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Recherche pour “l'anneau unique”

"La Lumière d'Orion", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

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EVANGELISTI (Valerio), La Lumière d'Orion, traduit de l'italien par Jacques Barbéri, [s,l,], La Volte, [2007] 2014, 329 p.

 

 

 

Et hop ! Un nouveau Nicolas Eymerich. Le huitième, dans l'ordre. Je ne pouvais bien évidemment pas passer à côté, vous savez combien j'apprécie la série des aventures de ce salopard d'inquisiteur. Cependant, je ne suis pas à l'heure actuelle dans les meilleures conditions pour lire et a fortiori chroniquer ces romans... Et, je ne vous le cacherai pas, si je garde de La Lumière d'Orion le souvenir d'un bon divertissement, à la hauteur des critères de la saga, je défaille quand vient le moment de passer aux détails...

 

 

 

Qu'en dire ? Tout d'abord, que nous trouvons dans ce roman les principes habituels de la série : l'histoire, unique, se déroule donc sur trois époques, qui viennent éclairer chacune sous un angle différent la trame à laquelle se retrouve confronté l'inquisiteur Nicolas Eymerich. Je ne peux hélas m'avancer beaucoup plus en la matière, ayant largement oublié les implications fondamentales de ces trois branches de l'histoire...

 

 

 

Le gros de l'intrigue, cependant, se déroule en 1366, et pour l'essentiel à Constantinople. Un cadre de choix pour une enquête d'Eymerich, qui lui permet de se confronter à une chrétienté autre, en proie aux assauts de l'Islam. Mais c'est surtout une hérésie chrétienne qui va justifier l'intervention de l'inquisiteur, hérésie illustrée par une fresque inspirée par le poète Pétrarque...

 

 

 

Le reste de l'intrigue se déroule en deux temps : « Par-delà les siècles », en Irak, des soldats qui n'ont plus rien d'humain s'affrontent autour des colonnes de Ninive. Au XXIe siècle, de son côté, dans l'Union des États Américains, le professeur Frullifer envisage de faire sauter Bételgeuse pour générer l'arme suprême...

 

 

 

Bref : l'inquisiteur Nicolas Eymerich a du pain sur la planche, ça, pas de doute. Problème : je ne me souviens plus comment il s'y prend au juste... La seule chose que je peux dire de La Lumière d'Orion, c'est qu'il s'agit d'un bon divertissement : à ce compte-là, c'est donc un digne épisode de la série Nicolas Eymerich. Certes, il ne se montre pas stupéfiant d'originalité, mais bon, c'est le jeu : les amateurs de la série seront en terrain connu. On appréciera toujours autant l'astuce dont fait preuve l'auteur (un peu moins ses jugements à l'emporte-pièce : Nicolas Eymerich est un beau salaud, oui, mais je tends à penser que le personnage aurait été plus intéressant s'il avait eu la complexité de son modèle historique).

 

 

 

Autrement, La Lumière d'Orion, pour autant que je m'en souvienne, vaut surtout pour le joli cadre byzantin ; occasion de choix de plonger l'inquisiteur Nicolas Eymerich dans un univers déconcertant, d'autant plus qu'il se montre en fin de compte proche, mais seulement par certains aspects, de l'Europe occidentale qu'arpente plus classiquement le père Nicolas.

 

 

 

Je ne vais pas m'étendre sur le sujet, je ne dispose pas d'assez de matière pour livrer une chronique véritablement complète, argumentée et solide de La Lumière d'Orion... Un roman correct, un épisode à la hauteur des autres. Je suis franchement désolé, mais je ne peux pas en dire plus...

 

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"La Dernière Frontière", d'Howard Fast

Publié le par Nébal

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FAST (Howard), La Dernière Frontière, [The Last Frontier], traduit de l'américain par Catherine de Palaminy, Paris, Gallmeister, coll. Totem, [1941] 2014, 307 p.

 

Vous vous en rappelez peut-être, c'est avec la brillante collection « Totem » des éditions Gallmeister que j'ai fait mes premières et plus bluffants découvertes dans le genre du western littéraire, avec Contrée indienne de Dorothy M. Johnson, Lonesome Dove de Larry McMurtry et Le Tireur de Glendon Swarthout. Il n'y avait donc rien que de très logique à ce que je continue de jeter un œil sur les publications de la collection. En avril dernier est paru cette Dernière Frontière d'Howard Fast (auteur notamment du Spartacus très politique adapté au cinéma par Stanley Kubrick avec Kirk Douglas), La couverture est assez éloquente : oui, il s'agit bien de tracer ici une page importante de la question indienne ; je ne pouvais donc pas décemment passer à côté.

 

Nous sommes en 1878. Les Indiens des plaines, et notamment les Cheyennes qui nous intéressent plus particulièrement ici, ont été parqués dans ce que l'on appelle alors le Territoire indien, aujourd'hui l'Oklahoma. Une terre pauvre, bien loin des plaines qu'arpentaient depuis des siècles les Cheyennes... C'est bien entendu inacceptable, et les Cheyennes comptent bien retrouver leur bien. Trois cents d'entre eux, hommes, femmes et enfants, décident donc de s'enfuir pour retourner dans leurs terres des Black Hills. Un baroud d'honneur, dans un pays tout entier à leurs trousses, où civils et surtout militaires, incarnant l'autorité de Washington, feront tout leur possible pour les ramener dans leur Territoire, idéal pour leur extinction programmée.

 

 La Dernière Frontière, qui repose pour autant que je sache sur une histoire vraie, nous rapporte ainsi le dernier sursaut de liberté et de dignité de la nation cheyenne, dans des États-Unis au développement rapide, qui s'empressent d'enterrer leurs premiers occupants. Mais le récit se montre d'autant plus fort et astucieux qu'il est ethnocentré : nous ne verrons pas, ici, le point de vue des Cheyennes ; nous devrons le deviner à travers les interrogations des officiers blancs qui ont pour mission de les ramener « chez eux », et qui ne comprennent pas cet exode, saugrenu et « illégitime » à leurs yeux. Ce déplacement, bien pensé, permet sans doute d'éviter de noyer le récit sous les « bons sentiments » ; nulle commisération, ici, et Howard Fast est trop adroit pour faire péter les violons à tout bout de champ. Son histoire n'en gagne que plus de poigne.

 

Certes, je ne ferais pas pour autant de La Dernière Frontière un chef-d'œuvre du genre, et il ne me paraît pas à même de rivaliser avec les trois titres que j'ai cités en début de chronique : il lui manque une certaine élégance stylistique, et en même temps une virulence dans le propos adroitement tempérée par une profonde humanité. Cela reste néanmoins un bon western, assez unique en son genre, poignant sans trémolos donc, et qui retrace avec finesse une page méconnue de la triste destinée du grand peuple cheyenne. Pas mal, donc, et même mieux que ça.

 

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"L'Imagination des gardiens"

Publié le par Nébal

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Ils sont là.

Là, tout en haut, derrière la porte.

Là, juste là, en haut de l’escalier, à attendre, et à dresser des plans.

Ce sont mes gardiens.

Ils se tiennent entre moi et le monde depuis…

Oh.

Depuis toujours, sans doute. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais été libre de mes mouvements. Je ne crois pas avoir jamais perçu le monde extérieur autrement qu’accompagné, contraint et forcé, par mes gardiens.

Leur présence est généralement insidieuse, mais ils sont là.

Toujours.

En haut de l’escalier, le plus souvent, à dresser des plans contre moi.

Ou bien, quand nous sortons, derrière moi, à me surveiller. À m’empêcher d’être libre. À m’empêcher d’être moi.

Je les entends, des fois, même s’ils croient être discrets. Ils croient être discrets, oui, mais je les entends. Ils chuchotent, complotent. Leurs plans sont astucieux, pervers. Un autre que moi, sans doute, n’en aurait pas conscience. Mais moi, je sais. Car je suis habitué à leur présence. Et je les entends jour et nuit, comploter contre moi.

C’est tout juste un souffle, le plus souvent. Mais mon nom revient sans cesse dans leur conversation, et c’est pourquoi je dresse l’oreille depuis toutes ces années.

