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"La Nuit des morts-vivants", de George A. Romero

Publié le par Nébal


Titre original : Night of the Living Dead.

Réalisateur : George A. Romero.

Année : 1968.

Pays : États-Unis.

Genre : Horreur / « Gore » ? / Science-fiction ? / Fantastique ?.

Durée : 96 min.

Acteurs principaux : Duane Jones, Judith O’Dea, Karl Hardman, Marilyn Eastman…

 

Il y a peu, ma curiosité malsaine et quelque peu perverse m’a poussé à faire l’acquisition du roman de John Russo La Nuit des morts-vivants, novélisation du célébrissime film de George A. Romero (dont Russo était le co-scénariste). Oui, vous pouvez me traiter de fanboy. Mais avant de vous en faire le compte rendu, il m’a semblé nécessaire de faire la même chose pour l’œuvre originelle (et autrement plus essentielle). Adonc, voilà (purée, ça faisait un bail que j’avais pas chroniqué de film, tiens…).

 

Et, histoire d’annoncer franchement la couleur, autant vous le dire tout de suite : s’il n’est certainement pas irréprochable, et si ce n’est pas à mon sens le meilleur film de Romero (voyez Zombie – le plus grand film de zombies de tous les temps – et Martin – le film de vampires le plus intelligent de tous les temps –), ce film séminal est en ce qui me concerne un des plus importants de l’histoire du cinéma. Du cinéma fantastique, du cinéma de science-fiction, du cinéma d’horreur, oui, mais aussi du cinéma tout court. Et je pèse mes mots (ah mais).

 

Contexte : dans les années 1960, George A. Romero (qui est Américain, et pas Mexicain, contrairement à ce que j’avais pu lire dans Les Inrocks, revue sérieuse et pertinente s’il en est…) est un jeune réalisateur fauché de Pittsburgh. Avec quelques amis également sans le sou, il a fondé Latent Image, une petite compagnie de production tournant essentiellement des spots publicitaires et des films d’entreprise. Mais Romero, notamment, et son ami John Russo, aimeraient bien faire autre chose, et tourner un « vrai » film. Le problème est de trouver le financement… On est encore clairement dans l’ère des studios, l’idée d’un cinéma indépendant est à peu près inconcevable, et Pittsburgh n’est certainement pas Hollywood… Mais Russo soutient, un peu par bravade, qu’il suffirait de rassembler une dizaine de personnes apportant chacune quelques centaines de dollars, pour avoir un budget, dérisoire certes, mais suffisant pour tourner un petit film d’horreur, un film d’exploitation qui ferait la joie des drive-in et des salles de quartier (à la Corman, disons) ; probablement pas une grande œuvre d’art, mais quelque chose qui pourrait rapporter assez d’argent pour passer à quelque chose de plus solide ultérieurement. Romero se montre assez enthousiaste. Avec Latent Image, il commence à mettre un peu d’argent de côté, fait quelques tentatives infructueuses, et se met en quête d’investisseurs. Ceux-ci seront au final 10, et fonderont une compagnie qui prendra du coup le nom d’Image Ten. Chacun apporte initialement 600 $, conformément à la « vision » de Russo ; au fil des rallonges, le film coûtera finalement 114 000 $ (dont 60 000 investis, le reste étant constitué d’emprunts). Dès lors, il n’y a pas de petites économies : comédiens amateurs et totalement inconnus – parfois membres d’Image Ten, d’ailleurs (Karl Hardman, Marilyn Eastman…), – matériel « emprunté » à l’Université, pellicule – noir et blanc – plus ou moins volée, diverses autres petites magouilles ici ou là, musique de stock, effets spéciaux réduits au strict nécessaire, implication totale de la petite équipe initiale dans le film (chacun ou presque adoptant plusieurs casquettes)…

 

Évidemment, dans ces conditions, il est impensable de faire un film d’horreur « comme les autres ». Romero, plus ou moins contraint et forcé par les circonstances (et plus lucide et talentueux qu’un certain Ed Wood – mais on avouera que, jusqu’à présent, l’histoire de ces réalisateurs présente des similitudes…), ne peut pas jouer la carte de l’esthétique « classique » des films d’horreur, des productions de l’Universal des années 1930, et a fortiori du chatoiement technicolor de la Hammer et de ses rivales (productions fauchées de Roger Corman incluses, dans l’ensemble), qui rencontrent à l’époque le succès que l’on sait avec leurs productions gothiques. Sa posture, pour le coup, ne manque pas de rappeler celle du fameux duo constitué jadis par Jacques Tourneur et Val Lewton, mais dans des conditions pires encore puisqu’il ne bénéficie pas du soutien de quoi que ce soit de comparable à la RKO, et que les goûts du public ont changé. Mais là où Tourneur, notamment dans La Féline, avait brillamment pallié à ce manque en jouant la carte de l’ambiance et du fantastique « psychologique », qui l’autorisait à ne rien « montrer », Romero, lui, va prendre une direction radicalement opposée et extrêmement audacieuse : celle du « cinéma-vérité ». Dans la foulée du néo-réalisme italien – je pense notamment aux splendides Rome ville ouverte et Allemagne année zéro de Roberto Rossellini –, et probablement aussi des premiers coups d’éclat de la Nouvelle Vague française, il relègue aux oubliettes théâtralisation, artifice et esthétisme pour y privilégier le réalisme et l’authenticité. Son film d’horreur sera contemporain, américain, tourné en extérieurs, et plus ou moins à la manière d’un documentaire : on est aux antipodes de Terence Fisher comme de Mario Bava. Mais, à l’encontre de Tourneur ou de Carnival of Souls, le « réalisme » s’appliquera également à la matière même du film : il s’agira de « montrer » l’insoutenable, de livrer une horreur graphique. Avec les moyens du bord, certes ; mais, déjà auparavant, Hershell Gordon Lewis, influencé par le grand-guignol, avait procédé de la sorte, avec des budgets tout aussi ridicules, pour ses mythiques films d’exploitation fondateurs du cinéma « gore », le nanardesque Blood Feast (1963) et le bien plus réjouissant 2000 Maniacs (1964). Certes, avec La Nuit des morts-vivants, on est très loin des déferlements de gore des épisodes ultérieurs de la série des zombies, sans même parler des films de cannibales ou de zombies d’un Lucio Fulci, d’un Ruggero Deodato ou d’un Umberto Lenzi, ou des joyeux délires outranciers d’un Sam Raimi ou d’un Peter Jackson premières périodes ; mais les maquillages, quand bien même rudimentaires, et la mémorable séquence anthropophage (même s’il ne s’agit que d’abats dégoulinant de chocolat…), suffisent à conférer une place particulière à La Nuit des morts-vivants dans l’histoire du genre, alors à ses premières expérimentations. Le tollé que suscitera le film à sa sortie en témoigne assez…

 

Reste à trouver un scénario, tout de même… George A. Romero n’a jamais caché s’être inspiré du chef-d’œuvre de Richard Matheson Je suis une légende (déjà « adapté » au cinéma en 1964 sous le titre The Last Man on Earth, avec Vincent Price), et Matheson lui-même a plus ou moins reconnu son bébé quand il a vu La Nuit des morts-vivants… Mais il était bien sûr impensable d’en faire une adaptation « officielle ». Finalement, ne restera que l’idée de cette « épidémie » submergeant la planète, et d’adopter le point de vue des survivants plus ou moins combatifs. Sans le savoir, en s’inspirant ainsi de la science-fiction vampirique de Matheson, George A. Romero a posé les bases du mythe moderne du zombie (complètement coupé de ses bien différentes racines vaudoues, déjà illustrées au cinéma à maintes reprises – White Zombie, l’excellent Vaudou de Tourneur…). Mais le terme lui-même n’apparaît pas une seule fois dans le film de Romero (et je n’en ai compté qu’une occurrence dans le roman de Russo) : le script désignait les « zombies » sous le seul nom de « flesh eaters », puis de « living dead ». L’amalgame ne se fera qu’ultérieurement, notamment avec le deuxième (et le meilleur) film de la saga, titré Dawn of the Dead outre-Atlantique, mais rebaptisé Zombie pour son exploitation européenne par son producteur et distributeur Dario Argento. Mais se pose le problème de « l’explication » du phénomène : La Nuit des morts-vivants est un film d’horreur matérialiste, et, à l’instar des épisodes ultérieurs, les « explications » mystiques, eschatologiques ou vaudoues, ne sauraient y être de mise (sauf au détour d’une punchline ironique, bien sûr : « When there’s no more room in hell, the dead shall walk the earth… »). L’idée de la contamination est reprise à Matheson (et promise à un brillant avenir…), mais reste le problème de l’origine : ici, Romero et Russo commettent sans doute une erreur, en ressentant ce besoin de justification (que les meilleurs films de zombies, par la suite, évacueront assez souvent, à moins de jouer du thème moins troublant des simples « infectés » – Romero lui-même dans The Crazies, Danny Boyle dans 28 Jours plus tard…) ; mais, pour peu convaincante que soit cette étrange histoire de radiations, évoquée rapidement en passant (là n’est pas l’essentiel, heureusement), elle ancre néanmoins La Nuit des morts-vivants davantage du côté de la science-fiction que du fantastique (le roman de Russo insiste d’ailleurs un peu plus sur cet aspect – l’anticipation y est plus franche –, et les films ultérieurs de la saga, plus « apocalyptiques » ou « post-apocalyptiques », enfonceront le clou – on n’en doute plus avec Land of the Dead…). Sur ces bases, Romero et Russo co-écrivent un scénario, d’abord très ambitieux et en trois parties, puis se resserrant sur l’essentiel (uniquement la première partie du projet initial : le film devient ainsi à peu de choses près un huis-clos – c’est toujours ça d’économisé…).

