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Recherche pour “l'anneau unique”

"Le monde de Rocannon", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

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LE GUIN (Ursula), Le monde de Rocannon, traduit de l’américain par Jean Bailhache, Paris, LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1966-1994] 2003, 190 p.
 
Ursula Le Guin, je vous en avais déjà parlé, notamment, pour l’excellent Les dépossédés, dont je m’étais régalé après m’être tout autant délecté de la lecture du célèbre La main gauche de la nuit. Je me suis donc dit qu’il était bien temps d’approfondir un peu plus cet auteur, en poursuivant la lecture de son volumineux cycle de science-fiction, comprenant les deux volumes sus-cités, et que l’on connaît sous les noms de « cycle de Hain », de « cycle de la Ligue de tous les mondes » ou encore de « cycle de l’Ekumen » (tout ça, c’est la même chose, ce ne sont pas des cycles différents), en attendant d’aborder son fameux cycle de fantasy, « Terremer ».
 
Le « cycle de l’Ekumen », donc. Une vaste histoire du futur, constituée de récits que l’on peut lire indépendamment, et récompensés pour plusieurs d’entre eux. Le cycle comprend sept romans – Le monde de Rocannon, donc, puis Planète d’exil, La Cité des illusions, La main gauche de la nuit, Les dépossédés, Le nom du monde est forêt et Le dit d’Aka – ainsi qu’un certain nombre de nouvelles. Dans les jours qui vont suivre, je vais donc vous entretenir des romans du cycle que je n’avais pas eu l’occasion de lire jusqu’alors : cette note sur Le monde de Rocannon sera donc bientôt suivie de comptes rendus sur Planète d’exil, La Cité des illusions, puis, en un seul volume, Le dit d’Aka, suivi de Le nom du monde est forêt. Les nouvelles rattachées au cycle sont semble-t-il assez dispersées (d’autant qu’elles ont été publiées chez différents éditeurs, tandis que tous ces romans sont disponibles au Livre de poche), mais j’y reviendrai sans doute à l’occasion.
 
Voilà pour le programme. Je ne reviendrai pas ici en détail sur la présentation de l’auteur et les thématiques du cycle. Abordons donc directement ce Monde de Rocannon, le premier roman de cette vaste fresque.
 
L’action se déroule sur une planète sans nom du système Fomalhaut, peuplée par cinq espèces intelligentes, dont trois seulement (avec des subdivisions) sont véritablement connues de la Ligue de tous les mondes. L’ethnologue Rocannon, éminent représentant de cette dernière, intrigué par ce monde méconnu, s’y rend en mission d’observation pour le compte de la Ligue, afin de compléter les données bien lacunaires le concernant. Mais cette planète, quand bien même anonyme et méconnue, ou peut-être justement pour cette raison, devient un enjeu crucial dans le conflit opposant la Ligue aux rebelles contestant son hégémonie (pas « d’Ennemi inconnu » ici, contrairement à ce qu’avance la quatrième de couverture…). Et Rocannon se retrouve bien vite isolé dans ce monde étrange et archaïque, aux antipodes de la prestigieuse civilisation de la Ligue, et sera amené à jouer un rôle déterminant dans la guerre cruelle sévissant sur cette planète au mépris des populations autochtones, tenues pour insignifiantes et que tout cela dépasse.
 
Si Le monde de Rocannon est incontestablement un roman de science-fiction, le cadre comme le récit, pourtant, font davantage penser à de la fantasy : cette planète anonyme est en effet un monde archaïque, d’allure essentiellement féodale, où la science est largement méconnue, et où les prodiges technologiques de la Ligue de tous les mondes font figure de magie ; le thème est classique, mais remarquablement bien exploité : si les enjeux sont science-fictionnels et parfaitement rationnels, ce n’en est pas moins dans une véritable quête que se lance Rocannon, ou plutôt, bien vite, Olhor l’Errant, le Seigneur des étoiles, et ses inévitables compagnons très hétéroclites, le tout formant une bande de héros qui n’est pas sans évoquer la Communauté de l’Anneau. Cette impression se retrouve encore renforcée par l’excellent prologue du roman, « Le collier », superbe conte de science-fiction, envisagé essentiellement à travers les yeux de la belle Semlé, dont le périple tragique se colore ainsi d’épopée mythique et allégorique. Je ne peux résister à l’envie de citer le premier paragraphe du roman, assez révélateur de ces intentions (p. 7) :
 
« Comment discerner la légende de la réalité en des mondes dont tant d’années nous séparent ? – planètes sans nom que leurs habitants appellent le Monde, planètes sans histoire dont les mythes se nourrissent du passé, à telle enseigne qu’un explorateur revenant après quelques années d’absence s’aperçoit que ses actions antérieures sont devenues celles d’un dieu. La déraison assombrit cette brèche creusée dans le temps et annihilée par nos vaisseaux photiques, et dans les ténèbres l’incertitude et la démesure poussent comme des herbes folles. »
 
Séduisant programme, qui laisse augurer du meilleur. Pourtant, Le monde de Rocannon est indéniablement à mes yeux un roman mineur dans le « cycle de l’Ekumen » (en tout cas, pour le moment, je peux du moins affirmer qu’il ne soutient pas la comparaison avec Planète d’exil, La main gauche de la nuit et Les dépossédés, sans oser me prononcer pour les autres). En effet, si le thème central du roman est bien digne des plus grandes réussites d’Ursula Le Guin et de son approche si particulière et attrayante de la science-fiction, tout cela n’a pas néanmoins l’élégance subtile des romans ultérieurs, ni a fortiori leur profondeur dans le traitement des thématiques anthropologiques, politiques et sociales. Que le « héros » soit un ethnologue n’y change à vrai dire pas grand chose : Ursula Le Guin s’est souvent montrée bien plus inventive et pertinente en matière « d’ethno-SF » ; d'ailleurs, et pour rester dans ce genre, c’est surtout à Jack Vance que l’on pense ici – et l’atmosphère de fantasy joue d’ailleurs dans le même sens. Ici, incontestablement, le divertissement prime sur le fond, et l’héroïsme vient parasiter l’analyse : au vu des intentions de l’auteur, c’est dans l’ordre des choses, certes ; mais, en fin de compte, Rocannon errant sur la planète sans nom ne manque pas de faire penser, notamment, à Adam Reith luttant pour sa survie sur Tschaï (Le cycle de Tschaï est postérieur, certes, mais le rapprochement m’a frappé).

Et c’est à vrai dire un peu décevant, un peu trop léger pour le coup ; cela manque surtout d’originalité, et donne l’impression d’avoir déjà été lu… Encore une fois, c’est dans l’ordre des choses, de même que la relative naïveté de l’ensemble : je ne peux donc véritablement critiquer Le monde de Rocannon pour ces seules raisons, tout cela n’est pas innocent (et c’est bien pourquoi je n’adhère pas à
la chronique d’Anne Fakhouri sur ActuSF). Il n’en reste pas moins que, s’il constitue un divertissement efficace et moins simpliste qu’il n’en a l’air au premier abord, ce roman est cependant bien inférieur à Planète d’exil, par exemple, le roman suivant du cycle : il n’en a pas le charme subtil, et ne joue pas dans le même registre.

Le m
onde de Rocannon n’est en tout cas pas mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : il a pour lui d’être court et entraînant, comme un bon divertissement, et son prologue, « Le collier », est un vrai petit bijou, que l’on pourrait à vrai dire lire indépendamment, comme une excellente nouvelle. Mais la suite est incomparablement meilleure.

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CR "Inflorenza" : Florenza (1)

Publié le par Nébal

Florenza-1.jpg

 

 

[Nouvelle partie d’Inflorenza, totalement indépendante des précédentes. Nous avons adopté le théâtre « Florenza » tiré du livre, un peu retouché et allégé par Turtle ; l’idée de base était en outre de jouer dans un style plus « capes et épées » que d’habitude, avec du panache, et une touche de « réalisme magique » impliquant que les joueurs n’usent pas trop pour eux-mêmes de la carte du surnaturel… Nous étions quatre joueurs : Epiphanie, Turtle, AK et moi-même. Les retours à la ligne marquent les instances (il y a eu parfois des bouleversements dans l’ordre, et c’est pourquoi j’indique à chaque fois en tête de paragraphe le joueur dont c’est l’instance) ; les thèmes tirés aux dés sont indiqués en italiques et entre crochets, de même que les moments où le compte rendu sort du récit pur pour revenir aux joueurs, de manière générale, essentiellement les conflits ; il n’y avait pas de Confident à proprement parler ; par contre, nous sommes souvent intervenus dans les tours des autres, et nous sommes tous conseillés mutuellement). Les « phrases » sont indiquées par le soulignement (j’ai également relevé quelles phrases étaient rayées en cas de sacrifice).]

 

Epiphanie : Au nord de Florence, à proximité du couvent de saint Pierre. Il y a eu récemment des processions qui ont mal tourné, à cause de fanatiques s’opposant au Podestat. Les Guelfes doivent se réunir dans le couvent, ils entendent trouver de quoi faire tomber le Duc. Epiphanie joue l’âme damnée du Duc, qui s’infiltre dans cette réunion des opposants. [Politique] Le Duc veut savoir ce qui se passe au couvent, j’y vais pour lui. L’âme damnée a revêtu un déguisement de moine, avec la tonsure. Il pénètre dans la chapelle principale du couvent au milieu des Guelfes qui s’y pressent. Personne ne semble le remarquer. On trouve là des moines qui ont fait vœu de silence, mais aussi des nobles, dont un éminent représentant de la famille Borgia. Les autres grandes familles se font dans l’ensemble plus discrètes. On trouve sur l’estrade un grand siège vide avec un coussin pourpre. On attend quelqu’un de véritablement important, plus que le cardinal Dante et l’archevêque.

 

Turtle : Pendant ce temps, au sud de la ville, le personnage de Turtle se bat sur les toits contre une dizaine de gardes de la cathédrale, qui l’ont surpris en train de fouiller dans un reliquaire. Il défait ses adversaires et passe sur les toits des palais proches. Un garde crie : « On te retrouvera, Di Giovanni ! » Il finit par rejoindre les ruelles et la foule, et se rend au palais du Duc. Ses apprentis s’étonnent de son retard. C’est le maître d’armes du palais, et le professeur du Duc. Il cherche un adversaire à sa mesure. [Arts & sciences] Je veux trouver un adversaire à ma mesure dans l’art de l’épée, l’âme damnée du Duc saura m’y aider.

 

Nébal : Je suis Fra Dario, un moine défroqué qui répand l’athéisme et le blasphème au service du Duc. Juste quand je remonte ma braguette – j’étais en train de pisser contre la cathédrale –, j’assiste au combat de Di Giovanni contre les gardes, et me dis que je peux en profiter. Je dépose des pamphlets contre « le Dieu de pisse et de merde » partout à l’intérieur de la cathédrale. Je me fais tout de même repérer… Mais je parviens tout de même à m’éloigner sans plus de soucis : on sait que je suis protégé. Je rentre au palais du Duc, où on me parle de la réunion au couvent de saint Pierre, et me suggère de m’y rendre pour faire diversion ; j’accepte volontiers, cela m’amuse, et je déteste les Guelfes. [Religion] Je veux blasphémer au cœur de la réunion des Guelfes pour détourner l’attention de l’âme damnée du Duc. Je me rends sur place, accompagné de quelques joyeux camarades chargés de ma protection.

 

AK : Sixtine Da Vinci, maîtresse espionne du Duc, pénètre dans son bureau, où elle le trouve affairé. « J’ai le rapport sur la taupe qui vend des informations vous concernant à vos ennemis. » Elle pose sur le bureau trois dossiers. Le premier suspect est Di Giovanni, qui fait le beau, mais s’absente souvent. Le deuxième est Fra Dario : « Nous savons pourquoi c’est votre protégé, nous ne rentrerons pas dans les détails. » Elle avait suggéré de l’exiler ; il disparaît régulièrement dans des orgies, elle se méfie énormément de lui. Le troisième suspect est l’âme damnée du Duc, qui a accès à toutes les informations confidentielles ; elle avait déjà dit au Duc qu’il ne devrait pas se confier autant. Le Duc a été trop bon par le passé, des mesures drastiques s’imposent. Elle le rassure en ce qui concerne les autres suspects, qui ont été blanchis. [Relations] Je veux sacrifier les trois suspects pour asseoir mon pouvoir sur le Duc. Elle suggère d’arrêter les trois suspects au plus tôt.