La nuit, je ne peux pas dormir. Je les entends. Mon nom résonne dans les conduites, rendant un étrange son métallique. Alors je colle mon oreille contre le mur, et j’écoute. Je ne discerne pas grand chose, hélas. L’écho, les bruits de la rue, les chuchotis… tout se ligue contre moi, m’empêche de pénétrer leur discours. Mais je sais qu’ils parlent de moi.

Car mon nom revient sans cesse. Ces syllabes rugueuses, germaniques, syncopées. Pas d’erreur possible.

C’est bien de moi qu’ils parlent.

Un jour j’ai eu l’audace de monter l’escalier, à pas de loup, de coller mon oreille contre la porte, et d’attendre.

Rien.

Les voix se sont tues immédiatement.

Ils savaient, et ils se sont tus.

C’était frustrant. Je sentais toujours leur présence derrière la porte, je savais que je n’avais pas mis fin au complot pour m’être avancé jusque là, mais je n’entendais plus rien. Frustrant ? Non, effrayant, en fin de compte. C’était pire que tout.

J’ai hésité.

J’ai tendu la main vers le loquet. Une main agitée de tremblements, secouée de spasmes violents ; mais…

Non.

Je n’ai pas osé ouvrir la porte.

À quoi bon ?

Ils n’auraient pas été là, de toute façon. Enfin, je ne les aurais pas vus.

Parce qu’ils savaient.

De toute façon, ils savent tout de moi.

Alors je suis redescendu me coucher. Et bientôt les voix ont repris leur litanie et mon nom a de nouveau résonné dans les conduites.

Et il en est allé ainsi toutes les nuits depuis cette unique tentative de… non, je n’oserais pas qualifier cela de « rébellion », le mot serait trop fort. Voyons les choses en face : je m’accommode fort bien de mes gardiens. Je suis un prisonnier très docile, du genre qui espère être relâché pour bonne conduite. À ceci près que tout espoir m’a abandonné depuis longtemps.

Je suis un lâche.

Et ils sont bien trop astucieux pour moi. Bien trop forts, bien trop nombreux. Que puis-je y faire ?

Rien, à l’évidence.

Rien…

Je suis depuis le début condamné à vivre ma vie telle qu’ils l’ont planifiée pour moi ; je sais que, quoi que je fasse, et quelles que soient les précautions dont je m’entoure, je tomberai dans les innombrables pièges et chausses-trappes qu’ils ne manqueront pas de dresser encore et toujours sur mon chemin.

Je me suis rendu à l’évidence depuis bien longtemps : jamais je ne triompherai de l’imagination des gardiens.

 

 (Nouvelle écrite pour le forum ActuSF, d’après le générateur de titres aléatoires.)

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NanoChrome

Publié le par Nébal

NanoChrome

NanoChrome. Cyberpunk de poche, Chibi, [s.d.], 107 p.

 

Il y a certes des vieux grognards pour se plaindre, façon « c'était mieux avant », de ce qu'il ne paraît plus rien de neuf en jeu de rôle, mais ces gens-là ont à mon sens des œillères. Que ce soit chez les gros machins (tout relatifs, bien sûr) ou a fortiori du côté indépendant ou amateur, le catalogue me paraît amplement assez vaste pour que chacun y trouve son bonheur.

 

Et puis il y a cette chose étrange, que j'avais du mal à envisager jusqu'à une date toute récente : des auteurs. En l'occurrence, nous parlerons ici de John Grümph, très prolifique et dans tous les styles ou presque (en témoignent déjà les deux seuls jeux signés par le monsieur que j'avais déjà, l'intriguant Mahamoth et surtout l'enthousiasmant Oltréé ! qu'il faudra bien que je teste un jour). Et puis il s'est mis, via sa collection Chibi, à développer des jeux très simples (façon de parler, hein), au système élémentaire, sans véritable background, mais parfaits pour l'initiation – et sans doute aussi pour la réflexion sur ce qui est constitutif du genre en question. J'avais lu ainsi bien des critiques positives de Dragon de poche. Aujourd'hui, cependant, c'est de NanoChrome (ou Cyberpunk de poche) que je vais brièvement vous parler, et j'ai l'impression qu'il a été plus diversement accueilli. N'empêche qu'il me tentait bien, surtout après ma déconvenue avec le livre de base de la cinquième édition de Shadowrun, tellement complexe et simulationniste qu'il en devenait à mon sens injouable. Alors un petit jeu cyberpunk, abordable et sans prétention absurde d'exhaustivité, moi, je disais oui. La chose est disponible pour pas cher (sur le ouèbe uniquement, pour le moment en tout cas), et on me l'a de toute façon prêté, alors hop.

 

Le premier contact a cependant eu quelque chose d'un peu rude. NanoChrome utilise un système OGL tout con (avec des d6) qui, pour être très simple, ne me paraît pas forcément très pertinent ici. La relative, voire presque complète absence de background, je m'y attendais, donc (on est joyeusement invité à piller ce qui se fait ailleurs, ou – mieux et essentiel ici – à générer tout ça). Je note quand même l'idée de « Panopticon », qui renvoie pas mal à la « sous-veillance » d'Eclipse Phase telle qu'elle est définie dans... Panopticon.

 

Autre chose à signaler, bien sûr : si les tables vous effraient (ce qui est souvent mon cas), fuyez, pauvre fous ! Ce fut à vrai dire mon premier réflexe. Je l'ai dépassé, heureusement, et ai fini par y trouver mon bonheur. Car si, disons-le, NanoChrome n'est à mon sens pas très enthousiasmant pour lui-même en tant que jeu, il fournit par contre un merveilleux outil de création pour le maître de jeu. Besoin d'une faction, d'un allié, d'une nemesis sur le pouce ? Hop ! Ça y est, en quelques jets de dés. Et ça marche aussi pour tout le reste, en fait – les lieux, par exemple, ou encore les événements déclencheurs, les complications, etc. Vous l'aurez compris, tout cela est surtout utile en mode « sandbox », mais je suis persuadé qu'on peut également l'utiliser pour préparer une partie un peu à l'arrache, mais parfaitement à même de satisfaire tous les joueurs.

 

D'où ce bilan : non, NanoChrome n'est pas en ce qui me concerne un très bon jeu de rôle ; mais c'est un outil de choix pour le maître de jeu, aussi vaut-il quand même le détour.

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La nécro du jour (6)

Publié le par Nébal

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J’ai appris ce matin la mort d’Arthur C. Clarke. Confirmation supplémentaire que nous vivons bien dans un triste monde tragique… Et je crois bien que le bonhomme mérite quelques lignes.
 
Un des grands noms de « l’âge d’or », pas de doute ; probablement son plus grand représentant britannique. On en a fait à certains égards le père de la « hard science » ; et il est indéniable que ce pionnier de l’astronautique, qui avait décrit dès 1945 le principe du satellite géostationnaire et de la communication par satellites qui est pour beaucoup dans la forme prise par notre société contemporaine, cet auteur qui a réussi entre autres le tour de force de populariser l’idée saugrenue et fabuleuse de l’ascenseur spatial, était bien l’incarnation même des ambitions de ce courant dans ce qu’il a de plus beau : le réalisme scientifique y devient un outil de pure fascination, aboutissant au vertige devant l’incompréhensible et à la réflexion ontologique et métaphysique. On peut bien dire en effet, comme on l’a souvent noté, qu’un Stephen Baxter est aujourd’hui son plus légitime et talentueux héritier.
 
J’ai peu lu Clarke, je l’avoue : quelques nouvelles ici ou là, le gros Omnibus des « Odyssées », le très bon Rendez-vous avec Rama et ses suites inégales co-écrites avec Gentry Lee… Si je trouvais ses idées brillantes, son style souvent maladroit et son ton parfois naïf m’agaçaient... Aussi, comme beaucoup de monde j’imagine, quand je pense à Arthur C. Clarke, c’est surtout le co-auteur avec Stanley Kubrick de 2001 l’Odyssée de l’espace qui me vient à l’esprit. 2001 reste encore aujourd’hui (et restera peut-être encore longtemps…) le meilleur film de science-fiction jamais réalisé. Rappelons brièvement l’histoire : Kubrick qui contacte Clarke, en lui proposant de tourner enfin le « bon film de science-fiction » que l’on attendait depuis si longtemps ; la longue élaboration commune du scénario définitif à partir de la nouvelle « La Sentinelle » (et aussi de « Rencontre à l’aube », on l’oublie parfois) ; la sortie du film et du « roman » (objectivement, un scénario mal dégrossi…) en même temps ou presque : et au final, une merveille unique en son genre, un chef-d’œuvre du septième art, alliant comme nul autre pertinence du propos et magnificence plastique. 2001, où l’art de conférer enfin à la science-fiction cinématographique des lettres de noblesse bien méritées ; rares, sans doute, sont les films qui ont eu une telle influence, qui ont suscité autant de vocations.
 