 

Est-il vraiment nécessaire de rappeler l’histoire de La Nuit des morts-vivants ? Probablement pas, mais bon, ainsi que le veut l’usage… Tout commence avec Barbara (Judith O’Dea) et Johnny, deux jeunes américains du Midwest, frère et sœur, qui se rendent dans un cimetière au crépuscule : Barbara tenait à honorer la tombe de leur père ; Johnny, lui, y voit une corvée, et ne cesse de se plaindre de la longueur du trajet… puis de se moquer cruellement de sa sœur : « They’re coming to get you, Barbara! » La blague ne dure pas longtemps : Johnny est attaqué par un individu mystérieux rodant dans le cimetière, et Barbara, terrorisée, s’enfuit. Elle se réfugie dans une ferme isolée, où d’autres maniaques, plus ou moins en état de décomposition avancée, l’assaillent également. Elle ne doit finalement son salut qu’à l’arrivée de Ben (Duane Jones), qui repousse les morts-vivants et entreprend de fortifier la maison dans l’attente d’hypothétiques secours, tandis que Barbara, traumatisée, sombre, après quelques crises d’hystérie, dans une catatonie dont elle ne sortira plus. Mais se sont également cachés dans la cave la famille Cooper (Harry – Karl Hardman –, Helen – Marilyn Eastman – et leur fille Karen, malade – Kyra Schon) et le jeune couple formé par Tom (Keith Wayne) et Judy (Judith Ridley). Dehors, les morts-vivants sont de plus en plus nombreux à assiéger la ferme, et il ne fait aucun doute que, le moment venu, ils sauront trouver un moyen d’y pénétrer et de massacrer les réfugiés : c’est du moins ce que prétend l’énergique Ben, qui entend bien agir – d’abord protéger la maison, trouver à s’informer, puis, si les secours ne se montrent pas, trouver un moyen de s’enfuir… Mais Harry Cooper, lâche et égoïste, soutient que la meilleure solution est de s’enfermer dans la cave en attendant les secours. Les deux hommes s’affrontent, tandis que leur sort inéluctable semble se préciser à mesure que les mangeurs de chair humaine s’amassent à l’extérieur…

 

Le résultat, très moderne, reste encore aujourd’hui remarquablement efficace car réfléchi et maîtrisé, en dépit des mauvaises conditions de tournage et de l’amateurisme des comédiens (cela dit, Duane Jones s’en tire plutôt bien, et Karl Hardman de même, son rôle justifiant assez son cabotinage). L’ambiance est oppressante du début à la fin, et nombre d’images marquent durablement les esprits : la mort de Johnny, la fuite vers la citerne, les bras innombrables jaillissant dans les fenêtres – désormais une séquence incontournable du genre –, le festin cannibale – idem –, le sort d’Helen (une scène qui a considérablement choqué à l’époque), et, bien sûr, cette « chute » stupéfiante, déprimante et d’une audace invraisemblable ; le générique de fin, jouant plus que jamais la carte documentaire, est d’une force rarement (jamais ?) égalée dans le cinéma d’horreur. Dans la forme comme dans le fond, La Nuit des morts-vivants est un film qui ne ressemble à rien de ce que l’on avait pu voir auparavant, et qui passe tous les codes et tous les tabous à la moulinette.

 

C’est que La Nuit des morts-vivants n’est pas seulement un bon film d’horreur, un huis-clos bien ficelé. Ici, je ne peux m’empêcher de citer la jaquette du DVD de The Crazies (dans l’excellente collection des « Introuvables », chez Wild Side) : « George Romero est un maître du film d’épouvante, c’est un fait « établi » par les fans du genre. Pourtant en y regardant de plus près et en occultant certaines scènes « chocs », il devient évident que Romero est avant tout un cinéaste « social » et que l’ensemble de son œuvre est hautement contestataire, anti-militariste, anti-fasciste, anti-consumériste, profondément écologiste. » Oui, moi aussi, cette formulation digne d’un tract anar et saturée de « -iste » m’a fait sourire… Mais, en y apportant quelques bémols – le « avant tout » est exagéré, et l’occultation des scènes « chocs » une erreur en ce qui me concerne –, cette description est tout à fait vraie (et son ton caricatural, avouons-le, est d’autant plus approprié que Romero, s’il a bien des choses intéressantes à nous dire, ne se montre généralement pas très subtil dans son discours : ses idées radicales, il ne les présente pas exactement avec le dos de la cuillère…). La thématique anti-capitaliste ressortira de la plupart des films ultérieurs de Romero (Zombie en tête, bien sûr), et l’anti-militarisme est central dans The Crazies et Le Jour des morts-vivants. Même Creepshow, en apparence plus léger, ne se prive certainement pas de taper là ou ça fait mal. Martin joue très adroitement des tabous religieux et sexuels. Quant au terriblement fauché Season of the Witch, si c’est un film d’horreur raté, c’est par contre un film « social » pertinent (qui n’a donc rien à voir avec les nullités pleines de vide que les alter-bobos franco-anglais nous infligent régulièrement sous cet intitulé généralement annonciateur du pire). On pourrait évoquer toute sa filmographie de la sorte (à part peut-être La Part des ténèbres, où c’est moins sensible…).

 

Et, quand bien même Romero a toujours prétendu le contraire, c’est déjà vrai pour ce qui est de La Nuit des morts-vivants : que le film n’ait été à l’origine qu’un projet commercial n’y change rien, c’est le traitement qui importe. Or les relations sociales – et notamment les relations de pouvoir – y sont bien cruellement disséquées. L’Amérique profonde y sombre dans un chaos qui n’a rien à voir avec la menace « extérieure » toujours évoquée jusqu’alors, et ne maquillant qu’à peine l’Union soviétique : elle est à l’intérieur même de la société américaine. Violer le sacro-saint tabou de la famille américaine et de l’innocence enfantine, c’est une chose qui n’a finalement que rarement été faite depuis. Afficher un tel matérialisme – ressortant notamment du festin cannibale (les scènes « chocs » doivent d’autant moins être occultées que ce renvoi de l’homme à sa condition la plus animale, et son assimilation à un simple tas de viande, sont au cœur du propos…) – dans un genre généralement imprégné de mystique chrétienne n’était certainement pas « innocent ». Refuser le « happy end » à ce point, c’était quasiment du jamais vu (à part peut-être, dans un tout autre genre, l’Allemagne année zéro de Rossellini précédemment évoqué), et Romero a refusé de changer la fin de son film, en dépit des demandes pressantes de distributeurs éventuellement intéressés, mais ne pouvant accepter cette conclusion éprouvante. Et, enfin, il y a la question du racisme… Romero a toujours dit que, si Duane Jones avait été engagé pour interpréter Ben, le héros du film – ou ce qui s’en rapproche le plus –, ce n’était pas parce qu’il était noir – le scénario ne prévoyait rien à cet égard –, mais tout simplement parce que c’était celui qui s’en était le mieux tiré au casting. Je veux bien le croire… mais peu importe : quelle que soit la raison qui a conduit à ce choix, La Nuit des morts-vivants n’en est pas moins un film dont le héros est noir, et n’a rien de caricatural ; ce qui, dans le cinéma américain, est peut-être bien une première, et, hélas, n’a pas eu forcément beaucoup de suites… Dans l’Amérique des années 1960, que ce choix ait été délibéré ou non, il n’en a pas moins une résonance particulière, a fortiori si l’on tient compte de la conclusion du film ; on l’a souvent rappelé, mais à juste titre : le 4 avril 1968, alors que Romero se rend à New York en quête d’un distributeur pour son film, Martin Luther King est assassiné à Memphis…

 

Le film sort finalement le 2 octobre 1968, et rencontre très vite un grand succès public (ce qui ne l’empêche certainement pas de se faire écharper par la critique, qui y voit une monstruosité immorale…). Tourné pour 114 000 $, La Nuit des morts-vivants a rapporté plus de 20 millions de dollars en l’espace de trente ans (et déjà entre 4 et 5 pour les seules années 1969-1970), ce qui en fait un des films les plus rentables de l’histoire du cinéma. Hélas, Romero et ses comparses d’Image Ten ne toucheront rien sur ces bénéfices, s’étant fait escroquer par leur distributeur… Quand Romero gagne son procès en 1975, il ne récupère pas la moindre somme pour autant, du fait de la banqueroute dudit margoulin. Et diverses embrouilles juridiques autoriseront la multiplication des versions bâtardes du film de Romero, remontées à la hache, « complétées » avec de « nouvelles scènes », colorisées, dotées d’une nouvelle bande-son, etc. C’est à bien des égards pour récupérer ses droits sur son film que Romero a parrainé son seul remake officiel (par ailleurs très mauvais), réalisé par Tom Savini en 1990. Aujourd’hui, le film de Romero est dans le domaine public (ce qui explique ses nombreuses éditions en DVD, de qualité très « variable »…), et on le trouve gratuitement et légalement sur le ouèbe.

 

Quoi qu’il en soit, La Nuit des morts-vivants est bien devenu un film culte : doublé en 17 langues, il est projeté chaque jour quelque part dans le monde depuis l’année de sa sortie (il a même été projeté au Museum of Modern Art…). Créateur d’un mythe contemporain, instaurant une nouvelle charte du cinéma d’horreur (qui allait générer les chefs-d’œuvre les plus subversifs et fascinants des années 1970), il a également inauguré les fameux « Midnight Movies », et il a démontré qu’un film indépendant et audacieux, réalisé en dehors des contraintes des studios et sans argent ou presque par une bande de débutants réfractaires aux codes, pouvait être un succès (Easy Rider, sorti la même année, a participé de ce phénomène, largement à l’origine du développement du cinéma indépendant américain – pas seulement d’horreur, loin de là – ainsi que des tentatives les plus personnelles de ce que l’on appellera bientôt le « nouvel Hollywood » – on peut penser notamment à la belle expérience d’American Zoetrope…).

 

Alors, oui, je maintiens : s’il n’est certainement pas exempt de défauts, La Nuit des morts-vivants est bien un des films les plus importants de l’histoire du cinéma. Du cinéma fantastique, du cinéma de science-fiction, du cinéma d’horreur, oui, mais aussi du cinéma tout court.

 



Bon, la novélisation, maintenant…

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"Jeu de nains", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

 

PRATCHETT (Terry), Jeu de nains, [Thud!], traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne / Fantasy burlesque, [2005] 2008, 442 p.

 

« Les Annales du Disque-monde », 31e épisode. Eh oui, tout de même. Cela dit, le précédent m’avait bien plu, alors y’avait pas de raison pour que je m’arrête là, hein ? Adonc, pour ce Jeu de nains, titre français qui ne pouvait que débarquer à un moment ou à un autre, Terry Pratchett retourne à certains de ses personnages fétiches, et probablement ceux qui ont rencontré le plus de succès (pas mes préférés, pourtant), à savoir le Guet. Depuis sa première aventure, Au Guet !, celui-ci s’est considérablement enrichi. Si l’on y retrouve toujours le commissaire Vimaire et le nain-humain-roi-mais-faut-pas-le-dire Carotte ainsi que le sergent Colon et l’indéfinissable Chicard Chique (toujours porteur de ses papiers garantissant contre l’évidence son appartenance à l’espèce humaine), nombre de recrues l’ont rejoint depuis, de tous horizons : politique de mixité oblige, on y trouve des nains, des trolls, des gnomes, une louve-garou, un Igor…

 

Mais cette fois, Vimaire, en plus de devoir subir un improbable inspecteur des impôts du nom d’A.E. Pessimal (initiales qui en disent long sur son caractère infréquentable), se voit en outre imposer par le Patricien Vétérini d’embaucher une vampire. Ruban noir, certes, mais tout de même. L’a jamais pu blairer ces sangsues arrogantes. Angua encore moins, mais on va mettre ça sur le compte de son pedigree. Et la population d’Ankh-Morpork n’est pas des plus réjouies non plus à cette idée. Le Disque-monde publie de toute façon régulièrement des caricatures de Vimaire…

 