 

Epiphanie : La réunion est censée être une célébration en l’honneur de saint Pierre et une messe pour les morts des dernières semaines. Les officiels se montrent enfin. Entrent l’archevêque et le cardinal Dante, ainsi qu’une troisième personne, vêtue de noir, d’allure très simple et passe-partout, qui s’installe sur le siège principal. Murmures ; l’archevêque demande le silence. S’ensuit une prière qui dure une vingtaine de minutes. Le troisième homme ne fait pas un geste, mais ses yeux s’arrêtent un instant sur l’âme damnée du Duc. Le cardinal dit ensuite que Rome a entendu leur appel, et que le pape a envoyé son propre confesseur. La lutte contre les athées, impies et autres suppôts de Satan va prendre un nouveau tournant ce soir. Ce sera le renouveau de l’église florentine. C’est alors qu’on entend du bruit près de l’entrée ; le jardin potager n’est plus entretenu depuis l’arrivée au pouvoir du Podestat ; c’est là que Fra Dario hurle ses obscénités : « J’ai besoin de fourrer ! Je veux fourrer ! Faut que je fourre ! Ça a l’air d’être une chouette partouze de pédales ici ! Je veux planter mon énorme bite dans le cul du cardinal ! » Des murmures réprobateurs s’élèvent. Fra Dario est accompagné d’une petite troupe d’agitateurs qui chantent des chansons paillardes : « les prêtres ont des ronces au cul », etc. Le confesseur du pape se retire, les autres officiels font de même. L’âme damnée du Duc emboîte leur pas. Il suit le cardinal et lui brise la nuque dans son appartement ; il peut modeler son visage, et se grime de manière très saisissante pour lui ressembler. [Masques] Je peux imiter le visage d’à peu près n’importe qui.

 

Nébal : Je continue de foutre le bordel dehors avec mes amis agitateurs. La foule s’énerve vraiment. Un excité – que je sais, c’est presque notoire, être membre du Bûcher des Vanités – hurle que je suis allé trop loin et qu’il est temps de payer. La foule en colère s’empare de gourdins et s’avance vers moi. Mais mes amis et moi dégainons nos mousquets et les pointons sur nos assaillants. « Suce ou crève ! » Je réclame des nonnes, en supposant qu’elles seront moins coincées que les bigots de la réunion. C’est alors que se fait entendre la voix d’un jeune homme au milieu de la foule : « Père, arrêtez ; vos bêtises ne font plus rire que vous. » Je suis stupéfait de voir mon fils ici. [Relations] Mon propre fils fait partie du camp des Guelfes. Je lui demande pourquoi, et où est sa mère, mais ce n’est pas le lieu d’avoir cette discussion ; nous nous éloignons sous la protection des mousquets pour en discuter dans une taverne devant une chope de bière (moi, en tout cas).

 

Turtle : Di Giovanni a suivi Fra Dario pour lui servir d’escorte ; il s’est amusé du souk à l’entrée (tout cela n’est pas très correct, mais on a l’habitude). Il a cru devoir intervenir quand la foule s’est avancée avec les gourdins, mais finalement Fra Dario s’en est tiré tout seul. Il attend du coup la sortie de l’âme damnée du Duc pour savoir s’il a trouvé son adversaire. C’est alors que deux hommes vêtus de noir, le visage masqué par des loups de la Comedia dell’Arte s’avancent vers Di Giovanni ; ils essayent de l’embarquer en le prenant chacun par un bras, mais il résiste. Sixtine apparaît alors pour lui dire qu’il est aux arrêts sur les ordres du Duc. Di Giovanni se laisse alors faire, parce qu’il a confiance dans le Duc, qui sait qu’il ne porte pas de masque. [Masques] Le Duc sait bien que je ne porte pas de masque.

 

AK : Le Duc a donné à Sixtine l’autorisation d’arrêter les trois suspects, mais en exigeant d’assister à leur interrogatoire. Elle espère bien que l’un d’entre eux au moins résistera pour qu’il n’y ait pas d’interrogatoire… Elle envoie trois hommes arrêter Fra Dario dans la taverne où il s’est retiré avec un jeune évêque. Di Giovanni ne résiste pas ; elle confie à ses hommes le soin de le ramener au palais du Duc. Elle s’infiltre dans le couvent, en se faufilant dans l’ombre. Elle se glisse enfin dans une pièce où sont réunis plusieurs dignitaires : l’archevêque, le cardinal Dante, l’homme en noir, le gros Borgia (qu’elle cherche à impliquer aussi, tant qu’à faire). [Florence] J’ai une preuve supplémentaire de la culpabilité des Borgia.

 

Epiphanie : Il dissimule le corps du cardinal et prévoit de maquiller sa mort ; il voulait tout d’abord le mettre dans le roncier, mais il y a là une vingtaine d’hommes armés de longues épées, de toute évidence pas des prêtres. Il se rend ensuite à un repas avec les autres officiels, où il apprend de nombreuses choses. Le confesseur, Fra Eusebio, ne dit rien de tout le repas et refuse qu’on lui serve à manger. L’archevêque déblatère avec le gros Borgia, qui acquiesce à tout ce qu’il dit. Fra Eusebio serait un puissant exorciste, touché par la grâce : sa voix porterait la mort au cœur même des hérétiques, et c’est pourquoi il parle peu. Cela intéresse l’âme damnée du Duc : il ne croit pas vraiment à la religion, mais bien à la magie (on le considère un peu sorcier lui-même). Il repère quelqu’un dans la soupente ; il ne l’identifie pas, mais a quelques soupçons impliquant Sixtine, ce qui l’oblige à changer ses plans. La fin de la soirée est passée en récitations liturgiques. Fra Eusebio finit par se retirer. L’archevêque est assez fier d’avoir fait jouer ses contacts au Vatican pour faire venir à Florence Fra Eusebio ainsi que les spadassins du roncier, avec à leur tête Rufio (qui a provoqué d’innombrables morts, notamment à Naples qu’il a ravagée ; il s’est mis au service du pape pour racheter son âme de ses nombreux péchés). L’âme damnée du Duc va ensuite dissimuler le corps du cardinal dans un coffre. [Vengeance] Sixtine me prépare un chien de sa chienne.

 

Turtle : Di Giovanni s’est laissé très poliment ramener au palais du Duc. La nuit étant tombée, il n’y avait pas beaucoup de spectateurs de cette humiliation. Di Giovanni sait que c’est une erreur et que le Duc le blanchira. Mais il doit passé une cellule, après avoir remis son épée à Sixtine. Les gardes essayent de le menotter, Di Giovanni dit que ce n’est pas nécessaire, mais il se laisse encore faire, même si ça l’énerve de plus en plus. Il attend jusqu’au cœur de la nuit, sans dormir. Un homme entre alors dans sa cellule. Di Giovanni veut lui faire confiance jusqu’au dernier moment, mais cet homme sort une dague et essaye de le planter. Sixtine veut se débarrasser du maître d’armes avant tout procès. Ça suffit ! Di Giovanni coince la dague de l’homme dans les anneaux de ses menottes et se débarrasse de lui avec panache. Il parvient à défaire les anneaux en les tordant. Il quitte la cellule, laissant le cadavre de son adversaire à l’intérieur ; Sixtine appréciera ! [Religion] Je soupçonne le Vatican de me piéger.

 

Nébal : J’entre dans la taverne avec mon fils, le tavernier me reconnaît et me sert d’office une bière. Parmi les hommes qui sont là pour me protéger, certains entrent dans la taverne tandis que d’autres forment un cordon de sécurité devant. Je parle à mon fils, lui reproche d’avoir intégré le camp ennemi. Il répond à tous mes arguments, mais on sent qu’il m’aime bien malgré tout : je suis son père ! Puis un de mes hommes vient me voir, m’annonçant que trois hommes du Duc désirent me parler. Ils entrent, et veulent me mettre aux arrêts. Je refuse, affirmant que le Duc n’a pas d’homme plus fiable que moi. Quand un des hommes dégaine sa rapière et essaye de me planter, mon fils sort une dague de sa soutane et l’égorge. J’en abats un autre de mon mousquet, et fous un coup de boule au dernier, l’étalant pour le compte. Je rassemble mes hommes. Il faut fuir, mais je ne sais pas trop où aller dans ces circonstances. Mon fils me dit de le suivre : il sait où me cacher. Il est tout de même furieux : « Père, avec vos conneries, vous avez grillé ma couverture ! » « Quelle couverture ? » « Vous ne pensez tout de même pas être le seul à vouloir protéger Florence des manœuvres anti-républicaines des Guelfes ? Nous en parlerons au calme. » [Masques] Mon fils n’est pas ce que je croyais.

 

AK : Minuit sonne. Sixtine entre dans l’appartement du cardinal Dante, qu’elle trouve affairé (il s’agit en fait de l’âme damnée du Duc). Elle s’agenouille devant lui : « Mon Père, bénissez moi. » Quand l’âme damnée s’est exécutée, elle reprend : « Tout se passe comme prévu : Di Giovanni ne pourra pas protéger le Duc, qui est d’accord pour mettre aux arrêts Fra Dario et son âme damnée. » Sixtine travaille avec le cardinal depuis des mois en vue d’affaiblir le Duc. Il s’agit de mettre en place d’importantes processions se concluant sur un exorcisme de la ville. L’âme damnée affirme que cet exorcisme aura lieu dès le lendemain. « Et l’assassin ? » demande Sixtine. « Il est en place. » « Mais il devait être au rendez-vous, où est-il ? » [Clan] J’ai fait allégeance au pape.

 

Epiphanie : Il sert deux verres, et verse un poison (pas mortel : il s’agit de faire parler Sixtine, puis de la faire dormir) dans l’un. Il dit : « Les plans ont changé ; nous avons pu faire entrer notre assassin au palais. » « Qu’est-ce que c’est ? Je ne bois pas d’alcool. » « Du jus de melon napolitain. » (L’âme damnée sait que Sixtine ne boit pas.) [CONFLIT DUEL : si Epiphanie l’emporte, Sixtine boit et déballe tout ce qu’elle sait ; si AK l’emporte, Sixtine démasque l’âme damnée. Je m’allie à Epiphanie, qui gagne.] Sixtine boit. Elle dit qu’elle a remis les dossiers falsifiés au Duc, a blanchi les Borgia, etc. « C’était une bonne idée d’impliquer Fra Dario, il attire l’attention. » L’âme damnée dit cependant qu’il se méfie des Borgia. Mais Sixtine a gardé les éléments d’accusation contre eux… L’âme damnée dit que, quand la cloche de la cathédrale sonnera six coups le lendemain soir, tout le monde passera à l’action (il cherche ainsi à pousser Sixtine à l’erreur). [Epiphanie raye Sixtine me prépare un chien de sa chienne. AK gagne deux phrases : [Péché] Mon orgueil m’aveugle. [Comédie] J’ai un rôle de choix dans la pièce à venir.] Sixtine s’éclipse. (Note : si l’âme damnée savait que Sixtine lui préparait un chien de sa chienne, c’est que mon fils l’en avait informée, c’est un agent double.)

 

Turtle : En sortant du palais, Di Giovanni aperçoit Fra Dario… avec son évêque de fils. Di Giovanni devient complètement paranoïaque : le Vatican a vraiment mis la main sur tout le monde ! Il se sent complètement dépassé par les événements. Di Giovanni remarque que les ennuis lui sont tombés dessus en cascade depuis qu’il a fourré son nez dans le reliquaire à la cathédrale ; il en déduit qu’il y a quelque chose de surnaturel dans tout cela. Il décide d’aller voir ses compagnons des Anges de la Boue pour savoir si ce sont eux qui ont mis à jour cette relique-là (une sorte de main de bébé en porcelaine), qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il va chez l’orfèvre qui a forgé son épée, au milieu de la nuit. Il balance des pavés sur les volets en bois de l’étage jusqu’à ce qu’on lui ouvre. Il interroge alors l’orfèvre à propos de la relique. [Folie] J’ai besoin d’un exorcisme. Di Giovanni commence à avoir de la fièvre.

 

Nébal : Mon fils m’emmène dans un bâtiment borgne, après avoir dispersé mes hommes pour être discrets. Nous entrons dans une pièce où se trouvent plusieurs hommes en armes. L’un d’entre eux interpelle mon fils : « Alors, marquis ? Comment ça s’est passé ? » « Chut ! » (Mon fils s’adresse ainsi autant à moi qu’aux hommes de la pièce.) Nous pénétrons dans une salle séparée où nous nous retrouvons seuls. Mon fils ôte sa soutane et se change. Je suis abasourdi : « Marquis ?! » « C’est compliqué, Père… Il se peut que j’aie un tantinet travesti la réalité, et je souhaiterais que les hommes dans la pièce d’à côté ne l’apprennent pas… » « Tu es toi aussi au service du Duc ? » « Je suis au service de la République. » Mon fils me dit qu’ils avaient appris que les Guelfes mijotaient quelque chose, d’où son infiltration quand ils ont appris la venue de Fra Eusebio. Mais à cause de mon intervention, ils n’en savent pas plus aujourd’hui que quelques jours plus tôt… [Clan] J’ai une dette envers mon fils.

