS

 

Il y a cent-vingt ans de cela paraissait, d’abord sous la forme d’un serial, le roman de H.G. Wells La Guerre des mondes – qui deviendrait aussitôt un immense classique de cette science-fiction qui, alors, ne portait pas ce nom et n’était sans doute pas très clairement définie ; comme, quelques années plus tôt, un précédent roman de Wells : La Machine à explorer le temps. Deux œuvres visionnaires d’un génie qui en compte quelques-unes à son actif – le genre de merveilles dont la simple existence chamboule absolument tout ; à certains égards, la science-fiction ultérieure sera modelée par ces magnifiques entrées en matière.

 

Rien d’étonnant dès lors à ce que La Guerre des mondes, comme d’ailleurs La Machine à explorer le temps, ait suscité son propre mythe – sous la forme de déclinaisons, d’hommages, d’adaptations (incluant bien sûr aussi bien Orson Welles que Steven Spielberg, ou, dans un autre registre, Alan Moore et Kevin O’Neill), voire de « suites ». Ce qui nous amène au présent ouvrage – car Stephen Baxter a récidivé : lui qui, il y a une vingtaine d’années de cela, avait livré une suite à La Machine à explorer le temps, parfaitement brillante, sous le titre Les Vaisseaux du temps, a commis il y a peu (cette même année, en fait : la traduction française n’a pas tardé !) une suite à La Guerre des mondes, intitulée Le Massacre de l’humanité (un titre emprunté au roman de Wells, déjà) ; et ceci avec la bénédiction des héritiers comme des thuriféraires de Wells (et c’est pourquoi on parle d’une suite « officielle », même si le roman originel est de toute façon dans le domaine public).

 

Idée un peu étonnante de la part de Bragelonne, mais pas mauvaise : en profiter pour associer les deux livres dans un unique gros volume (mais dont le seul roman de Baxter représente en gros les trois quarts – nous le savons, avec notamment des titres tels que Voyage, Évolution ou Exultant, tous trois d’excellents livres par ailleurs, Stephen Baxter aime à s’étendre). C’est sans doute pertinent, dans la mesure où Le Massacre de l’humanité se fonde sur une lecture très pointue et scrupuleuse de La Guerre des mondes (ce qui a d’ailleurs pour corollaire que la traduction originelle de Henry D. Davray a dû être un chouia retouchée par Tom Clegg pour se montrer plus exacte – c’est par contre Laurent Queyssi qui s’est chargé de la traduction du roman de Stephen Baxter) : si votre lecture date un peu, vous risquez de passer à côté de pas mal de choses, et une relecture peut donc s’imposer.

 

Elle m’a certainement été très profitable… D’autant que je n’avais pour l’heure lu La Guerre des mondes qu’en anglais, il y a quelques années de cela – c’était même une de mes premières lectures en anglais et ça ne m’avait pas facilité la tâche… En fait, au sortir du roman, j’étais un peu déçu : j’y avais largement préféré La Machine à explorer le temps, L’Île du docteur Moreau, ou, plus tard et en anglais également, L’Homme invisible… Ceci étant, à ma première lecture, La Machine à explorer le temps aussi m’avait laissé un peu froid – et c’est la relecture (justement pour préparer la lecture des Vaisseaux du temps, de Stephen Baxter, tiens, tiens…) qui m’avait tardivement amené à appréhender combien ce séminal roman de Wells était génial. Et la même chose s’est produite avec La Guerre des mondes, dont je perçois là encore bien trop tardivement combien il s’agit d’un chef-d’œuvre visionnaire – cette relecture a donc été une grosse baffe.

 

Mais le roman de Baxter, cette fois ?

 

Mmmf…

 

Note au passage : dans ce compte rendu, je ne vais pas me gêner pour SPOILER comme un porc le roman de Wells – il a fêté ses 120 ans, je crois que je peux. Mais je vais tâcher de ne pas trop déflorer celui de Stephen Baxter, au cas où…

 

LE RÉCIT D’UN MONDE QUI S’ÉCROULE

 

Vous connaissez tous le pitch de La Guerre des mondes. Bon, en résumé : à l’aube du XXe siècle (sauf erreur, le roman de Wells affirme son caractère d’anticipation, mais sans donner de date – Baxter, dans son roman, considère que ces événements ont eu lieu en 1907), les Martiens déboulent à bord de cylindres dans le sud de l’Angleterre (dans la campagne, mais pas si loin de Londres). Ils suscitent d’abord la curiosité, mais bientôt l’effroi – car ils sont venus pour faire la guerre. Ces êtres si fondamentalement supérieurs, presque de purs intellects, ont développé une technologie incomparablement plus avancée que celle de l’empire britannique : leurs inventions diaboliques, les tripodes, le rayon ardent, la fumée noire, l’herbe rouge, ne laissent aux humains aucune chance de vaincre – mais l’extermination pure et simple n’a qu’un temps ; à l’horizon se profile le plus tragique des destins pour l’humanité, à savoir constituer du gibier d’élevage pour ces extraterrestres qui se nourrissent de son sang… Pourtant, cette Guerre des mondes, ce sont les Martiens qui la perdent, très vite – car, dans leur démesure, ils sont terrassés par des êtres plus insignifiants encore que les humains : les bactéries, auxquelles la vie terrestre s’est faite au travers de millions d’années d’évolution, mais qui n’épargnent pas les visiteurs étrangers… Lesquels, cependant, pourraient bien revenir un jour ?

 

Tout ceci nous est narré par un anonyme (la quasi-totalité des personnages du roman sont anonymes, mais Baxter les nommera tous – notre narrateur sera ainsi Walter Jenkins), un « écrivain philosophe » qui doit probablement beaucoup à Wells lui-même, et qui est aux premières loges dès le début de la guerre, dans sa campagne bucolique et paisible… qui ne le sera pas éternellement. Le narrateur livre un récit de la guerre telle qu’il l’a vécue – en rapportant aussi ce qui s’est produit pour son frère (Frank Jenkins, chez Baxter), à Londres : une lutte impitoyable pour la survie, dans une atmosphère de cauchemar apocalyptique (à certains égards, La Guerre des mondes relève autant de l’horreur que de la science-fiction – et, concernant cette horreur, je suppose qu’elle a quelque chose de « cosmique » qui ne devait pas laisser un Lovecraft indifférent ?) ; ce qui implique son lot, même maigre, de rencontres, dont un vicaire qui perd la raison devant tant d’horreurs si peu chrétiennes, et un artilleur cynique et charismatique (Albert Cook chez Baxter), agaçant autant que fascinant, également lucide et naïf, et qui peint un tableau éloquent de ce que sera le monde du futur…

 

LITTÉRATURE D’INVASION ET IMPÉRIALISME

 

La Guerre des mondes est un roman d’une immense richesse – et très dense, à cet égard (il court sur 180 pages seulement des 660 que compte ce gros volume). Il traite d’une multitude de thèmes, autorisant des lectures variées, et en usant avec astuce de procédés qui, à la fois, ancrent le roman dans son temps, et lui confèrent une portée visionnaire sans égale.

 

À tout prendre – sauf que les singularités sont essentielles –, le roman de Wells s’inscrit dans un courant qui a eu son heure de gloire dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, et que l’on qualifie de « littérature d’invasion » : le propos est de décrire une invasion de l’Angleterre, dont les habitants ne sont donc pas autant en sécurité qu’ils le croient ou le prétendent – ils doivent faire face à un ennemi impitoyable, et qu’il serait très mal avisé de sous-estimer, même si l’issue de la guerre peut varier. Nombre de ces romans ont une approche « réaliste », en ce qu’ils ne font pas intervenir d’éléments proprement « imaginaires », même s’ils sont régulièrement quelque chose de fictions spéculatives et éventuellement d’anticipation à très court terme ; reste que, dans cette approche, l’ennemi est humain – fonction des tensions internationales du moment, les Allemands ou les Français. Mais la littérature d’invasion peut aussi se mêler d’éléments davantage imaginaires, que ce soit comme ici sur un mode très concret, ou, éventuellement, sur un mode davantage métaphorique : on a souvent fait le lien, le Dracula de Bram Stoker paraît en 1897, soit l’année même de la publication en serial de La Guerre des mondes.

 

Mais, bien sûr, l’envahisseur chez Wells est un extraterrestre, singularité essentielle – car, si la littérature mondiale avait déjà traité de ce thème à l’occasion, cela n’avait sans doute jamais été avec la même ampleur. Et ce sont déjà de très beaux (façon de parler) aliens : globalement libérés de l’anthropomorphisme, dotés de facultés incroyables (on les suppose télépathes) outre leur science et leur technologie incroyablement avancées, des êtres d’une essence supérieure et qui, pour cette raison même, semblent inaccessibles à la morale dans leur relation avec les humains.

 

Tout ceci, à un niveau relativement abstrait, doit sans doute beaucoup aux réflexions contemporaines sur la théorie de l’évolution (éventuellement détournée dans le motif pseudo-scientifique du darwinisme social) : Wells avait étudié auprès de Huxley, disciple de Darwin, et son roman est riche d’échos de la pensée évolutionniste, jusque bien sûr dans le thème de la survie du plus apte. Le propos est aussi de décentrer l’univers, qui ne peut plus tourner autour de l’homme – l’infinie supériorité des Martiens met à mal les prétentions de l’humanité à trôner au sommet de la chaîne alimentaire, et elle ne doit sa survie qu’aux actions inconscientes de l’infiniment petit, ces bactéries tout juste entrevues au microscope, comme les Martiens voient les humains.

 

Mais justement : c’est là un aspect qui tranche par rapport aux canons de la littérature d’invasion – l’ennemi est infiniment plus puissant que l’arrogante Albion, bien plus malin, bien plus développé, bénéficiant d’une science et d’une technologie si avancées qu’elles rendent vaines toute tentative de comparaison.

 

Et c’est ici qu’opère un retournement dont Wells ne fait pas mystère dans son roman (et auquel il faut sans doute associer l’idée de la bactérie triomphant de l’envahisseur) : cette invasion hors-normes doit amener les Britanniques à questionner leur propre impérialisme, et l’entreprise coloniale tout entière – contre les dénégations brutales fondées sur la conviction de ce que la supériorité fondamentale (d’ordre racial au moins pour partie) de l’Angleterre lui confie le mandat de régir le monde, Wells rapporte la réalité concrète vécue par une population pas moins humaine, mais fauchée par un envahisseur dégagé de toute morale et qui n’y regarde pas à deux fois, car il n’a que son intérêt égoïste en tête. L’exemple des Tasmaniens est ouvertement cité. En échangeant ainsi les places, l’auteur attaque l’empire au cœur, dans son principe même, et si son roman n’a rien d’une dissertation – c’est bel et bien au premier chef un roman –, il contient, dans un sous-texte pas si discret mais ô combien pertinent, quelque chose d’un pamphlet des plus éloquent à l’encontre de l’entreprise coloniale. Mais, que la critique porte ou pas, le tableau demeure – et le roman, au-delà du divertissement, exprime insidieusement une forme de malaise qui n’a rien d’innocent, et qui l’élève au pinacle de la littérature spéculative.

 

UN CHEF-D’ŒUVRE SOMBREMENT VISIONNAIRE

 

Mais ceci d’autant plus qu’en se fondant sur la science de son temps (et empruntant occasionnellement à la proto-science-fiction antérieure : le voyage interplanétaire des Martiens emprunte au canon de Jules Verne dans De la Terre à la lune), Wells anticipe un monde futur particulièrement effrayant – et qui, sur bien des points, lui a tristement donné raison… De manière générale, je suis très sceptique concernant l’idée même de prospective. Mais, chez les meilleurs auteurs du genre, il y a de ces présages qui fascinent autant qu’ils dépriment…

 

L’armement martien est globalement devenu très concret, bien vite : même en mettant de côté le rayon ardent anticipant le laser, les tripodes présagent les chars d’assaut, ils ont des engins volants qui annoncent l’aviation, la fumée noire évoque immanquablement les gaz de combat bientôt employés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et peut-être l’herbe rouge va-t-elle-même plus loin encore, du côté de la guerre bactériologique – et, bien sûr, la fin des Martiens en est un écho ironique. N’y manque guère que la puissance de l’atome, et Stephen Baxter ne manquera pas d’ajouter cet élément dans l’équation.

 

Mais cela va au-delà de la technologie : la description horrifiante de la guerre totale menée par les Martiens peut sans doute se fonder sur bien des antécédents abominables, mais, pour un lecteur du début du XXIe siècle, il me paraît inévitable d’y associer des images d’événements ultérieurs – et, pour le coup, davantage de la Seconde Guerre mondiale que de la première. Difficile, ici, de ne pas penser au Blitzkrieg, et, si toute guerre suscite ses exodes, la fuite de Londres, très graphique, rappelle à notre mauvais souvenir de sombres images de 1940… ou de bien des conflits ultérieurs, incluant de nos jours ceux qui ont entraîné ce que l’on qualifie de « crise des migrants » (mais n’est-ce pas prendre le symptôme pour la cause ?). Et il y a pire encore : difficile, devant les Martiens « élevant » les humains pour s’en nourrir, a fortiori dans les tableaux prophétiques de l’artilleur, de ne pas penser aux camps de concentration et à l’extermination méthodique de milliers de personnes jugées « inférieures »…

 

(Je dois avouer, au moins dans une parenthèse, que ces pages très rudes peuvent aussi susciter d’autres questionnements – l’assimilation que font certains végans des abattoirs aux camps de la mort, même si elle a quelque chose d’outré qui crispe vite la conversation, pour le « carniste » que je suis encore malgré tout, n’est pas sans fond.)

 

Mais tout cela participe de la réussite exceptionnelle de La Guerre des mondes, proprement un chef-d’œuvre, visionnaire à un point rare – un bel exemple ce qu’est la meilleure science-fiction, celle qui raconte de bonnes histoires tout en incitant à la réflexion, et qui sait, avec ce qu’il faut d’astuce, d’audace et en même temps, bizarrement, d’une certaine réserve, dresser un tableau du futur à même d’édifier, qu’il fascine ou terrifie.