Clarke, ainsi, fait partie de ces grands hommes qui, à leur manière, ont su changer le monde, le mot n'est pas trop fort ; il fait partie de ceux qui nous ont amené à regarder les étoiles d’un œil différent, plus attentif et plus brillant ; son œuvre, conjuguant rêve et réalisme, espoir et désillusion, divertissement et sens, est typique de ce que la science-fiction peut produire de plus grand, de plus beau, de plus nécessaire.
 
Merci pour tout ça, M. Clarke.
 
A l’Enfant des Etoiles, bon voyage au-delà de l’infini.

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"Evolution", de Stephen Baxter

Publié le par Nébal

BAXTER (Stephen), Évolution, [Evolution], traduit de l’anglais par Dominique Haas et David Camus, Paris, Presses de la Cité – Pocket, coll. Science-fiction, [2003, 2005] 2008, 2 vol., 455 + 545 p.

 

Je commençais presque à désespérer de relire du bon Stephen Baxter. Mais c’est sans doute de ma faute, aussi : avec Les Vaisseaux du temps, puis Temps, c’est un auteur que j’ai découvert au sommet de son talent ; alors, nécessairement, le reste ne s'est pas montré pas aussi convaincant… Ces derniers temps, ainsi, j’ai quelque peu peiné sur Origine ; et j’ai trouvé Gravité (son premier roman, certes) passablement mauvais.

 

Mais j’avais encore Évolution qui traînait dans mon étagère de chevet. Un pavé (1000 pages en deux volumes, dans cette édition en poche ; mais il s’agit bien d’un unique roman, publié à l’origine en un volume d’environ 750 pages aux Presses de la Cité), sacrément ambitieux et intriguant : un roman se déroulant sur plusieurs centaines de millions d’années, et contant rien moins que l’évolution de l’humanité, du petit mammifère Purga survivant à grand peine au temps des dinosaures (avec déjà quelques vertigineux flash-backs…) jusqu’à la fin de la Terre dans un futur inconcevablement lointain. Un roman clairement axé hard science, très documenté et jouant incontestablement la carte de la vulgarisation scientifique (le didactisme pouvant être redouté…), mais bien un roman avant tout, profitant des nombreuses zones d’ombre de cette complexe histoire pour déployer des trésors d’imagination, une fiction qui se veut entraînante, passionnante…

 

Un bouquin casse-gueule, quoi. L’option est assez limitée, avec un programme pareil : si le pari est réussi, Évolution peut alors être considéré à bon droit comme un monument de la science-fiction, unique en son genre ; sinon…

 

À mon habitude, après avoir terminé le roman – et le bilan, en ce qui me concernait, ne faisait aucun doute –, j’ai parcouru le ouèbe à la recherche de critiques, histoire de confronter les opinions. Je n’en connaissais auparavant qu’une seule, due à la très enthousiaste et indispensable Alice Abdaloff, et qui m’avait décidé à cet achat ; et merci, merci, merci, parce que c’est effectivement un très bon bouquin, correspondant parfaitement à ce que j’attendais de meilleur chez Baxter. Mais, ici ou là, sans surprise, j’ai pu entendre un autre son de cloches… Des critiques négatives plus ou moins pertinentes (et au moins une de carrément pathétique, mais bon…), mettant l’accent tour à tour sur des invraisemblances scientifiques que je serais bien en peine de juger, et sur un certain ennui que je n’ai pour ma part pas le moins du monde ressenti, mais que je peux néanmoins concevoir…

 

Bah moi j’ai beaucoup aimé Évolution. Et je n’hésiterai pas à en faire le plus fascinant roman de Stephen Baxter qu’il m’a été donné de lire, ex aequo avec Les Vaisseaux du temps. M’en vais tâcher de dire pourquoi.

 

Inutile sans doute de tenter de résumer « l’histoire »… ce qui pourrait en outre se révéler nuisible à l’intérêt du lecteur. Je me contenterai donc de décrire brièvement la structure du roman. Celui-ci est découpé en trois parties. La première (qui occupe la quasi-totalité du premier volume) renvoie à la préhistoire ; elle débute avec Purga, petit mammifère aux allures de rongeur, mais qui n’en est pas moins un primate et l’ancêtre de l’humanité, vivant il y a 65 millions d’années, alors que les dinosaures régnaient encore sur la planète ; mais plus pour longtemps… Après un étourdissant et jubilatoire retour en arrière, Baxter reprend le fil de son récit, chaque chapitre étant séparé du précédent par plusieurs millions d’années, et se centrant chaque fois sur un personnage (souvent une femelle, d’ailleurs) issu de la descendance de Purga. Les distances temporelles s’amenuisent au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’être humain, auquel est consacré la seconde partie, qui fait donc la transition entre préhistoire et histoire (et entre les deux volumes), sur des échelles de temps de plus en plus réduites, et s’achève en 2031, avec un congrès scientifique qui servait de « fil rouge » depuis le prologue. Reste une troisième partie, consacrée aux « descendants », plus courte que les deux précédentes en termes de pagination, mais s’étendant sur une période incomparablement plus longue (environ 500 millions d’années, et même au-delà…).

 

Pour le reste, je ne me sens d’en parler que de manière passablement abstraite.

 

 

Bon, ben, autant sortir tout de suite le mot magique :

 

VERTIGE.

 

Et c’est bien pour ça que Baxter est extraordinairement doué. Une fois de plus, mais plus que jamais, l’écrivain britannique se montre d’un talent incomparable pour faire prendre conscience de la petitesse, de l’insignifiance de l’humanité, fruit miraculeux – et d’autant plus grand et admirable, par un joli retournement – du hasard et de la nécessité, égarée dans un univers dont les dimensions tant spatiales que temporelles sont tellement immenses qu’elles en deviennent tout simplement inconcevables. Il en résulte un sentiment unique, de fascination mêlée d’effroi ; cette sensation – je sais, je me répète, mais, bon – que je ne peux comparer qu’à une seule chose : le trouble qui s’emparait de moi, gamin, quand, la nuit, je m’allongeais dans l’herbe et me perdais dans la contemplation des étoiles. Un vertige, oui, angoissant et beau, et proprement métaphysique, tel que seul la science-fiction la plus habile parvient à le susciter. « Sense of wonder ». Le merveilleux scientifique résultant d’un concept fou dans son sérieux. Une littérature d’idées se muant insidieusement en littérature d’images. Et quelles images !

 

Oui, Baxter est ici à son sommet, parce qu’il s’en tient à ce pourquoi il est le plus doué, la science et le rêve. Aussi n’y rencontrera-t-on pas les tristes écueils d’Origine et de Gravité, avec leurs intrigues parfois laborieuses et tirant éventuellement à la ligne, leurs personnages plats sinon creux, leurs relations naïves, leur psychologie de comptoir, leurs dialogues poussifs (Évolution est largement dénué de dialogues, et pour cause…), et les maladresses stylistiques qui en découlaient parfois (aussi Évolution, bien qu’essentiellement descriptif, ou justement pour cette raison, est-il à mon sens bien « mieux écrit », plus agréable à lire et plus juste, en tout cas, que la « trilogie des univers multiples », sans parler de Gravité…). Si Baxter est un remarquable faiseur d’images, il n’est en effet habituellement guère doué pour décrire des personnages humains. Et, ici, il en tire parti (ce qu’il avait tenté, mais hélas pas totalement réussi, dans Origine, roman immédiatement antérieur, et ça se sent…) : car ses personnages, très rarement « humains » au sens où nous l’entendons habituellement (et d’ailleurs seulement dans les chapitres les moins intéressants, ce n’est pas un hasard…), ont généralement quelque chose de résolument « autre », de « non-humain », car pré-humain ou post-humain, voire plus éloigné encore… Et, sur la base de cette différence essentielle, Baxter, libéré des contingences des sociétés modernes et des subtilités de la psyché contemporaine, parvient enfin à bâtir des relations complexes, à décrire des sentiments authentiques. Paradoxe : c’est ainsi en s’éloignant de l’humain que Baxter parvient à rendre humaine son histoire « de l’humanité »… J’avais du mal à le croire moi-même, mais je vous le jure : en certains passages d’Évolution, Baxter réussit même à être… émouvant. Oui, oui. Baxter. Émouvant. La hard science d’Évolution n’est aride qu’en apparence… Et, sous ses aspects souvent dénigrés de « quasi-essai » de vulgarisation scientifique, ne lésinant éventuellement pas sur le didactisme, ce roman m’est apparu ainsi tout sauf froid, mais bien au contraire étrangement humain et juste, avec ce que cela comporte de terrible et d’admirable, de mesquin et de grandiose. En usant d’une variante science-fictive du « détour anthropologique » cher à Georges Balandier, Baxter parvient enfin à saisir l’homme et à le rendre tel qu’il est, ce qui enrichit son roman d’un contenu éthique et ontologique non négligeable.

