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Recherche pour “l'anneau unique”

"Nouvelles en trois lignes", de Félix Fénéon

Publié le par Nébal

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FÉNÉON (Félix), Nouvelles en trois lignes, préface d’Arthur Bernard, Grenoble, Cent Pages, coll. Cosaques, [1906] 2009, [XXIV] + 432 p.

 

Le nom de Félix Fénéon ne m’était pas inconnu quand  Jérôme Noirez, libraire d’un soir, a présenté (avec brio) ce singulier ouvrage dans sa sélection à Charybde. Il faut dire que le citoyen  Planchapain, du temps de nos études respectives, était assez fasciné par le bonhomme, et m’en avait longuement parlé… J’en avais retenu pour l’essentiel qu’il s’agissait d’un critique d’art, voire du critique d’art par excellence, et qu’il était vigoureusement anarchiste, d’aucuns disaient même poseur de bombes (il a eu quelques petits ennuis avec la justice, qui n’ont pas peu contribué à sa notoriété).

 

Mais j’étais loin de me douter que Félix Fénéon avait été « simple » journaliste, notamment à un poste en apparence particulièrement inoffensif et d’un intérêt douteux : en 1906, en effet, il collabore au Matin, journal pas vraiment connu pour son progressisme, et rédige à cet effet ces Nouvelles en trois lignes (il y en a 1210 dans le recueil). Le terme « nouvelles » est ici ambigu : en effet, à l’origine, il ne s’agit guère que de rédiger des brèves, rapportant à l’arrache des faits-divers tout droits sortis du caniveau (par le biais d’agences de presse ou de dépêches particulières) ; mais, avec Fénéon, on passe de « l’information » (oui, dans un cas comme celui-là, je pense que les guillemets s’imposent) à la littérature, tant l’auteur peaufine ses petits textes avec toute l’attention d’un grand styliste, voire d’un pouète.

 

Mais ce qui caractérise véritablement ces Nouvelles en trois lignes, et rend leur publication dans Le Matin étonnante (ou pas…), c’est leur fonction de subversion très marquée. Dans un sens, Fénéon, ici, pratique déjà l’adage plus tardif : « Don’t fight the media, become the media! » Tranquillement installé à son poste de journaleux de bas-étage, il infuse ses brèves d’un contenu… ben, oui, anarchiste. Il stigmatise impitoyablement tout ce qui le répugne, avec quelques cibles de choix, comme l’armée, le parti clérical (nous sommes au lendemain de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, et celle-ci a du mal à passer), les patrons, les politiques, etc. L’air de rien, comme ça, en passant, au détour d’un fait-divers en apparence anodin, mais qui se retrouve transfiguré par l’intention de celui qui le rapporte et sa prose assassine.

 

Cela dit, la première chose que l’on remarque à la lecture de ces faits d’armes journalistiques, c’est une sorte de fascination jubilatoire pour le sordide et le macabre. On a l’impression que Fénéon se délecte à rapporter en style lapidaire le plus atroce et le plus navrant. Notamment, on ne compte pas les suicides dans ces 1210 brèves, pas plus que les crimes passionnels, et, évidemment, tout ce qui fait le contenu habituel de ce genre de rubriques : accidents mortels, agressions, rixes, vols, etc. Ce qui nous dresse un tableau de l’époque assez édifiant (surtout pour les imbéciles qui trouvent notre époque particulièrement criminogène et anxiogène).

 

Et puis il y a l’humour, bien sûr. Un humour noir, impitoyable, qui frappe au détour de la brève ignoble, et suscite un éclat de rire aussi incontrôlable que mesquin. Dans sa présentation, Jérôme Noirez, au travers d’extraits savamment choisis, a particulièrement insisté sur cette dimension. Ce fut pour le moins efficace et convaincant (pas un hasard si, comme beaucoup de ceux qui étaient présents ce soir-là, je me suis illico jeté sur la bête) (je parle du livre, pas de Jérôme Noirez). Mais avouons que l’auteur de, entre autres,  Féerie pour les ténèbres en a du coup peut-être rajouté une couche… Si l’on rit régulièrement à la lecture de ces Nouvelles en trois lignes, ce n’est toutefois pas systématique, loin de là ; l’indignation, l’écœurement, quand ce n’est pas, hélas et malgré tout, l’indifférence (il est des fois où, après tout, un fait-divers n’est rien de plus), sont autrement plus prégnants.

 

Reste un livre assez unique en son genre, idéal pour le métro ou le trône, qui recèle derrière son apparente banalité des trésors de littérature, de subversion et donc, parfois, d’humour noir. Cela méritait bien effectivement qu’on en parle, et qu’on en fasse la propagande (même si, pour ma part, je ne suis pas certain de pouvoir recommander ces Nouvelles en trois lignes à n’importe qui). Alors merci, encore une fois, pour cette étonnante découverte.

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"Un anarchiste", de Joseph Conrad

Publié le par Nébal

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CONRAD (Joseph), Un anarchiste. Un conte désespéré, [An Anarchist. A Desperate Tale], traduction de l’anglais, notes et postface par Pierre-Julien Brunet, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1906, 1908] 2013, 61 p.

 

Je poursuis petit à petit ma découverte de l’œuvre de Joseph Conrad. Après Au cœur des ténèbres, Jeunesse et Le Duel, voici donc une intrigante nouvelle « française » parue initialement aux États-Unis en 1906, et trouvant son inspiration tant dans des faits réels que dans la littérature préexistante (voir la postface, éclairante, à ce sujet). Un texte longtemps considéré « mineur », semble-t-il, mais qui se révèle bien vite d’une richesse indéniable, d’une densité tout à fait remarquable.

 

Nous sommes sur une île au large de l’Amérique du Sud, appartenant à la compagnie (« multinationale », déjà ? c’est ce qu’on nous dit, en tout cas, et il est vrai qu’il y a de ça) B.O.S., qui fabrique de « l’extrait de viande ». Le narrateur – amateur de papillons – y fait la rencontre d’un singulier personnage, un mécanicien que le répugnant maître des lieux s’empresse de qualifier comme étant « un anarchiste de Barcelone ». Celui-ci a beau être de Paris, il répète sans cesse – à la manière d’un Bartleby, ai-je cru comprendre – « Je ne nie rien ».

 

Tant pis pour Barcelone. Mais, un anarchiste ? C’est à voir. Et le narrateur, se liant avec ledit personnage, aura de quoi réfléchir à ce sujet. En effet, celui qui porte ce stigmate d’infamie – et c’est là le cœur du problème – s’est semble-t-il contenté de brailler un « Vive l’anarchie ! » dans un café parigot quand il avait un coup de trop dans le nez… C’était, alors, amplement suffisant (Conrad écrit peu après la grande vague de terrorisme anarchiste en France, et sa répression – « lois scélérates », etc.). Ce cri séditieux lui vaut une condamnation, et de mauvaises fréquentations – les « anarchistes » ou prétendus tels, qui ne sont bien souvent que des canailles (voir la « reprise ») –, ce qui l’amène finalement à la Guyane : oui, notre « anarchiste » est un forçat évadé, de toute évidence. Et il va raconter son histoire « désespérée » au narrateur (la construction du récit est à cet égard remarquable).

 

Un anarchiste n’est pas vraiment un récit sur l’anarchisme ou sur sa répression, même si ces dimensions entrent en jeu. Ce qui intéresse avant tout Joseph Conrad ici, et le lecteur par la même occasion, c’est de s’interroger sur l’aliénation d’un individu, dans tous les sens du terme ; et, parallèlement, sur la notion de liberté. Le stigmate – l’étiquetage – ruine la vie de « l’anarchiste », qui, pour avoir un peu trop bu en une unique occasion, passe du statut de mécanicien bien intégré à la société de son temps à celui de paria, de voyou, puis de bagnard, avant de se retrouver esclave du propriétaire de l’île, par le seul jeu de l’étiquette qui lui colle définitivement à la peau. Ce « conte désespéré » est ainsi celui d’une descente aux enfers, ne laissant aucune échappatoire. C’est aussi, en même temps, une réflexion habile sur le sens des mots, sur leur pouvoir, et on peut probablement y voir une mise en abyme de la création littéraire.