 

AK : Sixtine se réveille avec la migraine… Mais c’est un grand jour aujourd’hui ! On la prévient cependant que Di Giovanni s’est échappé, et qu’on a trouvé le cadavre d’un agent de Borgia dans sa cellule. Sixtine fait maquiller la scène afin d’inculper Borgia. Quelque temps plus tard, le Duc convoque donc le gros Borgia ; on lui lit la liste des griefs à son encontre. Sixtine incite le Duc à faire un exemple, avec une exécution sur la place publique, en comptant bien ainsi semer le trouble dans les rangs de la noblesse. Mais le Duc est perplexe. [CONFLIT SIMPLE : en cas de réussite, Sixtine parvient à persuader le Duc de faire exécuter Borgia au plus tôt. Réussite, AK gagne deux phrases : [Politique] La justice de la ville est dans ma poche. [Relations] Je sacrifie trop vite mes atouts.] On dresse rapidement une estrade sur la place du palais, et proclame l’exécution à venir ; Borgia est bientôt guillotiné. La foule exulte, mais les nobles sont inquiets…

 

Epiphanie : L’âme damnée fait son apparition au palais. « Vous savez, Duc, si Sixtine a raison, il est temps de faire un grand ménage. » Le Duc l’interroge sur les résultats de sa mission, et sur l’accusation portée à son encontre. L’âme damnée dit qu’il a appris l’existence de ce dossier de la bouche même de Sixtine quand elle est venue voir le cardinal Dante, et raconte tout ce qui s’est produit. [CONFLIT DUEL : si Epiphanie l’emporte, le Duc croit son âme damnée ; si AK l’emporte, le Duc croit Sixtine. Turtle et moi aidons Epiphanie. AK gagne.] Le Duc sonne pour qu’on arrête l’âme damnée, qui s’éclipse : « Je vous aurai prévenu ! » [Epiphanie gagne trois phrases : [Politique] Il me reste de nombreuses ficelles à tirer. [Mémoire] Le Podestat a la mémoire courte, je saurai m’en souvenir. [Folie] La paranoïa de mon ancien maître me contamine. AK gagne deux phrases : [Mémoire] Le Duc se souvient qu’il me doit beaucoup. [Vengeance] J’ai plus d’ennemis que je ne croyais.] Déçu par l’homme qu’il servait depuis si longtemps (quinze ans ?), celui qui n’est du coup plus l’âme damnée du Duc compte se venger de Sixtine. Il a besoin d’alliés : les deux autres accusés. Il va chercher Di Giovanni auprès des Anges de la Boue. Il arrive vers 15h chez l’orfèvre.

 

Turtle : Di Giovanni est en sale état, il a des accès de fièvre, des hallucinations (des mains de bébés partout, qui l’agrippent ou le pincent). L’orfèvre prend soin de lui, et conduit l’ex-âme damnée à son chevet. Di Giovanni dit avoir besoin d’un exorcisme, et est complètement paranoïaque. L’ex-âme damnée dit savoir ce qu’il lui faut. Di Giovanni rappelle qu’il était sans tache, et qu’on lui a volé son honneur. L’ex-âme damnée dit que Di Giovanni sait qui est son ennemie… « Mais si je la tue, le Duc ne me le pardonnera jamais ! » L’ex-âme damnée dit qu’il y a d’autres ennemis, et que d’autres personnes ont été accusées à tort. Di Giovanni accepte de suivre l’ex-âme damnée s’il peut ainsi récupérer son honneur. L’ex-âme damnée révèle ses traits, et dit qu’il a été inculpé également. [Florence] Je ne suis pas le plus grand bretteur de Florence pour rien. L’ex-âme damnée affirme qu’il leur faut également retrouver le dernier suspect, Fra Dario, et rassure Di Giovanni : l’évêque avec lequel il l’a vu n’est pas plus affilié à Rome qu’eux. Di Giovanni le croit, et ils partent retrouver Fra Dario.

 

AK : On informe Sixtine qu’on a failli attraper l’ex-âme damnée, et aussi que le cardinal Dante est mort ce matin. Il va donc falloir que Sixtine s’entretienne avec l’archevêque. En attendant, elle donne des ordres pour qu’on retrouve Di Giovanni et Fra Dario, que l’ex-âme damnée va sans doute chercher à contacter. [CONFLIT DUEL : si AK l’emporte, l’ex-âme damnée et Di Giovanni sont repérés et une troupe importante leur tombe dessus devant la planque de Fra Dario ; si Turtle l’emporte, ils be sont pas repérés et ont toute latitude pour faire ce qu’ils veulent. Epiphanie et moi aidons Turtle, qui gagne. Elle raye J’ai besoin d’un exorcisme (Di Giovanni pète maintenant le feu…). AK gagne deux phrases : [Comédie] Je ne suis pas la seule à jouer un rôle. [Arts] Florence m’érigera une statue après tout cela !] L’ex-âme damnée et Di Giovanni entrent dans la planque de Fra Dario.

 

Nébal : J’entends Di Giovanni qui provoque les « républicains » ; je viens calmer le jeu et nous nous retirons tous avec mon fils pour discuter. Ils m’exposent ce qu’ils savent. [Je sèche complètement sur cette instance, j’en parlerai plus loin… Tout le monde me fait des suggestions, et c’est notamment Epiphanie qui donne l’orientation de la scène en proposant ce qui suit.] Nous allons monter un grand carnaval pour semer la zizanie au couvent de saint Pierre et décrédibiliser les processions des Guelfes. [Comédie] C’est l’heure du grand carnaval blasphématoire ! Fra Dario, Di Giovanni et mon fils nous rendons sur place accompagnés des « républicains », pendant que l’ex-âme damnée va organiser une diversion par rapport à Sixtine.

 

AK : Sixtine va prendre contact auprès de l’archevêque, qui lui donne rendez-vous en ville avec l’assassin, qui a un signe distinctif (c’est sans doute Rufio). Ils se retrouvent en basse ville. Sixtine organise l’assassinat du Duc par Rufio grâce à ses entrées dans le palais ; elle va se réfugier au cas où dans un endroit fréquenté par les notables. [CONFLIT DUEL : si AK l’emporte, son plan se passe bien, et le Duc est assassiné ; si Epiphanie l’emporte, le plan rate et Rufio est mis en fuite. Turtle s’allie avec Epiphanie, qui gagne. Il raye la phrase Il me reste de nombreuses ficelles à tirer. AK gagne une phrase : [Politique] Mon pouvoir est sans limite. C’est la douzième phrase de Sixtine, qui quitte donc la partie par le haut…] À l’heure dite, Rufio s’introduit dans le palais. L’ex-âme damnée le suit discrètement jusqu’à la chambre du Duc. Il a de nouveau altéré ses traits, cette fois pour ressembler au Duc, et surprend Rufio au dernier moment en lui tapant sur l’épaule par derrière. Rufio, abasourdi, s’enfuit en lâchant sa rapière. Le Duc est tétanisé en se voyant lui-même. L’ex-âme damnée lui dit : « Peut-être me croirez-vous maintenant quand je vous dis que Sixtine prépare votre assassinat. » Le Duc s’approche de lui, fasciné par son propre visage… et l’ex-âme damnée lui enfonce la rapière dans le ventre. Le Duc s’écroule. L’ex-âme damnée tire la sonnette et s’enfuit par un passage secret, en espérant, si le Duc survit, que le nom de Sixtine lui restera en tête…

 

(À suivre…)

 

[Quelques remarques sur mon interprétation personnelle (il y aurait sans doute bien d’autres choses à dire sur cette partie – notamment sur les assez nombreuses incohérences qu’elle comprend, et qui, si elles pouvaient être discrètes en cours de jeu, deviennent flagrantes à la lecture de ce compte rendu – mais je manque de légitimité pour ce faire ; a fortiori pour ce qui est de la performance de chaque joueur…). Mazette, donc… J’ai repris Inflorenza avec grand plaisir après une longue et frustrante période sans jeu de rôle (j’étais en manque !), mais ça se sent que j’étais rouillé… Je suis content de mon personnage de Fra Dario, que j’ai trouvé très amusant et cohérent avec le théâtre, et suis satisfait de mes premières instances outrancières pour les mêmes raisons. Cependant, j’ai commis plusieurs erreurs par la suite, qui m’ont enfermé dans une trame dont il était difficile de se dépêtrer. Le problème venait du personnage de mon fils, que j’aime bien, et qui a monté en puissance au fil des instances – sans doute pourra-t-il faire des choses intéressantes par la suite –, mais je lui ai consacré beaucoup trop d’importance : mes phrases, mal choisies, tournaient presque systématiquement autour de lui plutôt que de moi ; il était difficile de les employer en jeu – en dehors de celle selon laquelle il n’était pas ce que je croyais –, et cela m’a notamment empêché de faire le moindre conflit tout au long de la partie, ce que j’ai trouvé un peu frustrant à force. D’où mon gros problème, mentionné au cours du compte rendu, lors de ma dernière instance : je souhaitais faire enfin un conflit, ce qui m’a été impossible, et ne voyais absolument pas comment intervenir moi-même dans la trame unissant les autres personnages de manière cohérente ; j’avais bien quelques idées de « blasphèmes » – que la suggestion d’Epiphanie, le carnaval, est venue prolonger et mettre en œuvre – mais qui risquaient trop de m’isoler encore une fois, même si elles pouvaient être amusantes… J’ai ainsi séché complètement lors de cette instance qui devait être cruciale, ce qui m’a passablement gêné – et a en outre cassé le rythme de la partie, pardon, pardon. Pas mal d’enseignements à tirer personnellement, donc, de cette session, sur des points « techniques » (en terme de narration et de « mise en scène ») que je n’avais pas forcément perçus auparavant.]

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Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

Publié le par Nébal

Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

MIYAMOTO Musashi, Traité des Cinq Roues, [Gorin no sho 五輪書], introduction, traduction intégrale [du japonais] et épilogue par Maryse et Masumi Shibata, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose – Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, [c. 1645, 1977] 1983, 188 p.

Miyamoto Musashi est une légende – ou pas ; entendons par-là qu’il s’agit bel et bien d’un personnage historique, mais dont la vie a tellement fasciné qu’elle a suscité bien des mythes, au sein desquels il n’est pas toujours aisé de trier le vrai du faux ; c’est au point où il est devenu lui-même un personnage de fiction, suscitant quantité de livres (par exemple le Musashi de Yoshikawa Eiji, en deux tomes chez nous, La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière, faudra que je lise ça un jour ; mais dans un autre registre, on peut noter qu’il figure dans La Voie du Sabre de Thomas Day, par exemple), de films (dont la série d’Uchida Tomu – faudra que je voie ça –, mais il y en a bien d’autres), et la liste pourrait être prolongée indéfiniment. Il faut dire qu’il a peut-être lui-même contribué à sa légende – je suppose que pour un personnage pareil l’humilité n’est pas davantage envisageable que la vantardise. Quoi qu’il en soit, il est le plus grand sabreur de son temps (en gros le début de l’époque d’Edo, ou juste avant – il est né en 1584 et mort en 1645), et on dit de lui qu’il n’a jamais été vaincu en duel (on lui attribue 60 affrontements du genre, qu’il a donc tous remportés – certains ont été abondamment commentés, constituant sa légende ; l’introduction du présent ouvrage revient volontiers sur ces récits « biographiques », et c’est tout à fait enthousiasmant). Ce qui est assurément suffisant pour en faire une figure à part…

 

Mais il y a plus. Car la Voie de la Tactique qui fait l’objet du présent ouvrage implique, d’une certaine manière, une curiosité globale et une incitation à connaître bien des arts, et à s’y exprimer dans une égale mesure. Miyamoto Musashi n’était donc pas qu’un immense sabreur – et qu’il compare dans le présent ouvrage le samouraï au charpentier n’a rien d’un hasard. Il s’est donc exercé dans plusieurs domaines, notamment artistiques – la peinture, la calligraphie, l’écriture enfin, surtout avec cet essai fondamental rédigé dans ses vieux jours, alors qu’il s’était retiré dans une caverne afin de méditer sur le monde : le Traité des Cinq Roues (Gorin no sho – c’est une traduction possible, on trouve aussi Livre des cinq anneaux, ce qui devrait tout particulièrement parler aux rôlistes).