 

Cela dit, quand bien même, contrairement à pas mal de monde semble-t-il, je ne me suis pas ennuyé un seul instant à la lecture de ce pavé (à la différence d’Espace et a fortiori d’Origine), je suis bien obligé d’admettre qu’il n’est pas sans défauts. Je serais bien en peine de me prononcer sur la pertinence scientifique du roman, ne disposant pas du bagage adéquat ; je me contenterai de noter que, quand bien même des erreurs ou simplifications se seraient glissées ici ou là (ce qui est plus que probable), il n’en reste pas moins que Baxter s’est à l’évidence documenté, et que la cohérence interne de son roman ne fait aucun doute : pour un béotien dans mon genre, c’est là l’essentiel. Après tout, ainsi que Baxter lui-même le rappelle en définitive, Évolution est un roman, non un essai, et encore moins une thèse… Cela dit, il est vrai que la confusion est tentante, et que le roman, parfois très didactique, pédagogique, etc., a régulièrement des allures de « docu-fiction ». Ce qui peut irriter, au point de le rendre illisible… En temps normal, cette réaction m’aurait été assez naturelle, et pourtant, j’ai adoré ; il faut croire que les atouts compensent…

 

Je me contenterai donc de quelques remarques, concernant essentiellement la deuxième partie, dans laquelle quelques aspects de fond m’ont un petit peu gêné (mais dans la limite du raisonnable). Sans surprise, en effet, Évolution est un roman lourd de positivisme, pour ne pas dire de scientisme. C’est tout à fait acceptable dans l’ensemble, mais cela entraîne néanmoins quelques conséquences qui m’ont paru regrettables. La première – et, là encore, cela n’a rien d’étonnant, au vu du triste monde tragique qui est le nôtre, et en particulier des délires créationnistes qui ressurgissent plus que jamais, notamment outre-Atlantique –, c’est que Stephen Baxter, en décrivant l’évolution de l’humanité, se trouve nécessairement amené à envisager la question religieuse, et le fait de manière parfois un peu caricaturale, le roman comprenant quelques (assez rares, cela dit) piques anticléricales et athées pas forcément indispensables (en contrepartie, j’ai beaucoup apprécié le chapitre astucieusement ambigu décrivant les naissances parallèles de la science et de la religion, avec l’apparition du principe de causalité ; il me semble que cette optique était plus intéressante…). Parallèlement, on y trouve encore quelques relents, quand bien même pondérés, de la valorisation du scientifique sur le quidam qui plombait Gravité, surtout dans le chapitre se déroulant en 2031… Enfin, et peut-être un peu plus gênant, si l’évolutionnisme biologique décrit par Baxter est assez convaincant, d’autant qu’il se montre complexe (nombreux sont les paramètres à être pris en compte), il y a à l’occasion quelques dérives plus contestables tendant presque à l’évolutionnisme anthropologique (même si, la plupart du temps, il faut sans doute mettre cela sur le compte des nécessaires simplifications impliquées par la construction du roman).

Pas grand chose, en définitive. Du pinaillage, essentiellement. En ce qui me concerne en tout cas : Évolution est bien un roman ambitieux et assez unique en son genre, et qui n’est certainement pas susceptible de plaire à tout le monde. À ce stade, on en est vite réduit à un lapidaire « ça passe ou ça casse ». Mais pour moi, c’est passé. Et vraiment très très bien. Me voilà réconcilié.

CITRIQ CITRIQ

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One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

Publié le par Nébal

One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, [Wanpanman ワンパンマン : Zutaboro ni kagayaku ズタボロに輝く], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012] 2016, [208 p.]

One-Punch Man, t. 05 : Amoché mais resplendissant, et t. 06 : La Prédiction, de One et Yusuke Murata

ONE et MURATA Yusuke, One-Punch Man, t. 06 : La Prédiction, [Wanpanman ワンパンマン : Daiyogen 大予言], œuvre originale de One, traduction [du japonais par] Frédéric Malet, Paris, Kurokawa, coll. Shônen, [2012] 2017, [208 p.]

Bon, allez, il est bien temps d’arrêter les frais… Dans ma dernière chronique de One-Punch Man, qui portait sur les tomes 3 et 4, j’avais été suffisamment convaincu par l’humour délirant du tome 3 pour envisager de jeter un œil sur la suite, là, comme ça, en passant… Ce que j’ai fait, donc, avec ces tomes 5 et 6… qui sont hélas parfaitement dans la lignée du tome 4, lequel m’avait beaucoup déçu.

 

À mes yeux d’ignare en shônen, le grand atout de la série était clairement son humour, son goût pour la parodie autant que pour l’absurde. C’est semble-t-il bel et bien ce qui a fait le succès du manga originel de One sur le ouèbe, et qui a permis à la série de se développer dans cette version papier adaptée par Murata Yusuke ainsi que dans une version animée qui a semble-t-il beaucoup plu (je n’y connais rien). À maints égards, One-Punch Man est un shônen avec plein de baston, mais qui en rigole et fait mumuse avec les codes du genre.

 

Ou du moins est-ce la théorie… Car, à ce stade du manga papier, cela fait trois tomes que l’humour est presque totalement aux abonnés absents, et que l’accent est uniquement mis sur la baston, la baston, la baston. Les spécialistes vous diront que, même dans ces épisodes, One-Punch Man casse quelques codes du nekketsu, et c'est bien possible, mais, pour un lecteur lambda ou moins que ça dans mon genre, c’est une dimension totalement hermétique, et ne demeure que la baston, la baston, la baston. On pourrait assez légitimement en conclure que One-Punch Man est devenu ce dont il se moquait.

 

Je ne connais à peu près rien au shônen, ou au nekketsu. Aussi mes références en la matière sont-elles très aléatoires… Mais, à la lecture de ces tomes, j’ai eu un peu le sentiment très navrant que j’avais ressenti, gamin, quand je regardais Dragon Ball au Club Dorothée truc. Dragon Ball, c’était cool : frais, drôle, de bons personnages… Déjà, à l’époque, mon intérêt pour la série avait diminué dans les pénibles séquences de tournoi semble-t-il typiques du nekketsu, avec la montée en puissance des adversaires ; mais, globalement, OK. Puis il y a eu ce moment bizarre où Dragon Ball est devenu Dragon Ball Z… et où je me suis mis à détester ce que j’avais adoré. L’humour n’était plus de mise, chaque épisode se focalisait sur la baston, ou peut-être autant et même davantage sur les poses badass des héros et des vilains, portés à avoir les dents qui grinçaient et la goutte au front – entre le résumé des épisodes précédents et le teaser de la suite, on n’avait pas grand-chose d’autre. Le trait qui demeurait, c’était le plus mécanique : la montée en puissance, toujours davantage, et le défi héroïque.