Mais, surtout, la cité souffre plus que jamais de l’espécisme (équivalent disque-mondain du racisme bien d’chez nous). Quand débute le roman, deux communautés sont plus chaud-bouillantes que jamais pour se foutre sur la gueule : les nains et les trolls. Z’ont jamais pu se blairer, ceux-là. Ça remonte à loin. Mais dans cette longue histoire riche en cranes éclatés et en genoux tranchés, il est un événement antique qui a particulièrement marqué les esprits : la bataille de la vallée de Koom. Enfin, « marqué les esprits », entendons-nous bien : personne ne sait si ce sont les trolls qui ont tendu une embuscade aux nains, l’inverse, ou les deux à la fois ; et encore moins pourquoi. Mais peu importe : la lointaine vallée de Koom est bien le symbole de la haine ancestrale des nains et des trolls. Versant « innocent » : le génial (i.e. dingue) peintre Fripon en a réalisé une toile monumentale, dont la légende et les best-sellers veulent qu’elle renferme un secret, et, bien sûr, il y a le jeu de thud, variante locale des échecs (bien d’chez nous). Mais, plus grave, à l’approche de « l’anniversaire » de la bataille, la tension monte à Ankh-Morpork, et nombreux sont ceux, dans les deux communautés, qui aimeraient bien en faire une reconstitution grandeur-nature, histoire d’en finir avec les salauds d’en face. Chose que Vimaire ne compte pas laisser faire, bien sûr. Mais le Guet manque de moyens pour contenir les deux camps (d’autant que, pour porter un uniforme, les nains et les trolls du Guet sont partie prenante au conflit latent)… et quand on annonce la mort d’un leader fondamentaliste nain (nécessairement assassiné par un troll, pensez-vous), la cité de Vétérini prend de plus en plus des allures de champ de bataille.

 

Bref, Vimaire a du boulot. Mais rien, absolument rien, ne l’empêchera de rentrer chez lui tous les jours à 18 heures pour lire Où est ma vache ? à Petit Sam. Parce que faut pas déconner.

 

Alors, alors…

 

Ben, un Pratchett de plus. Cette fois, je dois bien le reconnaître. Et ça me perturbe un peu. Oh, on ne s’ennuie pas, hein. Ça se lit tout seul, comme d’hab’. Et, comme d’hab’, y’a quelques passages très drôles (j’ai bien aimé Où est ma vache ?, notamment). Les personnages sont bons, voire très bons. Et, si l’inévitable parodie du Da Vinci Code ne m’a pas vraiment convaincu (un peu facile, pour le coup), j’ai davantage apprécié d’autres éléments du roman. La vallée de Koom est un chouette cadre, et monsieur Brillant un personnage charismatique, une très chouette idée. Les chouettes idées ne manquent pas, d’ailleurs. À la limite, je parlerais presque de trop-plein : l’histoire, pendant un bon moment, part un peu dans tous les sens, multipliant les intrigues parallèles pour compenser la faiblesse (nécessaire) de l’enquête de base, passablement inintéressante. Et je n’ai pu m’empêcher, je l’avoue, d’y voir une sorte de fuite en avant, visant à mieux noyer le poisson, parfois…

 

Le thème est bon, aussi. Idéal pour Pratchett. L’affrontement entre nains et trolls ne manque pas d’évoquer, notamment, le conflit israélo-palestinien, et plus encore ses répercussions dans les pays occidentaux (phénomènes de communautarisme, émeutes raciales plus ou moins authentiques, etc. Les fondamentalistes nains d'Ankh-Morpork, notamment, font immédiatement penser aux islamistes londoniens...). La stupidité foncière du racisme et de l’intégrisme, la mauvaise foi, l'aveuglement et l’instrumentalisation de l’histoire qui les accompagnent, la problématique de l’intégration (avec notamment la thématique de la discrimination positive), et au-delà la question de l’identité et de la nation, tout cela Pratchett en traite fort bien, avec sa causticité et sa lucidité habituelle, à mille lieues des raccourcis démagogiques qu’on nous inflige trop souvent, dans un sens comme dans l’autre. Certes, la fin, comme souvent chez lui, verse un tantinet dans la morale vaguement niaise, mais, bon, ça fait partie du contrat…

 

Mais voilà : c’est bien ce « contrat » qui me gêne. En refermant Jeu de nains, je n’étais pas convaincu. Je ne me suis pas ennuyé, non. J’ai souri, oui. Pas éclaté de rire, cela dit. Mais j’ai surtout trouvé que tout cela avait un triste parfum de réchauffé. Le sentiment d’artifice qui se dégage souvent des Pratchett « mineurs » (comme ça, je dirais bien Nobliaux et sorcières, Accros du roc, Carpe jugulum, Le Cinquième Éléphant…) : l’idée de base est bonne, mais manque un peu de sel, et, surtout, elle est traitée de manière tristement professionnelle, sans saveur, sans spontanéité, sans originalité ni personnalité. Contrairement aux meilleurs volumes du « Disque-monde » (Les Petits Dieux, par exemple), Jeu de nains ne laisse pas vraiment d’impression : c’est du vite lu, vite oublié. Pas désagréable, un divertissement relativement honnête, mais Pratchett est capable de faire bien mieux. Et, y compris ces derniers temps, il l’a souvent montré : j’avais décidément beaucoup aimé Timbré, bien représentatif de ces romans « modernisant » le Disque-monde, et y introduisant de nouveaux personnages. Sans doute est-ce que les héros récurrents n’ont plus grand chose à dire : pour ce qui est de Rincevent, ça fait un moment, et le Guet ne me passionne plus depuis quelque temps déjà ; même mes chouchous persos, les sorcières, ça devient un peu limite… Là, peut-être la limite est-elle franchie ; l’accumulation des policiers n’y change rien, bien au contraire, en ôtant au Guet toute personnalité… tandis que les gags sur les vieux de la vieille n’ont même plus la saveur complice du bon gimmick, mais deviennent de plus en plus lassants.

 

Jeu de nains m’a donc fait l’effet d’un Pratchett mineur. Pas « mauvais » dans l’absolu, non, mais franchement pas terrible quand même. Ça ne m’empêchera pas de lire le 32e tome le moment venu… Mais là, je l’avoue, contrairement à ce que j’ai pu affirmer jusque-là en tant que fan décérébré, je commence à craindre que ça ne tourne à la traditionnelle visite du vieux pote, qu’on continue de voir une fois par an parce que voilà, mais avec lequel la discussion devient de plus en plus forcée, et le plaisir de plus en plus ténu. Et c’est triste.

Mais l’honnêteté m’impose de dire qu’un élément extérieur a pu jouer dans mon appréciation plutôt négative de Jeu de nains (cela dit, je ne crois pas que ça soit pour autant un élément à décharge…) : le fait que j’ai lu, immédiatement après, l’excellentissime Blanche Neige et les lance-missiles de Catherine Dufour ; et là, ça faisait un peu leçon de l’élève au Maîrtre…

CITRIQ

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Blanche Neige et les lance-missiles, de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

 

DUFOUR (Catherine), Blanche Neige et les lance-missiles, Paris, Nestiveqnen – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [2001] 2008, 606 p.

 

Ma chronique de ce premier volume en poche de la série « Quand les dieux buvaient » (dont j’avais déjà dit du bien pour le « tome 0 ») était à lire sur le beau site du Cafard cosmique...

 

 

Des fois, comme ça, tout à coup, subitement, on se prend à penser que la vie est belle. Tenez, par exemple : Blanche Neige et les lance-missiles. Le premier roman, joliment titré, de Catherine Dufour, paru chez Nestiveqnen en 2001 et heureux vainqueur du prix Merlin 2002. Et le premier tome de sa série de « fantasy burlesque » joyeusement intitulée « Quand les dieux buvaient ». Ça fait envie. Sauf qu’il était impossible de mettre la main dessus depuis, ouf, au moins… Mais joie ! joie ! La collection « Fantasy » du Livre de poche s’est enfin décidée à rééditer ledit roman. Et, tant qu’à faire, sous le titre de Blanche Neige et les lance-missiles, ce sont en fait les deux premiers romans de la série qui sont aujourd’hui réédités (sévèrement revus et corrigés, semble-t-il), en attendant un second volume reprenant les tomes 3, Merlin l’Ange chanteur, et 0, L’Immortalité moins six minutes ; ouais, 0, parce que les préquelles, en ce moment, c’est ach’ment tendance. Alors, franchement : elle est pas belle, la vie ?

 

Deux romans pour le prix d’un, donc (façon de parler, bien sûr), posant les bases d’une série de fantasy frappadingue assumant sans vergogne ce qu’elle doit à Terry Pratchett (surtout), mais aussi à Douglas Adams, ou encore aux Monty Python, etc. Comme les plus belles réussites de ces chantres de l’humour britannique, Blanche Neige et les lance-missiles déborde donc de concepts déviants, de situations absurdes, de noms propres improbables et de jeux de mots tout simplement scandaleux. Et c’est à la fois totalement con, et, non, en fait, pas du tout. Mais avec un petit quelque chose qui le distingue de ces prestigieux modèles, et en fait bien plus qu’une « Palcopie » (aha), à savoir un (mauvais, bien sûr) goût particulièrement prononcé pour l’irrévérence allant jusqu’au trash : ici, on ne se contente pas de malmener les mythes et les archétypes ; on les explose, on les massacre, on les prend, on les retourne, et on les sodomise sauvagement (dans l’ordre que vous voulez, hein). Et, disons-le, oui, avouons-le franchement : ça défoule ; et ça fait du bien. Oh, oui. On l’a souvent souligné, mais allons-y gaiement : tout ça est très punk, en fait. Et extraordinairement jouissif.

 

Le pitch de Blanche Neige et les lance-missiles, ou plus exactement de sa première partie (rebaptisée ici Les Grands Alcooliques divins ; personnellement, j’aurais préféré le titre original de Blanche Neige = SS, mais, bon…), en témoignera assez. C’était il y a bien longtemps, sur un monde plat (forcément). Il y avait alors des gnomes consanguins particulièrement xénophobes, des gragons particulièrement dangereux, et des fées particulièrement stupides. Parmi elles, il y avait notamment ces insupportables marraines, qui passaient leur temps à arranger des mariages. Mais, un jour, un spectre particulièrement rancunier du nom de Bille Guette (une vraie enflure, vous vous en doutez) a trouvé le moyen de bourrer la gueule à Dieu et au Diable, et ça a comme qui dirait foutu un peu le bordel, anges et démons en profitant pour faire un peu tout et n’importe quoi. C’est comme ça que la Belle au Bois-dormant, à la diction un peu anachronique, forcément, s’est retrouvée à épouser un démon, que Peau d’Âne est restée coincée dans sa cabane miteuse au fond des bois, et que Blanche Neige, en réchappant aux manœuvres de sa belle-mère et de son miroir magique gâteux, a grimpé les échelons à coups de fourberies sanglantes, jusqu’à devenir impératrice d’Obersturm, où elle instaura une abominable dictature (mais il est vrai qu’elle avait une hérédité chargée). En suivant ces personnages, mais aussi quelques autres, dont le prince charmant de Cendrillon reconverti dans la magie (il faut dire que le coup de la pantoufle de verre, c’était quand même pas une bonne idée), une mésange bavarde et une petite vareuse à capuche rouille (sa gueule), on sera amené à assister à rien moins qu’à la fin du monde. Eh oui.