 

Ce chef-d’œuvre avait une fin relativement ouverte – appelait-il une suite pour autant ? Elle était tentante assurément… Et tentée, d’ailleurs : avant la suite « officielle » de Stephen Baxter, les exemples ne manquaient pas. Mais était-ce pertinent ? Ou du moins cela l’a-t-il été dans le cas du Massacre de l’humanité ? C’est à voir…

ON PREND LES MÊMES ET ON RECOMMENCE

 

Oui : on prend les mêmes et on recommence – littéralement.

 

Stephen Baxter, déjà, nomme et précise à peu près tout ce qui était indéfini dans le roman de Wells. Il en situe précisément l’action en 1907 (sur la base de calculs astronomiques), et sa suite treize ans plus tard. Il procède de même pour tous les personnages du roman (ou presque) : dans La Guerre des mondes, en dehors de quelques figures bien réelles, les personnages sont anonymes (il n’y a sauf erreur qu’une seule exception, l’astronome ami du narrateur) ; dans Le Massacre de l’humanité, tous ces personnages sont nommés – les figures essentielles au premier chef (le narrateur est Walter Jenkins, l’artilleur est Albert Cook), mais aussi d’autres plus secondaires dans le roman originel, mais qui deviennent davantage importantes ici, et tout d’abord Julie Elphinstone, à peine croisée dans La Guerre des mondes (c’est la brave et fraîche jeune fille avec qui Frank quitte Londres), mais qui devient cette fois notre narratrice ; ce qui est un peu surprenant, pour le coup. En fait, un seul personnage, chez Baxter, n’est pas nommé… et c’est H.G. Wells lui-même, qui agace beaucoup Walter Jenkins – sans doute parce que ce dernier sait que tous deux se ressemblent beaucoup.

 

Pourquoi pas ? Ce qui est plus gênant, ici, c’est que le principe de mettre ces « vétérans » en avant implique quelques tours de passe-passe plus ou moins convaincants – car, « nécessités » du récit mises à part, ils n’ont absolument aucune raison objective de figurer à nouveau sur le devant de la scène

 

Il y a des choses très bien vues – notamment concernant Walter Jenkins, dont le « Récit » (entendre : La Guerre des mondes) a rencontré un franc succès, mais qui n’en est pas moins un homme marqué par les événements de ce que l’on appellera bientôt la Première Guerre martienne ; dans son corps, mais aussi dans son esprit – car il souffre d’un ersatz martien de l’obusite (très bonne idée, ça) ; aussi est-il soigné par les plus grandes sommités de la psychiatrie de ce début du XXe siècle, incluant ce bon docteur Freud. Le personnage gagne par ailleurs… à ne pas être très sympathique : l’obusite mise à part, Jenkins est un homme très narcissique, parfois fantasque, et à peu près tous ses proches trouvent à redire à son fameux Récit… En fait, il est très tôt décrit, explicitement, comme un narrateur non fiable – ce en quoi Baxter joue probablement des procédés de Wells, et il me faudra y revenir.

 

Mais Jenkins a finalement un rôle assez secondaire dans le roman – du moins en volume de papier, car ses interventions sont effectivement déterminantes dans le fond. En l’état, cependant, il joue bien trop souvent un rôle de « prétexte » pour situer d’autres personnages, davantage mis en avant, pile là où le récit a besoin qu’ils se trouvent, et ça n’est pas toujours d’une cohérence folle, loin de là. Cela vaut bien sûr tout particulièrement pour Julie Elphinstone, qui est… son ex-belle-sœur, disons (elle a épousé Frank, avec qui elle avait fui Londres, âgée de 19 ans seulement, mais a divorcé quelques années plus tard). Femme forte, suffragette et plus encore, Julie Elphinstone manque cependant de chair et d’âme pour faire un narrateur intéressant – même en comparaison avec le très abstrait « écrivain philosophe » derrière lequel s’avançait Wells dans son roman.

 

Cela vaut pour bon nombre des personnages du Massacre de l’humanité, quels qu’ils soient, hélas. Finalement, celui qui s’en sort le mieux à cet égard… est celui qui s’en sortait déjà le mieux dans La Guerre des mondes : l’artilleur de Wells, ici Albert Cook – détestable et fascinant.

 

Et sinon… Les Martiens. Qui devaient forcément revenir, et en ayant forcément tiré les leçons de leur échec de 1907.

 

L’ENTRE-DEUX-GUERRES (1907-1920)

 

Il y a un autre aspect à mentionner dans le contexte du roman, et c’est sa dimension uchronique – même si d’un genre particulier, puisque se fondant sur une fiction. Si La Guerre des mondes n’avait absolument rien d’une uchronie, et était probablement un roman d’anticipation, Le Massacre de l’humanité, sur la base de la divergence voulant que les Martiens aient bel et bien tenté de conquérir le sud de l’Angleterre, sinon le monde, en 1907, ne peut que se rapporter à un univers essentiellement différent du nôtre – même si les variations sont en fait relativement discrètes. C’est pourtant crucial : le roman de Wells anticipait sur les horreurs du XXe siècle, mais le roman de Baxter revient sur elles – et ce n’est pas la même chose.

 

Toutes choses (martiennes) égales par ailleurs, la divergence la plus marquante est probablement que ce monde n’a pas connu la Première Guerre mondiale – ou non : c’est en fait qu’elle ne s’est pas déroulée de la même manière… Le roman parle de la « guerre de Schlieffen », du nom du fameux général allemand, et, très tôt, on comprend que la France s’est effondrée en deux temps trois mouvements face aux armées teutonnes, et s’est de plus ou moins mauvaise grâce soumise à l’occupation du Hun – lequel s’est aussitôt tourné contre la Russie, conflit qui s’éternise cependant, le général Hiver étant probablement de la partie ; l’Allemagne domine l’Europe, en tout cas – et sa puissance militaire est sans doute pour partie l’héritage et la digestion des terribles chocs de 1907 en la matière : technologie Deutsche Qualität, j’imagine que ça vaut bien Frogland occupé.

 

La différence essentielle avec notre monde, c’est que l’Angleterre a laissé faire – voire a, en sous-main, prêté assistance à l’Allemagne sur le front russe, ne serait-ce que pour tester certaines babioles… Et, si cette politique est critiquée, l’Angleterre ayant lâché ses alliés au moment où ils avaient le plus besoin d’elle, ma foi, le monde s’en est accommodé – les États-Unis critiquent l’ex-mère patrie pour cette raison, mais pas au point de rompre avec leur politique isolationniste.

 

C’est que l’Angleterre a d’autres préoccupations – en y incluant comme de juste son immense empire colonial : le retour des Martiens l’obsède. Le traumatisme de 1907 a démontré que l’empire n’était pas intouchable. Cela ne lui donne guère envie de se mêler de la politique continentale : l’important est de s’armer dans l’attente du retour de l’ennemi, qui viendra forcément, et le pays se militarise, toujours plus autoritaire, sous la direction de Marvin, un vieux soldat charismatique et assisté par quelques fortes têtes – non des moindres, le bouillant Winston Churchill, qui en vient à incarner l’idée même de défense nationale.

 

C’est probablement, dans ce monde-ci, ce qui se rapproche le plus de la montée des totalitarismes dans notre entre-deux-guerres – même si en empruntant beaucoup à un autoritarisme prussien à la moustache rigide, et le Kaiser Guillaume III est peut-être plus agressif encore que son paternel. Et la Russie ? En 1917, le régime s’est purgé de ses mauvais éléments bolchéviques. Et, en ce début de la décennie 1920 dans ce monde parallèle, l’Italie n’a pas de Mussolini, l’Allemagne aucun besoin d’un Hitler. Pas encore ? C’est à voir – ce monde-ci semble au moins épargné par ce fléau, la menace externe et globale a peut-être eu cet effet ; la démocratie ne marque pas forcément beaucoup de points pour autant…

 

Les événements de 1907 ont chamboulé la donne à tous les niveaux – et la technologie a fait des progrès considérables, mais surtout dans le domaine militaire. Cela produit sans surprise quelques clichés plus ou moins steampunk (même si c’est bien tardif pour du steampunk), cuirassés terrestres inclus, qui intriguaient déjà Wells. Pas forcément grand-chose d’autre à se mettre sous la dent, cependant, en dehors de quelques avions qui ont connu des améliorations très rapides, et de putain de gros zeppelins (y a des Allemands, y a forcément des zeppelins).

 

Mais il est important de noter – et c’était sans doute indispensable – que l’uchronie de Stephen Baxter a ici une implication essentielle : Le Massacre de l’humanité repose sur les connaissances scientifiques du temps de Wells, et qui avaient orienté la rédaction de La Guerre des mondes. Ainsi, par exemple, la formation et l’évolution du système solaire sont envisagées au prisme de l’hypothèse de la nébuleuse ; ou bien il y a des canaux sur Mars ; ou encore Vénus est une planète humide, sinon assez proche des conditions de vie terrestres, etc. Autant d’aspects, et il y en a bien d’autres, qui ont été invalidés par la science ultérieure, mais qui confèrent au roman une authenticité d’un autre ordre, et, disons-le, un certain charme. Pour le coup, oui, je trouve que c’est une réussite du Massacre de l’humanité – un exercice assez ludique, et qui a pu me rappeler, encore que ce ne soit pas tout à fait la même chose, certes, le jeu sur la pseudo-science dont est coutumier un Valerio Evangelisti dans sa série des Nicolas Eymerich (ou en tout cas dans ses meilleurs volumes).

 

Un autre cliché du registre uchronique est autrement sensible, car sans doute bien plus convenu : la tentation du name-dropping. Stephen Baxter y succombe volontiers – d’où ces six pages de glossaire en fin de volume. Monde alternatif ou pas, Le Massacre de l’humanité fourmille d’occasions où glisser des célébrités dans tous les domaines. C’est parfois pertinent, souvent gratuit.

 

JOUER AVEC WELLS ET AVEC SES THÈMES ET PROCÉDÉS

 

Il ne fait aucun doute que Stephen Baxter a relu scrupuleusement La Guerre des mondes pour en écrire la suite, ce qui est bien la moindre des choses, et il a fait ça le crayon à la main. Des détails en apparence très anodins (et nécessitant le cas échéant une traduction plus précise que celle, d’époque, de Henry D. Davray, d’où quelques retouches par Tom Clegg dans le présent volume) lui fournissent l’occasion de développements bienvenus. D’ailleurs, ce travail préparatoire ne s’est bien sûr pas arrêté à la seule relecture du roman, et la bibliographie très pointue qui émaille les remerciements en fin de volume témoigne de ce que l’auteur ne s’est pas lancé dans pareille entreprise avec désinvolture. À l’évidence, il admire et l’œuvre et l’auteur qu'il est chargé de prolonger, ce qui ne nous surprendra pas de la part de celui qui a livré Les Vaisseaux du temps.

 

Parfois, cela ne va guère au-delà du clin d’œil complice, mais, dans bien des cas, cela va au-delà – et notamment quand cela débouche, en fait, sur une lecture critique : ainsi, notamment, de ce caractère de « narrateur non fiable » qui, quoi qu’il en ait, colle à Walter Jenkins ; un personnage dont les troubles psychiques sont attestés, et dont les prophéties, qu’elles soient catastrophistes ou utopiques, n’en sonnent que plus illuminées et fantasques…

 

Au registre des procédés littéraires, un autre aspect éclatant de cette approche réside sans surprise dans son recours à un deus ex machina – du genre à nier tout deus ? Ou à l’envisager différemment… Hélas, pour le coup, c’est bien moins convaincant. C’est que l’extermination des Martiens par les bactéries terriennes, dans La Guerre des mondes, était un bon deus ex machina – du genre à perdre toutes ses connotations négatives, car il venait en fait servir le propos du roman, au regard de sa réflexion politico-scientifique comme de la dimension cosmique de l’horreur vécue par les hommes aux prises avec leur colonisateur. Baxter tente de jouer sur ce terrain – l’attaque bactériologique occupe forcément une place centrale dans Le Massacre de l’humanité –, mais, hélas, avec beaucoup moins de réussite ; car, si le contexte justifie à nouveau le recours au deus ex machina, et si, comme dans La Guerre des mondes d’ailleurs, l’idée de cette conclusion était d’une certaine manière discrètement suggérée dès les premières pages du roman, ce qui légitime d’autant plus le procédé, il n’en reste pas moins que la solution de Baxter (ou de ses personnages, Walter Jenkins pour partie, Julie Elphinstone surtout) n’est guère satisfaisante… Elle sonne faux – et peu crédible. Les éléments sont là qui devraient servir cette conclusion, mais ils m’ont vraiment laissé un goût amer en bouche…

 

Ce qui se reproduit à un autre égard ? La critique de l’impérialisme et du colonialisme étant une dimension probablement essentielle du roman de Wells, Baxter devait lui aussi en traiter. Ce qui se produit tardivement dans le roman, mais d’une manière guère satisfaisante – alors que le conflit contre les Martiens dépasse subitement la seule Angleterre (il était temps) pour ravager d’autres parties du monde : d’autres grandes puissances (l’Allemagne, la Russie, les États-Unis surtout, ou encore la Turquie – où le sultanat est toujours en vigueur), mais aussi des contrées plus exotiques, liées à l’empire victorien : Australie, Afrique du Sud, Inde, etc. L’occasion d’ailleurs de croiser, au moins verbalement, des figures de la lutte anticoloniale, un Sun Yat-sen ici, un Gandhi là. Mais ces scènes, globalement, ne fonctionnent guère – en fait de décentrement du récit, le procédé s’avère un peu trop maladroit, et donne surtout l’impression que Stephen Baxter en use pour gonfler son roman de quelques chapitres dispensables (sous cette forme). Le procédé n’est pas des plus subtil, en effet…

 

MAIS QUEL APPORT ?