 

J’ai toujours trouvé ça chiant à mourir, et n’ai visiblement pas changé à cet égard. Ces tomes 5 et 6 de One-Punch Man en témoignent : au Roi des Profondeurs, qui constitue l’antagoniste dans la quasi-totalité du tome 5 (après avoir déjà bouffé de la place dans le tome 4), et qui était tellement plus balaise que tous ses prédécesseurs, succède un nouvel ennemi, ou plutôt un petit groupe d’ennemis, extraterrestre, qui latte tout le monde (dont l’intégralité du casting de la « classe S » des héros, les « meilleurs des meilleurs »), sauf Saitama, dans le tome 6 – sur presque toute sa durée là encore. Un schéma typique se répète, avec tous les héros censément super-badass (malgré leur nom ridicule, le cas échéant) qui se font tous latter la tranche, tandis que cette buse de Saitama progresse tranquillou (en sachant que le principe même de la BD implique qu'il triomphe des adversaires les plus redoutables avec un unique coup de poing, ce qui devrait pourtant contredire la mécanique même de la montée en puissance) – tandis que son « disciple » Genos nous commente l’action en voix off. Ad nauseam.

 

Ce schéma se répercute aussi dans le soupçon (infinitésimal) de dimension drama de la série : inévitablement, Saitama sauve tout le monde, mais on ne le prend jamais au sérieux – contrairement aux autres héros, si classe, il est considéré par la population civile comme un imposteur, au mieux, éventuellement une menace. C’est systématique. Problème : Saitama lattant du monstre, en dépit des apparences, ce n’est pas du comic de super-héros façons disons Marvel – dans son principe même, il ne peut pas être un Spider-Man ou un X-Man ; dans ces comics, il faut que le lecteur s’intéresse au moins dans une égale mesure à, mettons, Spider-Man, et à Peter Parker – c’est bien pourquoi l’action, essentielle, ne bouffe en principe pas l’intégralité des épisodes. C’est sans doute inenvisageable avec Saitama, dont l’essence est d’être une caricature passablement ridicule et superficielle, y compris au plan graphique (même si, à l’occasion, la BD louche ostensiblement sur le drama « pédagogique », dans les épisodes bonus notamment – ici, c’est flagrant dans celui du tome 6, qui porte sur le suicide et est bien lourdingue). Que Saitama ne puisse pas véritablement jouer ce rôle, de ma part, n’a rien d’un reproche, c'est un constat : ça n’est tout simplement pas le propos de la série.

 

Non, One-Punch Man, son rayon, son prétexte, son propos, ça devrait être l’humour, la parodie, la débilité, l’absurdité… C’était ce qui faisait la réussite des meilleurs épisodes antérieurs. Mais, à moins d’être en mesure de se satisfaire d'une unique réplique idiote çà et là, noyée dans soixante pages de poses badass, de grincements de dents et de baston toujours plus plus… Non, tout cela n’a absolument plus rien de drôle. Et le sentiment se renforce sans cesse de ce que One-Punch Man est devenu ce dont il se moquait, en remisant de côté ses singularités initiales au profit (si j’ose dire) d’un récit devenu parfaitement mécanique et sans âme.

 

Notez, même si ce n’est de toute évidence pas ma came, et que je dois me résoudre à arrêter les frais, je ne prétends pas « objectivement » que One-Punch Man est une mauvaise série – elle a ses fans, nombreux, qui s’y connaissent probablement bien davantage que moi en la matière (euphémisme). C’est surtout que nous n’avons pas les mêmes critères, je suppose… Et, par ailleurs, j’admets volontiers que le dessin de Murata Yusuke est très bon – spectaculaire, dynamique, lisible… Irréprochable à vrai dire – bon, en mettant comme d’hab’ de côté la question du floutage un peu trop récurrent… Oui, c’est du très bon boulot ; mais, en ce qui me concerne, cela ne suffit pas.

 

Il est bien temps d’arrêter les frais – j’ai d’autres choses à lire, qui me parleront davantage, et sans peine.

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"Valkyrie Profile Lenneth"

Publié le par Nébal

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Valkyrie Profile Lenneth (PSP)

 

Je ne sais pas, finalement, si c’est une si bonne idée que cela que d’attendre d’avoir fini un jeu vidéo avant de vous en parler. Sur PSP, cela m’empêche ainsi de vous causer, entre autres, des très bons Final Fantasy Tactics: The War Of The Lions, ou Wild Arms XF, ou encore, dans un tout autre registre, Patapon 2. Et cela explique pourquoi j’ai mis autant de temps avant de vous parler de Valkyrie Profile Lenneth. Parce que, quand bien même la difficulté de ce titre ne m’a pas paru insurmontable (en mode normal, hein), contrairement aux précités, le fait est qu’il est chronophage, et que le temps, en ce qui me concerne, est une denrée rare, malgré tout…

 

Mais j’en suis finalement venu à bout, et je n’ai maintenant plus d’excuse : il est donc bien temps de vous entretenir de ce titre légendaire, souvent considéré comme un des meilleurs RPG sur PSP, voire le meilleur jeu du genre… mais qui, autant le dire de suite, m’a tout de même un peu déçu sous cet angle…

 

Le scénario tient pour ainsi dire sur une feuille de papier OCB. Platina, une jeune fille originaire d’un village miséreux et maltraitée par sa mère, décide de fuir, incitée par son ami Lucian, quand elle découvre qu’elle est sur le point d’être vendue comme esclave. Las, elle trouve la mort dans un champ de fleurs empoisonnées…

 

Mais elle se « réincarne » sous la forme de la Valkyrie Lenneth, « égérie du champ d’honneur ». Ce qui tombe à pic : Odin, qui gouverne le Valhalla, voit approcher le Ragnarök à grands pas ; il envoie donc Lenneth sur Terre (Midgard) pour collecter les âmes des mortels qui vont servir de guerriers dans l’affrontement ultime.

 

Dès lors, le jeu se découpe en plusieurs phases : les plus longues, et celles qui constituent le jeu à proprement parler, ont lieu sur Midgard, et se découpent en huit chapitres de 24 tours chacun ; mais, à la fin de chaque chapitre, se déroule une phase en Asgard, qui permet de suivre le déroulement des événements chez les dieux. Ce n’est pas là une des moindres originalités de ce titre assez unique en son genre qu’est Valkyrie Profile Lenneth, jeu qui combine RPG classique à la Final Fantasy, plates-formes et stratégie-gestion.

 

Sur Midgard, Lenneth vole tout d’abord au-dessus d’une carte. En se « concentrant », elle va pouvoir déterminer sa prochaine destination « utile » (le joueur est libre d’aller ailleurs, mais, ainsi que nous l’avons vu, le temps lui est compté…) : ce sera soit une ville où aura lieu une saynète permettant à Lenneth de récupérer l’âme d’un héros, ce qui prend un tour, soit un donjon, où Lenneth devra mettre fin à une menace et récupérer des artefacts pour Odin, ce qui prend deux tours.

 

On voit déjà ici une des limites du jeu… qui est en fin de compte très linéaire : en effet, il ne sert à peu près à rien d’aller dans les villes dès l’instant que la concentration ne l’exige pas, même, par exemple, pour effectuer les actions classiques des RPG comme acheter de l’équipement, etc. Il n’y a aucune boutique dans le jeu : l’équipement est « créé » magiquement grâce à des points de matérialisation conférés par Odin et/ou gagnés en lui rendant des artefacts, et ce uniquement à l’extérieur des donjons ou sur les points de sauvegarde. Donc, à l’exception des saynètes précitées, le joueur se retrouve très vite à enchaîner les donjons, et c’est seulement ici que s’exerce véritablement sa liberté de mouvement.

 

On en arrive à la grande particularité de Valkyrie Profile Lenneth, suggérée dès son titre : le jeu est vu intégralement de profil, en 2D, comme un bon vieux jeu de plates-formes à l’ancienne. Le joueur contrôle (et voit) Lenneth (qui regroupe en fait une équipe de quatre personnages actifs), mais il voit aussi les ennemis (pas de rencontres aléatoires à la Final Fantasy ; en outre, une fois les ennemis vaincus, ceux-ci disparaissent définitivement : il faut sortir du donjon pour qu’ils réapparaissent). Il peut exécuter diverses actions typiques du jeu de plates-formes : se déplacer en avant ou en arrière (normal), mais aussi sur les côtés quand une flèche l’indique (on change alors de zone sur la carte du donjon), vers le haut ou vers le bas s'il y a une échelle, sauter, donner un coup d’épée pour engager le combat (on a alors l’initiative ; si c’est le monstre qui touche d’abord, c’est, soit lui qui commence, soit l’équipe du joueur, mais avec un temps de retard qui l’empêche d’effectuer n’importe quelle action), s’accroupir, faire une glissade, tirer pour congeler l’ennemi ou pour faire des blocs de glace...