 

En une quarantaine de pages, Conrad brasse ainsi une multitude de thèmes, sans que la nouvelle ne perde de son unité ou de sa cohérence pour autant. Le récit est d’une construction exemplaire, aussi poignant que perturbant, et d’une intelligence admirable. Conte philosophique mâtiné d’aventure exotique, tristement visionnaire et par là même toujours d’actualité, Un anarchiste ne m’a certes pas fait l’effet d’un texte « mineur » ; et si je n’irais pas jusqu’à crier au chef-d’œuvre, j’admire néanmoins la pertinence du propos comme l’adresse de l’écriture. Très intéressant.

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"Le Sphinx des glaces", de Jules Verne

Publié le par Nébal

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VERNE (Jules), Le Sphinx des glaces, 68 illustrations par Georges Roux, Paris, Hachette – Le Livre de poche, 1970, 498 p.

 

Suite de mon périple littéraire en Antarctique. Je vous avais parlé il y a quelque temps de cela des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket d’Edgar Allan Poe : Le Sphinx des glaces de Jules Verne en est la conclusion, hommage écrit une soixantaine d’années plus tard (c’est une des dernières productions de l’auteur, ai-je cru comprendre) et visant à prolonger l’aventure tout en éclairant, à la manière de Verne, les éléments les plus mystérieux du roman de Poe. Aussi avons-nous affaire, du moins pour l’essentiel, à un roman nettement moins fantasque, et forcément beaucoup plus documenté (même si l’hypothèse majeure du roman quant au continent antarctique, rendue nécessaire par le récit de Poe, ne s’est pas vérifiée).

 

L’histoire commence aux Kerguelen, onze ans après les événements décrits dans Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, et peu de temps après la publication du roman de Poe. L’Américain Jeorling désespère de trouver un bateau lui offrant la possibilité de quitter ces froides contrées pour retourner dans son pays. L’aubergiste du coin lui vante l’Halbrane du capitaine Len Guy, qui doit bientôt faire escale. Mais quand le navire anglais arrive enfin, le capitaine ne se montre guère enthousiaste à l’idée de prendre un passager… C’est qu’il a, sans doute, déjà un projet en tête, projet qui sera rendu nécessaire par la découverte d’un cadavre sur un glaçon dérivant, confirmant que sept hommes, dont le capitaine William Guy, le frère de Len, ont survécu aux tragiques événements ayant entraîné la disparition de la Jane près de l’île Tsalal.

 

Eh oui : ainsi que le découvre effaré notre narrateur, Jeorling, les improbables aventures racontées par Poe dans son unique roman se révèlent bien réelles, le témoignage d’Arthur Gordon Pym authentique. Dès lors, le capitaine Len Guy entreprend de monter une expédition afin de secourir ses compatriotes survivant dans les glaces depuis onze ans, et Jeorling décide de prendre part à la chose. Et c’est le début d’une incroyable odyssée qui emmènera nos héros plus loin encore que les protagonistes du roman de Poe, jusqu’au cœur même de l’Antarctide.

 

Disons-le tout net : si le projet de Jules Verne est pour le moins sympathique, et témoigne d’une réelle admiration à l’égard de Poe, il n’en reste pas moins que Le Sphinx des glaces, sans être désagréable pour autant (encore qu’assez bavard, et sans doute trop long), est un roman mineur de la part de l’auteur des « Voyages extraordinaires ». On est bien loin ici du brio de, disons, Vingt Mille Lieues sous les mers (mon préféré), Voyage au centre de la Terre ou encore De la Terre à la Lune (dont je n’ai cependant jamais pu, malgré plusieurs tentatives, lire la suite, Autour de la Lune…). Et ce quand bien même le thème polaire ne pouvait que me séduire.

 

Mais voilà : Le Sphinx des glaces est un peu faiblard, tant pour ce qui est de l’aventure que de la construction et des procédés littéraires mis en œuvre. Si le roman n’est pas avare de surprises et révélations, le fait est que celles-ci tiennent plus ou moins debout, convainquent plus ou moins, sont plus ou moins dans la logique de Poe. Et il en est une, de ces révélations, qui mériterait sans doute à bon droit de figurer parmi les moins surprenantes de l’histoire de la littérature, d’autant que Jules Verne la fait traîner sur près de 200 pages… Procédé hélas assez caractéristique du Sphinx des glaces, qui a tendance à dilater excessivement et artificiellement l’intrigue (certes, on est ici dans du feuilleton, ça fait partie des règles du jeu, mais c’est tout de même nettement moins convaincant que dans les meilleures productions de Verne).

 

Encore une fois, je n’ai pas trouvé ce roman désagréable pour autant, et j’ai même pris un certain plaisir à suivre le périple de l’Halbrane en Antarctide. Pour des questions de goûts hautement personnels, j’ai peut-être même vaguement préféré ce roman par rapport à celui qui l’a inspiré, pourtant autrement plus célèbre, incomparablement plus astucieux, et sans aucun doute plus abouti (malgré, ou en raison de, sa fin ouverte). Je n’en ai pas moins conscience qu’il s’agit là d’un roman mineur, donc, dont je ne saurais guère recommander la lecture, si ce n’est aux inconditionnels de Verne les plus curieux des rapports existant entre son œuvre et celle de Poe.

 

Suite de mon périple antarctique avec ce qui l’a justifié, Les Montagnes Hallucinées de H.P. Lovecraft.

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"Le Visage Vert", n° 19

Publié le par Nébal

 

Le Visage Vert, n° 19, Cadillon, Le Visage Vert, novembre 2011, 191 p.

 

Ben alors ? Pas de dossier dans cette deuxième livraison annuelle (ouééé) de l’excellent Visage Vert nouvelle formule ? En fait, dans un sens, si, même s’il se cache un peu. La première moitié de ce numéro est en effet consacrée au thème du péril jaune (décidément, après ma récente lecture de Yue Laou. Le Faiseur de lunes…), envisagé notamment (mais pas uniquement) sous l’angle des tortures ô combien raffinées dont se montrent capables les Célestes, au moins dans l’imagination des auteurs occidentaux du début de notre siècle. Car, c’est connu, le Jaune est cruel… C’est ainsi que le numéro s’ouvre sur « La Cité des tortures » de René Thévenin, un texte qui va vraiment très loin dans le genre. C’est d’un racisme consternant, mais, avouons-le, aussi rigolo que répugnant, tant il se montre excessif ; mais c’est aussi finalement, malgré une conclusion un peu plate, une nouvelle plutôt bien ficelée, si l’on parvient à faire abstraction de son idéologie puante, ou, plus exactement peut-être, si l’on parvient à la replacer sereinement dans son contexte. Raffinements de cruauté au programme, donc, mais aussi assimilation des Chinois aux rats qui pullulent, théorie du complot et suggestion génocidaire tant qu’on y est… C’est du lourd ! Et ça mérite bien une mise à plat par le toujours aussi convaincant Michel Meurger dans un long article intitulé « Célestes ou infernaux ? L’Extrême-Orient des bourreaux et des monstres », bien évidemment passionnant et pertinent. En guise de complément, nous trouvons ensuite un bref texte sur le mode de l’anecdote édifiante de Harry De Windt, « L’Oiseau gris », qui n’est en somme que le rapport d’un procédé de torture particulièrement sophistiqué. Et Michel Meurger d’en rajouter une (petite) couche avec « Un bestiaire de la cruauté ». Tout cela était tout à fait intéressant, et j’avoue que je n’aurais pas rechigné sur un peu de rab…

 

Suit une ghost story épistolaire de Rhoda Broughton intitulée « La Vérité, toute la vérité et rien que la vérité ». Plutôt intéressante (et amusante) sur le strict plan formel, celle-ci se révèle néanmoins un peu terne sur le fond.

 

On passe alors à Ernst Raupach, dont j’avais bien aimé « Laisse dormir les morts », séminale nouvelle vampirique reprise dans l’anthologie Les Femmes vampires. Un texte qui en faisait des tonnes, mais pour notre plus grand plaisir. Cette fois, « Le Voyage » est un conte tout à fait charmant et délicieux, malgré un symbolisme qu’on pourra à bon droit trouver « un peu » lourd. Ah, l’amour…  compliqué, hein.

 

François Ducos livre ensuite un article (est-ce une nouvelle rubrique ?) sur l’illustrateur Jacques Leclerc, très porté sur les dames en tenue légère, moult documents à l’appui. J’avoue que cela m’a laissé pour le moins froid, et que je ne suis guère sensible à son travail…

 

Puis c’est au tour du contemporain H.V. Chao, avec « Le Joyau du Nord », déconcertante nouvelle russe pour le moins cryptique et très précieuse, riche de belles images et d’idées troublantes, cependant.