 

Mais le vrai problème, dans tout ça, est que, bien trop souvent, cela n’apporte rien. Finalement, le deus ex machina (guère satisfaisant, donc) excepté, tous les éléments figurant dans Le Massacre de l’humanité étaient en germe dans La Guerre des mondes. D’accord, c’était pour partie le propos même de l’entreprise, mais je tends à croire que Baxter, ici, s’est montré un peu trop servile : à force de reprendre les procédés, les thèmes, les images de son illustre devancier, Stephen Baxter, finalement, en oublie de livrer une bonne histoire en tant que telle… L’analyse est juste – mais l’apport inexistant ; au point où l’on serait tenté de parler de paraphrase. Tout était déjà là. Baxter identifie tout ce matériau avec une acuité remarquable, mais, quand vient le moment pour lui d’en user, il copie-colle, d’une certaine manière : son apport est négligeable, sinon inexistant.

 

En fait, il faut attendre la toute fin du roman – aux environs d’ailleurs de la résolution du deus ex machina et plus encore de sa « justification » a posteriori, plus qu’embarrassée – pour que Stephen Baxter s’émancipe enfin un chouia de son illustre modèle pour livrer quelque chose de plus personnel, en s’aventurant dans un registre davantage « hard science » (même en prenant en compte le postulat de l’état des sciences en 1897, dont je maintiens qu’il s’agit d’un atout du roman). Après tant de pages, hélas, cela tombe un peu comme un cheveu sur la soupe…

 

Ceci au registre des idées et des images science-fictives. Mais Le Massacre de l’humanité pâtit de défauts qui dépassent allègrement les spécificités du genre. Dont un est récurrent chez Stephen Baxter, même s’il y a quelques agréables exceptions : ses personnages manquent d’âme et de chair, de substance disons ; même notre narratrice, qui, à cet égard, est un beau gâchis, car l’idée qui a présidé à sa conception était pourtant riche de potentialités intéressantes.

 

Et, pire encore, ces personnages ont un comportement totalement incohérent – caractère qui ressort d’autant plus des vaines tentatives de l’auteur pour nous faire croire qu’il y a une logique autre que purement narrative à leurs choix et jusqu’à leur simple présence dans cette affaire. On n’y croit pas – jamais. L’histoire ne convainc pas, dès lors – s’il y en a une.

 

Alors, à mesure que tournent les pages (bien trop lentement), à force de redites sur Wells, de gratuités diverses et d’une implication narrative déficiente dès lors que l’on se situe en dehors du registre purement intellectuel, on s’ennuie…

 

UNE SUITE INUTILE À UN ROMAN INDISPENSABLE

 

Et la conclusion s’impose – avec d’autant plus de mauvaise grâce qu’elle était si prévisible d’emblée ? Le Massacre de l’humanité est une suite inutile à un roman indispensable. L’exploit des Vaisseaux du temps n’a pas été renouvelé. C’est bien dommage…

 

Je me demande, à vrai dire, si Baxter n’a pas eu tendance à s’égarer ces dernières années… Un préconçu, peut-être, car je ne suis pas certain d’avoir lu quoi que ce soit du bonhomme depuis Déluge… Il a multiplié les « collaborations », en tout cas, et je suppose que ça n’est que rarement bon signe – mais je préjuge là encore. Reste qu’aucune de ses publications récentes ne m’a vraiment attiré – j’ai l’impression que nous sommes bien loin de ses plus grandes réussites, Voyage, Les Vaisseaux du temps, Évolution, Temps, Exultant… C’est d’autant plus regrettable que ces romans ont démontré qu’un Baxter en forme trônait forcément tout au sommet de la pyramide des auteurs de science-fiction les plus enthousiasmants. Aurait-il perdu le mojo ?

 

Quelque part, en tout cas, ce volume joue contre lui : rassembler l’œuvre originelle et la suite faisait sens, mais l’impression n’en est que plus forte, d’avoir affaire à la pâle copie de ce qui était et demeure un chef-d’œuvre…

 

Si vous n’avez pas encore lu La Guerre des mondes, je vous engage à vous précipiter dessus, vous en trouverez sans peine bien des éditions autrement abordables – et, hasard ou pas, Omnibus vient, ai-je cru comprendre, d’en publier une nouvelle en même temps que paraissait ce livre chez Bragelonne, une édition illustrée qui semble avoir convaincu les camarades.

 

Mais Le Massacre de l’humanité ? Ce n’est pas vraiment la peine… même si c’est inutile plutôt que mauvais à proprement parler.

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Beren et Lúthien, de J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

Beren et Lúthien, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), Beren et Lúthien, [Beren and Lúthien], édition établie et préfacée par Christopher Tolkien, illustré par Alan Lee, traduit de l’anglais par Daniel Lauzon, Elen Riot et Adam Tolkien, [s.l.], Christian Bourgois, 2017, 219 p. + [IX] p. de pl.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, pp. 118-119.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 26/04/2018 : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus longue, avec sa vidéo.

UN VIEUX ET ÉMOUVANT PROJET

 

Ces dernières années, Christopher Tolkien, qui est à son père J.R.R. Tolkien tout ce que Brian Herbert n’est pas à Frank Herbert, a complété ses colossales éditions de l’Histoire de la Terre du Milieu (dont on aimerait bien que la suite paraisse en français, nous n’en sommes qu’au cinquième volume, avec La Route perdue…) par la publication de textes ne faisant pas partie du légendaire tolkiénien, mais témoignant des influences de l’auteur au travail, entre sagas norroises et variations arthuriennes. Beren et Lúthien, par contre, est un retour à la matière de la Terre du Milieu, délaissée depuis une dizaine d’années – et probablement l’ultime ? Christopher Tolkien n’en fait pas mystère : âgé de 93 ans, il suppose qu’il s’agira très probablement là de « son » dernier livre…

 

Et sans doute fallait-il que ce soit celui-ci précisément ? Le projet de consacrer un livre à l’histoire de Beren et Lúthien remonte à trente-six ans de cela (tout de même), peu après la publication du Silmarillion, et avant de se lancer dans l’immense chantier de l’Histoire de la Terre du Milieu, que Christopher Tolkien envisageait alors comme un document de travail, en tant que tel impubliable. Mais le fils savait l’importance que le père accordait à ce conte – peut-être même à ses yeux la clef de toute l’histoire du Premier Âge, mais connu alors des lecteurs seulement via de brèves allusions dans Le Seigneur des Anneaux (tournant notamment autour du couple formé par Aragorn et Arwen, clairement une réminiscence de Beren et Lúthien) et des éléments certes un peu plus développés dans Le Silmarillion, bien loin cependant de l’ampleur attendue pour un élément aussi fondamental…

 

Or, oui, l’histoire était cruciale pour J.R.R. Tolkien – elle lui tenait d’autant plus à cœur qu’elle entretenait une relation marquée avec des événements de sa propre vie ; notamment une scène constamment rappelée de sa convalescence de la maladie des tranchées, en 1917, quand son épouse Edith a dansé pour lui dans une clairière envahie de ciguës… C’est elle, Lúthien.

 

Et Lúthien, c’est l’héroïne tolkiénienne ultime – les mauvaises langues diraient que c’est la seule… Je ne le crois pas pour ma part (ou du moins est-ce incomparable avec, disons, l’œuvre d’un Lovecraft, dont les femmes sont tout bonnement absentes) : dans Le Seigneur des Anneaux, même si l’on rejette Galadriel (un très beau et très complexe personnage par ailleurs) du fait de son caractère peu ou prou divin à ce stade de l’histoire de la Terre du Milieu, ou Arwen, même avec ce qu’elle a de réminiscence de Lúthien, justement, parce qu’elle ferait un peu trop tapisserie, reste d’autres beaux personnages féminins, certes bien plus rares que les masculins, mais une Eowyn vaut bien un Aragorn en ce qui me concerne. Les âges antérieurs n’en sont par ailleurs pas dépourvus, sur des modes éventuellement très divers – pensons, par exemple, à Erendis, l’épouse d’Aldarion, dans les Contes et légendes inachevés. À vrai dire, durant le Premier Âge, la propre mère de Lúthien, Melian, brille d’un charisme qui lui est propre – même si, pour le coup, elle a un caractère divin très concret, et non seulement métaphorique, comme en ce qui concerne Galadriel ; quant à Nienor, sœur et épouse de Túrin Turambar, elle a pour elle d’être douloureusement tragique.

 

Mais Lúthien, certes, c’est encore autre chose… Le titre de l’ouvrage, qui est aussi le titre que l’on emploie le plus souvent pour désigner la légende, associe deux personnages, le couple formé par un homme et une femme, dans cet ordre. Toutefois, le premier état de la légende, le « Conte de Tinúviel », ne met ainsi en avant que le seul nom de l’héroïne (ou plus exactement le surnom qui lui a été conféré par Beren), et je crois que cela a son importance. Dans tous ces récits, très divers, sans doute Lúthien n’a-t-elle rien d’une combattante (laissez de côté vos mauvais fantasmes à base de bikini de maille), mais elle est en même temps celle dont le comportement est véritablement, pleinement héroïque : Beren pourrait n’être qu’un impulsif un peu sot et sans doute bien trop orgueilleux, mais pas Lúthien, qui est le personnage de toutes les audaces, et dont le sacrifice n’a rien d’une navrante subordination ménagère, mais témoigne du plus libre et assuré des choix, comme acte de volonté ultime.

 

Tolkien y attachait une immense importance – et y associait donc son épouse Edith. Ceci, depuis 1917 – mais il l’a fait jusqu’au bout : quand Edith meurt, en 1971, Tolkien fait inscrire le surnom de « Lúthien » sur sa tombe ; quand il meurt à son tour, deux ans plus tard, et rejoint son épouse dans le même caveau, les enfants Tolkien le qualifient à son tour de « Beren »… L’histoire, dès lors, ne compte pas qu’aux yeux du célèbre auteur – mais tout autant aux yeux de son fils Christopher. Rien d’étonnant, finalement, à ce choix de revenir en dernier recours au vieux projet consistant à livrer un ouvrage intitulé Beren et Lúthien, soit l’ultime hommage à ses deux parents.

 

RIEN D’INÉDIT

 

Mais il ne faut pas se méprendre sur ce que ce livre contient à proprement parler – il le faut d’autant moins que la presse a raconté un peu n’importe quoi à ce propos…

 

Et tout d’abord, l’essentiel : il ne s’agit pas d’un « inédit » de Tolkien. Pas du tout. Il s’agit d’une compilation de textes pas le moins du monde inédits, et d’ailleurs en français comme en anglais, puisque la quasi-totalité de ce que l’on peut lire ici figurait dans les cinq tomes traduits de l’Histoire de la Terre du Milieu, essentiellement le deuxième tome du Livre des Contes perdus et Les Lais du Beleriand. Un lecteur qui s’en serait tenu aux romans de Hobbits y trouverait donc éventuellement du neuf, mais il serait bien le seul dans ce cas.

 

Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus d’un projet comparable à celui des Enfants de Húrin, il y a dix ans de cela, soit la dernière publication anglaise rattachée au Légendaire ; or la tentation était grande de faire cette comparaison, car ce volume, en fin de compte, racontait « l’autre » grand mythe du Premier Âge sur lequel Tolkien est très souvent revenu… Seulement voilà : sur la base de textes amplement développés, Les Enfants de Húrin avait pour fonction de livrer au lecteur un texte continu narrant la légende de Túrin Turambar, etc. Et c’était la grande réussite de cet ouvrage que d’avoir apporté au lecteur craignant un peu de s’aventurer dans Le Silmarillion ou, à plus forte raison, dans l’Histoire de la Terre du Milieu, un récit suivi, parfaitement lisible sans outrance de commentaires et de notes, et, par ailleurs, une magnifique, poignante et puissante saga qui vaut bien Le Seigneur des Anneaux en matière de souffle épique. Beren et Lúthien n’est pas du tout du même ordre : ce volume ne livre nullement un récit continu – pour la bonne et simple raison que ce récit continu n’existe pas… Certes, il y a la base du « Conte de Tinúviel », dans Le Livre des Contes perdus, mais le récit a considérablement évolué par la suite – surtout en vers, toutefois, avec le Lai de Leithian, issu des Lais du Beleriand : en prose, nous n’avons alors que des synthèses ou résumés, pour l’essentiel… Tout cela ne permet donc pas une lecture continue, qui n’est pas du tout l’objet de cette compilation – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : une compilation, centrée sur les variations d’une même histoire.

 

Il s’agit donc bien plutôt d’avancer au fil des versions pour voir comment la matière évolue, passant d’un texte à l’autre en fonction des nécessités de la compréhension – ce qui a son corollaire : le Lai de Leithian lui-même n’est ici pas en continu, et il n’y est même pas en version intégrale, puisque les chants considérés comme de simples redites par rapport au « Conte de Tinúviel » ont été délibérément abandonnés… Approche pour le coup assez étrange.

 

Et qui traduit une difficulté essentielle de ce petit volume ? Il est un peu « le cul entre deux chaises »… au risque de ne satisfaire personne ? Les amateurs des seuls romans de Hobbits risquent d’être rebutés par ce format, par la langue employée dans ces versions très archaïques, et par la densité des commentaires, qui apparaîtront pourtant très limités aux yeux des exégètes habitués aux précédents volumes consacrés au Légendaire ; lesdits exégètes n’y trouveront par ailleurs rien d’inédit, et pourront hausser le sourcil, perplexes, devant certains choix éditoriaux qui peuvent sembler un tantinet paradoxaux, dont des césures plus ou moins justifiables, un appareil scientifique limité… et  un texte français passablement douloureux.

 

L’intention de Christopher Tolkien était bien légitime, et « bonne » si l’on ose dire, mais le résultat s’avère plus ou moins convaincant…

 

Et, pauvres de nous, en français, il nous faut rajouter un très fâcheux écueil de cette publication : une traduction qui pique et pas qu’un peu… Car ce sont les traductions existantes qui ont été reprises, pour l’essentiel, même si Daniel Lauzon a complété par-ci par-là, peut-être aussi passé un coup de chiffon à l’occasion dans un souci de cohérence – mais clairement pas assez… Le lecteur français retrouvera donc ici, pour son plus grand plaisir (…), la traduction, issue du Livre des contes perdus, du « Conte de Tinúviel » par Adam Tolkien, le petit-fils du romancier, peut-être pas son meilleur passeur dans la langue de Bernard Werber, et celle du Lai de Leithian par Elen Riot – or cette dernière tout particulièrement s’avère, disons-le, insupportable, d’autant que nous n’avons pas cette fois, comme dans Les Lais du Beleriand, le texte anglais sous les yeux pour comparer et souffler un peu… J’y reviendrai après coup.