 

Un joyeux délire totalement foutraque, débordant d’idées génialement débiles et autres références savoureuses, et servi par une plume alerte, naviguant sans soucis au milieu des barbarismes, des jurons et des anachronismes médiévalisants (les répliques d’Aurore sont souvent à tomber, de même que le long flashback consacré à Wilfried Anicet Méthode et à ses problèmes de « cuer »). C’est déjà beaucoup ; mais, chose surprenante et particulièrement appréciable, Catherine Dufour, tout en pillant à droite à gauche et en partant dans tous les sens, multipliant les digressions interminables et saynètes anecdotiques, parvient néanmoins à nous raconter une histoire. Et une bonne histoire, qui plus est : drôle, certes, mais aussi caustique (et parfois très noire…) ; dingue, d’accord, mais plutôt bien ficelée ; référencée, OK, mais inventive. En jouant des clichés de la fantasy commerciale et des contes de fées dans ce qu’ils ont de plus niais, elle parvient cependant à livrer quelque chose d’original et finalement très personnel, et à surprendre régulièrement le lecteur. Belle performance, pour un résultat hilarant de bout en bout, que l’on dévore avec gourmandise et un sourire bête permanent.

 

Et c’est peut-être encore plus vrai pour ce qui est de L’Ivresse des providers, roman qui se situe bien plus tard ; de nos jours, en fait, et sur un monde « bouliforme », mais dans un univers parallèle au nôtre. Où les spectres, menés par le génial et insupportable Evariste Galois, se sont emparés de l’Internet, mais ont maille à partir avec l’Ankou, la Faucheuse, qui, non contente d’être Bretonne, s’est dégottée un terrible allié, le magnat de l’informatique… Will Door. Eh oui : Il est revenu (Catherine Dufour a dû avoir de gros soucis avec Windows, faut croire). Dieu et le Diable, par contre, non. Du coup, pour triompher de l’immonde petit salopard et de ses hordes de pacmans ayant envahi les réseaux, l’aide des fées sera la bienvenue. Et la vieille fée Calmebloc Icibachudun Désastrobscur (Cid, ça va plus vite), tirée de sa souche, relookée façon Lara Croft et secondée de la « créatrice » de jeux de rôles navrants Mismas, de répondre à l’appel de ses copines rescapées. C’est-à-dire de se rendre au bois de Boulogne. Il sera bien temps, alors, de se lancer dans une quête improbable, parsemée de cuites épiques, de gros pétards de beuh et de propositions nécessairement inconvenantes, et où l’on croisera entre autres le père Noël et Arthur Rimbaud. Tant qu’à faire, hein… Après tout, c’est pas tous les jours l’apocalypse (oui, encore ; enfin, dans un sens… mais c’est un peu une obsession, chez le petit magouilleur rancunier).

 

Catherine Dufour délaisse cette fois les contes de fées, vaincus par KO au précédent round, pour nous concocter une mixture improbable télescopant horreur et folklore breton, science-fiction et fantasy, cyberpunk et steampunk. Et où l’on trouvera aussi bien des blagues d’informaticiens que de la méta-fiction (une idée absolument géniale…). Et le pire, c’est que le mélange prend remarquablement bien. L’ivresse des providers déborde encore plus d’inventions que le roman précédent, et est indéniablement personnel. Et toujours à mourir de rire. Et pourtant grave, parfois. Mais très bon, en tout cas.

 

Ce premier tome de « Quand les dieux buvaient » fait donc partie de ces livres rares qui font du bien. 600 pages de pur bonheur, d’inventions conciliant débilité profonde, profonde subtilité, et éclats de rire salutaires allant du gros rire gras au ricanement sardonique. Et c’est jouissif. Oh, oui. La vie est belle, vous dis-je.

 

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Le Jour des Fous, d'Edmund Cooper

Publié le par Nébal

 

COOPER (Edmund), Le Jour des Fous, [All Fool’s Day], traduction de l’anglais par Gérard Colson, revue et complétée par Xavier Mauméjean, Dinan, Terre de brume, coll. Poussière d’étoiles, [1966] 2008, 246 p.

 

Hop, ma chro est à lire (ou pas) sur le beau site du Cafard Cosmique. Mais je la republie ici au cas où...

 

 

En vérité je vous le dis, mes très chers frères : l’apocalypse est proche. Entre le réchauffement climatique, la crise financière, le terrorisme islamiste, le LHC, le H5N1, le PS et PBLV, j’ai du mal à voir comment on pourrait s’en tirer. Il est donc plus que jamais nécessaire en ces temps difficiles de lire des romans post-apocalyptiques, seuls à même de nous fournir de précieux enseignements permettant aux plus forts (et à ceux qui ont le plus la classe dans des fringues en cuir) d’entre nous de survivre le jour d’après et les suivants. Une chose que Terre de Brume a fort bien compris, et c’est sans doute pourquoi l’éditeur breton réédite aujourd’hui le classique d’Edmund Cooper Le Jour des Fous, pour la première fois dans une traduction intégrale.

 

Les auteurs de science-fiction britanniques ont toujours goûté le genre« catastrophe », ce qui n’étonnera personne. Mais, à l’instar de son éminent confrère et compatriote J.G. Ballard, et quoique dans une perspective différente, Edmund Cooper, multirécidiviste en la matière, a choisi dans Le Jour des Fous de nous décrire une apocalypse pour le moins étrange, bien éloignée des traditionnels conflits bactériologiques et/ou nucléaires et autres invasions d’extraterrestres aux yeux nécessairement globuleux. Ici, de mystérieuses radiations solaires, dont on ressent les premiers effets en 1971, provoque ce que l’on surnomme bientôt le « Suicide Radieux » : les êtres humains victimes de ces radiations succombent bien vite à des pulsions suicidaires irrépressibles, et, en l’espace d’une décennie, l’espèce humaine est éradiquée.

Toute l’espèce humaine ? Non ! Il y a bien quelques survivants... mais ce ne sont pas des gens « normaux », voyez-vous : n’ont résisté au « Suicide Radieux » que les fous, les excentriques, les artistes, les fanatiques religieux ou politiques, bref, les gens un peu fêlés sur les bords, et éventuellement au milieu aussi. Les « transnormaux », comme ils se baptisent eux-mêmes.
Parmi eux, Matthew Greville, un publicitaire frustré, vaguement psychopathe, qui, le 7 juillet 1971, alors que le phénomène n’avait pas encore été remarqué, a tué sa femme dans un accident de voiture qu’il avait lui-même provoqué afin de mettre fin à ses jours. Mais il a survécu, et, depuis, si le souvenir du drame ne l’a jamais abandonné, l’idée du suicide ne lui a plus traversé l’esprit, alors que ses compatriotes tombaient comme des mouches autour de lui.

Si ce point de départ est relativement original, on avouera néanmoins que, passées les premières pages décrivant (avec une efficacité remarquable, toute de froideur et d’humour noir) la décennie fatidique et l’effondrement de la civilisation (de l’Angleterre, essentiellement), Le Jour des Fous tourne au roman post-apocalyptique on ne peut plus classique. Les « transnormaux », pour être « officiellement » fous, ne sont pas a priori plus sauvages que les survivants classiques du genre, par définition peu fréquentables. Et c’est sans surprise que nous suivrons dès lors Matthew Greville et bien vite son (inévitable) compagne Liz, nécessairement jeune, jolie et écervelée (au passage, le roman sent son pré-68, et contient bien des pages à même de faire hurler à l’autodafé les Chiennes de garde) dans l’Angleterre en ruines, en commençant par Londres. Un périple plutôt banal, mais rondement mené, où nos deux tourtereaux très « je t’aime... moi non plus » tombent inévitablement de Charybde en Scylla (8 rue Riesener, etc.). Ce qui nous vaut quelques tableaux saisissants, et nombre de rencontres mémorables, parmi lesquelles on retiendra notamment, outre les meutes de chiens ou de porcs et les hordes de rats, une (sale) bande de (sales) jeunes particulièrement sadiques, un faux curé et son harem façon « girls with guns », ou encore le répugnant Sir James Oldknow et sa baronnie réactionnaire ; sans compter une belle brochette d’inévitables fanatiques religieux (la thématique ressurgit très régulièrement tout au long du roman).

Mais, quand bien même ce schéma a été répété ad nauseam ultérieurement, Le Jour des Fous garde aujourd’hui une place à part, dans la mesure où il se montre étonnement dérangeant (jusque dans sa peu vraisemblable conclusion pseudo-utopique - un classique, là encore) : le roman fait preuve, de bout en bout, d’une amoralité rare, et d’une cruauté terriblement éprouvante (avec quelques scènes d’horreur ne lésinant éventuellement pas sur le gore) ; c’est d’autant plus vrai, sans doute - et peut-être paradoxalement -, que l’on ne peut guère s’identifier à Greville ou à Liz, la sécheresse et la violence de leur relation y étant pour beaucoup. La plume de l’auteur, sobre et efficace, renforce encore cette impression de froid désenchantement, et le roman parvient ainsi à susciter un malaise permanent, un trouble chez le lecteur, confronté brutalement à des questionnements éthiques effrayants, auxquels il ne parvient décidément pas à apporter de réponse.

 

Aussi, quand bien même Le Jour des Fous n’a rien d’un chef-d’œuvre, et quand bien même la science-fiction catastrophiste, notamment britannique, a connu des réussites autrement plus marquantes, il n’en reste pas moins que ce classique - au sens fort - conserve aujourd’hui, en dépit de sa nombreuse descendance, une atmosphère particulière et une étonnante force qui en rendent la lecture tout à fait recommandable.

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La Fiancée du dieu Rat, de Barbara Hambly

Publié le par Nébal

 

HAMBLY (Barbara), La Fiancée du dieu Rat, [Bride Of The Rat God], traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Michèle Charrier, Paris, Les Moutons électriques – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1994, 2005] 2008, 478 p.

 

Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.

 

 

 

Si Barbara Hambly est bien un auteur « prolifique », le fait est qu’on en retiendra essentiellement ici ses fameuses novellisations de Sta... non, disons plutôt ses romans de fantasy, dont plusieurs ont d’ores et déjà été chroniqués sur le Cafard cosmique : on rappellera donc Fendragon, « Le Cycle de Darwath » et enfin L’Invité malvenu, en son temps publié par Les Moutons électriques, à l’instar de cette Fiancée du dieu Rat reprise aujourd’hui dans la collection « Fantasy » du Livre de poche.