 

Et le numéro de s’achever (déjà ? nooooooooon…) avec Théophile Bergerat et son plutôt nanardesque, à mes yeux tout du moins, « Curieux Assassinat du professeur Gusmaüer (culpabilité d’un animal antédiluvien) ». Le titre à rallonge est éloquent. Au menu, corps astral (avec des vrais morceaux de « théorie psychique » pour le moins, euh, « farfelue ») et Megatherium cuvieri. Toute une époque ! Rigolo, malgré une conclusion qui se veut dramatique et une plume pour le moins indigente.

 

Au final, un numéro un peu inégal, que j’ai peut-être trouvé un petit cran inférieur par rapport au niveau d’excellence habituel de cette brillante revue. Rien de grave, cependant, et c’est avec impatience que j’attends d’ores et déjà le prochain numéro, qui devrait contenir la suite du dossier sur les singes voleurs de femmes (miam !).

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"Avilion", de Robert Holdstock

Publié le par Nébal

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HOLDSTOCK (Robert), Avilion, [Avilion], traduit de l’anglais par Florence Dolisi, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2009] 2012, 426 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 68 (pp. 80-81).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un an.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Le cycle de « la Forêt des mythagos » est assurément le grand-œuvre du regretté Robert Holdstock, et figure d’ores et déjà parmi les classiques de la fantasy. Avilion, écrit et publié bien après les volumes précédents, est le cinquième – et ultime… – roman prenant place dans le bois des Ryhope, et il vient en quelque sorte boucler la boucle, puisque les événements qui y sont rapportés sont les conséquences directes de ce qui nous fut conté dans le premier tome du cycle (lecture préalable indispensable).

 

Petit retour en arrière : le bois des Ryhope, en Angleterre, est un vestige de la forêt primordiale, inchangé depuis l’ère glaciaire. Plus grand à l’intérieur qu’il n’y paraît à l’extérieur, il abrite tout un monde fascinant de créatures et personnages mythiques générés par l’inconscient, les fameux « mythagos », ainsi que les a baptisés George Huxley après toute une vie de recherches passionnées les concernant.

 

Les héros de cet ultime volet sont Yssobel et Jack, les enfants de Steven Huxley, victorieux de son frère Christian, et de la princesse celte Guiwenneth pour laquelle ils se sont affrontés. Les enfants sont donc pour moitié humains et pour moitié mythagos, partagés entre le Sang et la Sève : Yssobel a son côté « rouge » et son côté « vert », quand Jack parle de – et avec – son « fantôme ».

 

Tous deux ont longtemps vécu avec leurs parents dans une villa romaine en plein bois des Ryhope. Mais le départ inopiné de Guiwenneth va mettre fin à cette vie calme et heureuse. Yssobel va se lancer sur les traces de sa mère – mais tout autant, en fin de compte, sur celles de son grand-père maternel Peredur, le vieux roi, et de son oncle paternel Christian, ressuscité à la tête de l’armée intemporelle Légion – et cherche donc à se rendre en Avilion, au cœur de la forêt, que l’on connaissait jusqu’à présent sous le nom de Lavondyss. Jack, de son côté, est attiré par la lisière du bois, et pense trouver auprès de son défunt grand-père George, dans la vieille demeure d’Oak Lodge, les réponses lui permettant de retrouver la trace de sa sœur.

 

Ce double voyage en sens inverse est ainsi le point de départ du roman, qui emprunte largement les traits d’une saga familiale sur trois générations. Mais cette saga, qui pourrait se jouer uniquement sur le mode intimiste, vire à l’épopée en se confrontant, dans les bois, à la légende arthurienne ou encore à l’Odyssée. Et le résultat, pour déconcertant qu’il soit au premier abord – malgré la petite musique familière qui se met très tôt en place, avec le récit des aventures de Jack « à l’extérieur » –, est à la hauteur des attentes du lecteur qui s’était régalé avec les quatre volumes précédents. Avilion vient ainsi parachever le complexe édifice de « la Forêt des mythagos » de la manière la plus subtile, en jouant sur une multitude de registres.

 

Le roman brille à tous points de vue : écrit dans une langue impeccable, il est riche de personnages complexes et attachants – Yssobel et Jack au premier chef, mais ils ne sont pas les seuls –, et parvient à renouveler utilement les thématiques développées dans les volumes précédents. Le voyage en Avilion, quête des origines envisagée sous l’angle de la famille, est ainsi une nouvelle fois une brillante incursion dans le bois des Ryhope, aussi fascinante qu’intelligente, comme il se doit, et il y a fort à parier que l’amateur de l’œuvre de Robert Holdstock ne sera pas déçu par ce roman qui a pris bien malgré lui une forme de testament. On y retrouve en effet tout ce que l’on a pu apprécier auparavant dans le cycle, sans que l’auteur ne se répète véritablement pour autant – ce qui, en soi, relève déjà du tour de force.

 

Ce roman « approfondi » véhicule ainsi toute une gamme de sensations et de réflexions autrement plus subtiles que les lieux communs de la « big commercial fantasy », dont il constitue en quelque sorte l’antidote. On le louera pour sa finesse et son astuce, sa délicatesse aussi, qui en font le brillant dernier témoignage d’un écrivain au sommet de son art. Lecture chaudement recommandée, même si elle ne saurait donc être envisagée isolément.

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"Les Quatrièmes Demeures", de Raphaël Aloysius Lafferty

Publié le par Nébal

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LAFFERTY (Raphaël Aloysius), Les Quatrièmes Demeures, [Fourth Mansions], traduit de l'américain par Barthélémy de Lesseps, revu et corrigé par Jean-Paul Duchamp, Muret, Zanzibar, [1969, 1973] 2010, 299 p.

 

L'Américain R.A. Lafferty était une sorte d'électron libre dans l'univers codifié de la science-fiction. J'avais déjà pu en juger à la lecture de ce qui est sans doute son plus célèbre roman, Tous à Estrevin ! ou Autobiographie d'une machine ktistèque, un vrai bonheur que je ne saurais trop vous conseiller. Plus tard, j'ai retrouvé le même plaisir à la lecture de l'excellente nouvelle de l'auteur publiée dans le premier (et unique...) numéro de Zanzibar Quarterly And Co, la superbe revue que l'on sait. Or Zanzibar avait entre autres pour ambition d'éditer les œuvres majeures de R.A. Lafferty, en commençant par le roman Les Quatrièmes Demeures. Hélas, mille fois hélas, la belle aventure de Zanzibar a été de courte durée, et le projet est tombé à l'eau : seul ce roman a pu être réédité avant que Zanzibar ne boive la tasse... Mais j'ai eu envie de faire malgré tout un mini-cycle consacré à R.A. Lafferty, tant mes seules lectures du bonhomme m'avaient fait une forte impression. J'ai donc pu me procurer Les Quatrièmes Demeures (ben oui), Le Maître du passé, Annales de Klepsis, Lieux secrets et vilains messieurs et Chants de l'espace, que je vais lire dans les jours qui viennent (en fait, je crois qu'il ne me manque en français que Le Livre d'or de la science-fiction consacré à Lafferty).

 

Commençons donc par Les Quatrièmes Demeures, en admirant dans un soupir le bel objet (hélas fortement coquillé, comme si on ne pouvait pas tout avoir...).

 

Notre héros se nomme Fred Foley, « un jeune homme qui avait de très bons yeux mais qui était un peu simplet ». Sans doute est-ce pour cela qu'il est journaliste de son état. Foley a un don pour dénicher les histoires les plus invraisemblables. Ces derniers temps, il tient à faire la lumière sur Carmody Overlare – ou plutôt Kar Ibn Mod, comme il s'appelait cinq siècles plus tôt – et à mettre ainsi à jour l'existence d'une société secrète de « revenants » qui dominerait le monde...

 

En attendant, il est au contact d'une autre société secrète, celle des Moissonneurs, sept dingues qui ont formé un réseau mental et enchaînent les coups d'éclat, jusqu'à un final que l'on peut craindre eschatologique.

 

Et puis il y a aussi une autre société secrète, celle des patricks, avec ses rites et ses royaumes... qui pourrait bien être utile pour faire échouer le Complot.