 

Avis personnel : c’est très perturbant. Et je ne suis pas très fan… Mais sans doute est-ce parce que je n’ai jamais été très fan des jeux de plates-formes. Et j’avoue avoir crisé régulièrement devant certaines phases de pures plates-formes, inattendues dans un RPG, et dont je me serais bien passé…

 

Le système de combat est intelligemment conçu : nous sommes dans un système au tour par tour, à la Final Fantasy, mais très dynamique ; chacun des quatre personnages actifs se voit attribuer un bouton (triangle, carré, rond, croix), ce qui détermine son ordre d’attaque, et éventuellement permet de faire une méga combo de la mort. Mais il est également possible de passer par un menu (touche select) offrant davantage de possibilités (utilisation d’objet, de magie, équipement, répartition des personnages, tentative de fuite…).

 

Le donjon, plus ou moins vaste et plus ou moins labyrinthique, plus ou moins parsemé d’énigmes et autres jeux de logiques (en plus des agaçantes séances de plates-formes précédemment mentionnées…), s’achève généralement par un boss de fin de niveau, après quoi l’on récupère des artefacts que l’on envoie en principe à Odin pour gagner des points de matérialisation et des points d’évaluation qui nous garantissent une « bonne » fin. Chaque donjon reste alors sur la carte et est donc entièrement rejouable dans ses conditions initiales (à ceci près que les trésors et le boss ont disparu), à l’exception de ceux dits « Cave of Oblivion », très petits, qui n’apparaissent qu’une fois par chapitre, et marquent la fin des « concentrations nécessaires ».

 

N’empêche qu’avec tout ça, Lenneth se retrouve vite à la tête d’une petite troupe. Elle peut choisir parmi ces divers personnages les trois qui l’accompagneront dans son périple ; mais elle doit aussi, durant chaque chapitre, envoyer au moins un, au mieux deux héros à Asgard… et pas n’importe lesquels : Freya, la déesse de la fertilité, donne au joueur des consignes précises à cet égard au début de chaque chapitre. Il faut généralement des personnages d’une certaine valeur héroïque, d’une certaine classe, et disposant de certaines compétences bien particulières. Bref : il faut faire des choix… C’est l’aspect stratégie-gestion du jeu, l’autre grande originalité de ce Valkyrie Profile Lenneth. Mais, pour dire les choses comme elles sont, en mode normal tout du moins, cet aspect-là ne pose guère de problèmes en fin de compte : on se retrouve très vite à constituer une équipe « permanente », avec des personnages de très haut niveau, ce qui n’empêche en rien de fournir à Asgard les champions demandés…

 

Tant qu’on en est aux petites critiques, on évoquera la relative faiblesse du titre sur le plan technique : graphismes relativement quelconques et un tantinet granuleux, character design pas terrible, animation un brin saccadée et un peu floue… Certes, un RPG n’est généralement pas un jeu destiné à en mettre plein la vue, mais il faut reconnaître que la portable de Sony est capable de faire beaucoup mieux, et que d’autres RPG ne se sont pas privés pour le montrer. On regrettera d’ailleurs au passage le petit nombre des cinématiques passé le début du jeu ; c’est dommage, celles-ci étaient plutôt de bonne qualité… On en jugera avec la présentation, ou encore avec ce sympathique épisode.

 

Ceci étant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : si j’ai jusqu’à présent semblé mettre le doigt essentiellement sur les points négatifs du titre, il n’en reste pas moins que Valkyrie Profile Lenneth est un bon, et même un très bon jeu. Il a pour lui l’originalité indéniable de son concept, qui le place vraiment à part, et le fait est que l’on se prend très vite au jeu (même s’il est possible, voire probable, que l’on commence par faire quelques conneries à la première partie, nécessitant éventuellement de recommencer depuis le début – c’est en tout cas ce qui m’est arrivé…).

 

Mais je dirais que ce qui m’a le plus marqué dans ce jeu, au-delà de ce concept unique, c’est son ambiance, assez remarquable. Il ne s’agit pas tant ici du cadre des sagas scandinaves (de toute façon très malmené ; et le monde dans lequel Lenneth se promène comporte nombre d’aspects orientaux), que de l’atmosphère morbide qui se dégage de l’ensemble. Les saynètes de « recrutement » sont toutes plus tragiques et désespérées les unes que les autres, et le joueur a pleinement conscience de diriger une équipe de morts… On est très loin, ici, de la naïveté assez typique de bon nombre de RPG nippons, sans tomber dans les mauvaises gogotheries de pure façade pour autant : il s’agit ici d’un véritable pathos, authentique, sincère, poignant. Aussi le jeu est-il à bien des égards plus mature que le tout-venant du genre. Et, quand bien même l’histoire à proprement parler est-elle plutôt mince, on se prend cependant d’affection pour l’ensemble des personnages rencontrés, qui sont en général d’une profonde humanité, chose assez rare dans le genre pour être signalée. Et, du coup, une fois nos personnages envoyés en Asgard, on a envie de savoir ce qu’ils deviennent, et on suit avec attention les rapports de Freya à ce sujet, quand bien même on ne peut pas intervenir dessus…

 

 Valkyrie Profile Lenneth est donc à n’en pas douter un très bon RPG. Je ne le crois cependant pas aussi bon que ce que l’on en dit généralement, et il me semble pécher par trop d’aspects pour mériter la couronne de « meilleur RPG sur PSP » qu’on lui décerne parfois (à titre d’exemple, je n’ai aucun doute sur le fait que Final Fantasy Tactics: The War Of The Lions, dans son genre certes bien particulier, lui est supérieur). Je n’en ai pas moins passé un très bon moment dans l’ensemble sur ce titre effectivement très recommandable. Bon, m’en vais probablement m’attaquer à Disgaea: Afternoon Of Darkness, maintenant…

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La Nature des choses, de Lucrèce

Publié le par Nébal

La Nature des choses, de Lucrèce

LUCRÈCE, La Nature des choses, [De rerum natura], traduit [du latin] et présenté par Chantal Labre, Paris, Arléa, coll. Poche – Retour aux grands textes – Domaine latin, [1995] 2014, 312 p.

 

Lucrèce a pour lui de ne pas être grec (en ce moment, ça vaut mieux) ; mais il a surtout livré ce qui constitue à mon sens le plus grand joyau de la philosophie antique, avec son De rerum natura, fascinant poème philosophique, la principale – et presque la seule, à vrai dire – exposition des principes de la philosophie d’Épicure, loué à chaque livre comme le plus sage des hommes, qui a combattu les ténèbres et révélé la lumière à l’homme, en le délivrant notamment de la crainte de la mort. Ce qui n’est pas rien. Aussi, en dépit de son titre « physicien », renvoyant aux plus anciens des Présocratiques, La Nature des choses se révèle un exposé plus vaste, où la physique et la métaphysique débouchent sur l’éthique. Lucrèce, aussi, n’est peut-être pas un grand « créateur » (ou, du moins, on peut lui contester ce titre), lui qui expose avant tout Épicure, en remontant à ses influences antérieures tels Leucippe et Démocrite. Pourtant, La Nature des choses séduit et étonne de par la modernité de ses conceptions (atomistes et matérialistes), ce qui suffit déjà à en faire un livre unique en son genre ; mais si l’on y ajoute la forme poétique, toujours à la rescousse du fond, et qui transcende le texte en œuvre d’art aussi belle que profonde, on ne peut que s’avouer tétanisé devant l’incroyable habileté du texte, sa puissance phénoménale, sa subtilité, sa perfection même.

 

Je l’avais déjà lu, il y a de ça… longtemps. Et j’avais été conquis, déjà, par cette merveille. Un citoyen s’étant fait l’écho de cette nouvelle traduction, j’ai été pris de l’envie irrépressible de le lire à nouveau, avec un regard probablement plus mature (si, un peu, quand même). Et bien m’en a pris, puisque j’ai à nouveau été fasciné par la portée de ce classique.