 

Fantasy ? Sans doute, si l’on s’en tient à l’usage qui y est fait des mythes (chinois et mandchous, en l’espèce, ce qui est relativement original) et de la magie... Mais une fantasy urbaine, bien loin des grandes sagas héroïques, et diffuse, discrète, à la limite de l’ambiguïté : sous cet angle, on pourrait tout autant parler de fantastique, d’autant que l’auteur n’hésite pas à jouer de la carte horrifique, à sa façon très particulière.

Mais La Fiancée du dieu Rat, c’est avant tout un cadre fascinant, très documenté et brillamment mis en scène : celui d’un Hollywood en gestation, dans les années 1920, à la grande époque du cinéma muet. Les stars abondent en ce temps-là, celui de Mary Pickford, de Douglas Fairbanks et de Rudolph Valentino, de D.W. Griffith, de Charlie Chaplin et d’Erich von Stroheim... autant de noms fameux que l’on croisera régulièrement dans ces pages, personnalités fortes, à l’excentricité affichée, dont les amours et caprices font les délices d’une presse avide de scandales. Peu lui importe le talent à vrai dire : Chrysandra Flamande, autour de laquelle se focalise l’intrigue, est une actrice lamentable ; mais c’est une vamp, dont la beauté évanescente imprime la toile, et que les studios ont rendue plus séduisante encore en lui élaborant une biographie farfelue, bien digne d’une star - qui ne peut décidément se permettre de n’être qu’une petite Juive de Pittsburgh... Mais, sous les flashs des reporters et les paillettes des premières et des soirées au Cocoanut Grove, se dessine une réalité plus sordide : celle d’une jungle, déjà, où les studios s’entredévorent, où les producteurs l’emportent sur les artistes, et où tout un chacun, pour survivre et se faire un nom dans ce pays d’Oz tape-à-l’œil, se doit de suivre le rythme effréné des tournages en multipliant les compromissions. Pour tenir, il n’y a guère que la cocaïne et l’alcool - qui n’a jamais autant coulé à flots qu’en cette époque de Prohibition... Et cela ne suffit pas toujours.

C’est le monde que découvre éberluée Norah Blackstone, jeune veuve de guerre, la belle-sœur de Chrysandra Flamande - Christine pour les intimes... La petite Anglaise, qui ne se remet pas de la mort de son Jim dans les tranchées, tourne à la vieille fille à moins de 30 ans, presque à la Miss Marple... car elle ne manque pas de lucidité et d’astuce, à la différence de la star quelque peu greluche. Et c’est essentiellement elle que nous suivrons tout au long du roman, et qui, avec l’aide du séduisant caméraman Alec, fera tout son possible pour sauver la vie de la vamp, menacée par une cruelle divinité mandchoue. C’est du moins ce que prétend le mystérieux magicien chinois Shang Ko ; difficile d’y croire, dans un premier temps : le vieillard ne paraît guère différent de ces admirateurs fanatiques qui assaillent en permanence les folies architecturales des hauteurs de Los Angeles dans lesquelles se cloîtrent les stars, et de ces occultistes grotesques, ces spirites innombrables, toutes persuadées d’être la réincarnation d’une prêtresse antique ou d’une princesse orientale... Mais un jeune cascadeur périt bientôt dans des circonstances atroces, tandis que son amant - suspect idéal, bien qu’il s’agisse d’un vieil acteur bedonnant et alcoolique, et par ailleurs fort sympathique - disparaît dans la nature, mettant en péril la production biblique à laquelle participe alors Chrysandra Flamande ; et ce n’est que le premier d’une longue série d’incidents tragiques, conférant de plus en plus de poids aux avertissements alarmistes du magicien chinois...

Un cadre excellent, donc, parcouru de références savoureuses, et judicieusement saupoudré de folklore extrême-oriental (jusque dans les titres des chapitres, tirés du Yi-King ; Chrysandra raffolant par ailleurs de « chinoiseries », accompagnée en permanence d’un infernal trio de pékinois et multipliant parties de mah-jong et virées dans Chinatown, le mélange a priori incongru fonctionne en définitive remarquablement bien) ; des personnages étonnamment attachants quand bien même caricaturaux (ce qui vaut tout autant pour les chiens sus-mentionnés, belle performance !) ; et, cerise sur le gâteau, beaucoup d’humour... Tout cela devrait logiquement nous donner au final un roman particulièrement réjouissant, non ?

Eh bien, non. Étrangement, malgré tous ces atouts, La Fiancée du dieu Rat se révèle avant tout terriblement ennuyeux... Le problème, ici, n’est pas tant l’histoire de fond, finalement banale, et ses aspects manichéens, unilatéraux : Barbara Hambly, on le sait, aime jouer des codes, et quoi de plus normal, dans ce cadre, que de livrer une trame en noir et blanc, saturée de clichés, baiser final inclus ? Le lecteur peut bien ici se montrer complice de l’auteur, quand bien même certains « passages obligés » - je pense notamment aux pénibles réminiscences de Norah, et à sa timide amourette avec Alec - peuvent à bon droit le faire soupirer.

Non, si le roman ennuie, la faute en incombe probablement surtout à la plume de l’auteur, à la forme plus qu’au fond : le style se révèle souvent confus, accumulant les digressions et les conversations hermétiques, les interlocuteurs - nombreux - n’étant pas toujours aisés à identifier. La construction, quant à elle, est laborieuse : Barbara Hambly a-t-elle usé du Yi-King comme Philip K. Dick dans Le Maître du Haut-Château ? Si c’est le cas, c’est avec bien moins de réussite... Le rythme, enfin, est terriblement mollasson : le roman est bien trop long à mon sens, l’intrigue ne se mettant que très lentement en place... On s’endort... comme devant un film muet interminable, sans doute (concept !), à l’instar de ceux que souhaiterait tourner Hraldy dans le roman, avant de se tourner vers La Métamorphose de Kafka ; un mauvais film, hélas... Et c’est bien dommage. Car les incontestables qualités du roman, nombreuses, se retrouvent ainsi presque totalement annulées...

 

Un regrettable gâchis : ce roman avait tout pour susciter l’émerveillement et le rire, mais n’obtient du lecteur que somnolence et bâillements... Que La Fiancée du dieu Rat, avec autant d’atouts, ne parvienne qu’à ennuyer, voilà bien le plus grand mystère de toute cette histoire. Et ce qu’elle a de plus triste.

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"Authentique"

Publié le par Nébal

 

Ayé, l’anthologie n°5 du Cafard cosmique est en ligne.

 

J’ai commis à cette occasion une nouvelle, « Authentique », la première que j’ai achevée depuis, ouf, au moins. Dans un sens, autant dire que c’est ma première tentative, d’ailleurs.

 

Alors voilà, vous pouvez lire ça ici, et rien ne me ferait plus plaisir que vos remarques, critiques et insultes ; adonc n’hésitez pas.

 

Quelques petites notes en passant : tout d’abord, je remercie encore une fois les généreux cobayes qui ont bien voulu me donner leur avis sur la bête ; adonc, merci, merci, merci beaucoup aux cafards Dracosolis (et son mystérieux second correcteur…), Galvin, Goldeneyes et Tétard, ainsi que, hors Cafard, à Bat, Coco et Seb (j’espère n’avoir oublié personne ?).

 

Ensuite, juste pour info (mais peut-être vaut-il mieux lire ceci après la nouvelle), si la thématique de l’anthologie donnait déjà le la, et si j’ai tout naturellement pensé à Dr Adder, je me suis essentiellement inspiré (librement…) pour cette nouvelle d’un article (les premières pages, à vrai dire) de Jacqueline David, « Le Remariage de la femme « authentiquée » », RHD 2003 (3), pp. 327-343.

 

Enfin, les musiques accompagnant cette note sont d’Arvo Pärt, De Profundis (un morceau que j’ai beaucoup écouté pendant la rédaction de la nouvelle, mais dans une autre version, beaucoup plus lente et renforçant l’aspect crescendo), et de Dead Can Dance, « The Host of Seraphim » (extrait de l’album The Serpent’s Egg ; le « clip » reprend un passage du très beau film Baraka de Ron Fricke).

 

Bon, ben, heu, à vous les studios…

 

 

 

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"Fiction", t. 7

Publié le par Nébal

 

Fiction, t. 7, Lyon, Les Moutons électriques, février 2008,  366 p.

 

Le sixième opus de Fiction m’avait semblé bien en-deçà du niveau d’excellence auquel nous avait jusqu’alors habitué « l’anthologie périodique ». Mais autant vous rassurer tout de suite : pour cette livraison printanière (oui, j’ai « un peu » de retard, certes, certes…), Les Moutons électriques ont mis les bouchées doubles, et le résultat est impressionnant… Ce numéro placé sous le signe du duo créatif est en effet d’une très grande qualité, et peut-être même s’agit-il du meilleur Fiction à ce jour (en tout cas, il me semble bien que c’est le cas pour ce qui est des numéros que j’ai pu en lire). Certes, il n’est pas irréprochable (et l’on regrettera, comme d’habitude, certaines traductions « pas terribles », voire pire, et l’abondance des coquilles, franchement agaçante… Un petit effort, please !), mais la très grande qualité de la plupart des nouvelles figurant dans ce volumineux numéro n’en est pas moins remarquable. On a pu parler « d’indispensable », et à bon droit…

 

Parcourons donc la bête. Nous retrouvons tout d’abord Rhys Hughes, pour une introduction assez correcte avec « La Vieille Maison sous la neige où personne ne va sauf ce soir toi et moi » (pp. 9-38). Un récit fantastique pourvu d’une atmosphère plutôt réussie, et non dénué d’humour. Un peu longuet, cela dit… Mais, pour être honnête, mon sentiment mitigé s’explique peut-être aussi en partie par la lecture, depuis, dans le dernier numéro du Visage vert, d’une superbe nouvelle employant un cadre assez proche (bien que dans une optique très différente) ; et, à la comparaison, Jean Cassou l’emporte largement sur l’écrivain gallois… Mais cela reste très recommandable, cela dit.

 

On reste ensuite dans le très correct mais pas forcément transcendant pour autant avec la « Chambre d’hôte » (pp. 41-61) de Dominique Douay, un cran au-dessus.

 

Après quoi les compères David Calvo et Fabrice Colin, avec « Oui » (pp. 63-76), nous livrent un très bon texte inaugurant joliment la thématique centrale du recueil (puisque l’histoire d’une complicité, et le fruit d’une collaboration). On notera par ailleurs que David Calvo émaille le numéro de ses gribouillis que l'on qualifiera gentiment de minimalistes et naïfs. Pris indépendamment, ils sont d’un intérêt pour le moins douteux… Mais, ici, ils contribuent assurément à l’identité graphique de ce numéro d’une revue qui a toujours attaché beaucoup d’importance à l’esthétique (et, heum, si je puis me permettre, heum, d’aucuns pourraient en prendre de la graine) (heum).