 

À s’en tenir à une vision simpliste, forcément réductrice, le Traité des Cinq Roues est un essai sur l’escrime, et une méthode de l’escrimeur. En fait, cela va très vite bien plus loin : Miyamoto dénonce ceux qui prétendent suivre la Voie en se focalisant sur la seule escrime – ce n’est pas la Voie. Car il s’agit de la Voie de la Tactique, et cela va bien au-delà du seul maniement du sabre, des gardes et des gestes destinés à pourfendre. La Voie de la Tactique est plus englobante – et notamment, si elle enseigne comment un sabreur peut triompher dans un duel, elle vaut tout autant pour la « tactique de masse », c’est-à-dire les batailles : ici, Miyamoto Musashi inscrit son Traité des Cinq Roues dans la filiation, disons, de L’Art de la guerre de Sun Tzu. Mais cela va encore au-delà – car la Voie de la Tactique est riche d’enseignements pour quiconque, et dans un cadre quotidien. D’où la portée inattendue de l’ouvrage – qui, bien loin de ne rester qu’un manuel d’escrime passablement pointu et à même de séduire les seuls samouraïs, dans leurs seules activités martiales ou éventuellement militaires, s’est hissé au statut d’ouvrage fondateur, mêlant philosophie et « spiritualité » (d’où la collection…), peut-être un des plus essentiels à la compréhension de la mentalité japonaise : les traducteurs l’inscrivent dans une filiation directe avec le Kojiki, moment shintoïste, et les Dialogues dans le Rêve, moment bouddhiste (zen), le Traité des Cinq Roues étant alors le moment du bushido (je dois avouer toutefois ne pas être plus convaincu que ça par ces développements hermétiques et tenant régulièrement de la paraphrase… ou de l’incantation) ; par ailleurs, l’anecdote est connue, le Traité des Cinq Roues a connu au XXe siècle des applications inattendues dans le monde économique, les finances et la gestion – des écoles dans ces matières, au Japon, inscrivaient l’étude du traité de Miyamoto Musashi dans leurs programmes, et, de l’autre côté du Pacifique, on disait aux traders et compagnie affolés par la concurrence nippone que c’était là l’ouvrage à lire pour comprendre comment pensait l’Ennemi…

 

Si ces applications ultimes sont parfois étonnantes, il n’en demeure pas moins que le Traité des Cinq Roues est effectivement englobant dans son propos, et susceptible de bien des lectures dans bien des domaines. Il est une méthode – et une méthode critique, rationaliste d’ailleurs (ce qui le distingue par exemple du Hagakure) –, résultant de l’expérience et de l’étude, deux aspects de la Voie de la Tactique auxquels l’auteur revient sans cesse ; les très brefs « chapitres » des cinq « livres » le répètent systématiquement, exhortant le lecteur à réfléchir, à méditer sur ce qu’il vient de lire (cela participe énormément du caractère incantatoire du manuel) – mais en lui rappelant toujours qu’il faut avant tout pratiquer.

 

Les « cinq roues », ou « cercles », ou « anneaux », sont issus de la tradition extrême-orientale, sensible notamment dans les cimetières japonais imprégnés de symbolique shintoïste. Entendus au sens le plus strict, ils représentent les cinq éléments (successivement, Terre, Eau, Feu, Vent et Vide), et je suppose qu’ils peuvent tout autant renvoyer au cinq directions, etc. Cette symbolique – riche par essence d’un contenu latent qui ne demande qu’à s’exprimer – fournit la trame de l’essai de Miyamoto Musashi (par ailleurs assez bref : dans la présente édition, le paratexte occupe en gros le même volume que le texte), ou plus concrètement son plan. La succession de ces « cinq roues » permettra d’exposer au mieux la Voie de la Tactique – qui est celle de « l’école » martiale de Miyamoto Musashi, qu’il a fondée lui-même, celle des « deux sabres »

 

Le premier livre est celui de la Terre. L’auteur s’y présente rapidement, et développe surtout ses intentions dans l’essai – ce qui passe par l’explication de ce plan. D’autres points sont sans doute plus saillants et d’emblée constructifs – ce qui inclut les exhortations à étudier et expérimenter, mais aussi l’attention essentielle apportée à la question du « rythme », fondamentale, et mettant au premier plan des préoccupations du sabreur l’adaptation, seule à même d’assurer sa victoire ; or il faut que cette victoire soit assurée. La bonne compréhension de la méthode, assortie de sa pratique quotidienne, devrait en être la garantie. Pour autant, la Voie de la Tactique n’est donc pas que la voie de l’escrime – cette focalisation excessive reviendrait à se fourvoyer, et c’est une chose que l’auteur dénonce dans les autres « écoles » (qu’il critiquera concrètement dans le quatrième livre, celui du Vent). Enfin, le sabreur sur la Voie de la Tactique ne doit pas être isolé des autres activités, artistiques comme laborieuses ; sa spécificité a sans doute quelque chose d’une illusion, d’où la comparaison éloquente avec le charpentier – c’est aussi manière d’appuyer sur la nécessité pour l’escrimeur de bien connaître son art, sur un plan théorique mais tout autant pratique, ce qui passe par exemple par la bonne connaissance de ses « outils » (là encore, cela vaut pour les outils « théoriques », mais aussi plus concrètement pour les armes – et pas seulement les siennes, d’ailleurs, mais tout autant celles de ses ennemis ; à noter d’ailleurs que si le Gorin no sho traite avant tout de l’usage du sabre, il consacre pourtant des développements aux autres armes, telles que lances, hallebardes… et fusils, d’introduction relativement récente alors au Japon, et qui changent tout).

 

Deuxième livre, celui de l’Eau – qui est probablement celui qui attire le plus directement l’attention de l’escrimeur, dans la mesure où c’est ici que Miyamoto Musashi décrit le plus concrètement une méthode martiale, les principes essentiels de son école des « deux sabres ». Ce qui inclut notamment les gardes, les assauts, interruptions, parades, mais aussi le regard, la position des mains, celle des pieds… On y retrouve toutefois l’importance supérieure de l’adaptation. Mais le plus important est peut-être ailleurs – et, paradoxalement, dans ce qui éloigne le livre de la seule escrime : Miyamoto Musashi inscrit ici dans la pratique concrète du duel la nécessité d’un regard plus étendu, englobant notamment la spiritualité (qui est avant tout vision du monde, dans l’optique « rationaliste » du traité, et surtout pas fausse dévotion d’essence superstitieuse – cela renvoie à la fameuse anecdote de Musashi se rendant à un duel, trouvant heureusement un sanctuaire sur sa route, et s’y arrêtant pour prier les dieux et les bouddhas de lui accorder la victoire ; mais Musashi réalise qu’il n’a jamais prié auparavant, et qu’il serait sans doute malvenu d’en appeler aux puissances supérieures pour ce seul motif utilitaire, et motivé par la peur – aussi le jeune sabreur s’en va-t-il sans prier… et gagne son duel, bien sûr).

 

Troisième livre, celui du Feu – qui porte sur le combat. Ce qui n’est donc pas la même chose que l’escrime, du livre de l’Eau… Le combat va bien au-delà, impliquant mille et une choses que celui qui se concentrerait sur la seule escrime serait bien en peine de comprendre – ce qui, immanquablement, le conduira à sa perte. C’est du coup, des cinq livres, celui qui établit le plus le parallèle entre le duel et la bataille, ou « tactique de masse » : ce qui vaut pour un contre dix, vaut pour dix contre cent, etc. Chaque point traité, chaque méthode, est ainsi envisagé sous les angles complémentaires du duel et de la bataille. Il y a cependant plus : des exhortations à repérer les failles et à en tirer profit, à tirer avantage de tout pour se placer d’emblée dans la meilleure des positions et pourfendre sans coup férir son adversaire. Cela concerne notamment la bonne connaissance de l’environnement – afin de piéger l’ennemi dans une position difficilement défendable ; mais cela va encore au-delà de ce passage obligé de la stratégie ou tactique. Ce qui m’a le plus séduit dans ce livre (qui est à mon sens et de loin le plus intéressant et stimulant du Traité des Cinq Roues), c’est sa propension à l’opportunisme et à la ruse – qui tranche peut-être sur les représentations instinctives du guerrier « honorable » (peut-être d’autant plus pour nous autres Occidentaux abreuvés de mythes chevaleresques, arthuriens et compagnie ?) ; non que Miyamoto Musashi manque d’ « honneur » – mais il sait qu’il s’agit avant tout de tirer parti de la situation, afin de l’emporter ; car l’emporter est tout ce qui compte au regard de la Voie de la Tactique. Par exemple, c’est pourquoi il faut se battre dos au soleil, et faire tourner l’adversaire le cas échéant pour s’assurer la meilleure position. Les cris relèvent également de cette approche : il s’agit d’effrayer et déstabiliser l’adversaire ; mais il est bien des moyens de le déstabiliser, qui vont au-delà de la seule peur, s’ils relèvent bien de la psychologie – l’adaptation, comme toujours, y a une part essentielle… mais sans doute des anecdotes concernant les plus fameux duels de Miyamoto Musashi éclairent-ils tout particulièrement cet aspect, en mettant en avant la ruse du sabreur – ainsi arrivait-il souvent en retard sur l’horaire convenu, laissant son adversaire bouillir pour lui faire perdre son calme et en profiter le moment venu ; bien sûr, cette réputation étant connue, arriver à l’heure ou même en avance était alors une tactique préférable… et pas moins déstabilisante. Cela pouvait même concerner les moyens de se rendre sur place – tout étant propice à susciter l’incertitude chez l’adversaire, opportunité supplémentaire de le vaincre. Même l’usage (récurrent) par Musashi de sabres de bois plutôt que de vrais sabres peut éventuellement éclairer cet aspect sous un jour particulier – la part d’humiliation dans cette pratique n’est probablement pas innocente… Je le suppose, du moins – mais je dis peut-être des bêtises. En tout cas, l’initiative demeure essentielle ; on pense au dicton « la meilleure défense, c’est l’attaque », et il y a sans doute un peu de ça ici, mais, une fois de plus, cela va au-delà – d’autant que l’on y retrouve l’idée essentielle du rythme : il ne faut jamais le perdre, mais tout faire pour que l’adversaire s’en éloigne – en le livrant à l’improvisation (j’emploie ce terme avec une connotation négative, par opposition à l’adaptation), et en le poussant à réagir au coup par coup, afin de l’empêcher de garder en tête la seule chose qui compte : pourfendre l’ennemi. Du coup, ce livre consacré au combat est probablement celui qui est le plus riche d’enseignements au-delà des seules disciplines martiales et militaires…

 

Quatrième livre, celui du Vent – il s’agit cette fois pour l’auteur de décrire les autres écoles que la sienne : il y a celle qui privilégie le sabre long, celle qui privilégie le sabre court… Certaines décortiquent tout particulièrement les gardes, en rajoutant de nouvelles à celles que Musashi avait décrites dans le livre de l’Eau, d’autres encore qui insistent sur la position et le mouvement des pieds… Sans surprise, cette description a un but essentiellement critique : Miyamoto Musashi entend bien démontrer, après tout, que son école des « deux sabres » est la meilleure, qu’elle est pleinement la Voie de la Tactique. Outre cette dimension « promotionnelle », deux aspects doivent sans doute être retenus de ce livre : d’une part, on y retrouve cette idée essentielle que la focalisation sur la seule escrime est une erreur, un dévoiement de la Voie – la Voie de la Tactique véritable est autrement englobante, et guide le sabreur en dehors des seuls duels ; d’autre part (et surtout, puisque c’est là une idée qui n’avait pas été développée avant, cette fois ?), même si ces autres écoles se fourvoient, il est important, capital même, de les connaître : la Voie de la Tactique impose de savoir comment agissent et réfléchissent les autres – c’est là une condition essentielle et peut-être même nécessaire de la tactique, dans l’optique sans cesse répétée de pourfendre l’ennemi, but à ne jamais perdre de vue.

 

Et reste enfin un cinquième livre, celui du Vide – qui tient en deux pages… C’est le plus déconcertant, à n’en pas douter, car il relève d’une mystique passablement ésotérique – et empruntant sans doute à des traditions philosophiques et religieuses de l’Extrême-Orient avec lesquelles nous ne sommes que trop rarement familiers (votre serviteur ignare parmi tant d’autres). L’hermétisme du texte ne me facilite pas la tâche, tant celle de la compréhension que celle de la communication… Miyamoto Musashi semble y revenir sur son idéal de connaissance – celle-ci est essentielle sur la Voie de la Tactique. Pour autant, je crois y comprendre qu’elle ne doit surtout pas paralyser le sabreur – qui doit savoir, mais ne doit pas se laisser intimider ou circonvenir par ce savoir au point de perdre l’initiative. Ce « Vide » en lui a donc des aspects paradoxaux et pourtant essentiels. Il a aussi – dimension absente jusqu’alors – des implications éthiques, éventuellement : la Voie de la Tactique n’est pas seulement méthode pour l’emporter – dans cette perspective mais aussi dans bien d’autres, elle est intrinsèquement « bonne ». Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain intimidant et qui me dépasse à n’en pas douter. Notons seulement que c’est sans doute, dans le Traité des Cinq Roues, le moment le plus « spirituel », expliquant sa portée inattendue sous cet angle (même si je tends donc à croire que, toutes choses égales par ailleurs, c’est le livre du Feu qui est le plus riche d’enseignements au-delà de la seule pratique du sabre) ; en tout cas, on voit ici plus particulièrement sa « sagesse quotidienne », valable pour tous.