LA BASE : LE CONTE DE TINÚVIEL

 

Réduit à sa plus simple expression, dont Le Seigneur des Anneaux fournit quelques échos, le conte de Beren et Lúthien narre les amours héroïques de l’homme Beren et de l’elfe Lúthien, et comment le couple impossible a réussi l’impensable en ôtant un Silmaril de la couronne de Morgoth (ce qui serait déterminant pour les événements marquant la fin du Premier Âge), puis comment Lúthien a obtenu de Mandos que Beren, ayant succombé à ses blessures, revienne parmi les vivants, au prix de sa propre immortalité. Une histoire aussi épique que poignante, qui revient sans cesse dans l’imaginaire tolkiénien. Mais cette histoire, tout en conservant du début à la fin certains aspects fondamentaux, a considérablement évolué au fur et à mesure que Tolkien approfondissait son Légendaire, pour lui donner une ampleur et une densité sans commune mesure.

 

Le « Conte de Tinúviel », figurant dans Le Livre des Contes perdus, est le plus vieil état de cette histoire dont nous disposions – mais il semblerait qu’il en ait existé un autre encore antérieur, définitivement perdu. L’histoire contient déjà bien des éléments qui seront toujours repris par la suite, elle constitue la base sur laquelle Tolkien brodera, mais ce qui saute le plus aux yeux, ce sont les divergences.

 

Une, tout particulièrement, s’avère très étonnante, parce que, à nos yeux de lecteurs bien postérieurs, elle paraît contrevenir au principe essentiel même de la légende, à savoir le fait que le couple constitué par Beren et Lúthien, alors, n’unit pas un homme et une elfe, mais deux elfes, même de « race » différente (Beren étant un Noldo – ou plus exactement un Gnome, nom qu’emploie alors Tolkien et qu’il délaissera par la suite, ouf) ; peut-être faut-il en déduire que l’essentiel est en fait ailleurs ?

 

Autre différence pour le moins étonnante, dans la forme comme dans le fond, quand il s’agit de mettre en scène la captivité de Beren dans les tréfonds de la demeure d’un serviteur de Morgoth. Ce sbire, originellement… est un chat ! Et le ton des échanges est dès lors assez… particulier, avec quelque chose d’enfantin éventuellement – débouchant sur l’image saugrenue d’un Beren contraint de chasser les souris pour faire la démonstration de sa valeur ! Dans l’éternel débat (ô combien pertinent) opposant amis des chiens et amis des chats, Tolkien avait choisi son camp – et ce n’était pas celui de son contemporain Lovecraft :

 

[...] c'est pourquoi il [Melko] donna maintenant des ordres pour que Beren fût asservi à Tevildo Prince des Chats. Or Tevildo était un chat puissant – le plus puissant de tous – et possédé par un esprit maléfique, comme le disent certains, et il était constamment dans la suite de Melko ; et ce chat était suzerain de tous les chats, et lui et ses sujets étaient les chasseurs et les preneurs de viande de la table de Melko et de ses nombreux festins. C'est pourquoi il y a encore de la haine entre les Elfes et tous les chats, même maintenant que Melko ne règne plus, et que ses bêtes ne tiennent plus qu'une petite place.

 

Quand donc Beren fut emmené vers les palais de Tevildo, et ceux-ci n'étaient pas si distants de la place du trône de Melko, il fut grandement effrayé, car il n'avait pas prévu que les événements prendraient une telle tournure, et ces palais étaient mal éclairés et étaient emplis de grognements, et de ronronnements monstrueux dans l'obscurité.

 

Tout autour brillaient des yeux de chats qui luisaient comme des lanternes vertes ou bien rouges ou jaunes là où les seigneurs de Tevildo étaient assis à agiter et à fouetter leurs magnifiques queues, mais Tevildo lui-même siégeait à leur tête et c'était un chat très puissant, noir comme charbon et maléfique à voir. Ses yeux étaient longs et très étroits et bridés, et ils luisaient et de rouge et de vert, mais ses grandes moustaches grises étaient aussi épaisses et acérées que des aiguilles. Son ronronnement était comme un roulement de tambours et son grognement comme le tonnerre, et quand il hurlait de colère ce hurlement glaçait le sang, et en vérité les petits animaux ou bien les oiseaux se figeaient comme de la pierre ou bien s'effondraient souvent sans vie au son de celui-ci. Or Tevildo, voyant Beren, plissa les yeux jusqu'à ce qu'ils semblassent clos, et il dit : « Je sens le chien », et Beren lui déplut à partir de ce moment. Or Beren avait aimé les chiens dans sa demeure sauvage.

 

Mais justement : ce choix d’un vilain félin donne un tout autre sens à l’apparition dans le récit du chien Huan – qui est alors un limier de poids sans doute, mais pas le moins du monde lié aux fils de Fëanor : ceci n’apparaîtra que par la suite, quand Tolkien rendra son conte originel plus complexe en l’insérant dans une véritable géopolitique du Beleriand.

 

Bizarrement ou pas, Huan restera, donc – mais pas Tevildo, qui sera remplacé dans les versions ultérieures par Thû, nécromancien et seigneur des loups-garous (certes une autre manière de justifier le maintien du chien Huan), que l’on appellerait ultérieurement… Sauron ; d’où un lien avec les événements du Troisième Âge, et notamment de la Guerre de l’Anneau, qui n’est pas si fréquent dans le Légendaire focalisé sur le Premier Âge.

 

Les divergences sont nombreuses par la suite également, et la scène impliquant Mandos sonne forcément différemment, mais, d’une certaine manière, Tolkien ne reviendra jamais par la suite à quelque chose d’aussi achevé – les ultimes scènes, incluant les morts de Carcharoth et de Beren, sont souvent voire systématiquement manquantes, j’ai l’impression ; et, par ailleurs, on ne sait guère ce qu’il en est du couple des « morts-vivants » revenus des cavernes de Mandos – ce qu’un autre récit éclaire cependant, « Le Nauglafring », un autre extrait du Livre des Contes perdus, repris plus loin dans ce volume, et qu’il faut compléter par les événements liés au voyage d’Eärendil, dont la version qui nous est donnée ici, et qui conclut peu ou prou le volume, est extraite du Silmarillion.

 

VARIATIONS

 

Mais, par la suite, Tolkien, à son habitude, est revenu sans cesse sur ce qu’il avait écrit, en modifiant son récit initial et en lui donnant davantage d’ampleur, ceci notamment en l’insérant dans un ensemble plus vaste et cohérent, constituant le Légendaire à proprement parler. Le « Conte de Tinúviel » originel, ainsi, connaîtra nombre de variations, essentiellement en vers, avec le Lai de Leithian issu des Lais du Beleriand, mais aussi en prose, toutefois davantage dans ce cas au fil de textes autrement resserrés, notices, résumés et synthèses associés aux divers états du Silmarillion. Cette édition entrecoupe les chants du Lai de Leithian (ceux conservés, du moins) par ces différents textes en prose plus brefs. Comme dit à l’instant, il faut y ajouter, en fin de volume, quelques autres textes en prose liés au conte de Beren et Lúthien, mais plus indirectement – et enfin, quelques versions révisées du Lai de Leithian.

 

Sans rentrer dans les détails, plusieurs de ces variations doivent cependant être évoquées – en fait, deux l’ont déjà été, d’une certaine manière… La première, bien sûr, c’est que Beren est maintenant un homme, et non plus un elfe. C’est un changement crucial, qui bouleverse le sens et la portée du « Conte de Tinúviel », à tous points de vue : le mépris moqueur de Thingol, le père de Lúthien, pour l’insolente créature qui ose réclamer sa main résonne différemment. Mais plus encore, sans doute, l’inconcevable acte de foi de Lúthien gagnant les cavernes de Mandos pour en ramener feu son amant : elle contrevient ainsi au don d’Eru Ilúvatar Lui-Même, à ce grand mystère de l’éphémère qui distingue les elfes et les hommes, et, ce faisant, elle devient elle-même mortelle !

 

Autre changement crucial : le remplacement du pittoresque Tevildo Prince des Chats par un Thû (Sauron) bien autrement inquiétant, le nécromancien maître des loups-garous donnant au récit une coloration autrement plus sombre et violente, sinon cruelle… Le « Conte de Tinúviel » pouvait avoir quelque chose de léger et même enfantin à l’occasion, ce n’est clairement plus le cas ici – toutes choses égales par ailleurs, nous passons du Hobbit au Seigneur des Anneaux.

 

Mais il est au moins un autre changement fondamental à mettre en avant : l’insertion de la geste de Beren et Lúthien dans un contexte géopolitique du Beleriand autrement complexe que dans le premier état du conte, à mesure que le Légendaire devient à la fois plus ample et plus précis. L’ascendance humaine de Beren y a d’ailleurs sa part, car son père Barahir (clairement identifié cette fois) est lié à l’elfe Finrod Felagund, le seigneur de Nargothrond, et est dès lors autrement impliqué dans le combat contre Morgoth – noter au passage que l’alliance entre les deux chefs est matérialisée par le don de ce que l’on appellera désormais l’anneau (eh) de Barahir, trésor sacré des hommes dont héritera en son temps un certain Aragorn… L’histoire commence ainsi avant la venue de Beren en Doriath, et, par la suite, elle opèrera un détour non négligeable par Nargothrond ; plus tard encore, cela débouchera sur l’intervention de Finrod Felagund en faveur de Beren et de sa quête du Silmaril, qui s’achèvera en ce qui le concerne par sa mort au combat quand il se jettera contre un loup de Thû qui allait emporter son ami humain. Le ton est dès lors incomparablement plus épique.

 

Le thème de Nargothrond va cependant bien au-delà, car il témoigne aussi d’un autre aspect essentiel du Premier Âge, la base même du Silmarillion, soit le serment de Fëanor et de ses fils de récupérer les Silmarils volés par Morgoth, et ce à n’importe quel prix – y compris celui de la mort de leurs semblables. La quête de Beren portant bien sur la récupération d’un Silmaril, les fils de Fëanor s’y intéressent, et multiplieront les vilenies dans cette cruelle affaire… Rappelons au passage qu’un personnage bien plus sympathique leur est pourtant lié, alors : le chien Huan, qui joue toujours un rôle important dans cette histoire.

 

La trame devient ainsi toujours plus complexe, car partie intégrante d’un ensemble plus vaste, que l’auteur tente d’élaborer avec une cohérence de tous les instants – au point de ne jamais parvenir à obtenir une version publiable. Le souhait de toute une vie, pourtant – et tout particulièrement en ce qui concerne la légende centrale de Beren et Lúthien.

 

L’ÉCUEIL DE LA TRADUCTION, OU COMMENT PLOMBER UN SUPERBE MYTHE

 

Même sans récit continu, même sans véritablement quoi que ce soit d’inédit, Beren et Lúthien demeure un mythe magnifique, et ce livre une entreprise qui fait sens, même si « le cul entre deux chaises », en proposant au lecteur une autre manière d’aborder le corpus légendaire de l’auteur au travail. D’aucuns ricaneront sans doute, très bien pour eux – quant à moi, cela m’intéresse, a priori.

 

Ceci, dans l’absolu. Hélas, en français, c’est tout autre chose… Et en définitive un livre que je ne saurais conseiller à qui que ce soit – car je l’ai trouvé peu ou prou illisible. C’est la traduction qui est avant tout problématique, en effet.

 

Entendons-nous bien : traduire Tolkien, à l’évidence, est périlleux. Traduire ce Tolkien plus particulièrement, avec son style délibérément perclus d’archaïsmes dans la prose du Livre des Contes perdus, et sa poésie lyrique pour ce qui est des Lais du Beleriand, relève du défi, sinon de l’impossibilité pure et simple. Hélas, le résultat est tout sauf convaincant… et parfois bien pire que cela.