 

D’ailleurs, puisqu’on est dans l’esthétique, enchaînons sur Patrick Imbert et son récit graphique « La Conscience est une porte » (pp. 77-87) : de très chouettes photos, mais on pourra regretter un propos guère subtil (euphémisme), qui vient considérablement réduire l’intérêt de la chose. Sous cet angle, j’avoue y avoir préféré, plus loin dans le numéro, « Le Pouvoir irradiant ses mains » (pp. 171-181) de l’illustrateur Lasth assisté de ses confrères du Moonmotel Michel Koch et surtout Daylon, dont les textes « fragmentaires », qui ne m’avaient guère convaincu dans son « récit » graphique du précédent Fiction, s’intègrent cette fois très bien à ce portrait dynamique, à la fois sombre et drôle, d’un super-héros à la croisée des comics et des mangas. Pas forcément très original, mais efficace et bien fait (au passage, vous pouvez télécharger la bête ). Et puis, tant qu’on y est, évoquons également le portfolio consacré à Albert Guillaume et intitulé « À nous l’espace ! » (pp. 313-328), compilant des gravures publiées dans L’Assiette au beurre dans son numéro du 14 décembre 1901. Ce qui est toujours sympathique.

 

Mais revenons en arrière, pour le « Titanium Mike à la rescousse ! » (pp. 89-102) de David D. Levine : encore une nouvelle tout à fait recommandable, décrivant astucieusement l’origine d’un mythe.

 

Autre réussite, plus singulière encore, le « Non-possible » (pp. 105-114) de Daryl Gregory, très jolie nouvelle débordant de nonsense.

 

Le contraste est du coup flagrant avec la nouvelle suivante, due à Kim Antieau, et intitulée « Errer dans l’Eden » (pp. 117-133) : totalement dépourvu d’originalité comme d’intérêt, ce texte est en outre traduit au polonium et plus que jamais bourré de coquilles. Pénible au possible, de très loin la nouvelle la moins intéressante de ce numéro (et, dans un sens, la seule…). Et le texte suivant de Kim Antieau ne remonte hélas pas le niveau, c’est le moins qu’on puisse dire : avec « Inspirer les vapeurs » (pp. 134-140), elle nous inflige un articulet (la seule non-fiction de ce numéro, à l’exception des chroniques, mais j’y reviendrai) inepte et stupide, saturé de clichés et d’approximations, souvent consternant, et parfois franchement puant. L’anthologie aurait gagné à se passer de cette pathétique petite merde.

 

On y préférera largement les « Lettres de l’au-delà » (pp. 141-147) de son compagnon Mario Milosevic, une satire pertinente, et moins absurde qu’il n’y paraît. Pas indispensable, mais correct.

 

Suit le seul texte « ancien » (relativement, puisqu’il date de 1952…) de cette livraison (bien différente sous cet angle du tome 6, donc), avec « Le Dragon de Somerset Street » (pp. 149-152) d’Elmer Roessner. Là encore, un petit conte joliment absurde, et tout à fait sympathique (sans plus, certes).

 

Nous avons ensuite droit à une nouvelle de sa petite-fille Michaela Roessner intitulée « Née sous le signe du cheval » (pp. 153-170), étonnante fantasy urbaine jouant habituellement des clichés des chinoiseries, et au final assez émouvante. Le féminisme du propos est bien autrement subtil et pertinent que son travestissement mongoloïde chez Kim Antieau

 

Vient ensuite la première chronique de ce numéro, Serge-André Matthieu inaugurant ici son « Carnet de bal » (« Une affaire de mémoire », pp. 182-188), reprenant largement le principe de l’ancienne chronique de Francis Valéry. En ce qui me concerne, cela s’intègre toujours aussi mal dans le cadre de « l’anthologie périodique »… Et c’est de toute façon d’un intérêt plus que limité. C’est un peu moins vrai pour la deuxième chronique de ce numéro, « Pour s’envoyer en l’air le regard », due cette fois à la seule plume de Raphael Colson : sa petite recension d’art books (« Art book, l’état des nations », pp. 353-363) n’est pas inintéressante, loin de là, mais je ne suis décidément pas certain qu’elle soit à sa place dans Fiction

 

D’autant que l’intérêt essentiel de la revue n’est certainement pas là. C’est d’autant plus flagrant que, après les (dans l’ensemble) bons voire très bon textes que je viens d’évoquer, c’est surtout maintenant que nous allons envisager les meilleures nouvelles de ce numéro. À commencer par « Le Marchant et la porte de l’alchimiste » (pp. 189-215) du rare mais décidément brillant Ted Chiang : une superbe variation sur le voyage dans le temps, traitée à la façon des Mille et Une Nuits ; tout simplement parfait. Bien meilleur, sans doute, que la short story qui suit immédiatement, laquelle n’est pourtant certainement pas dénuée d’intérêt, d’autant qu’elle se montre passablement déstabilisante (« Ce sur quoi il faudra compter », pp. 213-215). Mais, je l’avoue, le nom seul de Ted Chiang constituait à mes yeux une raison suffisante pour motiver l’achat de ce numéro de Fiction (disons qu’elle a transformé une forte probabilité en impérieuse nécessité, du moins…). Au risque de me répéter, j’en profite pour vous recommander chaudement La Tour de Babylone, qui est sans aucun doute le meilleur recueil de nouvelles SF de ces dernières années en ce qui me concerne.

 

Mais Ted Chiang n’est pas le seul à nous régaler d’excellents textes dans ce remarquable numéro. En témoigne immédiatement Gardner Dozois, dont le « Contrefactuel » (pp. 217-234) est une fascinante « uchronie sur l’uchronie » (on pense inévitablement au Maître du haut-château, même si le cadre et la perspective sont bien différents), d’autant plus appréciable qu’elle déborde de détails pertinents, d’allusions amusantes et autres subtilités en tout genre. Une vraie réussite.

 

Suit un très gros morceau, « 90 % de tout » (pp. 237-305), une longue novella (à la limite du court roman) écrite en collaboration par un talentueux trio d’allumés composé de Jonathan Lethem, James Patrick Kelly (dont je vous avais déjà parlé pour le très recommandable Fournaise) et John Kessel. Une variation délirante, inventive, et non dénuée d’un délicieux mauvais goût, sur le thème on ne peut plus classique de la rencontre du troisième type. Drôle et efficace, capillotracté mais bien foutu, porté par des personnages excentriques très réussis, c’est un vrai bonheur de la première à la dernière ligne.

 

Après cet enchaînement d’excellents récits, le « Dans le futur » (pp. 306-312) d’Andrew Weiner me paraît un peu moins convaincant, mais cela reste néanmoins une bonne nouvelle, assez amusante encore une fois.

 

En guise de conclusion, David Gerrold – auquel on devait déjà le meilleur texte, et de très très loin, du précédent numéro de Fiction – nous assène le coup de grâce avec « treize heures du soir » (pp. 329-351), une nouvelle difficile, émouvante et éprouvante, autobiographie hallucinée d’un homosexuel vétéran du Vietnam. Pas parfait, mais indéniablement saisissant.

 

On se félicitera donc de ce que la faiblesse relative du Fiction n° 6 n’ait été que passagère : cet excellent numéro dépasse toutes mes attentes, et confirme le caractère indispensable de « l’anthologie périodique » des Moutons électriques. M’en vais tâcher de ne pas laisser traîner trop longtemps le tome 8 dans mon étagère de chevet, du coup…

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"Arachne", de Jean-Daniel Brèque (dir.)

Publié le par Nébal


BRÈQUE (Jean-Daniel) (dir.), Arachne. Sept contes de fantastique et de terreur modernes, choisis et présentés par Jean-Daniel Brèque, traductions de Pierre-Paul Durastanti et Jean-Daniel Brèque, La Valette, Arachne, 1984, 151 p.

Tiens, aujourd’hui, pour une fois, je vais faire dans le collector velu. Mais alors velu de chez velu. Du genre que je n’aurais probablement jamais mis la main dessus (et que je n'en aurais même pas entendu parler, d'ailleurs) en temps normal. Un témoignage d’un beau projet éditorial du milieu des années 1980, initié par (l’immense, on ne le répétera jamais assez) Jean-Daniel Brèque. Une petite maison d’édition (plus ou moins associative, à ce que j’en ai compris) du nom d’Arachne, destinée à promouvoir le fantastique et la terreur modernes.

 

Genres qui m’ont toujours été chers, et dont je ne peux que déplorer qu’ils soient aussi délaissés. Aujourd’hui plus que jamais, sans doute : finis, les Pocket Terreur et autres Territoires de l’inquiétude ; en dehors du Stephen King annuel et d’une ou deux sorties de temps à autre hors collection (par exemple, le fantabuleux, sublime, extraordinaire Terreur de Dan Simmons, traduit par devinez qui), et (allez) une ou deux nouvelles dans telle ou telle revue passablement confidentielle, il n’y a à peu près rien, nothing, zobi, nada (les récurrents navets vampiriques de base ne comptent pas, soyons sérieux). La seule collection « visible » dédiée au genre est, à ma connaissance, l’Ombre de Bragelonne (lisez Mélanie Fazi ; lisez Gudule). Ailleurs, on répète que le fantastique et la terreur, ça ne se vend pas, ça n’intéresse personne, blah blah blah. Bon, je veux bien le croire, hein (même si – je sais, je me répète –, vu le regain d’intérêt pour le cinéma d’horreur ces dernières années, et les pulsions vampirico-morbides des jeunes gogoths, j’avoue être un peu sceptique). Mais voilà : moi, ça m’intéresse, merde !

 

Hélas, mille fois hélas… Jean-Daniel Brèque, à la fin de sa (très) brève « Introduction » (p. 5), nous donne « rendez-vous, bientôt [espère-t-il], pour Arachne 2 ». Mais cette nouvelle anthologie n’a jamais vu le jour… Et Arachne n’a eu à son catalogue, outre ce recueil, qu’une nouvelle illustrée de Michael Bishop, La Fiancée du Singe, dont je vous parlerai un de ces jours. Dommage…

 

D’autant que la qualité était au rendez-vous. Certes, si l’on se contente de feuilleter distraitement Arachne, on pourrait en douter : couverture cartonnée marron, ignoble typo machine à écrire qui pique d’autant plus les yeux qu’elle n’est pas justifiée… Pas de doute, ça sent le fanzinat. Mais un coup d’œil au sommaire suffit pour s’intéresser à la bête : parce que, quand même – pour m’en tenir aux noms que je connaissais déjà, moi l’inculte –, Michael Bishop, Fritz Leiber et Ramsey Campbell. Eh oui. Tout de même.