 

Ceci étant dit, que penser de ce texte ? Il est d’un abord relativement malaisé, tout d’abord. Miyamoto Musashi, s’il n’était sans doute pas dénué d’intentions littéraires – et je suppose que ses répétitions incantatoires ont quelque chose de délibéré et peut-être même d’essentiellement littéraire –, n’était probablement pas le plus habile et élégant des essayistes. Ce n’est pas seulement une question de distance culturelle : à comparer par exemple le Traité des Cinq Roues avec un autre essai majeur de la tradition japonaise, disons les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, antérieures, il en ressort une certaine sécheresse de l’essai de Miyamoto Musashi, bien éloignée de tout raffinement poétique ; et sans doute ai-je choisi mon camp… Pourtant, il y a probablement de la beauté dans l’art du sabreur bien compris – sous cet angle, le traité n’est donc pas exempt d’aspects esthétiques. On avouera que la traduction de Maryse et Masumi Shibata (relativement ancienne, et qui aurait bien bénéficié d’une mise à jour – d’autant qu’elle passe par des procédés étranges, ainsi des notes de traduction insérées dans le texte même plutôt qu’en bas de page ou en fin de volume, ce qui est régulièrement pénible… sans même parler de choix de traduction « douteux » : Musashi qui explique comment il faut « shooter » dans la balle, ça m’a quand même fait tout drôle… Je vous épargne les bizarreries typographiques) n’arrange peut-être pas les choses, ne brillant pas exactement par l’élégance ; en fait, ce style pénible et lourd ressort tout autant du paratexte, ce qui est probablement révélateur… Quoi qu’il en soit, le Traité des Cinq Roues, en l’état, ne brille pas par le raffinement stylistique, ou la beauté, plus humblement. Par ailleurs, j’avoue (mais ça c’est moi) être passablement rétif à la spiritualité, sinon hostile : le mysticisme me fatigue vite… et m’irrite bientôt. Ici, on ne va sans doute pas jusque-là, mais cela explique sans doute que je n’ai pas trouvé plus instructives que cela nombre des prescriptions du livre. Même à l’égard de la littérature de stratégie et tactique, le Traité des Cinq Roues est à mes yeux écrasé par la superbe et la majesté de L’Art de la guerre. Pourtant, on y trouve des choses tout à fait intéressantes (j’insiste : surtout dans le livre du Feu en ce qui me concerne), et parfois à la limite de la fascination…

 

Dimension importante du livre sans doute, incluant cette fois le paratexte : une longue préface et un long épilogue (ce dernier mentionné comme étant du seul fait de Masumi Shibata, je ne sais pas ce qu’il en est du reste), qui, malgré la lourdeur stylistique mentionnée à l’instant, et certains développements abscons et guère convaincants, mais pas moins récurrents, sur la spiritualité nippone, focalisés sur les œuvres antérieures que sont le Kojiki et les Dialogues dans le Rêve, se révèlent globalement bienvenus voire passionnants.

 

De la préface, on retiendra surtout les éléments de biographie de Musashi – essentiellement les plus célèbres duels de sa jeunesse (où sa ruse me paraît donc essentielle – tranchant sur les clichés de courtoisie chevaleresque), mais aussi, si ses errances de vagabond plus ou moins rônin sont mal connues, d’autres anecdotes ultérieures pas moins intéressantes (j’ai tout particulièrement retenu celles concernant son fils adoptif, qui ont quelque chose d’aussi romanesque que les récits mythifiés des duels ; de même pour les conditions de rédaction du Gorin no sho).

 

L’épilogue s’éloigne davantage de la matière du texte… au point de ne pas avoir toujours de véritable rapport, ni avec le Traité des Cinq Roues, ni avec Miyamoto Musashi. Toutefois, l’article consacré aux relations entre Japonais et Européens de 1543 (premier contact, avec des Portugais) à la fermeture des frontières (avec le bémol des Hollandais au large de Nagasaki) est tout à fait intéressant, et détaille quelque peu un sujet que j’aurais bien envie d’approfondir (parmi les anecdotes qui y sont narrées, j’aime beaucoup celle du marin espagnol un peu niais expliquant comment l’Espagne a bâti son empire colonial à partir des missionnaires chrétiens… et le confiant tout naturellement à un représentant des autorités nippones : bien ouéj… Mentionnons aussi les développements témoignant de ce que les fusils n’ont pas forcément été introduits par les Européens, même si leur rôle a bien été déterminant en la matière). L’article suivant, portant censément sur le choix du soleil pour emblème du drapeau nippon, est d’un intérêt autrement limité – d’autant qu’il s’éparpille beaucoup, avec une énième reprise de la rengaine du Kojiki et des Dialogues dans le Rêve complétés par le Traité des Cinq Roues, etc. Reste peut-être le jugement, mais sans doute trop lapidaire, sur la vie intellectuelle durant la période de fermeture… Bof ; en l’état du moins.

 

Au final un livre séduisant sans doute au premier abord, déconcertant peut-être ensuite, plus ou moins convaincant dans le fond comme dans la forme, au-delà de son statut de classique suffisant à en faire une lecture plus que recommandable. Et un paratexte globalement bienvenu, en dépit de sa forme lourde au possible. Et derrière tout ça, la figure du sabreur invaincu, Miyamoto Musashi, sage autant que guerrier…

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Contes du Soleil Noir : Invisible, d'Alex Jestaire

Publié le par Nébal

Contes du Soleil Noir : Invisible, d'Alex Jestaire

JESTAIRE (Alex), Contes du Soleil Noir : Invisible, illustrations de Pablo Melchor, Vauvert, Au Diable Vauvert, coll. Hyperfictions, 2017, 121 p.

LA CONSPI-VODKA DE LA PAPESSE

 

Retour aux Contes du Soleil Noir d’Alex Jestaire. Je suis un peu à la bourre… J’avais lu Crash et Arbre aux environs de leur parution, grosso merdo, mais, depuis la publication du troisième volet, Invisible, qui va nous intéresser aujourd'hui, le quatrième, Audit, est déjà sorti, et le cinquième (et ultime en principe), Esclave, c’est pour bientôt. Quelle idée, aussi, de publier cinq livres, même petits, la même année ! Tsk.

 

Invisible, donc – troisième variation sur « les visages de l’horreur d’aujourd’hui, matérielle, sociale, morale… une horreur de fin de civilisation », nous dit-on toujours ; une horreur qui n’en est pas moins sous le bienveillant patronage de quelques grands maîtres, tels, toujours cités, « Stephen King, Clive Barker ou Cronenberg », ce qui me laisse toujours aussi perplexe.

 

Parce que, cette horreur, je l’avais plus ou moins perçue dans les deux volumes précédents – entendons-nous bien : elle était là, mais très étrangement connotée dans le cas de Crash, et bizarrement malmenée dans Arbre au-delà d’un de ses fils rouges effectivement très barkérien. Plus important peut-être, j’avais, dans les deux cas, eu l’impression que le récit ménageait en dernier recours, quitte à ce que ce soit avec une certaine ironie, une porte de sortie, éventuellement dérisoire en apparence, et pourtant cruciale. À ce compte-là, Invisible ne me paraît pas si différent.

 

Un autre aspect du récit peut aussi faire le lien, je suppose, et c’est sa dimension (plus ou moins vaguement) conspirationniste – qui ressort à la fois des enquêtes narratives et des montages astucieux de notre spécialiste ès Soleil Noir, le déconcertant Geek, et des mauvaises rencontres que peuvent faire les personnages, Society sado-barkérienne dans Arbre, parlementaires euro-reptiliens dans le présent volume. Mais à ce compte-là, on pourrait en fait remonter à Tourville, au fond…

 

Quoi qu’il en soit, ce sont des liens plus concrets, je suppose, que ce Soleil Noir qui parle aux mystiques en toutes ces circonstances – quitte à être réduit (?) ici à une bonne bouteille de mauvaise vodka. Ou l’inverse.

 

Oh, et, pour les amateurs de la symbolique du tarot, qui semble parler à notre auteur (lard, cochon) mais me dépasse complètement, Invisible est placé sous le signe de la Papesse – vous m’en direz tant.

 

JOFFREY, INVISIBLE

 

Notre héros, si l’on ose dire, s’appelle Joffrey, et c’est un SDF (bonjour l’acronyme à la con), typé « punk à chien » ; même si ledit chien, Folco, est un petit machin pas vraiment dans la norme généralement plus maousse desdits punks à chiens. Il est relativement jeune ; il est français, par ailleurs, mais zone à Bruxelles – en pestant sur les immigrés.

 

Joffrey, à tout prendre, n’est pas très sympathique – et pas très futé non plus. Son parcours de galère en galère, affligé par un déterminisme implacable et la poursuite par le menu d’un cycle pervers de la déchéance, incite sans doute à le prendre en pitié – mais la pitié c’est nul, et Joffrey n’en veut pas. Il goûte par ailleurs les plus mauvaises des blagues, les interpellations soudaines et avinées aussi, qui sonnent comme autant d’agressions pour les passants arpentant la gare où Joffrey survit tel jour. Un moyen pour lui d’exister ? Car, et on s’en fout de la poule ou de l’œuf, le fait est que les passants, à peu près systématiquement, l’ignorent – oh, pas totalement : la tête rentrée dans les épaules, c’est déjà quelque chose, c'est témoigner de ce que l'on a instinctivement pris en compte la présence du fâcheux. Mais, consciemment, ceux qui croisent Joffrey font comme s’ils ne le voyaient pas.

 

On a pu dire de la SF, notamment, que c’était un genre où un procédé courant consistait à réifier des métaphores. D’une certaine manière, c’est bien ce qui se produit dans ce petit volume même marketé « horreur » : Joffrey, d’invisible métaphorique, devient véritablement invisible – littéralement, concrètement. On ne le voit pas, pas seulement parce qu’on fait le choix de l’ignorer, mais parce qu’on ne peut plus le voir. En fait, cela va même au-delà du seul sens de la vue : on ne le perçoit pas  (plus ?) de quelque manière que ce soit ; et sa vie en est forcément affectée… même si, dans un premier temps, il semble croire que cette malédiction pourrait s’avérer un don. Il ne connaît pas ses classiques ?

 

DE GYGÈS À JOFFREY

 

Or, ici, Alex Jestaire ne prétend certainement pas se montrer original, aussi peut-il ouvertement égrener, lui, les références appropriées, pour ensuite passer à autre chose.

 

Bien sûr, on pense d’abord à L’Homme invisible de H.G. Wells – un sale bonhomme, d’une ambition mégalomane et porté au crime, dans un récit par ailleurs pas dénué d’humour, loin de là. On pense peut-être plus encore à des variations contemporaines sur le personnage du Dr. Griffin, comme le médiocre Hollow Man de Paul Verhoeven, ou l’excellente BD d’Alan Moore et Kevin O’Neill La Ligue des Gentlemen Extraordinaires – notamment quand notre Joffrey, prenant conscience de son pouvoir, en déduit aussitôt que la meilleure utilisation qu’il pourrait en faire consisterait en mesquins accès de voyeurisme dans les toilettes des dames, s’engageant sur la pente toujours plus nauséabonde de l’agression sexuelle voire du viol pur et simple.