 

Et d’autant plus que cela passe, ici, par le fait de conserver et reprendre peu ou prou telles quelles des traductions foncièrement défaillantes. Beren et Lúthien, je crois, aurait dû être l’occasion d’une révision complète de la traduction, adaptée à ce contexte de publication. Il est fâcheux que Daniel Lauzon ne soit véritablement intervenu que pour quelques fragments en prose çà et là, outre les commentaires de Christopher Tolkien, et que l’éditeur se soit autrement contenté de reproduire la traduction du Livre des Contes perdus par Adam Tolkien, et (surtout ?) celle des Lais du Beleriand par Elen Riot…

 

Adam Tolkien, petit-fils de l’auteur, avait donc en son temps (en 1995, plus précisément), livré la traduction française du Livre des Contes perdus, comprenant, dans son deuxième tome, le « Conte de Tinúviel ». La tâche était assurément ardue, mais je ne crois pas qu’Adam Tolkien ait été vraiment à la hauteur, dans la mesure où son rendu en français des archaïsmes foisonnants dans le texte anglais sonne… faux. Et maladroit. Certains traits sont tout particulièrement sensibles, ici, et je suppose que l’extrait donné plus haut en donne une illustration éloquente – par exemple l’abus des « maintenant », d’autant plus douloureux en français qu’il s’inscrit dans un texte le plus souvent au passé, mais de toute façon guère respectueux de la concordance des temps. Certaines expressions ont par ailleurs quelque chose de calques un peu poussifs, la syntaxe est plus qu’à son tour malmenée, ce genre de choses. Le résultat était un texte particulièrement ardu (beaucoup trop pour le collégien que j’étais à l’époque, il m’a fallu m’y reprendre à trois fois…), de nature à décourager le lecteur même passionné par le fond des histoires, en lui faisant régulièrement saigner les yeux comme les oreilles. Il fallait rendre l’archaïsme du texte original, c’est indéniable, et peut-être le traducteur a-t-il fait le choix de la précision plutôt que de l’élégance, ou de la source plutôt que de la cible… Mais les choix retenus m’ont bien davantage fait l’effet d’être plus lourds et maladroits que véritablement pertinents. Dimension toujours sensible ici…

 

Le cas de la traduction des Lais du Beleriand, et donc entre autres du Lai de Leithian, par Elen Riot (pour ce qui est de la poésie – à l’époque, les commentaires étaient déjà traduits par Daniel Lauzon), c’est encore autre chose… et c’est encore pire. Incomparablement, en fait. Les choix opérés pour la traduction française de ce singulier volume, en 2006, m’avaient paru désastreux lors de ma précédente lecture, et c’est encore plus vrai aujourd’hui. La traductrice, en effet, avait pris le parti (ou le lui avait-on imposé ?) de conserver dans la langue de Jul la forme du long poème originel, à savoir des distiques octosyllabiques, et rimés. Je maintiens que c’était le pire des choix – et je disposais alors d’un élément de comparaison, car l’édition des Lais du Beleriand comportait, pour le Lai de Leithian seul, le texte anglais en miroir du texte français (ouf). Sans doute n’étais-je pas assez compétent pour apprécier pleinement le texte original, mais suffisamment pour appréhender combien la traduction française, à force de multiplier les acrobaties pour coller au nombre de pieds comme à la versification, était… même plus maladroite, à ce stade – carrément moche : proprement hideuse ! La langue était très lourde, bourrée de tics très voyants et très pénibles (des inversions du genre à percer les tympans, notamment), avec un registre très aléatoire, beaucoup plus prosaïque que l’original cependant (un vrai tue-l’épique), et rien, ni de la puissance d’évocation, ni de l’élégance sonore des vers anglais. Or, dans le cas présent, nous n’avons plus le texte anglais en miroir – et, le texte français étant le seul disponible, nulle échappatoire pour le lecteur privé du refuge de l'original : ne reste que cette pseudo-poésie moche et hermétique – autant dire que l’on finit par avoir envie de bazarder le bousin contre les murs…

 

C’est très agaçant. Pour cet ultime livre, il aurait vraiment fallu revoir tout cela. L’éditeur, clairement, n’a pas fait son boulot – de là à dire qu’il n’en avait rien à foutre…

 

PAS À LA HAUTEUR – VOIRE BIEN PIRE ENCORE

 

Ce manque d’implication de l’éditeur achève de transformer ce qui aurait dû être un poignant hommage, et l’ultime, en un véritable pensum, le Lai de Leithian y occupant une place essentielle. L’absence du moindre inédit pouvait déjà être problématique, de manière très légitime. Mais ce je-m’en-foutisme ne me laisse guère le choix : à qui pourrais-je bien conseiller cette chose ? Ni à des amateurs éclairés, qui ont déjà traversé les épreuves du Livre des Contes perdus et des Lais du Beleriand, et n’ont aucune envie de remettre ça, et qui de toute façon n’y trouveront rien de nouveau. Pas davantage à des néophytes, qui redoutaient d’aller au-delà du Hobbit et du Seigneur des Anneaux : leur mettre ce livre entre les mains serait presque criminel, à ce stade – le meilleur moyen de les écarter à jamais de la fascinante matière du Légendaire, et plus particulièrement du Premier Âge. Le plus beau des mythes, ainsi saccagé, ne satisfera personne – si ce n’est le service comptabilité de Christian Bourgois ? Et c’est limite scandaleux, en ce qui me concerne.

 

Unique apport, bien maigre : les illustrations d’Alan Lee, dont neuf planches inédites en couleur. En ce qui me concerne, ça n’est certainement pas suffisant !

 

Alors, la suite ? S’il doit y en avoir une ? J’apprécierais que nous ayons enfin droit à une traduction française de la demi-douzaine de tomes de l’Histoire de la Terre du Milieu qui demeure inédite dans la langue de Nadine Morano. Mais, si cela doit être dans les mêmes conditions, avec le même laisser-aller dont ce Beren et Lúthien est un bien triste témoignage, je suppose que je n’aurai plus d’autre choix que de me lancer dans la lecture de ces volumes en version originale – ce que je redoute, mais ça vaudra mieux, faut croire. Infiniment mieux.

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Le Jeu de la trame : intégrale, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne

Publié le par Nébal

Le Jeu de la trame : intégrale, de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne

CORGIAT (Sylviane) et LECIGNE (Bruno), Le Jeu de la Trame : intégrale, nouvelle édition, texte intégral augmenté et révisé, préface de Bruno Lecigne, carte réalisée par Cyrille Chabert, illustration de couverture par Joakim Ericsson, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, coll. Hélios, [1986-1988] 2017, 610 p.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, p. 110.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 27/04/2018 : la chronique est en ligne sur le site de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus détaillée et sa vidéo...

FOUILLER LE KOFUN

 

Ces dernières années, même s’il demeure une production contemporaine non négligeable, j’ai tout de même le sentiment que Mnémos a abordé un certain tournant patrimonial en opérant nombre de rééditions, essentiellement dans le genre fantasy qui lui est globalement associé, et souvent sous la forme d’omnibus pesant leur poids. Une entreprise parfois salutaire : citons par exemple, hors CF, l’intégrale d’Imaro, de Charles R. Saunders, et c’était une putain de bonne idée (et pour le coup je crois me souvenir qu’il y avait une part d’inédit ?). Dans d’autres cas, c’était sans doute bien moins heureux : oui, Brian Lumley, par exemple…

 

L’entreprise, si c’est bien de cela qu’il s’agit, se poursuit aujourd’hui, éventuellement sous une forme un peu différente, car au travers de la collection « de poche » Hélios, que se partagent les trois Indés de l’Imaginaire. Sauf que de format « de poche », ici, il n’en est pas vraiment question, avec ce volume un peu le cul entre deux chaises, pesant tout de même ses 610 pages relativement tassées – comprenant quatre romans, outre un peu de contenu additionnel inédit tout à fait bienvenu.

 

Et, pour le coup, cette réédition porte sur des textes sans doute un peu obscurs, et qui méritaient bien qu’on les exhume : quatre (courts) romans composant le cycle du Jeu de la Trame, écrits par le couple Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne, et publiés entre 1986 et 1988 dans la forcément mythique collection Anticipation du Fleuve Noir – forcément mythique, oui, mais pas forcément prévue pour assurer la perpétuité à ses publications, au cycle de commercialisation bien particulier… Aussi bien des livres de valeur ont-ils pu être oubliés, dans ce contexte ?

 

Éventuellement des livres assez inattendus, d’ailleurs – ce dont Le Jeu de la Trame témoigne à sa manière, ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit en fait pas du tout d’anticipation, mais bien de fantasy ; et une fantasy qu’on dira « japonisante », ce qui, alors, n’était probablement guère commun. Quatre romans, par ailleurs, dus à un duo d’auteurs qui s’est exercé dans bien des registres différents, incluant semble-t-il un imaginaire assez léché, sous forme de nouvelles, et d’autres publications plus populaires, des polars par exemple – et sans doute les quatre présents romans, cependant conçus avec une application notamment stylistique qui fait mentir les préjugés affligeant toujours, plus ou moins consciemment, la littérature populaire.

 

Je n’en avais jamais entendu parler, de tout ça – ce qui, en soi, n’a rien d’étonnant : j’étais un mioche quand ces livres ont été publiés, et, même plus tard, ado, je n’ai finalement que très peu fréquenté le FNA (le Fleuve, pour moi, c’était alors essentiellement des licences rôlistiques, Donjons et Dragons surtout, avec des couvertures flashouilles qui faisaient mes délices, et souvent du prêt à consommer, et que je consommais volontiers, même en ayant à l’esprit que ce n’était « probablement pas très bon », le cas échéant). C’était de toute façon depuis longtemps bien trop tard pour revenir sur le « vrai » FNA, ces livres certainement pas voués à demeurer éternellement dans les rayonnages de la librairie de province lambda.

 

Mais je dois dire que j’ai été curieux, à l’annonce de cette réédition de romans dont je ne savais rien (et des auteurs pas davantage). Faut dire, c’était un peu me prendre par les sentiments, en cette période où le mot « Japon » suffit parfois à m’inciter à faire péter la carte bleue (qui ne peut pas du tout se le permettre)… La quatrième de couv’, exercice périlleux, a renforcé cette curiosité, et quelques (rares mais enthousiastes) retours çà et là m’ont incité à tenter l’expérience.

 

Et je ne le regrette pas, parce que, pour expédier la chronique TL;DR, tout ceci était vraiment très sympathique – rien d’inoubliable sans doute, mais un divertissement bien foutu, bien écrit, qui se lit avec un plaisir toujours renouvelé où une certaine audace a sa part, faisant dès lors plus que remplir méthodiquement le cahier des charges ; ça vaut bien mieux que ça. Non, ce n’est pas indispensable ; mais on s’en fout – c’est très chouette.

 

Bon, tentons quand même de creuser un peu – on a embarqué la pelle dans le kofun, c’est pas pour rien…

 

JAPONISANT ?

 

Commençons peut-être par ce qui constitue probablement l’accroche essentielle de ce cycle ? Ou, en tout cas, ce qui l’a constitué pour moi… La dimension « japonisante », donc (pour l’essentiel ; mais, côté Asie, il y a aussi des emprunts marqués à la Chine, à la Mongolie… mais aussi d’autres choses encore, louchant sur le grand nord, probablement bien au-delà d’Hokkaidô).

 

Précision d’emblée : ces romans ne se déroulent certainement pas au Japon – et même quand on parle d’un « japon médiéval parallèle », il y a risque d’induire en erreur. Non : nous sommes ici dans un monde totalement imaginaire – un de ces « mondes secondaires » qu’affectionne la fantasy, carte incluse (il y en a une ici, hélas pas forcément bien placée, hélas aussi et surtout pas très rigoureuse et dès lors inutile ?). Simplement, ce monde autre a au moins un vernis nippon – et peut-être plus que ça, c’est à débattre. Je n’ai jamais pratiqué Legend of the Five Rings, sous quelque format que ce soit (d’abord un jeu de cartes, ça tombe bien), mais je suppose à vue de nez que l’on pourrait dès lors faire la comparaison avec Rokugan, quelques années plus tard.

 

Ce vernis, au stade minimal, passe sûrement tout d’abord par les noms propres – qui, à défaut d’être toujours japonais (certains le sont), sonnent du moins japonais. Notre « héros » se nomme Keido, sa sœur Kirike, et on croise, dans le désordre, un Yumi, une Naoyame, un Otomo, un Ayashi, un Soga… Ces noms sont régulièrement l’occasion d’allusions explicites à quelques figures notables de « notre » Japon – Sôseki aussi bien que Hiroshima ; et quelques personnages, au-delà de leur nom, font plus qu’à leur tour penser à des modèles bien réels, comme Hokusai ou Hiroshige.

 

Ça ne fait pas tout – si ça fait quelque chose. Finalement, en opposition avec ce que ce procédé peut avoir d’un peu « brutal », la dimension japonisante du Jeu de la Trame relève surtout de détails générateurs d’ambiance ; ce qui, dans le cadre de cette intégrale, dépasse les seuls romans, entourés de haïkus qui m’ont semblé pas dégueu (mais bon : je ne suis vraiment pas une référence…), et poursuivis par d’intéressantes annexes.

 

Dans le cadre des romans, au-delà du sabre régulièrement sorti de son fourreau, il y a ainsi des petites touches, dans les vêtements, l’architecture, les arts – mais aussi, à ce compte-là, la philosophie, la manière de voir le monde, peut-être aussi certaines coutumes, le comportement de tel ou tel personnage en fonction de sa caste ; probablement enfin des allusions, généralement discrètes juste ce qu’il faut (même si certaines sont moins discrètes), à tel ou tel livre, tel ou tel film…

 

L’ambiance est bien un atout notable du Jeu de la Trame. Cependant, je crois qu’il y a certaines limites à la dimension japonisante du cycle – que j’ai surtout sentie, ou peut-être trouvée convaincante et enthousiasmante, dans le premier roman, et dans le dernier : le deuxième et le troisième ne sont pas sans qualités, mais je crois que, dans leur cas, on ne va guère au-delà du vernis, donc, pour finalement livrer une fantasy somme toute assez classique et libérée de ce référent culturel supposé fondamental. Il y a toutefois, dans le deuxième roman surtout, suffisamment de petites exceptions çà et là pour me faire mentir.

 

UNE PARTIE DE CARTES

 

Donnons un aperçu de l’histoire. Et même d’abord de l’Histoire, avec le grand H qui va bien – même si, comme de juste, tout ceci est censé demeurer assez flou jusqu’à la toute fin. Disons du moins qu’il y a eu, il y a bien longtemps de cela, un mythique empereur du nom de Soga, qui a fait bâtir une immense Muraille de Pierre pour séparer les Terres Fertiles, au nord, des Terres de Cendre, au sud : un enfer au parfum d’apocalypse, où les hommes désespérés livrent toute leur courte vie un combat parfaitement vain contre un environnement meurtrier – au nord, on redoute toujours que le Mal de Feu traverse la muraille, mais, gloire à Soga et à ses architectes, cela n’a pour l’heure jamais été le cas.