 

Quatre des sept nouvelles composant Arachne sont anglo-saxonnes (et traduites par Jean-Daniel Brèque, sauf celle de Ramsey Campbell, traduite par Pierre-Paul Durastanti ; pas les pires traducteurs, quoi), les trois autres étant le fait d’auteurs français plus ou moins débutants. Initiative louable, mais là, je dois dire que nos compatriotes ne s’en tirent pas très bien. Évacuons donc.

 

Gérard Coisne (essentiellement traducteur, pour ce que j’en ai compris) nous livre avec « Par où êtes vous entré ? » (pp. 23-45) un conte fantastique assez bancal, qui aurait pu être intéressant, mais ne parvient pas à convaincre. Une enquête laborieusement administrative peu aidée par une plume un tantinet affectée, s’achevant tout à coup dans une (bien trop brève, hélas) séquence fantastique lourde d’effluves gothiques façon Hammer. Cela aurait pu être amusant, mais les deux parties s’emboîtent mal, et la sauce ne prend pas. Dommage…

 

« Les Crabes dans la neige » (pp. 81-91) est, à en croire la brève présentation de Jean-Daniel Brèque, le premier texte publié de Nathalie Rimlinger. Et c’est aussi le dernier, si l’on doit se fier aux zélés catalogueurs de la NooSFere (m’sieur Brèque mentionnait pourtant une autre nouvelle… ?). Et, pardon, mais peut-être est-ce tant mieux. Parce que le fait est que c’est vraiment pas bon. Un style très lourd, maladroitement prétentieux : c’est tout ce que j’ai pu retenir de cet ennuyeux « conte de Noël ». Levons un voile pudique sur ce ratage, de très loin le moins bon texte de cette anthologie en ce qui me concerne.

 

Finalement, c’est peut-être Christian Cogné qui s’en tire le mieux, avec « Le Jeu des remparts » (pp. 121-142) : une, heu, road-story en forme d’hommage (plus ou moins désabusé) à la beat generation, avec quelques passages sympathiques, même si ce personnage de routard capitaliste peut laisser perplexe, voire agacer. Honnête, cela dit.

 

Mais, pas de doute, l’intérêt (comme la vérité) est ailleurs, et ce sont sans surprise les auteurs bien autrement chevronnés d’outre-Manche et d’outre-Atlantique qui font d’Arachne une anthologie tout à fait recommandable.

 

Deux bons textes, déjà : celui de Charles L. Grant, « Damon » (pp. 7-21), d’abord une assez émouvante histoire familiale traitant de l’amour quand il n’est pas partagé, et sombrant progressivement dans la terreur la plus glaçante. Très efficace, une bonne entrée en matière pour l’anthologie.

 

Parallèlement, le Britannique Ramsey Campbell (qu’on a connu plus ou moins en forme, que ce soit dans ses pastiches lovecraftiens ou dans ses textes plus directement « mainstream horror ») fournit une bonne conclusion à Arachne avec « Les Téléphones » (pp. 143-152), une nouvelle d’horreur paranoïaque également placée sous le signe de l’efficacité.

 

Mais j’ai gardé le meilleur (à mes yeux, en tout cas) pour la fin. Le vétéran Fritz Leiber nous offre avec « Ailes noires » (pp. 93-120) une variation sur le thème classique du double en forme de mauvaise blague névrotique teintée d’érotisme et de perversion. C’est d’un goût douteux, et pourtant délicieux.

 

Mais c’est Michael Bishop qui remporte la partie avec « Les Murailles de Tyr » (pp. 47-79), une nouvelle horrible d’humanité et de tendresse, émouvante, et d’autant plus insoutenable. L’intrigue est capillotractée, mais peu importe : le malaise et la cruauté qui suintent de ce texte brillamment écrit emportent l’adhésion. Une vraie réussite.

 

Aussi, au final, si la partie francophone se révèle tristement faible, la partie anglo-saxonne vaut franchement le détour, et fait d’Arachne un recueil très recommandable.

 

Alors maintenant, j’attends Arachne 2.

Hop.

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"Espaces insécables", de Sylvie Lainé

Publié le par Nébal

 

LAINÉ (Sylvie), Espaces insécables, préface de Catherine Dufour, Lyon, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2008, 112 p.

 

Il y a quelque temps de cela, je vous avais dit beaucoup de bien du Miroir aux éperluettes, le premier (court) recueil de nouvelles de Sylvie Lainé, qui reste bel et bien à mon sens une des meilleures publications d’ActuSF, et peut-être même LA meilleure. Si le recueil avait, je trouve, quelque chose d’inégal, j’avais cependant gardé un excellent souvenir de deux nouvelles, « La Bulle d’euze » et « Un signe de Setty », qui m’avaient tout simplement bluffé. Aussi, quand ActuSF a annoncé la sortie d’un second recueil de la talentueuse mais guère prolifique nouvelliste, je me suis jeté dessus (le recueil, pas la nouvelliste, enfin !).

 

Espaces insécables, donc. Six nouvelles, dont quatre datent d’une vingtaine d’années, une de l’an 2000, et la dernière de 2008. Et à nouveau un titre typographique. La quatrième de couv’, de même que Sylvie Lainé elle-même, met en avant la thématique du choix. Certes, certes ; mais j’ajouterais que ce choix concerne souvent la relation à l’autre, ce qui établit une continuité avec le recueil précédent ; mais là où celui-ci traitait essentiellement de la rencontre et éventuellement du lien, Espaces insécables, ironiquement, nous conte souvent de (plus ou moins) cruelles histoires de séparation… ce qui en fait bien un « miroir » du précédent (eh eh) ; et Catherine Dufour, dans sa « Préface » (pp. 9-13), me paraît très juste quand elle écrit (pp. 9-10) que « le point commun de toutes ces histoires […] c’est l’amour, sinon conjugal, du moins interpersonnel, et surtout, c’est son échec ». Pourtant, la science-fiction de Sylvie Lainé ne me paraît pas fondamentalement pessimiste, et a même quelque chose de lumineux, jusque dans les thématiques les plus sombres...

 

« Carte blanche » (pp. 15-34 ; prix Septième Continent 1986) emprunte le cadre classique mais toujours fascinant de l’arche stellaire, mais en renouvelant astucieusement ses implications. Là où ces histoires de vaisseaux générationnels posent le plus souvent la question de la conscience du monde extérieur, Sylvie Lainé considère celle-ci comme acquise, et préfère jouer d’un postulat en apparence farfelu mais riche de possibilités pour s’interroger sur le libre-arbitre et le déterminisme, le hasard et la volonté, ou, autrement dit, la liberté et son illusion. Si la conclusion (on ne parlera guère de « chute ») est passablement convenue, le résultat n’en est pas moins tout à fait convaincant, et introduit adroitement les nouvelles suivantes.

 

« Le Chemin de la rencontre » (pp. 35-50 ; prix Rosny aîné 1986) pourrait d’ailleurs éventuellement être considérée comme une « suite » de la nouvelle précédente. Mais, en dépit du titre, c’est essentiellement l’histoire d’une séparation qui nous est contée (thème entraperçu dans la première nouvelle, mais qui devient cette fois bien autrement explicite). C’est aussi l’occasion de mettre en scène une assez remarquable espèce extraterrestre, qui introduit plus radicalement dans le recueil une touche de « bizarre » subtilement poétique, qui imprégnera l’ensemble des textes suivants (parallèlement à « l’absurde » déjà saillant dans « Carte blanche »).

 

Poétique, oui. Mon Dieu, c’est HORRIBLE ! Je hais la polésie. J’exècre les pouètes. Bon sang. Et pourtant, là, ça va. Très bien, même. Y’a pas, elle est forte, cette Sylvie Lainé… Parce que généralement subtile, donc, et maniant la plume avec adresse, pour un résultat d’une fausse simplicité, élégant de sobriété et de justesse.

Bon, c’est hélas un peu moins vrai (à mes yeux, en tout cas) en ce qui concerne « Partenaires » (pp. 51-59), avec son ordinateur pouète, justement. Une nouvelle de SF passablement humoristique et pas très originale, qui m’a laissé assez froid (pour le coup, je ne partage donc pas vraiment l’opinion de Catherine Dufour y voyant « la clef de tout » – p. 13). Pas désagréable, mais, bon… Peut mieux faire.

 

Et fait bien mieux dès la nouvelle suivante, « Le Passe-Plaisir » (pp. 61-78 ; inédite, semble-t-il), un de mes textes préférés du recueil. Et peut-être son texte-clef (ben, à mes yeux, donc, hein), dans la mesure où cette étrange utopie post-humaine concilie admirablement les thématiques du choix et du rapport à l’autre, l’absurde et la poésie, le classicisme et l’originalité, l’émotion et l’idée. Une nouvelle romantique et loufoque, plus aigre-douce que jamais (et j’arrête les oxymores, parce que, bon). J’aime beaucoup.

 

Et je rejoins cette fois l’éminente préfacière pour ce qui est de la nouvelle suivante, « Définissez : priorités » (pp. 79-100) : c’est effectivement bien bon, ça, ma bonne dame. Une très bonne nouvelle, très humaine sous la froideur de son titre, et déprimante comme c’est pas permis, « l’autre » s’y révélant plus inaccessible que jamais.

 

Le recueil s’achève enfin sur « Subversion 2.0 » (pp. 101-113), nouvelle au postulat science-fictif, mais louchant sur le fantastique, puisque jouant du thème classique du double. Celui d’un médiocre dans une société médiocre. Intéressant et efficace, mais peut-être un peu inachevé à mon goût…

Au final, si, je l’avoue, je n’ai pas trouvé dans Espaces insécables de textes aussi évidemment bluffants que « La Bulle d’euze » ou « Un signe de Setty », je l’ai néanmoins trouvé plus cohérent et constant dans la qualité que le recueil précédent. Espaces insécables confirme que Sylvie Lainé est une des plus brillantes nouvellistes de la SF française. J'irais même jusqu'à dire que ses textes m'évoquent régulièrement, par exemple, Sturgeon ou Le Guin ; or j'aime beaucoup Sturgeon et Le Guin... Bref, Espaces insécables est à nouveau un très bon petit recueil, un digne successeur du Miroir aux éperluettes, et figurant à son tour parmi les plus belles réussites des Trois Souhaits. Et vivement une troisième livraison du même tonneau, tiens ! Allez, hop. Et plus vite que ça.

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"Evolution", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

BAXTER (Stephen), Évolution, [Evolution], traduit de l’anglais par Dominique Haas et David Camus, Paris, Presses de la Cité – Pocket, coll. Science-fiction, [2003, 2005] 2008, 2 vol., 455 + 545 p.

 

Je commençais presque à désespérer de relire du bon Stephen Baxter. Mais c’est sans doute de ma faute, aussi : avec Les Vaisseaux du temps, puis Temps, c’est un auteur que j’ai découvert au sommet de son talent ; alors, nécessairement, le reste ne s'est pas montré pas aussi convaincant… Ces derniers temps, ainsi, j’ai quelque peu peiné sur Origine ; et j’ai trouvé Gravité (son premier roman, certes) passablement mauvais.