 

Pour Joffrey, les femmes ne sont après tout guère plus que des objets (ou le sont devenues, car il n’en a pas toujours été ainsi pour lui, ainsi que nous l’apprenons assez vite). D’ailleurs, quand le SDF ne manque pas lui non plus de songer à diverses références culturelles concernant son pouvoir supranormal, il s’attarde certes sur le cas de Jane (ou Susan…) Storm, la Femme invisible des Quatre Fantastiques, mais il n’en parle pas dans les termes les plus flatteurs, sans surprise…

 

Il est vrai qu’il n’a rien d’un super-héros. Joffrey se réjouit d’abord de sa bien étrange faculté, sans guère s’attarder sur les raisons qui pourraient l’avoir amené à la développer (trait récurrent, faut-il croire, de la série – en tout cas, c’était très sensible chez Janaan dans Arbre, mais peut-être guère moins, au fond, chez Malika dans Crash). Mais il en use de la façon la plus mesquine… et qu’un moraliste ne manquerait pas de juger « corrompue », voire « criminelle » (« maléfique » serait carrément beaucoup trop fort). Et il n’y a rien d’étonnant à cela, car, depuis Gygès et via Platon, le procédé imaginaire de l’invisibilité est associé à toutes ces notions morales – à ce compte-là, le Dr. Griffin de Wells n’est d’ailleurs lui aussi qu’un succédané d’une figure bien antérieure. L’anneau de Gygès devenu anneau de Sauron a de même brodé sur la thématique de la corruption, encore que de manière plus subtile peut-être, car plus ample. Ce n’est pas systématique non plus, certes : et la cape de Harry Potter, alors ? C’est plus le genre Storm, non ?

 

Mais je m’égare. Ce qui compte vraiment ici, ce n’est pas le « mal », car, agressions sexuelles exceptées (c’est certes une putain d’exception, mais je ne voudrais pas SPOILER outre-mesure sur ce que pense et fait Joffrey au juste à cet égard… Noter au passage qu’il y a ici sans doute un reflet très ironique des délires sadiens de la haute, dans Arbre, mais tout autant, dans le même « conte », du sort ultime de Janaan), les « méfaits » du SDF sont avant tout mesquins. Il vole dans les magasins, et personne sans doute n’oserait vraiment lui en faire le reproche, dans sa condition – d’autant que son butin demeure toujours dérisoire, sauciflard et gros rougeot ; un manque d'ambition (macronienne-truc) en soi éloquent ? Il multiplie les « mauvaises blagues », surtout – consistant à chier dans le rayon des bouteilles d’eau minérale (tout ce qu’il touche et tout ce qui vient de lui est également invisible, et c’est tellement rigolo de voir les clients se pincer le nez sans savoir d’où vient cette odeur, avec un peu de chance ça va finir en glissade, warf, warf) ou à renverser leurs cafés sur les genoux des consommateurs (et de préférence les consommatrices) attablés en terrasse, entre deux insultes pas entendues et deux pseudo-selfies où il n’apparaît bien sûr pas, et tant d’autres choses… Des gamineries, finalement, et de peu d’importance. Ce qui est presque aussi navrant que sa condition, au fond. Presque ?

 

Parler de « corruption », alors ? Certainement pas. S’il y a eu corruption, c’était avant le pouvoir, avant quoi que ce soit, et parce que le monde autour de Joffrey était suffisamment corrompu comme ça – ce que sa virée parano-conspi au Parlement européen pourrait confirmer, même sur un mode plus viscéral et brut, grotesque oui, qu’intellectuel ; à vrai dire, tout cela est sans doute très fantasmatique, fonctionnant à la manière de ces explications simples auxquelles on se raccroche volontiers pour clarifier un monde d’une complexité si intimidante que l’on préfère en faire abstraction : c’est une imposture, oui, mais ça n'en est pas moins le rôle ultime de la conspiration, et elle le remplit depuis le début, chez l’auteur, on dirait bien.

 

En fait, l’invisibilité n’avilit pas forcément plus que cela Joffrey – malgré Gygès, malgré Griffin. En fait de corruption, elle pourrait même, en dernière mesure, s’avérer porteuse d’une potentialité de « rédemption » (si c’est bien le mot, car s’agit-il de « racheter » quoi que ce soit ?). Très ironique, certes. Et vaguement déprimante ?

 

Sa véritable fonction narrative est d’une tout autre nature, même si pas des plus originale là non plus : la mise en scène d’une horreur sociale, sur le principe de la métaphore prise au pied de la lettre (et, histoire d’achever cette section croulant sous les références, je suppose qu’on pourrait ici adjoindre à l’invisibilité au sens le plus strict le thème un peu différent de la transparence, par exemple chez Roland C. Wagner, ou, pour ce que j’en sais, chez Ayerdhal ?). C’est ici, enfin, que Joffrey devra admettre que ce qu’il avait voulu prendre pour un don s’avère être une malédiction.

UN SNUFF SOCIAL ?

 

Oui : les clochards, qu’on ne voit pas parce qu’on refuse de les voir, par protection mesquine, deviennent, en leur plus ou moins porte-parole Joffrey, littéralement invisibles – et c’est fâcheux pour un porte-parole, parce que, cette invisibilité affectant globalement son rapport aux autres, on ne l’entend pas plus qu’on ne le voit. Mais le voyeurisme du lecteur s'en accommode très bien.

 

Le propos, en tant que tel, n’est sans doute pas d’une originalité stupéfiante, même si j’avoue ne pas avoir là tout de suite tant de précédents littéraires que cela en tête (maintenant, on peut chercher au-delà de la littérature, hein – je vous renverrais bien au scénario pour L’Appel de Cthulhu que je maîtrise actuellement, ça tombe bien : « Au-delà des limites »…).

 

Cependant, de manière générale, cela nous renvoie à un principe d’horreur sociale qui, dès le premier des Contes du Soleil Noir, Crash, louchait via son titre sur Ballard (et assimilés). Le fait est que la notion d’horreur en termes de genre me paraît toujours aussi difficile à accoler à Invisible ; pourtant, comme Crash surtout, le présent court roman exprime bien une situation en tant que telle parfaitement horrible. Mais pas horrifique ? Disons du moins que l’on n’a pas recours ici aux expédients de la peur, et encore moins aux « jump scares » presse-bouton. Le cauchemar de Joffrey, comme celui de Malika, ce n’est pas tel monstre incongru, ce n’est pas tel élément surnaturel, même dans le cas de l’invisibilité de Joffrey tournant progressivement à la malédiction, non : c’est sa vie de merde. À la base. Car derrière cette vie de merde, essence de l’horreur sociale à la façon des Contes du Soleil Noir faut-il croire, se profile une horreur « de classe », dont on pourrait donc chercher des antécédents chez J.G. Ballard, entre autres – mais à la façon de reflets déformants : les gares bruxelloises qui puent la pisse constituent après tout, en apparence du moins, l’antithèse de la Riviera criminellement riche de Super-Cannes et compagnie ; et nous fréquentons cette fois les rebuts. Mais justement : le cycle d’Alex Jestaire joue sans doute de ces reflets – et, à maints égards, le parcours de Joffrey est d’autant plus éclairant si on lui associe, comme en split-screen, l’infecte jeunesse dorée d’Arbre

 

Du coup, ne pas se méprendre sur mes mots plus haut, quand j’ai décrit Joffrey et son quotidien en termes pas forcément très aimables. Il ne s’agit pas de « mépris de classe », du moins je ne crois pas… Plutôt quelque chose incitant à relever que le discours d’Invisible est pathétique, oui, au sens strict, mais sans être misérabiliste (ou apologétique). Que Joffrey soit un peu un connard contribue à lui donner chair et âme. Qu’il ne soit pas un Jean Valjean engagé sur la voie de la rédemption en dépit de l’hostilité ouverte et maniaque d’un Javert, peut-être plus encore – en fait, que l’adversité à l’encontre de Joffrey soit indifférenciée, anonyme, est très bienvenu ; avec un autre auteur, je n’aurais pas manqué, si ça se trouve, de lâcher les terribles et cyclopéens deux mots « horreur cosmique »… Mais nul tentacule ici – simplement une réalité tellement déprimante, jusque dans son procédé imaginaire, qu’elle acquiert insidieusement les atours d’une horreur « molle », pas moins terrible car pas moins inéluctable : c’est, d’une certaine manière, du TRVE zombie à la Romero – pas pour l’hémoglobine, certes : je parle ici de ce sentiment oppressant que l’horreur frappera d’autant plus certainement qu’elle prendra insupportablement son temps pour le faire, on le sait, on la voit faire, lentement, très lentement…

 

Et c’est bien pour cela que nous avons besoin que Joffrey existe, au-delà du stéréotype du punk à chien lourdaud à la voix éraillée. Et, oui, il existe – comme Malika dans Crash, à cet égard. Tous deux, à vrai dire, existent peut-être surtout quand ils souffrent – c’est la douleur qui témoigne de leur humanité essentielle ; dans le cas de Joffrey, la scène des photos, particulièrement poignante, en témoigne, à la limite de l’intolérable (et d’autant plus que le personnage prend d’abord tout cela à la blague et même avec un enthousiasme débordant, à vrai dire déjà pathologique). Et tous deux, certes, sont au fond confrontés au même problème : comment exister ? La pire des questions : il est déjà trop tard quand on se la pose. Et, en l'espèce, une question d’autant plus douloureuse que la condition de légume de Malika comme celle de clochard de Joffrey semblent leur dénier d'emblée tout droit à l’existence… Parler alors d’une douleur « palpable » n’en est à vrai dire que plus cruel ; mais le lecteur est-il encore à ça près ?

 

 

Mais, là, je persiste – même en me sentant un peu seul, et en me demandant d’autant plus si je ne fais pas totalement fausse route : comme dans Crash (surtout – le thème de base comme la narration plus linéaire que dans le deuxième volume rapprochent les deux livres), mais aussi, sur un mode bien différent, comme dans Arbre, j’ai le sentiment, dans Invisible, d’une ultime échappatoire, même cruellement ironique. En fait de romancier d’horreur, Alex Jestaire me paraît toujours, en ultime mesure, autoriser l’émancipation de ses personnages, d’une manière ou d’une autre (souvent morbide, certes) ; sans que l’on aille jusqu’à parler de happy end, mais cela suffit à mes yeux à distancer l’auteur du genre horrifique, dans ses canons les plus stricts du moins, que les argumentaires de presse associent par nature et sans plus de questions aux Contes du Soleil Noir. C’est peut-être futile – peut-être moins. À chacun d’en juger

 

LE RÉALISATEUR DE TA VIE

 

Une autre impression persiste depuis Crash, et c’est que la vraie star dans tout ça, c’est Geek – notre narrateur, et probablement bien plus que ça encore. Au-delà de ce sobriquet bien terne (on peut y préférer, pour la couleur, les avatars de Monsieur Geek, voire Maître Geek – je vous concède que ce dernier a de quoi faire frissonner), qui pourrait le ravaler à la figure un peu balourde d’un pâlichon de banlieue s’empiffrant de Granola en parcourant 24/24 le ouèbe le plus interlope, on devine toujours un peu plus sous cette façade, sinon encore un démiurge (mais en fait si), du moins un artiste – un conteur, c’est à propos, qui perpétue, à l’heure du web profond et de l’exploration de données, les trucs de ses prédécesseurs, les aèdes, bardes et scaldes, plus encore sans doute ceux qui narraient dans les souks les fantasmes chatoyants des Mille et Une Nuits. Qu'importe si ses récits à lui sont en nuances de gris.

 

Car c’est bien ce qu’il fait – en adaptant. Même s’il semble recevoir ses auditeurs chez lui (pensez à la pizza et au Coca Zéro), son art est celui d’un monteur et d’un réalisateur : il enchaîne les vidéos improbables, s’il ne filme pas lui-même, préférant avoir recours aux réseaux de surveillance mondialisés et éventuellement à la sous-veillance un peu perverse des zélés citoyens du net. C’est lui qui nous dit de regarder, et ce qu’il faut regarder – en s’accaparant sans doute les attributions de ses sources anonymes, car il prétendra toujours que ses « dossiers », Malika, Janaan, Joffrey maintenant, consistent avant tout à regarder ce que personne d’autre ne regarde ou n’est censé regarder. Et peut-être est-ce bien le cas, au fond ? Car c’est en définitive son montage qui crée le document final, et par là-même l'histoire. Prises indépendamment, les nombreuses vidéos dont il use ne servent à rien ; c’est leur corrélation qui est signifiante. En cela, il n’est pas si éloigné du narrateur de « L’Appel de Cthulhu », dans le fameux paragraphe introductif de la nouvelle – à ceci près qu’il ne joue pas de la carte de l’avertissement, encore moins de celle du regret : bien au contraire, il veut que nous regardions – et c’est bien ce que nous faisons, avec une certaine délectation trouble, probablement un tantinet SM.

 

Dans le cas précis d’Invisible, c’est pourtant problématique. Littéralement, ici, Geek veut que nous voyions l’invisible. Il semblerait bien que ces vidéos de surveillance témoignent de quelque chose – mais de manière explicite ou implicite, ce n’est pas toujours très clair. Qu’importe : ce qui compte, c’est le récit – le conte (aha). Et le conte a besoin d’un conteur, et des effets que maîtrise ce conteur, pour acquérir du sens, ou ne serait-ce, et ce n’est pas négligeable, que les atours un peu exubérants du bon divertissement – quand bien même une sorte de snuff social, à y regarder de plus près.