 

Satire hilarante des délires conspirationnistes à base de sociétés secrètes, Les Quatrièmes Demeures est un roman absolument délicieux de la première à la dernière ligne, et accessoirement (ou pas) complètement barré. La plume de Lafferty suscite personnages et situations invraisemblables et drôles avec un talent sans égal, et c'est avec un bonheur constamment renouvelé que l'on enchaîne les pages de ce roman par ailleurs inclassable, et susceptible d'une infinité de lectures, des plus simples aux plus sérieuses (enfin, faut voir...).

 

Délire théologique et allégorie politique, Les Quatrièmes Demeures est en effet moins débile qu'il n'y paraît, même si j'avoue avoir pris le parti de rire avec le roman plutôt que de m'empêtrer dans ses aspects éventuellement sérieux (et parfois douteux : Lafferty n'était pas exactement un progressiste...). L'Échiquier du mal en version pince-sans-rire, dans un sens.

 

Quoi qu'il en soit, et même si je n'arrive pas, à l'heure actuelle, à pondre des comptes rendus décents expliquant le pourquoi du comment, je ne peux que vous conseiller cette lecture édifiante, qui m'a conforté dans mon envie de mini-cycle.

 

A bientôt, donc, avec Le Maître du passé.

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"L'Appel de Cthulhu : Terra Cthulhiana"

Publié le par Nébal

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L’Appel de Cthulhu : Terra Cthulhiana

 

Terra Cthulhiana est un (volumineux) atlas du Mythe et plus généralement de bizarreries diverses et variées qui essaiment sur notre belle planète, que l’on doit aux Allemands de Pegasus Press. Amateurs d’histoire secrète et de théorie du complot, vous trouverez là à n’en pas douter votre bonheur, sous la forme d’un vaste compendium merveilleusement documenté.

 

Le supplément (qui fait partie de la gamme de L’Appel de Cthulhu mais se révèlerait sans doute très approprié également pour Delta Green) est composé grosso merdo de deux parties bien inégales : la première, et de loin la plus longue, correspond à l’atlas à proprement parler, découpé en zones géographiques distinctes. Mais il reste encore un dernier chapitre, « Légendes », qui fournit des squelettes de campagnes internationales à base de mystères mystérieux et autres délires mystico-ufologiques, etc.

 

Commençons par évoquer les différents sites détaillés dans l’atlas. On commence par l’Amérique du Nord, avec les pueblos anasazis et Y’ha-nthlei (ce dernier chapitre n’étant finalement pas redondant avec le guide d’Innsmouth). En Amérique centrale et du Sud, nous jetons ensuite un œil (voire deux, ou plus si affinités) sur divers sites précolombiens. Passons à l’Europe et l’Asie mineure : la forteresse au trésor de Kiyinda sur Karasi, Malte et ses 8000 ans d’histoire, les reliques minoïques en Crète et sur Santorin, le tombeau de Nimrod, et enfinles villes souterraines troglodytes de Cappadoce. En Afrique et au Proche-Orient, nous nous intéressons aux ruines du Grand Zimbabwé, à la ville d’Irem, aux pyramides nubiennes de Méroé et à la Cité sans Nom. Suit un gros chapitre asiatique, avec les temples d’Angkor, les grottes d’Ellorâ et le temple Kailasa, le Krakatoa, le plateau de Leng (qu’on pourrait préférer situer uniquement dans les Contrées du Rêve, mais bon, admettons), Shamballa, la Toungouska et son mystérieux phénomène, et enfin les pyramides de Yonaguni. En Australie, on se penche sur le désert des Pinacles et sur Pnakotus, la ville de la Grande Race. Dans l’Arctique, on retrouve l’Hyperborée légendaire et la ville de Lomar où someille Iranon. En Antarctique, le lac Vostok et Kadath (là, dans ce dernier cas, je ne suis pas d’accord : Kadath, à mon sens, ne peut se trouver que dans les Contrées du Rêve de la Terre ; de toute façon, ce chapitre ne fait pas le poids face à l’excellent guide de Kadath publié par Mnémos dans sa belle collection Ourobores…). Restent enfin les océans : le continent perdu de Mu, l’île artificielle de Nan Madol, l’île de Pâques et ses secrets et, last but not least, R’lyeh, of course.

 

Chacun de ces sites est décrit, avec son histoire, de manière approfondie, et la lecture de ce guide est un véritable régal, qui offre l’occasion de très nombreuses découvertes.

 

Restent les « Légendes », présentées sous forme de squelettes de campagnes, et qui dévoilent encore de nouveaux sites mystérieux : c’est ainsi que l’on part à la recherche du Graal, puis de la haute technologie de l’Antiquité ; on marche ensuite dans les pas des Assassins et des Templiers (forcément…), avant de s’intéresser aux secrets impies de la Terre Sainte ; restent le monde souterrain (re-forcément…) et, dans un dernier éclat passionnant, la géométrie sacrée et profane des pyramides.

 

Tout cela nous fait un excellent supplément, probablement un des meilleurs de la gamme, et que l’on peut en outre facilement détourner pour d’autres jeux (il n’y a pas une seule caractéristique technique dans tout le volume), voire lire pour son édification personnelle, tout simplement. Un beau volume, certes pas exhaustif, mais néanmoins irréprochable, qui fourmille de bonnes idées et est doté d’une iconographie abondante et superbe. Chapeau bas.

 

 De la même équipe, Sans-Détour annonce pour (très) bientôt un nouveau guide, consacré au Necronomicon et autres livres impies ; s’il est fait avec autant de soin et de passion, je crois qu’on peut déjà en baver d’avance…

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"Crypt of Cthulhu", no. 1

Publié le par Nébal

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Crypt of Cthulhu, vol. 1, no. 1, Bloomfield, Crypt of Cthulhu, Hallowmas 1981, 24 p.

 

Petite pause dans les Lovecraft Studies, donc… que je vais combler avec des Crypt of Cthulhu, parce que y a pas de raison, d’abord, et que j’en ai récupéré une montagne grâce à la Providence incarnée en la personne d’un « fun guy from Yuggoth », loué soit son nom. Crypt of Cthulhu, c’est le joujou fanzinesco-cthulhien de Robert M. Price, grand exégète lovecraftien lui aussi, et théologien de formation (si). Ce premier numéro, très court, est entièrement dû à sa main indicible. On voit très vite que le ton de ce fanzine, quand bien même il est destiné à publier des contributions très sérieuses, de Price lui-même ou d’autres, se montre autrement plus rigolard que les très sérieuses Lovecraft Studies du « concurrent » S.T. Joshi, ce qui, dois-je dire, n’est pas forcément pour me déplaire. En tout cas – conséquence peut-être du fait qu’il n’y ait pour l’instant qu’un unique rédacteur ? – la part de subjectivité et de simple « fun » est plus grande, et, dans un sens, revendiquée.

 

Ce qui n’empêche pas le sérieux des communications… enfin, de la communication, puisqu’il n’y en a qu’une seule dans le présent numéro. Robert M. Price, donc (surprise !), semble se faire un petit plaisir de théologien lovecraftophile avec « Lovecraft’s Concept of Blasphemy ». Le terme « blasphemous » (et tous ses dérivés) revient en effet souvent sous la plume de cet athée impénitent qu’était Lovecraft ; on peut dès lors s’interroger sur le sens que revêt ce mot dans la fiction lovecraftienne. L’auteur commence par distinguer plusieurs définitions du « blasphème », et retient dans le cas de Lovecraft, le plus souvent, celle qui renvoie à une violation prométhéenne des catégories instaurées par la nature (même si la notion de « sacrilège » ou « d’hérésie » est parfois pertinente). Cependant, bien sûr, la sanction de cette violation prométhéenne n’est pas infligée par Dieu : celui qui joue au Prométhée est puni par la chose même qu’il recherche (exemple parmi tant d’autres, L’Affaire Charles Dexter Ward) ; dès lors, souvent, plus qu’avec le titan, c’est avec Icare que la comparaison se montre pertinente. Cette conception du « blasphème », en tout cas, semble faire écho à celle du « péché véritable » exposée par Arthur Machen dans « Le Peuple blanc » (j’y reviendrai très prochainement). Elle nécessite peut-être quelques ajustements, cependant (mais pas forcément tant que ça), dans le sentiment de « sublime » évoqué par Les Contrées du Rêve. Puis l’auteur distingue quatre sens de l’adjectif « blasphemous » : objectif, subjectif, suggestif et associatif. L’idée étant… ah, le petit canaillou ! que le choix des adjectifs chez Lovecraft, et de celui-ci en particulier, ne doit donc rien au hasard, mais est délibéré et mûrement réfléchi ; « l’adjectivite » est donc nettement moins sujette à la critique qu’on ne pourrait le croire. Conclusion de fan, sans doute (je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises sur cette question) ; toujours est-il que cet article mêlant théologie et lovecrafterie se montre très intéressant (si).