 

Je crois me souvenir que Voltaire, cité dans la première édition que j’avais lue, disait de Lucrèce qu’il était grand poète mais piètre philosophe, ou quelque chose comme ça… Une histoire d’hôpital et de charité, ou de poutre et de paille. Car Lucrèce – à la différence de l’Arouet –, tout autant qu’un grand poète qui a fait suer des générations de latinistes (« Suave, mari magno… »), était bien un grand philosophe, aussi habile à la démonstration d’un système rigoureux qu’à son exposition lumineuse. Et son ouvrage, qui prend donc la forme d’un poème, dédié à l’ami Memmius, présente un système du monde unique en son genre, quand bien même il emprunte pour une bonne part à des doctrines plus anciennes. Le De rerum natura, seul en son genre, a traversé les siècles, ce qui est d’ailleurs un tantinet étonnant au vu de son contenu plus qu’à son tour blasphématoire…

 

Lucrèce part d’hypothèses foudroyantes, qui chamboulent tout ce que la philosophie antique – et notamment celle des « Physiciens » – prétendait. Un postulat essentiel affirme ainsi, dans un monde infini, l’infini de la matière, mais aussi l’existence du vide. Car seul le vide peut autoriser le mouvement des atomes. Deuxième intuition phénoménale, donc : la réalité est construite d’atomes, corpuscules infimes, aux formes diverses, dont on peut avoir une idée en observant les particules s’agitant dans un rai de soleil. Or il faut que ces atomes se meuvent, et la perception, notamment – d’une importance extrême aux yeux des épicuriens, car on ne peut se fonder que sur nos sens pour interpréter le réel –, résulte des mouvements des atomes qui se heurtent. Mais les atomes connaissent du coup un mouvement bien particulier, et fondamental dans la philosophie de Lucrèce : c’est la « déclinaison », le clinamen, qui génère les autres mouvements, et rend seul la vie possible. Et ce n’est pas la moindre merveille du De rerum natura que de placer ce clinamen au centre d’un système aux implications certes physiques et métaphysiques, mais aussi éthiques, cette déviation entraînant (au terme d’une démonstration que, je plaide coupable, je serais bien en peine de reproduire) la possibilité du libre-arbitre.

 

Ces considérations scientifiques étonnamment avancées décrivent effectivement La Nature des choses, avec un brio jamais constaté auparavant. Or c’est bien ici la nature le maître-mot. Et cette nature se passe des dieux. Lucrèce a beau faire quelques allusions ici ou là (à Vénus, notamment), il n’en reste pas moins que sa philosophie est agnostique, et tend vers l’athéisme. Nul besoin des dieux, ici, pour expliquer les phénomènes les plus étranges (ainsi les « météores » du dernier livre, qui sont tout autant les tremblements de terre, les éruptions volcaniques ou les épidémies – très fortes dernières pages, passablement abruptes, du poème philosophique, qui pour le coup ne manquent pas d’évoquer l’immense Thucydide – mon chouchou chez les Grecs) : ils trouvent tous leur raison d’être dans la nature, et donc dans le jeu incessant des atomes de matière à travers le vide.

 

L’ambition essentielle de Lucrèce – et donc à l’en croire de son maître à penser Épicure – est en effet de libérer l’homme de la peur et des superstitions qu’elle entraîne. Ce qui n’en fait pas pour autant un auteur « optimiste » (le dernier livre, notamment, est éloquent à cet égard) ; et il faut bien évidemment, en abordant le De rerum natura, se libérer des connotations improbables et stupides que des siècles de dénigrement et de mauvaise foi ont accolé à l’épicurisme : si le sage épicurien vit pour le plaisir, celui-ci, cette ataraxie, consiste en l’absence de douleur, et pas en un hédonisme sans frein (dommage ?).

 

Mais l’important, ici, est donc que les superstitions n’ont pas lieu d’être – et les dieux rentrent bien dans cette catégorie. La nature, observée par la science – par les sens, donc, mais il faut néanmoins faire attention aux « simulacres » et aux interprétations erronées de l’esprit –, explique tout, sans qu’il soit besoin de recourir à un plan déterminé, un « dessein intelligent » si j’ose dire. La nature progresse certes à tâtons, fait des erreurs, mais suscite d’elle-même à terme une harmonie dans l’évolution. Et, pour expliquer les phénomènes, bien loin de s’en tenir à une cause unique de l’ordre de la foi, Lucrèce recourt continuellement à des hypothèses multiples, scientifiques, et pas forcément exclusives les unes des autres – démontrant par là même que le recours à la superstition a quelque chose d’absurde.

 

La peur de l’homme génératrice de mythes se fonde essentiellement sur la terreur qu’il éprouve devant la mort. Lucrèce entend l’en libérer, en démontrant qu’il n’y a pas d’âme immortelle, et donc pas de jugement post-mortem conduisant le dévot dans un paradis et le méchant dans les enfers – pas plus qu’il n’y a de métempsycose, d’ailleurs. Cependant, la matière, pour être infinie dans l’univers, n’en est pas moins soumise aux cycles naturels de la vie et de la mort : oui, le corps – et l’âme avec – est amené à périr ; mais cette mort « rend » des atomes qui susciteront la vie ailleurs : harmonie de la nature, une fois de plus.

 

Aussi le sage épicurien, n’ayant plus à craindre le trépas et libéré des frissons que lui imposent les « météores », peut-il élaborer une éthique concrète, qui lui assurera, sinon le bonheur, du moins l’absence de douleur. Et c’est sans doute en cela que La Nature des choses dépasse toutes les œuvres antérieures de la philosophie antique (celles dont on a connaissance, du moins…) : il résulte de cette observation minutieuse de la nature un véritable système du monde, cohérent et rassurant en tant que tel.

 

La postérité de Lucrèce est énorme, bien sûr. Au fil des siècles, bien des penseurs se sont référés à cet ouvrage hors-normes (de manière parfois paradoxale : Chantal Labre évoque ainsi des philosophes très chrétiens, tels Bossuet ou Pascal, piochant çà et là dans le poème impie…). Sans doute les matérialistes des Lumières s’y sont-ils souvent référés, et ceux qui les ont suivi de même – et parfois des scientifiques plus que des philosophes (et peu importe que, dans le détail, certaines intuitions de l’auteur se soient avérées fausses : il faut bien évidemment remettre ici les choses dans leur contexte, il y a plus de 2000 ans de cela… et se prendre la baffe qui va avec).

 

Oui, La Nature des choses est une œuvre exceptionnelle, un livre rare et d’autant plus précieux, à vrai dire sans doute un des livres les plus importants de l’histoire des lettres. La philosophie y est aussi profonde que belle, aussi implacable que libératrice – et dès lors nécessaire.

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Nuage, d'Emmanuel Jouanne

Publié le par Nébal

Nuage, d'Emmanuel Jouanne

JOUANNE (Emmanuel), Nuage, préface de Richard Comballot, [s.l.], La Volte, [1983] 2016, 330 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 95-96.

 

Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.

 

D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !

JOUANNE À LA VOLTE

 

La parution de Mémoires de sable, roman inachevé par feu Emmanuel Jouanne, mais terminé des années plus tard par son complice Jacques Barbéri, pouvait laisser supposer une entreprise de réédition des œuvres du premier à la Volte. Cette reprise de Nuage, probablement le plus célèbre roman de l’auteur, publié en son temps en « Ailleurs & Demain », poursuit dans cette voie, et la préface enthousiaste de Richard Comballot laisse entendre qu’il devrait y avoir d’autres volumes par la suite – on ne s’en plaindra pas, tant l’auteur est intéressant : ses œuvres sont depuis bien trop longtemps indisponibles.

 

Par ailleurs, la réédition de ce Nuage en même temps que la dernière itération du Mondocane de Jacques Barbéri, le complice donc, et un des auteurs essentiels au catalogue de la Volte, souligne étonnamment (ou pas) tout ce qui rapproche les deux auteurs ; il y a là une cohérence éditoriale éloquente en elle-même.

 

SAGE ET FOU

 

Nuage, parfois considéré comme le chef-d’œuvre de l’auteur, n’est peut-être pas son roman le plus représentatif, pourtant.