 

L’histoire de Soga et de la Muraille de Pierre, tout le monde dans les Terres Fertiles la connaît. Certains croient en savoir davantage – qui ont eu vent de l’existence du Jeu de la Trame, un jeu de 39 « cartes » (en fait des carrés de tissu), dont chacune a été attribuée à un seigneur vassal de Soga ; et l’empereur confiait auxdits seigneurs la garde des 39 Portes qui émaillent la Muraille de Pierre (et qui sont appelées la Première Porte, la Deuxième Porte, etc.). Or chaque carte conférait un pouvoir magique unique. Il y a bien longtemps de cela, les seigneurs dévorés par l’ambition se sont affrontés pour rassembler les cartes, lors d’une terrible et tragique guerre où personne n’a gagné – mais ce n’est plus qu’un lointain souvenir, et encore, pour les rares qui s’en souviennent… Ils sont encore moins nombreux à soupçonner l’existence du Jeu de la Trame – et à supposer que ces cartes existent encore, simplement égarées ; et qu’un homme habile et avisé pourrait peut-être les rassembler, pour acquérir un pouvoir hors du commun – divin, au fond, tel celui de Soga lui-même…

 

Notre « héros » (je reviendrai juste après sur ces guillemets…) se nomme Keido, et il est le personnage point de vue de la majeure partie du cycle (bizarrement, le quatrième roman, surtout au début, rompt avec ce principe). Keido est de la Caste des Guerriers, il est le fils du seigneur du Manoir du Roseau, dans le Pays des Collines (les toponymes sont généralement très prosaïques dans l’ensemble du cycle) – et il est fou amoureux… de sa sœur, Kirike. Laquelle se suicide après avoir été violée par leur père… Keido, fou de chagrin, cherche à réparer l’irréparable : il prend en considération la légende du Jeu de la Trame, comprend que le Manoir du Roseau n’est pas le plus mal loti à cet égard, et part en quête de l’intégralité du jeu – supposée conférer le pouvoir absolu : le pouvoir, donc, de ressusciter Kirike ! Keido quitte le manoir dans un grand bain de sang – sa manière, sans doute, de brûler les navires pour s’interdire tout retour en arrière. Il va parcourir les Terres Fertiles (et au-delà ?) en quête des 39 cartes : chaque roman lui fournira l’occasion de mettre la main sur plusieurs d’entre elles, accroissant d’autant son pouvoir de sorcier, au point où la possibilité qu’il s’empare bel et bien de l’ensemble, si risible au départ, devient de plus en plus tangible…

 

TOUS DES AFFREUX (SALES ET MÉCHANTS) !

 

Et là, un point essentiel : Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne ne font certainement pas dans la fantasy manichéenne, et même la moralité bien plus relative des héros de sword’n’sorcery a quelque chose d’un peu timoré ici…

 

Disons-le : notre « héros », Keido, est un GROS CONNARD. Narcissique, égoïste, ambitieux, fourbe, menteur, cruel, mesquin, traître, lâche, pervers, j’en passe et des pires… Ce n’est pas simplement une crapule, comme la fantasy en a beaucoup produit (et d’excellents par ailleurs), en se « darkisant » : c’est vraiment un personnage détestable à tous points de vue. Au fil des quatre romans, il commet les pires saloperies sans l’ombre d’un remord, et régulièrement sans que cela soit nécessaire non plus – simplement parce qu’il le peut et qu’il en a envie. C’est un GROS CONNARD, une enflure, une ordure, etc. Le bain de sang inaugural, quand Keido quitte le Manoir du Roseau, en témoigne assez, très vite, mais les exemples ne manqueront jamais dans les pages suivantes.

 

Par ailleurs, on n’envisagera certainement pas sa relation avec sa pauvre sœur Kirike comme une « geste amoureuse et romantique » : seuls comptent les désirs de Keido, qui n'est pas homme à avoir vraiment des sentiments – il n’est probablement pas en mesure d’apprécier ceux de Kirike, de toute façon, mais sans jamais se poser la question. Et le thème de l’inceste, d’emblée, même à s’en tenir à la seule masturbation, l’obsession de la fillette (?), contaminent l’érotisme du cycle d’une certaine perversion, qui demeurera jusqu’à la fin – les scènes de sexe sont brèves mais récurrentes dans l’ensemble du cycle, et elles ont le plus souvent ce petit quelque chose qui met un peu mal à l’aise ; ne serait-ce, à titre d’exemple, que la compulsion de Keido l’amenant à copuler avec des simulacres de sa défunte sœur…

 

En fait, même avec ce que le thème implique de vaguement pervers, cette dimension n’est pas en tant que telle une raison valable pour condamner le personnage, bien sûr – mais, rassurez-vous, il ne cesse de nous en donner de bien plus convaincantes, au fur et à mesure qu’il enchaîne les saloperies au cours de sa quête, dont le véritable motif, plus ou moins conscient, est bien la soif du pouvoir absolu (vous savez : celui qui corrompt absolument).

 

Il est cependant une chose cruciale, même si elle n’excuse rien : c’est que, dans l’ensemble du cycle, tous les personnages, bien au-delà du seul Keido, sont plus affreux les uns que les autres. Ils sont tous des enflures, des collections de défauts et de vices, et il n’y en a pas un pour rattraper l’autre – pas un seul. Même les personnages qui, au premier abord, semblent pouvoir rédimer un brin le monde, s’avèrent en définitive d’autres variations sur le principe du GROS CONNARD.

 

Très sincèrement : de la première à la dernière ligne, je ne crois pas avoir rencontré un seul personnage que l’on pourrait qualifier de « positif », même avec les guillemets de rigueur. Pas dit, au fond, que Keido soit vraiment pire… Même si son pouvoir de plus en plus démesuré lui offre des occasions de nuire inaccessibles au détestable quidam. Ce qui peut avoir son importance, eh.

 

À titre personnel, cette approche très noire, très nihiliste, misanthrope à fond les ballons, amorale, me convient tout à fait. Je suppose que cela ne sera pas forcément le cas de tout le monde, et n’ai rien à y redire : effectivement, si vous ne jurez que par les héros, les personnages positifs, et le bon droit qui triomphe, l’eucatastrophe et les aimables aigles même un peu tardifs, mieux vaut pour vous lire autre chose que Le Jeu de la trame.

 

UN PEU DE FORMULE, MAIS BEAUCOUP D’EFFICACITÉ

 

Sur cette base, Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne livrent quatre romans qui se doivent d’obéir à certains canons de la collection Anticipation : ils sont courts, mais, sur ce format, ils doivent être denses et rythmés – ils le sont.

 

Même si c’est parfois un peu au prix de la formule ? Dans les quatre romans, on peut dégager une sorte de schéma, même si jamais totalement déterminant (le quatrième roman, notamment, outre la question du point de vue envisagée plus haut, a des singularités à cet égard) : Keido apprend où trouver des cartes supplémentaires du Jeu de la Trame, longue et minutieuse préparation, grosse scène d’action finale, assez brève mais très efficace (ou, dans le dernier roman, changement complet de perspective), fin. C’est assez répétitif, mais suffisamment bien fait pour que ça ne porte pas à préjudice.

 

Le rythme peut certes paraître un peu étrange, en plusieurs occasions, mais c’est aussi, je suppose, que les auteurs composent franchement avec les impératifs de publication : il faut aller à l’essentiel. Dès lors, même si la préparation de l’ultime scène de chaque roman prend son temps, elle ne s’embarrasse jamais de superflu, et pratique volontiers l’ellipse – dans les deux premiers romans, Le Rêve et l’Assassin et L’Araignée (prix 1987 du Titre Quand Même Pas Hyper Bandant), c’est tout particulièrement sensible au regard des voyages accomplis par Keido : il y traverse peu ou prou les Terres Fertiles en l’espace d’un ou deux paragraphes, après quoi le rythme redevient plus posé, mais toujours concentré sur l’objectif final. C’est un peu déconcertant, mais peut-être pas plus mal, au fond… Le troisième roman, Le Souffle de cristal, est différent, car le voyage en est justement l’objet.

 

Reste, à cet égard, le cas du dernier roman, Le Masque d’écailles… où c’est la conclusion du cycle qui pose problème. Après les événements constituant le cœur du récit, paf, d’un seul coup ou presque, les auteurs nous amènent à tout autre chose – La Grande Révélation du Secret Derrière Tout Ça. Celle-ci n’est pas inintéressante, et je ne la crois pas forcément bâclée, comme j’ai pu le lire, mais, par contre, elle est indéniablement précipitée : l’ellipse, cette fois, appuie sur le défaut de rythme, elle n’est même plus un cache-misère à ce stade – et ça, c’est vraiment dommage. L’ultime impression, à cet égard, est donc plus que frustrante ; même si je suppose que l’on n’a pas à se plaindre : le cycle a une conclusion, ce n’était peut-être pas gagné d’avance…

 

Il a heureusement d’autres atouts pour lui – et le style y a sa part : l’écriture à quatre mains produit ici quelque chose de plus que satisfaisant, il y a une âme dans tout ça, une certaine poésie le cas échéant, de saisissantes visions aussi, à la force d’évocation admirable.

 

Le vernis japonisant ne tient pas toujours, à cet égard, mais il y a bien en dessous une fantasy de la plus belle eau, parfois plus inventive qu’elle n’en a l’air, avec son ambiance soignée, et, tranchant sur une certaine abstraction de principe pas malvenue, son caractère presque « ethnographique » parfois, mais toujours de manière futée – un exotisme vancien, et une toile de fond qui pourrait évoquer Ursula K. Le Guin.

 

Et tout cela dans quatre romans qui se veulent divertissants, et qui le sont. Le populaire a sa noblesse. Belle idée, donc, que de rééditer ce cycle, qui mériterait sans doute d’être bien davantage connu.

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Un homme chez les microbes, de Maurice Renard

Publié le par Nébal

Un homme chez les microbes, de Maurice Renard

RENARD (Maurice), Un homme chez les microbes (scherzo), préface de Claro, illustration de Régis Lejonc, Talence, L’Arbre Vengeur, coll. Exhumérante, [1928] 2017, 237 p.

Ma chronique figure dans le n° 89 de Bifrost, pp. 107-108.

 

À terme, elle apparaîtra en ligne sur le blog de la revue, et je la complèterai alors par une version plus longue ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à me faire part de vos retours !

 

EDIT 27/04/2018 : ma chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus détaillée, avec sa vidéo...

MERVEILLEUX SCIENTIFIQUE ET HUMOUR

 

Maurice Renard, auteur essentiel du « merveilleux scientifique » français, à cette époque où la science-fiction ne portait pas encore ce nom, est à nouveau, après L’Homme truqué il y a quelque temps de cela, « exhumé » par les belles éditions de L’Arbre Vengeur, qui nous ont également régalés de l’œuvre de certains des plus brillants de ses compères, comme les un peu plus récents Régis Messac (Quinzinzinzili) et Jacques Spitz (L’Œil du purgatoire). Un homme chez les microbes, toutefois, est publié dans une collection un peu à part, dite « Exhumérante », et dont le propos est de rappeler au bon souvenir du lecteur des « classiques oubliés » du registre humoristique.

 

Et sans doute est-ce à bon droit, car ce bref roman de 1928 conjugue en effet imaginaire scientifique et drôlerie, dans un registre où les deux domaines fusionnent sans qu’aucun ne prenne vraiment le pas sur l’autre (ou, plus exactement peut-être, en offrant à chacun son moment pour briller). Ce n’est pas la moindre singularité, ni le moindre atout, de ce roman qui, pour être d’un style agréablement suranné, parvient toujours, quatre-vingt-dix ans plus tard, à faire rire et à émerveiller. Le ton est dès lors assez différent de celui de L’Homme truqué, sans que l’œuvre y perde en cohérence.

 

Cela tient peut-être, pour partie du moins, à la multiplicité des formes de l’humour dans le roman, dont témoigne, avec toute la gouaille d’un bateleur, l’enthousiasmante préface de Claro. Mais, à vrai dire, l’imaginaire scientifique également se voit traiter sur des modes différents, où le voyage extraordinaire a sa part, ainsi que le laisse d’emblée entendre le titre du roman – au point en fait où le thème lorgne plus que jamais sur l’utopie, sans jamais perdre de vue le rire et plus particulièrement la satire, ce qui doit sans doute tirer le présent roman du côté de Swift et de ses Voyages de Gulliver.

 

UNE QUESTION DE TAILLE

 

En effet, le roman procède en deux temps – de manière très symptomatique, il est divisé en deux parties, approximativement de taille égale, et dont l’approche est assez différente ; ceci en laissant un peu de côté l’étonnant « Prologue (pourquoi pas ?) cinématographique ».

 

Dans la première partie, nous faisons la rencontre du docteur Pons, un jeune médecin non dénué d’ambitions mais qui a dû brutalement les remiser au placard, en s’installant à Saint-Jean-de-Nèves – qui n’est pas exactement Paris. Le docteur Pons, jamais avare de bons mots et encore moins des plus mauvais, reçoit un jour la visite de son ami Fléchembeau, grande gigue qui a fait son droit et se verrait bien épouser la mignonne Mlle Olga Monempoix, délicieuse fille du magistrat local, le voisin de Pons. Las ! Les parents ne veulent pas… Ou pas tout de suite. Sans doute est-ce parce que cette canaille républicaine en a après le monarchiste Fléchembeau ! Oui : 1928, une autre époque…

 

Mais le docteur Pons mène son enquête, et découvre que le refus des Monempoix est motivé par tout autre chose : la taille du prétendant ! Cet homme est trop grand – peu importe qu’il soit monarchiste ou non. Mlle Monempoix est bien menue à côté… Le couple ne pourrait être que mal assorti ! Et parfaitement ridicule, surtout en société ! Si seulement le fringant jeune homme pouvait être plus petit, de quelques centimètres à peine… Rêverie futile.

 

Et cependant… Le bon docteur Pons pourrait peut-être aider son ami Fléchembeau ? C’est qu’il travaillait sur un traitement médicamenteux destiné à réduire les dimensions – cela semble avoir fonctionné sur sa chatte… Inutile pour l’amoureux éconduit d’en savoir davantage : il gobe aussitôt les pilules – bien imprudemment…

 

Et le traitement fonctionne ! Fléchembeau perd quelques centimètres : le jour requis (car Pons avait, sans expliquer pour quelle raison, obtenu un délai d’un mois auprès des Monempoix), l’avocat a « la bonne taille », et tout le monde s’en réjouit : champagne, félicitations, reparties spirituelles ! Incluant un affligeant « Je vous salue, mari ! »

 

Mais voilà : contrairement à ce qui avait été prévu, Fléchembeau continue de rétrécir… et c’est bien fâcheux.

 

C’EST LE POMPON !

 

On en arrive à la seconde partie du roman – si la première est narrée à la troisième personne, la seconde est à la première personne, sous la forme d’un compte rendu écrit par Fléchembeau concernant son incroyable odyssée.