 

Suivent plusieurs rubriques, pour l’instant simplement tenues par Robert M. Price, donc. Et d’abord la légendaire « The Fun Guys from Yuggoth » (j’adore ce jeu de mots débile), chronique rigolote de rencontres d’éminents lovecraftiens.

 

Dans « R’lyeh Texts », L’auteur nous parle de ses lectures : ici, il ne tarit pas d’éloges pour Stephen King, en l’occurrence ‘Salem’s Lot, le premier livre qu’il lisait du Roi ; je ne vais pas vous livrer le détail de toute la rubrique, hein. Notons juste qu’elle se clôt sur le « current flood of fun-but-usually-junky Cthulhoid fiction »… et que l’on y retrouve à la meilleure place Stephen King… pour « Jerusalem’s Lot » (dans Night Shift) ? (Je note aussi « More Light » de James Blish, que j’avais lu dans une publication ultérieure, Le Cycle d’Hastur, anthologie dirigée par… ben oui, Robert M. Price.)

 

Reste enfin « Mail-Call of Cthulhu » (ah ça, quand je vous disais que le ton n’était pas le même que dans Lovecraft Studies…). Pas de courrier dans ce premier numéro, sans surprise, mais quelques remarques sur des publications lovecraftiennes de « fun guys from Yuggoth » (oui, je me répète, mais j’aime ça) ; je note surtout « The Mythic Hero Archetype in « The Dunwich Horror » » de Don Burleson (dans… Lovecraft Studies, n° 4). Robert M. Price s’oppose à cette lecture « retournée » qui fait d’Armitage un loser

 

C’est tout pour ce très petit numéro. Suite au prochain…

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"Les mille et une vies de Billy Milligan", de Daniel Keyes

Publié le par Nébal

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KEYES (Daniel), Les mille et une vies de Billy Milligan, traduit de [l’américain] par Jean-Pierre Carasso, Paris, Calmann-Lévy, coll. Interstices, [1981-1982] 2007, 463 p.
 
Daniel Keyes, né en 1927, a eu le malheur d’écrire un livre extraordinaire et à la renommée solidement établie, le très beau Des fleurs pour Algernon. L’exemple frappant d’une science-fiction humaine et juste, bien loin des « aventures dans l’espace » auxquelles les ignorants bouffés par les préjugés limitent si souvent et bêtement le genre. Si cette misérable espèce reste encore aujourd’hui tristement proliférante, nombreux, néanmoins, sont ceux qui se sont émerveillés jusqu’aux larmes à la lecture de cette touchante histoire qu’il n’est probablement pas nécessaire de rappeler ici. Des fleurs pour Algernon, qui a connu plusieurs adaptations cinématographiques et télévisuelles, est même parfois aujourd’hui enseigné dans les écoles. Mais ce succès mérité a eu un effet pervers : on y a longtemps vu le seul livre de Daniel Keyes, auteur dont on n’a plus guère entendu parler ensuite (en France en tout cas). Daniel Keyes, pourtant, a écrit bien d’autres ouvrages intéressants. La remarquable collection « Interstices » de Calmann-Lévy, consacrée à ces livres inclassables, aux frontières entre les genres et la littérature « blanche », que l’on désigne parfois du nom de « transfictions » (ce qui me permet de faire un peu de propagande, tiens : lisez, dans cette même collection, La cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer, c’est un authentique chef-d’œuvre, un des livres les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de lire, toutes catégories confondues), « Interstices », donc, en témoigne aujourd’hui, en rééditant Les mille et une vies de Billy Milligan, originellement publié aux Etats-Unis en 1981 et qui, si mes souvenirs sont bons, avait déjà connu il y a bien longtemps une édition française, hélas vite épuisée et vite oubliée.
 
Pourquoi chez « Interstices » ? Parce que Les mille et une vies de Billy Milligan est bel et bien un livre unique et inclassable. Ce n’est pas un roman : tout ce qui y est rapporté est rigoureusement authentique, résultant d’une multitude d’entretiens et de recherches documentaires. Ce n’est pas vraiment un essai non plus ; un témoignage, peut-être. Pourtant ça se lit comme un roman (et un excellent roman, passionnant et fort). Si l’on ne peut parler de fiction, a fortiori ne peut-on parler de science-fiction ou de fantastique… Pourtant, si tout est authentique dans ce livre hors du commun, le récit n’en est pas moins si extraordinaire, si incroyable, si fascinant, que le lecteur, régulièrement, ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux, voire de murmurer un hésitant « non, ce n’est pas possible ! »… Tout en étant bien obligé d’y croire. Parce que c’est vrai, tout simplement… Et l’on a ainsi l’impression, à la lecture de ce témoignage, de ce « rapport », de nager en plein dans le fantastique et la science-fiction ; l’adage se vérifie une fois de plus : oui, dans Billy Milligan, la réalité dépasse bien la fiction. Daniel Keyes, cependant, ne se contente pas de nous livrer ainsi un « quasi-roman » étonnant ; son talent d’écrivain le rend également passionnant, émouvant et intelligent. Et Les mille et une vies de Billy Milligan constitue ainsi non seulement un livre unique, mais aussi une lecture indispensable.
 
J’arrête de tourner autour du pot, il est sans doute bien temps d’évoquer un peu le contenu de cet ouvrage (notons, au passage, et comme c’est souvent le cas chez « Interstices », que la couverture est fort jolie et très appropriée, et cette fois l’œuvre conjointe de Néjib Belhadj Kacem et Benjamin Carré). Les mille et une vies de Billy Milligan… raconte la vie de Billy Milligan. Mais qu’a-t-il donc de si spécial, ce Billy Milligan ? Eh bien, tout simplement (façon de parler…), il est le premier individu à avoir bénéficié aux Etats-Unis d’un non-lieu dans une affaire criminelle en raison d’un trouble psychique extrêmement rare : la personnalité multiple. Billy Milligan, en effet, a été arrêté à la fin des années 1970 dans l’Ohio, sous le coup d’une accusation pour trois, voire quatre viols et vols à main armée. Il a tour à tour affirmé son innocence, reconnu tous les faits, ou seulement les viols, ou seulement les vols ; et, dans un sens, il disait à chaque fois la vérité… Le syndrome de personnalité multiple, cependant, ne faisait pas l’unanimité : tous les individus au courant des faits – policiers, avocats, psychologues, psychiatres – ont commencé par voir en Billy Milligan un imposteur, souffrant probablement de troubles psychiques de type schizophrénique, sans vouloir accréditer pour autant l’idée déstabilisante de cette pathologie dont on contestait souvent l’existence même. Tous, pourtant, au fil de longs mois de procédures, d’examens, d’internements en hôpitaux psychiatriques et d’incarcérations, ont fini par y croire : Billy Milligan souffrait bien de ce mal peu commun.
 