 

Ce qui peut passer par la mise en scène de soi – là même où elle paraîtrait pourtant hors de propos. L’introduction du roman est ici explicite, où Geek nous impose de regarder cet homme qui ne bouge pas, et depuis bien trop longtemps sans doute. Sans Geek, la scène serait anodine – elle autorise la suite parce qu’elle est déjà, à sa manière, un effet de narration. En cela, le conteur se révèle derrière la façade de Geek – et sans doute, derrière Geek, faut-il voir Alex Jestaire lui-même ?

 

Mais cela nous ramène au problème initial, qui pour l’heure n’a, je crois, toujours pas de réponse : quelles sont les intentions de Geek, depuis le début ? Et les intentions d’Alex Jestaire ? Mais cette question n’a peut-être pas besoin d’avoir une réponse pour l’heure. Car les Contes du Soleil Noir portent en eux-mêmes leur raison d’être, au-delà de cette dimension cyclique – sans exclure qu’en son temps celle-ci puisse amener à prendre les choses autrement, au travers d’un retour en arrière mégalomane autant que joueur, narrativement s’entend. Ou pas.

 

BAGOUT GEEK POST-PUNK

 

Mais, soyons franc : s’il y a des choses intéressantes dans tout ça, il n’y a sans doute rien de bouleversant non plus. D’une certaine manière, nous pouvons avoir le sentiment de déjà connaître tout cela, de ne pas y trouver quoi que ce soit de « neuf », du coup, et ça pèse forcément sur l’intérêt de ce troisième « dossier » des Contes du Soleil Noir ; que j’ai bien aimé, mais qui m’a sans doute moins convaincu que Crash, plus intéressant encore rétrospectivement, ou même Arbre, et ce alors que je n’y avais de toute évidence pas panné grand-chose, voire rien du tout...

 

Ce qui tire Invisible vers le haut à mes yeux (aha), eh bien, c’est toujours la même chose, en fait : le style d’Alex Jestaire, très oral, semé de références, barbouillé d’italiques, mais joliment sonore. Notez, une fois de plus, je comprendrais très bien qu’on n’y soit pas sensible – voire que ça aille jusqu’à irriter ; ce qui serait assez légitime, j’imagine. Mais en ce qui me concerne, ça passe décidément très bien.

 

D’autant bien sûr que ce style entretient une relation constante avec les effets narratifs de ce filou de Geek ? La structure d’Invisible, relativement linéaire, plus même que celle de Crash, n’a pas forcément grand-chose de commun avec les jeux de langues tenant à l'éclatement de la narration dans Arbre. Les premiers Contes du Soleil Noir, déjà, marquaient ici une évolution notable par rapport à Tourville – dans mes précédentes chroniques, je parlais d’une certaine « retenue »... Ce qui se vérifie à nouveau avec ce livre – toutes choses égales par ailleurs : il serait tentant, avec un titre pareil, d’en déduire que la plume d’Alex Jestaire serait ici invisible… Elle ne l’est pas. Elle a une présence, elle est incarnée même, via Geek sinon Joffrey – ce qui lui permet de sonner juste.

 

Il y a une certaine musique, en fait (pas forcément celle-ci, mais...). Une impression de naturel qui doit probablement beaucoup à l’artifice. Et je trouve ça très pertinent, très efficace, ce bagout un peu geek, un peu post-punk, souvent à deux doigts de la révélation apocalyptique – le genre de révélation qu’une vodka frelatée pourrait très temporairement susciter, oui, avant que les maux de ventre et la gueule de bois ne ramènent le prophète sur terre – à sa crasse, à son indifférence, à son manque de tout.

 

J’aimerais pouvoir vous en donner quelques témoignages, mais je n’arrive pas à trouver ne serait-ce qu’un passage à même de faire la démonstration de ce que ce style peut avoir de fort. J’avais pris des notes, m’étais dit que peut-être ceci, peut-être cela… Mais, à la relecture, j’ai systématiquement eu l’impression que ça ne donnait rien tout seul… Je crois qu’il faut l’ensemble – il faut baigner dedans ; et là, oui, il se produit quelque chose – on voit le Soleil Noir des sages, des mystiques et des fous… ou, plus prosaïquement, on se glisse dans une tranche de vie morbide, qui clame jusque dans sa fiction une authenticité que l’on n’a pas le moins du monde envie de contester.

 

Et c’est déjà beaucoup, non ?

 

La suite un de ces jours, avec le quatrième des Contes du Soleil Noir, intitulé Audit – à n’en pas douter le titre le plus horrifique de cette sélection d’horreurs trop crédibles.

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"2x4", de Einstürzende Neubauten

Publié le par Nébal

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EINSTÜRZENDE NEUBAUTEN, 2x4.
 
Tracklist :
01 – Fleisch « Blut Haut » knochen (Belgium 1982)
02 – Sehnsucht (nie mehr) (Berlin 1983)
03 – Womb (Hamburg 1980)
04 – Krach der schlagenden Herzen (Belgium 1982)
05 – Armenisch Bitter (Berlin 1982)
06 – Zum Tier machen (Berlin 1982)
07 – Sehnsucht (still stehend) (Berlin 1982)
08 – Durstige Tiere (Amsterdam 1982)
 
Einstürzende Neubauten. Rien que le nom de ce groupe mythique en a déjà fait trébucher plus d’un de ma connaissance ; tant mieux, dans un sens : prononcé à la ramasse, ça aurait presque quelque chose de cthulhien. Mais les gens de chez Roir ne sont pas joueurs : à tout hasard, ils précisent « Collapsing New Buildings » dans le livret de cette réédition en CD de ce live classique, qui n’avait connu qu’une édition en cassette en 1984.
 
On est là au tout début de la bande à Blixa Bargeld. Et autant dire que ça dépote. Rien à voir avec le néanmoins excellent double-album live intitulé 9-15-2000, Brussels, qui présente la facette la plus récente d’Einstürzende Neubauten, toujours expérimentale, mais bien plus douce. Ici, on fait dans l’agression sonore, dans le terrorisme musical ; on est même avant Halber Mensch, c’est-à-dire : encore pire. Chouette !
 
A mort la mélodie ! Dans la foulée des époustouflants concerts de Throbbing Gristle, les Berlinois se livrent ici à des performances scéniques particulièrement physiques, tout entières vouées au culte du bruit sous toutes ses formes. Blixa Bargeld ne chante pas : il hurle, déclame, se livre à des incantations. Derrière lui, les musiciens s’acharnent sur des batteries « concrètes » faites de divers objets métalliques, n’hésitant pas à rompre la rythmique (comme sur « Fleisch « Blut Haut » knochen ») pour mieux perturber l’auditeur, ou sur des instruments électroniques de leur propre fabrication. La basse se fait discrète, mais la guitare rugit de temps à autres ; pas d’arpèges ou d’agréables solis, ici : la musique, c’est avant tout du bruit, à l’état pur. Et les morceaux jonglent ainsi, dans leur construction unique, entre silence et rage.
 
Car il y a malgré tout des moments plus calmes, par exemple avec les étranges sonorités orientalisantes de « Womb » ou « Armenisch Bitter ». Ce n’est pas moins perturbant, à vrai dire, et c’est remarquablement jouissif.
 
Ce sont les racines de la musique industrielle, cet étrange courant à la fois populaire et hermétique éclos parallèlement au punk. La musique d’Einstürzende Neubauten est difficile d’accès, c’est vrai ; elle tient, finalement, tout autant de la composition savante que de l’art contemporain, du théâtre expérimental et du pamphlet anarchiste. Elle est brillante et rebutante. Elle est unique.
 

Et ce bref album live est à vrai dire indispensable à qui veut se plonger dans les abysses de l’underground du début des années 1980, et frémir avec jubilation devant cette inventivité extraordinaire, cette folie génialement créatrice, qui n’a pas vraiment connu d’équivalent depuis.

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Yuko, de Ryôichi Ikegami

Publié le par Nébal

Yuko, de Ryôichi Ikegami

IKEGAMI Ryôichi, Yuko – Extraits de littérature japonaise, [Ikegami Ryôichi jisenshu Yuko 池上 遼一自選集], traduction [et] adaptation [du japonais par] Patrick Honoré, Paris, Delcourt – Tonkam, [2010] 2016, 448 p.

Ikegami Ryôichi est un dessinateur (surtout) assez singulier dans le monde du manga – au style très personnel, souvent très réaliste aussi, bien éloigné des codes généralement associés au registre. On le connaît essentiellement pour des œuvres « adultes » (seinen est une catégorie peut-être trop restrictive ?), et, en France, plus particulièrement pour Crying Freeman, BD scénarisée par Koike Kazuo – qui a fait partie des premières traductions populaires de manga en France, du temps de la revue Kameha de Glénat. Mais c’est surtout, donc, un dessinateur – généralement associé à un scénariste (et, en fait de revue, c'est à nouveau Atom qui m'a amené à faire l'acquisition de ce volume).

 

Le cas de Yuko – Extraits de littérature japonaise n’en est que plus particulier… et peut-être un peu trompeur ? En effet, nous avons ici bien plus de Yuko que d’Extraits de littérature japonaise… De fait, les éditions Tonkam avaient publié en 1999 un recueil intitulé Nouvelles de littérature japonaise (traduction de Kindai Nihon bungaku meisaku-sen 近代日本文学名作選), dans lequel Ikegami Ryôichi, grand amateur de cette littérature, adaptait cinq nouvelles japonaises classiques, datant pour l’essentiel du début du XXe siècle, et notamment de l’ère Taishô. Mais seulement trois de ces histoires ont été reprises pour les présents Extraits de littérature japonaise – les adaptations d’Akutagawa Ryûnosuke, Kikuchi Kan et Izumi Kyôka ; celles d’Edogawa Ranpo (hélas ?) et de Yamamoto Shûgorô sont donc passées à la trappe, pour une raison qui m’est inconnue. Je le regrette d’autant plus que, pour être franc, c’était cette dimension de ce recueil qui m’attirait le plus – et, après lecture, les trois adaptations qui demeurent sont probablement les récits qui m’ont le plus parlé dans ce gros volume.

 

Or ils n’en représentent qu’une petite part : le plus gros du recueil porte sur des nouvelles (au nombre de neuf, dont une en deux parties) dont Ikegami Ryôichi est à la fois le dessinateur et le scénariste – chose rare, donc. Ce sont par ailleurs des récits où le sexe est souvent au premier plan, avec une dimension perverse voire malsaine assez clairement revendiquée, pour un résultat étonnamment cru même sans être à proprement parler pornographique. Je ne suis pas un père-la-pudeur, en matière de BD du moins (...), mais je suppose qu’il vaut mieux préciser que ce recueil est, selon la formule souvent un brin ridicule, « réservé à un public averti ».

 

Ceci étant, nous avons là un très bel objet, bien édité, et qui met en valeur le dessin si particulier d’Ikegami Ryôichi ; à vrai dire, c’est même un recueil de toute beauté au plan graphique, et, décidément, fort de sa singularité, même si, parfois, on peut avancer que ça se répète un peu (dans le dessin peut-être, dans le scénario sans doute). Ikegami Ryôichi livre bel et bien un travail graphique admirable, et la précision de ses décors comme la beauté presque palpable de ses personnages, hommes ou (surtout) femmes (pour le coup) dont il restitue le corps avec une délectation presque maniaque, ne peuvent qu’emporter l’adhésion du lecteur.

 

La composition de cette anthologie est un peu étrange, dans la mesure où elle opère à reculons : les histoires les plus récentes précèdent systématiquement les plus anciennes – nous commençons ainsi avec « Elle s’appelait Yuko », qui date de 1999, et nous finissons avec « Source profonde », qui date de 1991 (et toutes ces nouvelles ont été pré-publiées dans la même revue, Big Comic) ; les trois adaptations littéraires se suivent, mais ne sont pas autrement distinguées dans cet agencement général du recueil (elles datent de 1995 à 1997 – enfin, de 1997 à 1995, donc – bref, on se comprend…). Il est d’ailleurs à noter qu’il existe au Japon un second recueil du même tonneau, qui, en toute logique, comprend des récits antérieurs à ceux ici compilés (je ne sais pas ce qu’il en est pour les adaptations « oubliées » d’Edogawa Ranpo et de Yamamoto Shûgorô).