 

En effet, quoi que tente un docteur Pons aux abois, même aimablement secondé par Mlle Olga, Fléchembeau diminue jour après jour. Bientôt réduit à la taille d’un homoncule, l’avocat ne s’y arrête cependant pas, et il devient de plus en plus difficile de le suivre comme de communiquer avec lui – jusqu’au jour fatidique de la disparition pure et simple…

 

Sauf que non : le voyage de Fléchembeau est tel qu’il se poursuit en fait dans l’infiniment petit – l’univers des microbes… et au-delà ? Car notre homme qui rétrécit fait la rencontre de toute une civilisation, brillamment avancée – probablement bien plus que la nôtre. Ces Mandarins, ainsi que les surnomme notre héros, sont anthropomorphes en tous points ou presque, mais avec des bizarreries çà et là – dont la plus flagrante est ce pompon qu’ils ont sur la tête, et qui leur confère une sorte de sixième sens inaccessible aux humains ; plus tard, Fléchembeau découvrira d’autres faits étonnants, dont, pas le moindre, la division de cette espèce en trois sexes. Quoi qu’il en soit, ces « microbes », auxquels notre voyageur malgré lui confère des noms naturellement grecs, parviennent à mettre un terme à son rétrécissement ininterrompu jusqu’alors, et songent, pour l’un d’entre eux du moins, à trouver un moyen de rendre à Fléchembeau sa taille humaine – un processus qui demandera beaucoup de temps…

 

D’ici-là, il a toute une utopie à découvrir ! Et à la manière d’un Gulliver...

 

L’HOMME QUI RÉTRÉCIT (VRAIMENT BEAUCOUP TROP)

 

Il a pu être tentant (et cela a semble-t-il été tenté par les héritiers de Maurice Renard ?) d’établir une filiation entre Un homme chez les microbes et L’Homme qui rétrécit, le fameux roman de Richard Matheson. Mais, à tout prendre, au-delà du dispositif de base (et encore ?), de cette idée donc d’un homme qui rétrécit, les deux romans ne sauraient être davantage opposés : ils ne racontent pas du tout la même chose, et, qui plus est, le font sur un ton qui n’a absolument rien à voir.

 

Quelques séquences, sans doute, à mi parcours de la diminution de Fléchembeau, peuvent bien se retrouver dans les deux œuvres, mais c’est un leurre auquel il ne faut pas attacher trop d’importance. Après tout, ce qui importe vraiment chez Renard, c’est de rétrécir l’homme aux dimensions d’un microbe, lui offrant ainsi l’aperçu d’une civilisation aliène même si anthropomorphe et terrestre – il joue de l’infiniment petit, et corrélativement de l’infiniment grand, dans une perspective tenant de la faculté d’émerveillement. Le roman de Matheson, par contre, se concentre sur un homme de taille insectoïde, confronté à la menace nouvelle d’objets et de créatures anodins et tout sauf redoutables dans le quotidien de l’humanité. Les deux personnages ne sont pas forcément très sympathiques, ce qui les rapproche certes, mais, au-delà, ils ne vivent pas du tout la même chose, aussi les échos de leurs expériences sont-ils très différents.

 

Ce qui ressort d’autant plus du ton et du style. Chez Renard, la plume est enjouée, abondant en mots d’esprit, surtout dans la première partie du roman, avec le frénétique Pons – la seconde partie, le rapport de Fléchembeau, est certes plus posée. Chez Matheson, c’est tout autre chose, avec une approche plus prosaïque qui, en même temps, est chargée d’horreur – que ce soit sur le long terme, avec la misère sociale du personnage abandonné de tous, ou sur le vif, avec la fameuse araignée… En outre, la psychologie du personnage principal est traitée bien différemment, c’est peu dire. Le rire n’est vraiment pas de la partie, dans L’Homme qui rétrécit...

 

DEUX FORMES DE SATIRE SOCIALE

 

Alors que c’est bien une dimension essentielle d’Un Homme chez les microbes, roman abordant la satire sociale sous deux angles très différents.

 

Dans la première partie, l’humour domine – l’imaginaire, progressivement déployé au travers du traitement du docteur Pons faisant rétrécir son ami Fléchembeau, est finalement au service de la satire plus qu’autre chose. Une satire délicieuse, heureusement – où l’auteur ne prend pas de gants à l’égard de la bourgeoisie de province, et des ambitions des bien-nés ; sans forcément que cela vire au pamphlet, cela dit, car le ton très léger du récit, et rendu plus léger encore par les traits d’esprit du docteur Pons (du genre qui sont tellement mauvais qu’ils en deviennent magnifiquement bons), rend l’ensemble plus drôle que méchant. Et, oui, toujours drôle en 2017 – un tout autre monde pourtant. La plume de Maurice Renard est sans l’ombre d’un doute surannée, mais elle est tout aussi vive et chatoyante, un vrai régal – que les mauvais jeux de mots rendent plus humain et non moins savoureux. Claro, dans sa préface (qui en dit peut-être un peu trop, en même temps ?), donne de bons aperçus de l’humour de l’auteur se traduisant dans son style, et c’est parfaitement délicieux.

 

L’humour persiste dans la deuxième partie du roman, mais de manière moins frontale, et moins systématique. Le récit du pauvre Fléchembeau, par la force des choses, ne peut pas faire preuve de la même insouciance badine – et Pons n’est plus là pour émailler l’histoire des blagues les plus éculées et du goût le plus affligeant.

 

Cependant, notre homme qui a rétréci, plus ou moins consciemment, est donc typique de ces visiteurs en Utopie que la littérature a plus qu’à son tour repris depuis Thomas More, et assez clairement dans la veine du « voyage extraordinaire » ou plus globalement du « conte philosophique » : le roman mentionne à plusieurs reprise le Micromégas de Voltaire, et il me faudra y revenir, mais la figure à laquelle nous renvoie presque automatiquement le roman, dans ces pages, est bien le Gulliver de Swift. En même temps, et comme de juste, Fléchembeau chez les Mandarins a aussi quelque chose des Persans de Montesquieu égarés en France…

 

L’exotisme du cadre, qui autorise de beaux moments de merveilleux scientifique, joue en effet son rôle traditionnel de miroir de notre monde : à travers les Mandarins, et à travers Fléchembeau découvrant candide le monde des Mandarins, Maurice Renard évoque bien notre monde dans l’entre-deux-guerres (le monde des Mandarins, d’une certaine manière, est également dans cette position guère enviable – à mi-chemin entre les tranchées noyées sous les gaz de combat, et la menace d’une future guerre d’extermination), un monde chamboulé par la science et l’industrialisation, avec ses gloires mais plus encore ses ridicules, dans l’académie comme dans les salons – qui renvoient directement aux ambitions mesquines d’un Fléchembeau comme d’un Pons. Mais le rire est donc alors beaucoup moins franc, et ne dissimule pas toujours une angoisse fondamentale, aux dimensions peu ou prou cosmiques.

 

LA FACULTÉ D’ÉMERVEILLEMENT, POURTANT

 

Car le roman, sous la blague, a un véritable contenu « merveilleux scientifique », si l’on ne veut pas encore dire « science-fictif » (mais, après tout, pourquoi pas ?). C’est bien sûr particulièrement sensible dans la seconde partie, qui se veut à cet égard plus « précise » que le « voyage extraordinaire » classique, mais, déjà dans la première partie, certains échanges entre le docteur Pons et Fléchembeau le laissaient deviner. Toutefois, la prise de conscience de ce qu’il y a un monde infiniment petit avec sa propre civilisation change forcément un peu la donne… La référence revient souvent, à Micromégas donc, et elle a des implications colossales – car il ne s’agit pas seulement d’imaginer un monde infiniment petit, recelant en lui-même la potentialité d’autres mondes infiniment petits (c’est le souci, avec l’infini...), mais aussi, le cas échéant, d’envisager notre monde de la sorte, avec de l’infiniment grand par-dessus. Le débat a ainsi des implications d’ordre cosmique, annihilant tout anthropocentrisme, qui ont quelque chose de vertigineux – c’est déjà, dans sa forme la plus pure en dépit du ton humoristique, le « sense of wonder » de la meilleure science-fiction (et cela a pu me faire penser, antérieur, à l’extraordinaire Flatland, d’Edwin A. Abbott). Le roman tente d’ailleurs de jouer également de cet aspect sur le plan temporel, mais sans doute avec moins de pertinence et de réussite.

 

Mais ce vertige est bien ce qui importe le plus, ici – car la société des Mandarins, en tant que telle, est plus ou moins enthousiasmante, avouons-le. Maurice Renard, en effet, et sans doute parce que cela sert son propos via l’intégration plus ou moins dissimulée de Fléchembeau parmi les Mandarins, a conçu une société que l’on pourrait trouver trop anthropomorphe – il y a certes le pompon, dont le nom même ne fait pas très sérieux, mais pas grand-chose d’autre pour l’essentiel, à part, à terme, cette idée d’une espèce à trois sexes, supposée battre en brèche les préjugés de Fléchembeau et tant qu’à faire ceux du lecteur avec, mais sur un mode finalement bien timide. Les « nègres verts » feront probablement hausser quelques sourcils, par ailleurs.

 

D’autres aspects, heureusement, sont plus intéressants – comme ces deux « soleils », l’industrialisation à outrance de la civilisation mandarine, ou son rapport intéressé à la science. Il y a là quelques belles idées, qui font d’Un homme chez les microbes un roman non seulement drôle mais aussi fascinant dans sa veine science-fictive.

 

Mais cela débouche sur quelques chose d’assez étrange : une dimension peu ou prou apocalyptique qui n’est certes pas dans le ton de la majeure partie du roman. Ici, Maurice Renard, est-ce compulsion ou hommage ou que sais-je, revient à nouveau, ai-je l’impression, à la manière de son modèle H.G. Wells – le roman n’a à ce stade plus rien de léger, et laisse entrevoir des futurs non mandarins sinon non humains, qui ne seraient pas si étrangers aux ultimes visions de La Machine à explorer le temps, ou à l’imminence de la disparition de l’humanité dans La Guerre des mondes.

 

La rupture de ton est saisissante. Mais je ne suis pas bien certain de ce qu’il faut en penser, au regard de la qualité du roman.

 

À LA HAUTEUR

 

Reste que celui-ci, globalement, se montre plus qu’à la hauteur (aha). Le ton du roman ne doit pas leurrer : il contient de beaux moments de merveilleux scientifique, tout à fait dignes d’un ouvrage qui s’afficherait « plus sérieux ». Si l’anthropomorphisme de la société mandarine est un peu décevant, les bonnes idées ne manquent heureusement pas dans ce contexte, qui contribuent tant à asseoir la singularité du roman qu’à en exprimer quelque chose de latent qui s’avère à terme peu ou prou visionnaire.

 

Toutefois, son atout essentiel est bien son humour. À sa manière quelque peu passée de mode, Un homme chez les microbes demeure pourtant un roman très drôle, et la plume très travaillée de Maurice Renard, dans ce registre dangereux, faisait et fait encore des miracles. Très bonne idée, donc, que de rééditer ce roman délicieux dans la collection « Exhumérante ».

 

En attendant, peut-on l’espérer, d’autres rééditions ? Sans doute cela en vaudrait-il la peine – car Maurice Renard était donc un auteur à la palette riche et variée, un des plus brillants de ces « précurseurs » que le genre science-fictif aime à s’attribuer. Toute nostalgie malvenue mise à part (sans même parler de quelque chose d’aussi absurde que le « patriotisme littéraire »...), il y a là un domaine à creuser.

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Le Jour de la création, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

Le Jour de la création, de J.G. Ballard

BALLARD (J.G.), Le Jour de la création, [The Day of Creation], traduction de l’anglais par Robert Louit, Auch, Tristram, coll. Souple, [1987] 2017, 297 p.

 

Cette critique a initialement été associée à celle d’un autre roman de Ballard, Le Rêveur illimité, dans la rubrique « Objectif Runes en plus » du Bifrost n° 88, directement en ligne, ici.

 

Je suppose que cela m’autorise à livrer d’ores et déjà mes deux chroniques séparées, plus longues…

ENCORE PLUS DE BALLARD

 

Bis : l’excellent éditeur Tristram approfondit encore son catalogue ballardien, déjà conséquent, et comprenant nombre de merveilles – au premier chef l’intégrale des nouvelles en trois tomes, Vermilion Sands, La Foire aux atrocités, etc. Nouveaux titres dans la collection « Souple », donc : deux romans qui avaient déjà été édités en français, il y a quelque temps de cela certes, et qui m’étaient jusqu’alors passés sous le nez, Le Rêveur illimité et Le Jour de la création.

 

C’est cette fois le second qui nous intéresse, un roman datant de 1987, soit après que le succès d'Empire du soleil et de son adaptation par Steven Spielberg a permis de populariser l’auteur, dès lors moins cantonné que jamais dans son registre originel science-fictif – qui, cela dit, faisait de toute façon hausser des sourcils dans le fandom, et la publication de la « trilogie de béton » et de La Foire aux atrocités avait sans doute déjà démontré que le grand Ballard ne connaissait pas de limites.

 

Le Jour de la création, dans ce contexte, est un roman assez étrange – et en même temps typiquement ballardien. Riche d’échos à des œuvres antérieures de l’auteur autant qu’à des classiques signés par d’autres plumes (j’y reviendrai dans les deux cas), il sonne tantôt comme du concentré des obsessions de l’auteur, tantôt comme une quasi-parodie – même si, au fond, cette seconde dimension peut être une conséquence de la première. C’est aussi, étrangement, le « roman d’aventures » que décrit la quatrième de couverture, oui – on se contentera d’omettre l’adjectif « pur » qui y est associé. C’est un roman souvent fascinant, mais parfois un brin agaçant aussi. Pertinent de manière générale, mais avec plus ou moins de subtilité.

 

En fait, ai-je l’impression, comme Le Rêveur illimité justement, c’est un titre un peu bancal dans la bibliographie de l’auteur, disons même « mineur ». Ceci étant, un Ballard mineur vaut intrinsèquement mieux que 98 % des parutions littéraires, j’imagine...