On a fini par dénombrer 24 (!) personnalités différentes. Et, comme si ce n’était pas déjà assez ahurissant, on a également mis en lumière le fonctionnement de cette complexe « famille », chaque personnalité, chaque « habitant », ayant un nom, une histoire bien précise, des compétences différentes, une fonction particulière, et même une place au sein d’une complexe hiérarchie. Deux personnalités dominent en effet : en temps normal, la « personnalité majeure » est Arthur, un Anglais hautain avec un fort accent, extrêmement intelligent et rationnel ; en cas de danger, c’est la personnalité de Ragen qui prend le dessus : un Yougoslave à l’anglais hésitant, mais parlant, écrivant et lisant couramment le serbo-croate, violent et protecteur, rompu aux arts martiaux et aux armes à feu, communiste convaincu, et d’une force physique hors du commun. Ce sont ces deux « personnalités majeures » qui déterminent en principe qui peut « passer sous le projecteur » pour « prendre la conscience ». En fonction des circonstances, cela peut être Tommy, le jeune asocial doué pour l’électronique ; ou encore Allen, le beau-parleur, et le seul fumeur de la « famille » ; ou David, le petit enfant « gardien de la douleur », qui prend sur lui toute la souffrance ; Danny, celui qui a peur ; Christine, la petite fille dyslexique qui « va au coin », etc. Mais le contrôle n’est pas total, les « dix » prennent parfois la conscience contre leur volonté, et interviennent en outre à l’occasion les « indésirables », selon l’expression d’Arthur, qui viennent « prendre le temps » des autres : Philip, le petit délinquant new-yorkais ; Lee, le farceur irresponsable ; Shawn, le petit enfant sourd ; April, la garce machiavélique, etc. Tandis que le Billy « fondamental », dissocié, « dort », et que chaque personnalité est totalement inconsciente des activités des autres et parfois même de leur existence, ne pouvant obtenir d’explications qu’au travers de dialogues psychiques ou à voix haute, où Billy donne l’impression de se parler à lui-même…
 
Le lecteur aussi, nécessairement, est tout d’abord incrédule. Tout cela semble absolument impossible. Un homme qui est alternativement Américain, Anglais, Yougoslave, et Australien ? Âgé de 3 ans et de 26 ? Sourd ou pas ? Gaucher ou droitier ? Peintre émérite ou maladroit ? Fumeur ou non-fumeur ? Homme ou femme ? Doté d’un QI de 60 ou de 130 ? Athée ou Juif intégriste ? Communiste ou fervent capitaliste ? Capable ou non de piloter une voiture ou une moto ? Tout cela semble franchement inconcevable. Mais c’est pourtant la vérité : Billy Milligan est un personnage bien réel, et l’on s’accorde pour dire qu’il ne saurait être un simulateur – il lui faudrait pour cela être le plus brillant acteur de tous les temps, et accessoirement être très masochiste, étant donnés tous les ennuis qui ont été les siens (une page Wikipedia en anglais sur Billy Milligan).
 
Et Daniel Keyes, dans tout ça ? L’écrivain est un jour contacté par le docteur David Caul et son patient pour écrire son incroyable histoire. Devant cette stupéfiante affaire hautement médiatisée, les propositions dans le genre ont été abondantes, et Billy Milligan a fini par y voir quelque chose de positif, permettant de faire connaître son trouble psychique rare et de faire avancer sa thérapie en essayant de revenir sur son passé (et de gagner un peu d’argent, aussi, mais nous y reviendrons). David Caul, qui connaissait Daniel Keyes, a un jour donné à Billy un exemplaire de Des fleurs pour Algernon ; plusieurs des personnalités de Billy l’ont lu, et se sont mis d’accord pour voir en Keyes l’auteur qu’il fallait, dans la mesure où il avait déjà, dans cette occasion, montré son talent pour décrire de l’intérieur la vie d’un individu souffrant de troubles psychiques (rappelons que Keyes, avant de se tourner vers l’enseignement de l’anglais et l’écriture, avait obtenu un diplôme en psychologie ; ce n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de son plus fameux roman, et dans la suggestion du Dr Caul…). Keyes, sceptique, accepte néanmoins de rencontrer Billy Milligan, sans s’engager pour autant. Il n’est guère convaincu, dans un premier temps ; mais il finit par se rendre à l’évidence, en rencontrant tour à tour plusieurs « habitants » (la brève phase de transition semblant particulièrement impressionnante), et se met au travail, entamant une série de plusieurs centaines d’entretiens avec cet étrange individu. Le travail n’est guère aisé, cependant, du fait de l’amnésie dont souffre Billy. Et c’est alors que survient un autre événement improbable et pourtant réel : la thérapie du docteur Caul commence à porter ses fruits, et apparaît ainsi, dans un sens, une « nouvelle » personnalité, baptisée « le Professeur », qui rassemble toutes les autres et dispose de tous leurs souvenirs (Billy n’est pas guéri pour autant, toutes les personnalités sont encore présentes, et la fusion véritable donnerait, à la différence du Professeur, « moins que la somme des parties », un individu ne possédant pas toutes les qualifications de la « famille » – ce qui rappelle d’ailleurs un peu le sort de Charlie Gordon…). Pour la première fois, Billy, sous la forme du « Professeur », peut raconter toute sa vie ; et Daniel Keyes pourra ainsi construire son livre.
 
La première partie du roman (« Le temps des embrouilles », pp. 13-165) décrit l’arrestation de Billy Milligan, les interrogations de ses avocats et les premières étapes de sa thérapie, plusieurs psychiatres particulièrement prestigieux abandonnant progressivement tout scepticisme pour adhérer à la thèse du syndrome de personnalité multiple et constituant un dossier en faveur de la reconnaissance de l’irresponsabilité du prévenu pour les faits qui lui sont reprochés. Si les toutes premières pages, très journalistiques, ne sont franchement guère attrayantes, l’intérêt du lecteur ne cesse cependant de grandir au fur et à mesure des découvertes stupéfiantes sur le cas Billy Milligan. Quand Daniel Keyes intervient lui même (à la troisième personne, il est « l’écrivain »), le « roman » est déjà passionnant depuis un certain temps, a fortiori si l’on s’intéresse à la psychiatrie… et aux arguties procédurales.
 
Mais Keyes, pour l’instant, s’est essentiellement livré à un travail de recherche documentaire, certes extrêmement intéressant, mais finalement banal pour ce qui est de la forme. Il ne révèle véritablement son talent d’écrivain qu’à partir du moment où « le Professeur » fait son apparition, et se met à raconter la vie de Billy Milligan, de sa plus petite enfance à son arrestation, ce qui constitue la deuxième partie (« De Billy au Professeur », pp. 167-371). On y retrouve cette extraordinaire faculté d’empathie dont avait su faire preuve l’auteur dans Des fleurs pour Algernon, avec ce trouble psychique si singulier vu « de l’intérieur ». Il détaille ainsi, à grands renforts d’anecdotes, l’apparition des différents « habitants », trouvant essentiellement son origine dans un horrible drame : le viol de Billy, alors qu’il était âgé de 9 ans, par son père adoptif (son père biologique s’était suicidé quelques années plus tôt ; le père adoptif, Chalmer Milligan, a toujours nié les faits, mais n’a jamais entamé de procédure judiciaire contre les allégations de Billy et le livre de Daniel Keyes). On comprend d’autant mieux, ainsi, pourquoi chaque personnalité est apparue et comment son rôle s’est progressivement défini : l’incroyable devient finalement très logique, sans le moindre didactisme poussif qui viendrait nuire à la force du propos. La plume de Keyes y est magistrale, jouant avec les émotions avec subtilité, sans jamais se contenter de bêtement presser le bouton du pathos, mais allant toujours au cœur des choses. On se prend considérablement d’attachement pour ce personnage meurtri, dont on sait pourtant « qu’il » deviendra ultérieurement – en partie, du moins, c’est tout le problème… – un criminel repoussant. Certains passages sont particulièrement saisissants, certaines phrases, parfaites dans leur simplicité, touchent au cœur avec une maestria rare. A maintes reprises, tétanisé par une phrase en apparence anodine, j’ai été amené à poser un instant le livre pour reprendre mon souffle, les yeux grand ouverts… Quant aux dialogues entre les « habitants », ils sont tout bonnement extraordinaires. Keyes était confronté à une mission impossible : non pas seulement construire un personnage crédible et attachant, mais une vingtaine en un ! Et il y arrive à merveille.
 
Et si la troisième et dernière partie (« Par-delà la folie », pp. 373-452), en retournant au présent, retrouve presque nécessairement le ton plus ou moins journalistique de la première, l’émotion n’en disparaît pas pour autant. Nous sommes maintenant confrontés au calvaire d’un Billy Milligan en voie de guérison, mais qui doit faire face aux rechutes, et surtout à la haine et à la peur, qui suscitent un violent délire médiatique contre « le violeur sadique », sciemment attisé par des politiciens uniquement désireux d’assurer leur réélection en jouant du discours ultra-sécuritaire… Une véritable descente aux enfers. C’est extrêmement déprimant (à la stupéfiante dernière page de cette partie, très honnêtement, j’avais les larmes aux yeux…).
 