 

Unique excursion de l’auteur dans le space opera, ou plutôt le planet opera, Nuage obéit à une structure relativement linéaire, avec un départ, une arrivée, et des choses entre les deux.

 

Le style, par ailleurs, est plus sage que souvent – ce qui est à vrai dire un peu décevant : les deux nouvelles qui complètent ici le roman, « Le Corps du texte » et « Trajectoire de chasse », sont autrement riches à cet égard – mais il est vrai que le projet, dans ces aperçus ciblés sur des pans inconnus de la vie des Immortels, est tout autre, et que le format court se prête sans doute davantage à l’expérimentation et à des audaces stylistiques qui auraient pu être malvenues dans un cadre romanesque.

 

Pour autant, Nuage n’a rien d’un livre neutre, et son auteur s’y implique à l’évidence ; sa folie légère, son goût du baroque, sa compulsion surréaliste, s’y expriment à plein – pour un résultat certes moins iconoclaste qu’on pourrait le croire au premier abord, néanmoins rafraîchissant, et avec quelque chose d’unique au-delà des références sempiternellement avancées (à bon droit cependant), qui peuvent souligner la dimension science-fictive du texte (Philip K. Dick, Robert Sheckley…) ou chercher la légitimité au-delà (Boris Vian, Lewis Carroll…).

 

FOYER, DOUX FOYER

 

Nous sommes à bord du Foyer, doux foyer, un astronef semi-organique, qui semble se balader dans l’espace selon un plan aléatoire.

 

À son bord, pas forcément grand-monde, ou du moins en revient-on toujours aux mêmes. Membres de l’équipage ou simples voyageurs, ils ont tous des noms de villes : le capitaine Washington, le « boucher » Dresde, le critique d’art Rangoon, la romancière Calcutta, le violoniste Moedruvellir (ce qui fait pas mal de monde tournant autour de l’art, et ça n’a rien d’innocent), l’avocat Paris, l’agent d’assurances Kyoto, la vieille Tunis… Des caractères tranchés qui, disons-le, ne sont pas toujours très sympathiques. Par ailleurs, chacun à sa manière a sans doute quelque chose de bouffon – qui passe plus ou moins bien…

 

Mais il y a aussi Prune – celle qui sort du lot à tous points de vue. Petite fille de neuf ans à peine, considérée folle sur son monde natal et sans doute tout autant par les membres de l’équipage et les autres passagers (le capitaine Washington mis à part, dont les sentiments inavouables pour la fillette évoquent immanquablement Lewis Carroll…), elle fait pourtant preuve à l’occasion d’une étonnante sagesse, et d’une faculté d’adaptation et de compréhension inaccessible aux adultes tous plus ou moins formatés du vaisseau.

 

PAS LE MOINDRE INTÉRÊT TOURISTIQUE

 

Un trait de caractère qui aura bientôt son importance, car le Foyer, doux foyer, suite à une avarie technique, est contraint de se poser sur la planète Nuage, dont le soleil est Chaos – planète qui, s’empresse-t-on de préciser, est entièrement dépourvue du moindre intérêt touristique, aussi serait-il absurde de s’y attarder…

 

Ceci à condition que Nuage leur en laisse le choix. Or la planète est fantasque. Elle accueille l’approche du vaisseau par un incroyable feu d’artifices, et un lâcher de confiseries dans l’espace. À la surface du monde apparaît en même temps une grande roue pour la plus colossale des fêtes foraines – elle atteint les 27 km de haut, et semble presque attendre la collision avec le vaisseau spatial incontrôlable…

 

Bienvenue sur Nuage ! Le monde du changement permanent, tout à la gloire de l’éphémère, dans une perspective très artiste. Un piège cosmique pour nos timorés voyageurs, habitués à des carcans autrement rigides… à l’exception de Prune – la fillette y trouve en effet un terrain de jeu idéal, où son doux délire pourra plus que jamais se révéler en sagesse, et contribuer, sinon au salut des naufragés, du moins dans un premier temps à leur édification.

 

Mais qu’est-ce au juste que Nuage ? Pourquoi la planète est-elle folle ? Le « boucher » Dresde avance bien une explication – la planète hallucinée serait le résultat d’une ambitieuse expérience ayant mal tourné –, mais, au fond, qu’importe ? Ce qui compte, après tout, c’est bien l’impossibilité de la saisir… Ce monde en creux, où se succèdent une infinité d’étages de formes toutes différentes et toujours fluctuantes, résiste à toute entreprise cartographique ou de systématisation. Ce qu’ont bien fini par comprendre les Immortels, asexués et ataraxiques, qui peuplent la planète – leur immortalité n’étant peut-être pas si conservatrice que cela dans un monde où tout s’écoule, et eux comme le reste. Ils n’en sont pas moins attachés, paradoxalement, à cet état des choses qui est en fait absence d’état – pour eux aussi, la venue des voyageurs a quelque chose d’une menace…

 

LE NON-SENS ET L'ART

 

Nuage est dès lors prétexte à une succession de saynètes folles – et souvent drôles, s’il y a des moments douloureux (et d’autres un peu lourdingues…), et si le rêve du lecteur est le cauchemar de ses protagonistes ; saynètes dont la succession n’est pourtant peut-être pas aussi nonsensique qu’on pourrait le croire de prime abord…

 

Mais le changement est au cœur du propos, justifiant de bien jolis délires immanquablement poétiques : « Ici, le petit Poucet se serait égaré ; ses cailloux blancs seraient devenus oiseaux ou arbres, locomotives ou papillons… »

 

L’art y a sa place, importante. Sans surprise, le critique Rangoon a plutôt le mauvais rôle – on sent des piques, çà et là, contre celui qui dit l’art sans le faire… Mais c’est peut-être, du coup, le personnage qui sera le plus sensible à l’épiphanie de Nuage – aussi douloureuse soit-elle, car, si elle a quelque chose de constant, c’est bien la sempiternelle remise en cause des préjugés. L’art, ici, est d’autant plus beau qu’il est éphémère – conception qui s’accorde mal au bagage académique de l’historien de l’art, qui est dans l’après-coup et la permanence…

 

D’où cette erreur ultime de la quête de sens ? Sans surprise, c’est encore Rangoon qui la commet :

 

« J'ai découvert le sens de tout ça, dit Rangoon.

—  Oh ! fit Prune, ça ne fait rien. Je te pardonne. »

 

Car la gratuité des séquences n’est pas le moindre atout de Nuage – et participe tout particulièrement à colorer le roman de baroque, dans une jubilation destructrice, génératrice de séquences marquantes quand leur disparition soudaine devrait les condamner à un irrémédiable oubli. Aussi, Nuage est sans doute structurellement et formellement sage par rapport à d’autres œuvres de l’auteur, mais il est bien imprégné d’une agréable folie qui le distingue du tout-venant. Unique planet opera de Jouanne, Nuage n’est certes pas un planet opera comme les autres. Par contre, on peut donc le rapprocher de Mondocane

 

D’AUTRES FACETTES

 

On peut regretter, peut-être, que Jouanne ait choisi de s’en tenir, bien plus que d’habitude en tout cas, à un style « utilitaire ». Les deux nouvelles qui concluent cette réédition – même si leur lien avec Nuage est somme toute limité ou contestable – sont autrement plus séduisantes à cet égard.

 

« Le Corps du texte » est une belle allégorie, dans une librairie fantasque, de ce qui fait les livres et de ce qui les unit à leurs lecteurs.

 

« Trajectoire de chasse », où c’est l’enfance en tant que concept qui suscite la passion absurde des chasseurs, est un étonnant poème en prose aux formules sensibles.

 

Autres facettes de l’auteur, qui ne s’expriment pas plus que cela dans le roman – où, il est vrai, ce n’était peut-être pas lieu de le faire.

 

UNE RÉÉDITION APPRÉCIABLE

 

Quoi qu’il en soit, Nuage méritait bien d’être réédité. Si l’on n’en fera pas nécessairement un chef-d’œuvre, ou une lecture inoubliable, cela demeure – si quelque chose doit y demeurer – une lecture des plus plaisante, et riche de sa singularité. Il n’y a plus qu’à espérer que la Volte poursuivra sur cette lancée.

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