 

Mais j’avais encore Évolution qui traînait dans mon étagère de chevet. Un pavé (1000 pages en deux volumes, dans cette édition en poche ; mais il s’agit bien d’un unique roman, publié à l’origine en un volume d’environ 750 pages aux Presses de la Cité), sacrément ambitieux et intriguant : un roman se déroulant sur plusieurs centaines de millions d’années, et contant rien moins que l’évolution de l’humanité, du petit mammifère Purga survivant à grand peine au temps des dinosaures (avec déjà quelques vertigineux flash-backs…) jusqu’à la fin de la Terre dans un futur inconcevablement lointain. Un roman clairement axé hard science, très documenté et jouant incontestablement la carte de la vulgarisation scientifique (le didactisme pouvant être redouté…), mais bien un roman avant tout, profitant des nombreuses zones d’ombre de cette complexe histoire pour déployer des trésors d’imagination, une fiction qui se veut entraînante, passionnante…

 

Un bouquin casse-gueule, quoi. L’option est assez limitée, avec un programme pareil : si le pari est réussi, Évolution peut alors être considéré à bon droit comme un monument de la science-fiction, unique en son genre ; sinon…

 

À mon habitude, après avoir terminé le roman – et le bilan, en ce qui me concernait, ne faisait aucun doute –, j’ai parcouru le ouèbe à la recherche de critiques, histoire de confronter les opinions. Je n’en connaissais auparavant qu’une seule, due à la très enthousiaste et indispensable Alice Abdaloff, et qui m’avait décidé à cet achat ; et merci, merci, merci, parce que c’est effectivement un très bon bouquin, correspondant parfaitement à ce que j’attendais de meilleur chez Baxter. Mais, ici ou là, sans surprise, j’ai pu entendre un autre son de cloches… Des critiques négatives plus ou moins pertinentes (et au moins une de carrément pathétique, mais bon…), mettant l’accent tour à tour sur des invraisemblances scientifiques que je serais bien en peine de juger, et sur un certain ennui que je n’ai pour ma part pas le moins du monde ressenti, mais que je peux néanmoins concevoir…

 

Bah moi j’ai beaucoup aimé Évolution. Et je n’hésiterai pas à en faire le plus fascinant roman de Stephen Baxter qu’il m’a été donné de lire, ex aequo avec Les Vaisseaux du temps. M’en vais tâcher de dire pourquoi.

 

Inutile sans doute de tenter de résumer « l’histoire »… ce qui pourrait en outre se révéler nuisible à l’intérêt du lecteur. Je me contenterai donc de décrire brièvement la structure du roman. Celui-ci est découpé en trois parties. La première (qui occupe la quasi-totalité du premier volume) renvoie à la préhistoire ; elle débute avec Purga, petit mammifère aux allures de rongeur, mais qui n’en est pas moins un primate et l’ancêtre de l’humanité, vivant il y a 65 millions d’années, alors que les dinosaures régnaient encore sur la planète ; mais plus pour longtemps… Après un étourdissant et jubilatoire retour en arrière, Baxter reprend le fil de son récit, chaque chapitre étant séparé du précédent par plusieurs millions d’années, et se centrant chaque fois sur un personnage (souvent une femelle, d’ailleurs) issu de la descendance de Purga. Les distances temporelles s’amenuisent au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’être humain, auquel est consacré la seconde partie, qui fait donc la transition entre préhistoire et histoire (et entre les deux volumes), sur des échelles de temps de plus en plus réduites, et s’achève en 2031, avec un congrès scientifique qui servait de « fil rouge » depuis le prologue. Reste une troisième partie, consacrée aux « descendants », plus courte que les deux précédentes en termes de pagination, mais s’étendant sur une période incomparablement plus longue (environ 500 millions d’années, et même au-delà…).

 

Pour le reste, je ne me sens d’en parler que de manière passablement abstraite.

 

 

Bon, ben, autant sortir tout de suite le mot magique :

 

VERTIGE.

 

Et c’est bien pour ça que Baxter est extraordinairement doué. Une fois de plus, mais plus que jamais, l’écrivain britannique se montre d’un talent incomparable pour faire prendre conscience de la petitesse, de l’insignifiance de l’humanité, fruit miraculeux – et d’autant plus grand et admirable, par un joli retournement – du hasard et de la nécessité, égarée dans un univers dont les dimensions tant spatiales que temporelles sont tellement immenses qu’elles en deviennent tout simplement inconcevables. Il en résulte un sentiment unique, de fascination mêlée d’effroi ; cette sensation – je sais, je me répète, mais, bon – que je ne peux comparer qu’à une seule chose : le trouble qui s’emparait de moi, gamin, quand, la nuit, je m’allongeais dans l’herbe et me perdais dans la contemplation des étoiles. Un vertige, oui, angoissant et beau, et proprement métaphysique, tel que seul la science-fiction la plus habile parvient à le susciter. « Sense of wonder ». Le merveilleux scientifique résultant d’un concept fou dans son sérieux. Une littérature d’idées se muant insidieusement en littérature d’images. Et quelles images !

 

Oui, Baxter est ici à son sommet, parce qu’il s’en tient à ce pourquoi il est le plus doué, la science et le rêve. Aussi n’y rencontrera-t-on pas les tristes écueils d’Origine et de Gravité, avec leurs intrigues parfois laborieuses et tirant éventuellement à la ligne, leurs personnages plats sinon creux, leurs relations naïves, leur psychologie de comptoir, leurs dialogues poussifs (Évolution est largement dénué de dialogues, et pour cause…), et les maladresses stylistiques qui en découlaient parfois (aussi Évolution, bien qu’essentiellement descriptif, ou justement pour cette raison, est-il à mon sens bien « mieux écrit », plus agréable à lire et plus juste, en tout cas, que la « trilogie des univers multiples », sans parler de Gravité…). Si Baxter est un remarquable faiseur d’images, il n’est en effet habituellement guère doué pour décrire des personnages humains. Et, ici, il en tire parti (ce qu’il avait tenté, mais hélas pas totalement réussi, dans Origine, roman immédiatement antérieur, et ça se sent…) : car ses personnages, très rarement « humains » au sens où nous l’entendons habituellement (et d’ailleurs seulement dans les chapitres les moins intéressants, ce n’est pas un hasard…), ont généralement quelque chose de résolument « autre », de « non-humain », car pré-humain ou post-humain, voire plus éloigné encore… Et, sur la base de cette différence essentielle, Baxter, libéré des contingences des sociétés modernes et des subtilités de la psyché contemporaine, parvient enfin à bâtir des relations complexes, à décrire des sentiments authentiques. Paradoxe : c’est ainsi en s’éloignant de l’humain que Baxter parvient à rendre humaine son histoire « de l’humanité »… J’avais du mal à le croire moi-même, mais je vous le jure : en certains passages d’Évolution, Baxter réussit même à être… émouvant. Oui, oui. Baxter. Émouvant. La hard science d’Évolution n’est aride qu’en apparence… Et, sous ses aspects souvent dénigrés de « quasi-essai » de vulgarisation scientifique, ne lésinant éventuellement pas sur le didactisme, ce roman m’est apparu ainsi tout sauf froid, mais bien au contraire étrangement humain et juste, avec ce que cela comporte de terrible et d’admirable, de mesquin et de grandiose. En usant d’une variante science-fictive du « détour anthropologique » cher à Georges Balandier, Baxter parvient enfin à saisir l’homme et à le rendre tel qu’il est, ce qui enrichit son roman d’un contenu éthique et ontologique non négligeable.

 

Cela dit, quand bien même, contrairement à pas mal de monde semble-t-il, je ne me suis pas ennuyé un seul instant à la lecture de ce pavé (à la différence d’Espace et a fortiori d’Origine), je suis bien obligé d’admettre qu’il n’est pas sans défauts. Je serais bien en peine de me prononcer sur la pertinence scientifique du roman, ne disposant pas du bagage adéquat ; je me contenterai de noter que, quand bien même des erreurs ou simplifications se seraient glissées ici ou là (ce qui est plus que probable), il n’en reste pas moins que Baxter s’est à l’évidence documenté, et que la cohérence interne de son roman ne fait aucun doute : pour un béotien dans mon genre, c’est là l’essentiel. Après tout, ainsi que Baxter lui-même le rappelle en définitive, Évolution est un roman, non un essai, et encore moins une thèse… Cela dit, il est vrai que la confusion est tentante, et que le roman, parfois très didactique, pédagogique, etc., a régulièrement des allures de « docu-fiction ». Ce qui peut irriter, au point de le rendre illisible… En temps normal, cette réaction m’aurait été assez naturelle, et pourtant, j’ai adoré ; il faut croire que les atouts compensent…

 

Je me contenterai donc de quelques remarques, concernant essentiellement la deuxième partie, dans laquelle quelques aspects de fond m’ont un petit peu gêné (mais dans la limite du raisonnable). Sans surprise, en effet, Évolution est un roman lourd de positivisme, pour ne pas dire de scientisme. C’est tout à fait acceptable dans l’ensemble, mais cela entraîne néanmoins quelques conséquences qui m’ont paru regrettables. La première – et, là encore, cela n’a rien d’étonnant, au vu du triste monde tragique qui est le nôtre, et en particulier des délires créationnistes qui ressurgissent plus que jamais, notamment outre-Atlantique –, c’est que Stephen Baxter, en décrivant l’évolution de l’humanité, se trouve nécessairement amené à envisager la question religieuse, et le fait de manière parfois un peu caricaturale, le roman comprenant quelques (assez rares, cela dit) piques anticléricales et athées pas forcément indispensables (en contrepartie, j’ai beaucoup apprécié le chapitre astucieusement ambigu décrivant les naissances parallèles de la science et de la religion, avec l’apparition du principe de causalité ; il me semble que cette optique était plus intéressante…). Parallèlement, on y trouve encore quelques relents, quand bien même pondérés, de la valorisation du scientifique sur le quidam qui plombait Gravité, surtout dans le chapitre se déroulant en 2031… Enfin, et peut-être un peu plus gênant, si l’évolutionnisme biologique décrit par Baxter est assez convaincant, d’autant qu’il se montre complexe (nombreux sont les paramètres à être pris en compte), il y a à l’occasion quelques dérives plus contestables tendant presque à l’évolutionnisme anthropologique (même si, la plupart du temps, il faut sans doute mettre cela sur le compte des nécessaires simplifications impliquées par la construction du roman).

Pas grand chose, en définitive. Du pinaillage, essentiellement. En ce qui me concerne en tout cas : Évolution est bien un roman ambitieux et assez unique en son genre, et qui n’est certainement pas susceptible de plaire à tout le monde. À ce stade, on en est vite réduit à un lapidaire « ça passe ou ça casse ». Mais pour moi, c’est passé. Et vraiment très très bien. Me voilà réconcilié.

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