Et c’est aussi révoltant ; on peut d’ailleurs noter, à cet égard, que la réédition de ce livre phénoménal intervient à point, la chancellerie de notre sinistre République venant il y a peu de déposer un projet consternant de populisme, de bêtise et de cynisme visant à supprimer les non-lieux pour troubles psychiques. Monde de merde, une fois de plus. J’aimerais croire que toutes ces ordures qui brandissent hypocritement l’argument mal compris des « droits des victimes » pour réorienter le droit pénal vers son visage le plus répugnant, celui de la pure vengeance haineuse, j’aimerais croire, donc, que tous ces abrutis puissent, à la lecture des Mille et une vies de Billy Milligan, prendre conscience des implications de leurs traficotages électoraux. Mais je suis bien conscient, hélas, que c’est là demander l’impossible, que tout est probablement déjà foutu, et que ce livre, aussi extraordinaire soit-il, ne prêchera sans doute que des convaincus… C’est triste. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour passer à côté de cette merveille unique en son genre.


 
PS : Billy Milligan est toujours vivant aujourd’hui, il a été relâché et se porte semble-t-il bien. Il a multiplié les actions en faveur des enfants maltraités (c’est essentiellement à cela qu’ont servi les revenus tirés du livre), et participe lui-même à la production du projet d’adaptation cinématographique de cette « biographie », véritable Arlésienne (on en parlait déjà au moment des faits…), mais qui semble se préciser un peu plus ces derniers temps (plusieurs réalisateurs s’y sont cassés les dents ; on parle à l’heure actuelle de Joel Schumacher, ce qui n’est guère rassurant, je vous l’accorde…). Billy Milligan est resté en contact avec Daniel Keyes, qui a d’ailleurs écrit une « suite », toujours pas publiée aux Etats-Unis en raison de problèmes juridiques (notons d’ailleurs que tous les noms cités dans Les mille et une vies de Billy Milligan, à quelques très rares exceptions près, de toute façon précisées, sont authentiques…) ; elle devrait sortir aux Etats-Unis dans la foulée du film. Tout cela est donc encore assez hypothétique, et il en va probablement de même pour ce qui est d’une éventuelle traduction française [EDIT : en fait, si, Les Mille et Une Guerres de Billy Milligan ont bien été publiées en français, toujours chez Interstices]…

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"Les Sondeurs vivent en vain", de Cordwainer Smith

Publié le par Nébal

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SMITH (Cordwainer), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, I. Les Sondeurs vivent en vain, traduit de l’américain par Michel Demuth, Alain Dorémieux, Denise Hersant, Yves Hersant et Simone Hilling, traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti, [Paris], Gallimard, coll. Folio-SF, [1950-1966, 1993, 2004] 2005, 617 p.
 
Cordwainer Smith est un classique de la science-fiction.
 
Là, c’est fait.
 
Pourtant, je dois reconnaître que ce seul statut n’a pas constitué à mes yeux une raison suffisante pour me plonger dans son grand-œuvre, le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité » (dont voici le premier volume ; suivront La Planète Shayol, Norstralie – le seul roman du cycle – et Légendes et glossaire du futur – qui comprend la Concordance d’Anthony Lewis), monument du genre, vaste « histoire du futur » s’étendant sur plus de 15 000 ans, dans la droite lignée de Robert Heinlein (« Histoire du futur », donc) et d’Isaac Asimov (« Fondation »), bien qu’un peu plus tardive (les textes du cycle ayant été composés entre 1950 et 1966, ce qui leur confère d’ailleurs un caractère un tantinet anachronique). Certes, il est toujours bon, à l’occasion, de remonter aux sources du genre. Mais, cette fois, c’est incontestablement la personnalité de l’auteur qui m’a incité à entamer cette lecture.
 
Car Cordwainer Smith est bien un personnage assez fascinant, pour le moins unique en son genre, et c’est bien son beau portrait par Jacques Goimard dans sa Critique de la science-fiction qui m’a déterminé dans ce gros achat et cette grosse lecture. On s’est en effet longtemps demandé qui se cachait derrière le pseudonyme saugrenu et évident de Cordwainer Smith (que l’on pourrait traduire en gros par « Cordonnier Forgeron » ; voir l’article précité pour les nuances…). Un grand écrivain, spécialiste du genre ? La réponse, quand on a fini par la connaître, en a sans doute étonné plus d’un : Cordwainer Smith était le nom employé par Paul Linebarger (1913-1966) pour « commettre » de la science-fiction, cette « excellente mauvaise littérature » dont parlait George Orwell. C’est que Paul Linebarger n’était pas n’importe qui ! Fils d’un diplomate américain en Chine, conseiller et biographe de Sun Yat-Sen, son enfance est vagabonde, entre Shanghai, Hawai et Baden-Baden (entre autres) ; maîtrisant à la perfection six langues dont le chinois, linguiste distingué (donc), mais aussi docteur en médecine ET en philosophie ET diplomé en psychologie, enseignant à Harvard (parmi bien d’autres universités prestigieuses), conseiller militaire pour l’Orient durant la seconde guerre mondiale (il obtiendra si je ne m’abuse le grade de colonel ; on a aussi supposé qu’il avait travaillé pour les services secrets à cette occasion), il devient, au lendemain de la victoire, le plus grand spécialiste mondial de la guerre psychologique (son essai Psychological Warfare est un classique de la matière), et finira même par devenir conseiller du président Kennedy pour la politique étrangère.
 
Et cet homme-là écrivait de la science-fiction. Ben oui. Comme quoi.
 
Si « Les seigneurs de l’instrumentalité » ne représentent pas l’ensemble de l’œuvre de science-fiction (ni, a fortiori, de fiction) de Cordwainer Smith, ils en constituent néanmoins le plus gros morceau, et certainement le plus marquant. Space opera démentiel et mégalomane, porté par une indéniable ambition poétique (hélas assez souvent maladroite, mais on y reviendra), « les Seigneurs de l’instrumentalité » sont une vaste fresque inventive et d’une très grande importance dans l’histoire du genre (là aussi, on y reviendra), et traitant pourtant essentiellement de thèmes classiques, à la manière des conteurs d’antan (voyez là encore le passionnant article de Jacques Goimard ; je ne le répéterai plus, mais ça vaut évidemment pour tout ce qui va suivre ; moi, je me contente de raconter des bêtises stériles à côté…). Sans doute, pour cette raison, la machinerie n’est-elle pas aussi bien huilée que dans « L’histoire du futur », ou plus encore « Fondation » ; au fil des 27 nouvelles et de l’unique roman composant le cycle, les incertitudes abondent, voire à l’occasion les contradictions. Ces 15 000 ans d’histoire sont donc relativement flous ; mais ils ont en même temps une profonde cohérence, qui en fait bien une œuvre unique en son genre. Ainsi s’exprimait Robert Silverberg en 1965 : « Je crois que Cordwainer Smith est un visiteur du lointain futur, qui vit parmi nous en exilé de sa propre époque ou peut-être en simple touriste, et qui se distrait en donnant à sa connaissance d’événements historiques la forme de récits de science-fiction. » (cité par Anthony Lewis dans sa Concordance de Cordwainer Smith, in SMITH (Cordwainer) et LEWIS (Anthony), Les Seigneurs de l’Instrumentalité, IV. Légendes et glossaire du futur, p. 306). Et l’auteur lui-même de jouer le jeu dans Norstralie (ibid., p. 305)…
 
Il est à vrai dire particulièrement difficile, pour cette raison, de tenter de résumer le cycle… Et donner un aperçu des textes le composant ne s’annonce pas forcément évident non plus, dans la mesure où ils consistent généralement en anecdotes, en fragments épars, dans lesquels le récit se retrouve très dilué… Bon, essayons tout de même, volume par volume et texte par texte.
 
Les toutes premières nouvelles de ce premier volume sont difficilement rattachables au cycle à mon sens, et notamment la première, « Non, non, pas Rogov ! » (1959 ; pp. 9-38), rapportant une expérience menée par les Soviétiques dans les années 1960, au cours de laquelle le savant Rogov perd la raison après avoir entrevu un spectacle de danse de l’an 13 582 ap. J.-C.… Une nouvelle assez banale, vaguement anti-communiste, mais teintée d’un certain humour aussi, et d’un troublant délire poétique dans les « visions » du futur, assez caractéristique de l’auteur.
 