 

LA SOIF DU MAL

 

Nous sommes en Afrique centrale, dans une région indécise car fantasmée – entre le Sahel et les débris de l’Afrique Équatoriale Française, le Tchad et le Soudan sont proches. Mallory est un médecin, envoyé par l’OMS à Port-la-Nouvelle, au bord du lac Kotto asséché, pour y tenir un dispensaire – entreprise absurde, car la guerre qui ravage la région, opposant très concrètement le général rebelle Harare et le capitaine Kagwa de la « gendarmerie » locale (aux ambitions de seigneur de guerre pas moins marquées, on en a tôt la certitude – et sa Mercedes adorée en est le plus pathétique des présages), cette guerre donc a fait fuir les non-belligérants. Le bon docteur recoud bien des hommes des deux camps, mais sa situation est des plus précaire : il pourrait très bien être abattu sur un coup de sang, qu'importe de qui – c’est d’ailleurs ce qui lui arrive au tout début du roman, quand nous le voyons mis en joue par une enfant-soldat… Un écho justement du Rêveur illimité, qui pourrait au-delà renvoyer également à Dick ou même à Bierce ? Mais admettons qu’il survive : c’est après tout ce que nous dit le roman…

 

En dehors des hommes de Kagwa et Harare, la faune locale (non autochtone…) est assez limitée, mais pas inexistante : il y a cette Nora Warrender, triste veuve victime de viol, et dont les raisons de rester sur place, dans cet enfer, sont problématiques. Il y a aussi une équipe de tournage, emmenée par Sanger, un ex-scientifique qui a décidé de faire davantage de sous en tournant des documentaires guère scientifiques, au point d’avoir perdu toute crédibilité auprès des chaînes de télévision occidentales ; déjà has-been, le bonhomme, qui travaille maintenant pour les chaînes câblées japonaises, semble persuadé de ce que le cadre déprimant du lac Kotto pourrait fournir le prétexte à un bon film – ses associés, Mr Pal l’Indien érudit et la très professionnelle photographe et camerawoman Ms Matsuoka, y travaillent. Et ça dépasse complètement Mallory.

 

Celui-ci, en fait de médecin, a surtout des ambitions relevant de l’ingénierie écologique : son grand projet, c’est de trouver un moyen d’alimenter la région en eau – car le Sahara avance. Une marotte comme une autre… Un rêve qui n’a aucune chance de se réaliser. Mallory le sait bien, et, après avoir réchappé à son exécution, il accède enfin aux injonctions de Kagwa, qui l’incite depuis un bon moment déjà à plier bagage. Mais c’est précisément à ce moment qu’un très improbable « accident » change la donne : un bulldozer, sur ses indications, arrache une vieille souche… et l’eau jaillit. Une réserve bien vite épuisée ? Forcément… Sauf que c’est un véritable fleuve qui apparaît ainsi – un monstre s’étendant sur des kilomètres, et très large : un nouveau Nil pour un continent qui en a bien besoin – un miracle à même de refleurir le désert. Bien plus que ce que le docteur souhaitait ?

 

Mais voilà : c’est une compulsion de l’homme découvrant un fleuve, il lui faut remonter à sa source. Le Dr Mallory y échappe d’autant moins que, pendant sa convalescence, Sanger a officiellement baptisé le fleuve... Mallory. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il s’identifie au fleuve – ce qui va bien plus loin qu’une appropriation. Mallory veut trouver la source du Mallory, oui – pour le détruire ; car c’est en son pouvoir, et c’est finalement une conséquence inévitable de la tendance du médecin à reporter sur son environnement la passion de l’autodestruction. D’autant, avouons-le, qu’il n’est guère aimable : lui-même nous éclaire sur les tendances foncièrement misanthropes de ses semblables, les si généreux médecins au service d’œuvres caritatives… Mais il est vrai que les autres protagonistes du roman ne sont guère plus sympathiques.

 

Ce que nous aurons bientôt l’occasion de constater, quand, suite à un acte de piraterie bien hardi, Mallory se met donc à remonter le fleuve à bord du vieux ferry Salammbô ; mais pas seul, car il est accompagné par la gamine de douze ans qui a failli l’abattre – cette « Noon » en qui il voit un esprit du fleuve, son fleuve, et en même temps une femme en puissance mais d’autant plus désirable qu’il y a encore en elle de l’enfant, même enfant-soldat…

 

Et, à leurs trousses, tous ceux qui, dans la région, entendent tirer partir du miracle fluvial – c’est-à-dire absolument tout le monde. Au point, s’il le faut, du massacre généralisé.

 

APOCALYPSE LOLITA...

 

Le Jour de la création est un roman sous influence, et qui ne s’en cache certainement pas. Sans doute cela fait-il partie de l’essence même du projet.

 

Bien sûr, il emprunte à nombre d’histoires reposant sur le topos du fleuve que l’on remonte – et elles sont innombrables. Bien sûr aussi, contexte africain oblige, et tout autant les considérations métaphysiques et éthiques qui s’y mêlent, la référence-clef est probablement Au Cœur des ténèbres, de Joseph Conrad – avec un Mallory qui serait tout à la fois Marlow et Kurtz. Peut-être cependant faut-il tordre quelque peu cette référence ? Car la dimension guerrière du récit peut tout autant évoquer la variation sur le même roman qu’est Apocalypse Now ; j’y suis d’autant plus incité que, via Sanger et son équipe de tournage, la technologie moderne, ici, porteuse de récits, est essentiellement envisagée au travers du petit écran, sinon du grand…

 

En fait, les références littéraires comme filmiques qu’évoque sans peine Le Jour de la création ont aussi pour fonction de produire une Afrique noire parfaitement fantasmée, et certes pas épargnée par les clichés du « temps béni des colonies » (Michel, franchement, ta gueule) ; délibérément bien sûr, et Noon apprenant l’anglais en se repassant sans cesse les mêmes cassettes d’initiation à la sociologie post-coloniale, entre deux visionnages de vieilles tarzaneries, y offre un très ironique contrepoint – tandis que le « Dr Mal », comme elle l’appelle, incarne à son tour ces diverses manières de s’accaparer l’Afrique, et pas seulement sa représentation mythique.

 

Noon, justement, tire en même temps le roman vers d'autres références non moins marquées : l'attirance clairement pédophile de Mallory pour la gamine de douze ans (même et peut-être justement parce qu'elle a un flingue) n'est pas l'aspect le moins déconcertant du roman, et ne rend pas exactement le personnage du forcément bon docteur plus sympathique ; dans sa fascination pour la fillette, qui le rend parfois lyrique, le docteur est d'une perversion fleurie et au-delà de la simple suspicion, qui en fait un émule colonial d'Humbert Humbert dans le Lolita de Nabokov (probablement bien davantage, cette fois, que celui de l'adaptation par Stanley Kubrick).

… ET AUTRES RÉMINISCENCES

 

Mais Ballard, dans Le Jour de la création, ne se contente pas de revisiter et mélanger ces nombreuses références qui lui sont extérieures. C’est aussi, pour lui, l’occasion de produire des variations, plus ou moins ironiques, sur nombre de ses œuvres antérieures. Dans certains cas, cela ne fait pas le moindre doute : l’apocalypse de/du Mallory renvoie presque explicitement à deux des quatre apocalypses originelles de Ballard, celles que je préfère d’ailleurs, Le Monde englouti et La Forêt de cristal. On peut être tenté d’y adjoindre, sur un mode sans doute davantage mineur, Salut l’Amérique ! Dans un autre registre, je tends à croire que la vision particulièrement désenchantée, non, carrément misanthrope et génocidaire des relations humaines autour du fleuve peut être envisagée comme un écho de la guerre civile verticale qui prend place dans l’I.G.H., tandis que la mégalomanie divine d’un héros par ailleurs si détestable ne manque bien sûr pas d’évoquer, réédition concomitante, Le Rêveur illimité.

 

Le Jour de la création peut aussi être vu comme anticipant quelques titres de l’œuvre ultérieure de l’auteur : ainsi de Sauvagerie, même si ce court roman aux implications terribles initie surtout le pan tardif de l’œuvre ballardienne, avec ses variations sur la Riviera psychopathe ; je serais tenté de mentionner également et peut-être avant tout La Course au paradis, avec ces mêmes Occidentaux déboulant à l’autre bout du monde en débordant des meilleures intentions, mais dont l’action produira presque nécessairement un cauchemar dystopique.

 

Et là, je m’en tiens aux romans, donc.

 

Une approche pas inintéressante, mais pas non plus sans inconvénients – dont le principal est probablement le risque de l’auto-parodie. Sans doute l’auteur en était-il très conscient, et d’autant plus désireux de manier l’ironie, mais le lecteur n’en est que davantage porté à la comparaison, et pas forcément en la faveur du Jour de la création. Un roman qui, pourtant, produit assurément des images fortes, typiques de la plume de l’auteur – simplement, « trop typiques », peut-être.

 

MR SELF-DESTRUCT

 

Je crois cependant que le principal atout de ce roman, qui n’en manque pas, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, réside dans son personnage principal et narrateur, le Dr Mallory. Je ne garantis pas que l’œuvre ballardienne soit si riche que cela en personnages véritablement positifs, mais Mal figure peut-être parmi les plus négatifs.

 

Cependant, le juger sur le plan moral ne fait pas forcément sens. Sa mégalomanie qui tend vers l’homicide, son arrogance, et bien sûr son attirance (coupable ?) pour Noon empêchent de voir en lui un « héros », mais, comme d’ailleurs dans Le Monde englouti surtout, si je ne m’abuse, le personnage opère d’une certaine manière une transsubstantiation qui rend inaccessible ce démiurge jaloux aux remontrances humaines.

 

Mais il y a peut-être autre chose qui sauve paradoxalement le Dr Mal – et c’est sa fragilité mentale. Sa quasi-fanfaronnade sur les médecins misanthropes ne dissimule rien du trouble autrement essentiel qui le caractérise : une pulsion autodestructrice de tous les instants. Certes, aux yeux extérieurs du lecteur, le mauvais docteur reporte ainsi sur son environnement ce désir de mort, et, à mesure que les pages défilent, toujours plus dégoulinantes de sang, le tueur de fleuve échappe à toute possibilité de rédemption. Mais lui-même n’est tout simplement pas en mesure de percevoir les choses ainsi : il est le fleuve – dès lors, tuer le fleuve revient à se tuer lui-même (l’inverse n’est peut-être pas aussi vrai ?), et, en tant que tel, Mallory, homme et fleuve, incarne une liberté individuelle poussée à l’extrême, dont la condamnation demeure possible, mais non sans circonvolutions argumentaires malaisées… Mallory suicidaire peut, dans une égale mesure, susciter le dégoût et la compassion, le mépris et l’admiration. C’est un personnage qui me paraît très réussi – tantôt bigger than life, tantôt si humain, très riche en tout cas au-delà de sa seule fonction narrative.

 

Enfin, le discours pour le moins confus de cet homme qui tire argument de ce qu’il a créé un fleuve pour en déduire la légitimité de son entreprise visant à le détruire, affecte le lecteur, voire le convainc – même dans la douleur. J’imagine qu’on peut ainsi voir en lui une métaphore de l’écrivain revenant sur son œuvre – en général, ou de Ballard lui-même très précisément : le jeu des références n’en est que davantage justifié.

 

DIEU S’EST REPOSÉ LE SEPTIÈME JOUR POUR VISIONNER LES RUSHES

 

Ceci ressort également d’une autre dimension du roman, proche, mais probablement moins subtile : la critique des médias, ou peut-être plus exactement et même sereinement du rapport à l’image, qu’autorise l’entreprise documentaire passablement cynique conduite par Sanger. Lui non plus n’est pas exactement un personnage aimable… et pourtant, en certaines occasions, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Son discours n’est sans doute pas moins confus que celui de Mallory (son sujet ?), mais l’idée que tout n’est que récit a son importance.

 

La métaphore est peut-être parfois trop lourde, sa pertinence peut être questionnée à plusieurs reprises, mais elle offre au bateleur quelques occasions de briller avec sa verve d’entertainer ; en tant que telle, cette faconde savamment orientée poursuit la métaphore initiale de la création littéraire, avec le biais utile de la mise en scène : un documentaire ne saurait après tout être objectif, et poser sa caméra ici plutôt que là est déjà un choix, littéralement l’imposition d’un point de vue – mais le récit conscient ne vient peut-être qu’après ? Sanger a son moment de triomphe, quand il assène à un Mallory sceptique cette ultime vérité : « Dieu s’est reposé le septième jour pour visionner les rushes. »

 

Le déroulé du roman vient-il confirmer ou infirmer cet aphorisme ? À vrai dire, je n’en suis pas bien sûr… Il y a ici une ambiguïté, mais je la suppose bienvenue.

 

UNE SOURCE TROP LOIN ?

 

Le Jour de la création débute magnifiquement bien. Dans ses premiers chapitres, habilement colorés, générateurs d’images fortes à foison, et empreints d’une certaine pesanteur léthargique, comme une variation inquiétante et morbide de Vermilion Sands, je tends à croire que le roman se hisse au niveau des meilleures productions de l’auteur – ce qui n’est pas peu dire.

 

Cette impression, toutefois, ne se vérifie pas sur la durée. En fait, à cet égard, Le Jour de la création m’a en gros fait le même effet… que Le Rêveur illimité, ça tombe bien. Le début est très bon, mais le format est trop long à mon goût, et, passé un certain temps, on patine un peu, au fil de séquences bien trop répétitives.

 

Dit comme ça, oui, ça ne fait pas forcément envie… Mais je ne prétends pas que c’est un mauvais roman, loin de là. En fait, il est même plutôt bon – simplement moins bon que nombre d’autres romans de Ballard, et on ne saurait faire l’impasse sur ce critère violemment discriminant ; d’autant que, d’une certaine manière, le roman lui-même nous incite à faire cette comparaison. Ceci étant, même de la sorte, il m’a davantage parlé que Le Rêveur illimité, justement – ou que Salut l’Amérique !, et encore quelques autres.

 

Signé par tout autre que Ballard, Le Jour de la création aurait été plus que recommandable. Alors on y revient : un Ballard mineur vaut intrinsèquement mieux que 98 % des parutions littéraires. Dont acte.

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