Bien plus intéressante est « La Guerre n° 81-Q » (1961, révision d’un texte de 1928 que l’on trouvera dans le quatrième volume ; pp. 39-57), décrivant une guerre « ludique » et inoffensive entre les Etats-Unis et le Tibet, à une époque où les conflits armés ont été remplacés par une sorte de compétition sportive, ou une version modernisée et non-violente du duel judiciaire ; en lisant ces lignes, on pense à vrai dire surtout à un jeu vidéo…
 
On fait ensuite un bond dans le temps avec « Mark Elf » (1957 ; pp. 59-81). Cordwainer Smith parle de « 16 000 ans », mais Anthony Lewis y voit une erreur, sans doute à raison. Carlotta vom Acht, fille d’un savant nazi, est expédiée par ce dernier avec ses deux sœurs en orbite en 1945 ; des milliers d’années plus tard, la jeune fille en hibernation redescend sur Terre à l’initiative d’un télépathe du nom de Laird, et découvre un monde sauvage, quasi abandonné par la civilisation en-dehors des cités des Jwindz, « êtres parfaits » descendants de philosophes chinois, et où les Menschenjaggers robotiques du VIe Reich poursuivent absurdement leur mission d’extermination, aux dépends d’animaux évolués télépathes…
 
« La reine de l’après-midi » (publié pour la première fois en 1978 ; pp. 83-125), bien que posthume, est un texte déterminant pour le cycle, dans la mesure où il fait le lien entre la nouvelle précédente (il se situe 200 ans plus tard) et les textes ultérieurs… et présente rien moins que la création de l’Instrumentalité. Qu’est-ce donc que l’Instrumentalité ? Difficile à dire… Un gouvernement, dans un sens, et tout sauf ça, en même temps… Disons une institution unique en son genre, que l’on pourrait considérer comme supra-gouvernementale, et destinée à guider l’humanité future, pour relancer la conquête de l’espace et éviter les catastrophiques guerres qui ont empoisonné la Terre, laquelle se remet tout juste de ses blessures… L’Instrumentalité est créée principalement à l’initiative du télépathe Laird et de Juli vom Acht, la deuxième sœur (on notera au passage que la femme de Cordwainer Smith a ultérieurement rédigé un récit concernant la troisième sœur, qui n’a pas été repris dans cette édition). Ne pas commettre l’erreur, en tout cas, de voir dans l’Instrumentalité une utopie, un système parfait ; Cordwainer Smith, de toute évidence, ne tombe pas dans ce piège…
 
Il est désormais temps de quitter la Terre, et d’initier le Second Âge de l’Espace ; et c’est maintenant, dans un sens, que débute vraiment le cycle des « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Doublement, d’ailleurs, puisque « Les Sondeurs vivent en vain » (1950 ; pp. 127-183) est la première nouvelle du cycle à avoir été publiée (et elle semble avoir fortement impressionné dès cette date). Un récit intriguant et inventif, mi-drôle, mi-tragique, rapportant un bouleversement majeur dans l’histoire de la conquête de l’espace : désormais, du fait d’une découverte fondamentale, il sera possible de se passer des Sondeurs, ces volontaires qui avaient accepté de sacrifier leurs sens, et étaient par voie de conséquence les seuls à même de survivre à la Grande Douleur de l’Espace ; ce qui ne va pas sans inquiéter les Sondeurs, marqués par un profond esprit de corps… Une nouvelle très réussie, aucun doute à cet égard.
 
Il en va de même pour « La dame aux étoiles » (1960, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 185-223), belle variation sur l’histoire d’Héloïse et Abélard à l’âge des gigantesques voiles photoniques qui ont marqué la première étape de la colonisation de la galaxie. On y retrouve, avec Hélène Amérique et M. Plusgris (le premier homme à être revenu des étoiles), le tragique et le sens du sacrifice du texte précédent, mais les connotations sont tout autres, plus chaleureuses et optimistes.
 
A contrario, « Le jour de la pluie humaine » (1959 ; pp. 225-244), rapportant la colonisation de Vénus par le Goonhogo chinois, ne m’a pas vraiment laissé de souvenirs… On en retiendra, cependant, que c’est le premier texte (dans la chronologie de l’Instrumentalité) à évoquer le stroon, la drogue santaclara, sur laquelle on aura l’occasion de revenir, notamment dans Norstralie.
 
« Pensez bleu, comptez deux » (1963 ; pp. 245-292), ensuite, est un texte assez bancal, plutôt intéressant dans l’évocation des troubles psychologiques suscités par les longs voyages interstellaires, mais hélas desservi par une agaçante naïveté ressortant notamment dans un certain machisme de l’auteur, qui revient à vrai dire assez souvent…
 
Après quoi « Le colonel revient du Grand Néant » (paru seulement en 1979 ; pp. 293-309) décrit le premier voyage planoforme, passant par l’espace² ; un texte intéressant, bien qu’un peu court, et resté longtemps inédit : c’est qu’il s’agit en fait d’une sorte de premier jet du « Bateau ivre », que l’on trouvera dans La Planète Shayol, et qui décrit quant à lui le premier voyage dans l’espace3
 
Bien plus intéressant est « Le Jeu du Rat et du Dragon » (1955 ; pp. 311-335), texte totalement délirant sur les implications du planoforme, décrivant la lutte des bouteurs de lumière et de leurs assistants félins contre les étranges entités qui rôdent dans l’espace²…
 
« Le cerveau brûlé » (date non précisée… ; pp. 337-353) poursuit sur l’évocation des dangers du planoforme, et renoue avec la thématique du sacrifice. Les aspects « sentimentaux » de ce texte sont un peu moins naïfs que d’habitude, avec le personnage de Dolores Oh, ce qui ne gache rien…
 
On passera vite sur la mauvaise blague de « La planète de Gustible » (1962 ; pp. 355-366), c’est un peu du sous-Fredric Brown…
 
« Lui-même en anachron » (publié seulement en 1993 ; pp. 367-381) est encore plus dispensable : un récit de voyage temporel (plus ou moins…) assez fumeux et niais, sans véritable originalité, sans véritable intérêt, et s'insérant assez mal dans le cycle.
 
Les choses s’arrangent clairement avec « Le crime et la gloire du commandant Suzdal » (1964 ; pp. 383-413), variation sur l’histoire d’Alexandre Nevski, parfois laborieuse dans la forme (les premières lignes…) mais très inventive et pertinente dans le fond. Probablement un des meilleurs textes du recueil.
 
« Le vaisseau d’or » (1959, en collaboration avec Genevieve Linebarger ; pp. 415-429) est également assez intéressant, récit plus guerrier que les précédents reposant sur un gigantesque bluff faisant jouer à plein le « sense of wonder ».
 
Suit un gros morceau, avec le plus long texte du recueil et de loin, « La Dame défunte de la Ville des Gueux » (1964 ; pp. 431-552). Cordwainer Smith y reprend l’histoire de Jeanne d’Arc dans une variation démente et grandiloquente, teintée d'absurde, et capitale pour la suite du cycle (c’est l’apparition de la thématique de la Vieille Religion Forte, c’est-à-dire le christianisme ; c’est aussi le premier texte du cycle à évoquer le combat des sous-êtres issus d’animaux pour obtenir des droits ; on notera au passage que, d'après Anthony Lewis, le texte est en outre farci de références cryptiques au soulèvement de Budapest contre l'oppression soviétique en 1956). La nouvelle est franchement excellente durant sa majeure partie, avec les personnages très réussis d’Elaine et de la Dame Panc Ashash, notamment ; son atmosphère surréaliste et délirante est indéniablement séduisante. Hélas, la fin très chrétienne et naïve est pour le moins agaçante, à s’éterniser ainsi… Dommage.
 
Quant à « Sous la Vieille Terre » (1966 ; pp. 553-617), récit halluciné et tristement confus, il ne mérite guère que l’on s’y attarde, étant d’un ennui mortel, après quelques bonnes idées dans un premier temps…
 
Il y a donc à boire et à manger dans ce premier recueil des « Seigneurs de l’instrumentalité ». Cordwainer Smith y séduit par son inventivité, son indéniable originalité, son érudition aussi. Hélas, pour ce qui est du style, il est beaucoup moins convaincant : les ambitions poétiques mal canalisées donnent souvent un résultat maladroit, généralement plutôt niais, parfois vraiment horripilant. Les personnages sont souvent plats (surtout les personnages féminins : une très belle collection de cruches superficielles !), et les récits d’un intérêt limité. Pourtant, tout cela se lit très bien, sans que l’ennui ne s’installe véritablement, et c’est déjà une belle performance...
 
A suivre avec La Planète Shayol.

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