 

Rien, donc, ne distingue vraiment ici les trois Extraits de littérature japonaise de l’ensemble Yuko, mais, dans la mesure où c’est ce qui m’a avant tout attiré dans ce recueil, il me paraît sensé de commencer par là – d’autant que c’est donc ce qui m’a le plus emballé après lecture, et probablement aussi ce qu’il y a de plus subtil dans cet ensemble. Noter un autre point commun, non négligeable : ces trois histoires adoptent un cadre historique, plus ou moins défini, qui tranche sur les récits contemporains qui les précèdent dans le recueil (il y en a par contre deux autres cas dans les récits qui concluent l’anthologie). Je connaissais déjà une de ces histoires : en effet, sous le titre « L’Enfer », nous avons droit ici à une adaptation en bande dessinée de la fameuse et géniale nouvelle d’Akutagawa Ryûnosuke traduite sous le nom de « Figures infernales », dans l’excellent recueil Rashômon et autres contes. Adapter pareil chef-d’œuvre était forcément casse-gueule, mais Ikegami Ryôichi s’en tire remarquablement bien, et ceci alors même qu’il commet (à mon sens…) une « erreur » en « montrant » le paravent créé par le peintre au spectacle de la mort ignoble de sa propre fille ; la nouvelle est superbe, l’adaptation très réussie – et, même si le sexe n’est pas vraiment (?) de la partie, le ton très rude et malsain de cet épisode entre en résonance, de manière pertinente, avec le contenu plus érotisant de l’ensemble du recueil. Cela vaut, globalement, pour les deux autres adaptations, et d'abord « Le Donjon », d’après Izumi Kyôka, qui bénéficie également d’une certaine approche épique cette fois absente du reste du recueil, mais dont le fantastique plus ou moins appuyé suscite également des échos dans le reste de Yuko – avec à mon sens davantage de réussite, d’ailleurs, que dans « Le Serpent », par exemple. La troisième adaptation, de Kikuchi Kan, est « Un amour de Tôjûrô », une vraie merveille, qui atteint en cruauté, mais à sa manière bien particulière, purement psychologique, les sommets de « L’Enfer », ce qui n’avait rien d’évident. Vraiment, ces trois adaptations sont admirables, et je n’en regrette que davantage l’absence des deux autres adaptations originelles (en m’avouant très curieux, notamment, de ce que pouvait bien donner celle d’Edogawa Ranpo, maintenant que j’ai appris à apprécier cet auteur séminal ; j'aurais probablement été tenté de comparer avec les adaptations signées Maruo Suehiro, comme L'Île panorama et surtout La Chenille...).

 

Mais le reste du recueil (un peu plus des deux tiers) est donc consacré à des histoires scénarisées par Ikegami Ryôichi. Je suppose qu’on peut les diviser en deux groupes – séparés par les trois adaptations, de manière approximative, hein ; mais peut-être parce que la lecture, entre-temps, des trois adaptations, change le regard du lecteur sur le reste ? Le début du recueil est à vrai dire très surprenant – car c’est là que sont concentrés les récits les plus frontalement érotiques, avec un goût marqué de la perversion, sadomasochisme, fétichisme, bondage ; même si, à chaque récit, le sentiment redoutable d’avoir affaire à la plus terrible des cruautés dépasse largement les seuls jeux sexuels déviants. « Elle s’appelait Yuko », qui est non seulement le récit donnant son titre au recueil, mais aussi le plus récent de l’ensemble, est à mon sens le plus réussi dans ce registre, car il parvient remarquablement à faire l’équilibriste en étant en permanence sur la corde raide, mais aussi en « synthétisant » d’une certaine manière l’ensemble du recueil, par sa tension redoutable, sa beauté graphique contrastant avec la hideur morale du propos, mais aussi en proposant des échos singuliers aux récits qui suivent – antérieurs, donc, et cela inclut de toute évidence « L’Enfer ». Chose appréciable également, dans ce registre tout périlleux, Ikegami Ryôichi parvient à éviter l’écueil du machisme (il n’y parvient pas toujours dans les autres récits), en dessinant un portrait fascinant de femme forte jusque dans son exploitation, dont le charisme et la détermination écrasent littéralement la figure pathétique du mangaka désargenté qui lui est tout d’abord associée. Une vraie réussite, clairement. Les récits suivants (ou précédents, donc…) sont souvent assez proches dans l’esprit, mais avec des degrés de réussite variables : les fantasmes malsains de « La Cité maléfique » remuent à défaut de toujours convaincre, ce qui est toujours bon à prendre, mais pas totalement satisfaisant ; « Fleur noyée » anticipait joliment « Elle s’appelait Yuko », avec un même couple dysfonctionnel, mais l’accent narratif est cette fois mis sur l’homme passablement lamentable – le résultat est très convaincant. J’ai été moins convaincu par « L’Anneau » et surtout « Le Serpent », récit en deux parties dont j’ai l’impression qu’il a été plébiscité, à parcourir les critiques du recueil sur le ouèbe ; je les trouve inutilement tordus, et – surtout ? – un peu puérils, dans leur fixette fétichiste, même si c’est sans doute à propos dans le cadre du « Serpent », focalisé sur les fantasmes les plus moites (et convenus ?) d’un lycéen en pleine crise. En tout cas, ces deux récits m’ont bien moins parlé que ceux précédemment cités, à la fois plus subtils et plus outranciers dans leur perversion affichée.

 

Après les trois adaptations, il reste encore quatre récits scénarisés par Ikegami Ryôichi, généralement plus courts que les précédents. « Tu m’as touché en rêve » n’aurait pas dépareillé dans la première partie du recueil – en tant que récit contemporain jouant sur les fantasmes les moins avouables ; une dimension traitée sur un mode plus humoristique, ai-je l’impression, mais qui a encore quelque chose de la relative puérilité du « Serpent », aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que cette histoire ne m’ait guère plu davantage – mais peut-être bénéficie-t-elle malgré tout d’une certaine ambiguïté morale, qui lui serait profitable ? Notamment concernant le machisme sous-jacent, cette fois – que faut-il penser de cette douloureuse scène d’attouchements dans les transports en commun (chikan), ou plutôt de ce qu’en déduit le personnage point de vue, et qui est si fondamental dans le récit ? Mais « Mémoire de la peau », histoire plus condensée et globalement plus subtile, m’a bien davantage parlé – et surtout les deux ultimes récits du recueil, très brefs et dénués de dialogues, qui renouent avec les cadres historiques des trois adaptations, avec une dimension poétique plus appuyée : « Feu follet » ne joue pas de la carte de l’érotisme, mais « Source profonde » bel et bien ; ces deux dernières nouvelles, très fortes, et joliment épurées, emportent l’adhésion.

 

Tout ne m’a donc pas plu dans Yuko – Extraits de littérature japonaise, et peut-être bien parce que je m’étais fait une image erronée de ce recueil. Cependant, il m’a plus d'une fois surpris, ce qui est généralement appréciable – et certains de ces récits, très érotiques, toujours un brin pervers, parfois malsains, ne m’ont certainement pas laissés indifférent. Seulement, certaines de ces nouvelles m’ont paru moins convaincantes, et peut-être même un peu nuisibles à l’ensemble, car mettant en avant, délibérément ou pas, une certaine répétition un peu regrettable. Le bilan demeure cependant positif, largement – et ceci même sans prendre en compte le dessin, lequel justifie assurément qu’on s’y arrête, à lui seul : le trait d’Ikegami Ryôichi est vraiment admirable. Demeure ce vague regret de ce que la partie Yuko domine autant sur la partie Extraits de littérature japonaise… Mais, au fond, cela n’a rien de rédhibitoire, je suppose.

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Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique et Averoigne, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique et Averoigne, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique & Averoigne, [Zothique. Averoigne], traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Bétan, préface de Scott Connors et postface de S.T. Joshi, traduites de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, note d’intention de Julien Bétan, couvertures de Zdzislaw Beksinski, illustrations intérieures de Santiago Caruso, illustrations des lettrines et cartes par Goulven Quentel, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 459 p.

LIVRES UNIVERS

 

Lire – enfin ! – Clark Ashton Smith… Le financement participatif lancé par les éditions Mnémos il y a un peu plus d’un an de cela m’en a enfin fourni l’occasion – et quelle occasion ! Le trouvage de corbeau ayant rencontré un beau succès, il a débouché sur un magnifique coffret comprenant trois très beaux livres, reliés avec signet et illustrés en couleurs (les couvertures de Zdzislaw Beksinski sont superbes, mais tout autant les illustrations intérieures de Santiago Caruso), sans compter quelques goodies, dont une carte de Zothique au format poster (c’est cool, j’aime les cartes), et comprenant, surtout, des dizaines de textes dans une nouvelle traduction plus que bienvenue, le cas échéant, et qui m’a l’air tout à fait satisfaisante, à en juger sur ce seul premier tome, un beau travail de Julien Bétan ; il faut d’ailleurs y ajouter un paratexte appréciable, avec ici une préface de Scott Connors et une postface de S.T. Joshi (il est partout), toutes deux traduites par Alex Nikolavitch.

 

Mais qu’en est-il du contenu proprement smithien de ces livres ? Le titre global est hélas trompeur : il ne s’agit certes pas d’une « intégrale » de Clark Ashton Smith, bien évidemmentmais pas même, comme on avait pu le dire, une intégrale de ses récits de fantasy, ai-je l’impression ? Mais il y a quand même du matériau – plus que conséquent.

 

En fait d’ « intégrale », il s’agit d’abord ici de reprendre tous les textes de Clark Ashton Smith se rapportant à ses quatre univers imaginaires récurrents : dans le premier tome, qui va nous intéresser aujourd’hui, nous avons donc tout Zothique, et tout Averoigne ; le deuxième volume, plus petit, comprend tout Hyperborée, et tout Poséidonis. Mais il y a aussi un troisième volume (dont je crois qu’il s’agit d’une spécificité du crowdfunding, indisponible autrement ?), qui comprend d’autres textes de fantasy, indépendants de ces quatre univers majeurs, mais pouvant correspondre je crois à des tentatives d’ensembles moins amples.

 

Aujourd’hui, nous nous pencherons donc sur Zothique et Averoigne… en relevant que le titre de ce premier volume n’est pas plus pertinent que le titre d’ensemble : Zothique est assurément un « monde dernier », c’est même une de ses caractéristiques essentielles, mais Averoigne n’est certainement pas dans ce cas, qui correspond à un monde passé...

 

UNE APPROCHE DE LA FANTASY

 

Je ne vais pas revenir ici sur la biographie de Clark Ashton Smith, et notamment sa décennie d’écriture de nouvelles (la quasi-totalité des textes ici compilés ont été composés durant cette brève période de production presque frénétique de fictions), ou encore son statut primordial de poète, avec la possibilité que ces nouvelles publiées dans des pulps (en fait, très concrètement ici, Weird Tales, systématiquement) puissent être envisagées comme des poèmes en prose : tout ceci, j’en ai parlé hier, en traitant de l’essai de Donald Sidney-Fryer The Sorcerer Departs: Clark Ashton Smith (1893-1961).

 

On peut cependant, en guise de préambule, dire quelques mots de l’approche du genre fantasy chez Clark Ashton Smith, et de ses implications en matière de style.

 

Smith était donc un poète avant que d’être un conteur – même s’il avait livré, adolescent, quelques nouvelles, où les influences essentielles (et communes avec le correspondant Lovecraft) des Mille et Une Nuits et du Vathek de William Beckford se faisaient particulièrement sentir ; Zothique témoignerait plus tard de ce que ce n’était pas un enthousiasme passager, mais bel et bien une influence déterminante.

 

En tant que poète, Smith ne donnait initialement guère l’impression de pouvoir être associé au monde des pulps (quand bien même ils publiaient de la poésie), mais il y viendra pourtant – peut-être via Lovecraft ? Car il prisait la littérature « d’évasion », l’imaginaire au premier chef – et il l’a sans doute toujours prisée. En fait, ce goût du fantastique et de l’irréalisme était si prononcé qu’il a débouché sur une (très) vague querelle avec son mentor, le poète George Sterling, qui louait par-dessus tout la poésie du jeune Smith, et ne renâclait, dans ce contexte, pas le moins du monde aux éléments proprement baroques qui y abondaient, mais ne comprenait pas l’engouement semble-t-il soudain du poète pour l’évasion à peu de frais des pulps… Lequel a répondu par un plaidoyer plus qu’enthousiaste. Mais c’était une très vague querelle, si même « querelle » est bien le mot : Sterling et Smith sont restés très liés jusqu’à la mort du premier, cette opposition relative n’était d’aucun poids dans les rapports entretenus par les deux poètes.

 

Quoi qu’il en soit, Smith n’avait rien de cette intelligentsia littéraire qui ne pouvait que conspuer la sous-littérature des pulps, et peut-être au premier chef de ceux traitant d’imaginaire – que l’on parle de science-fiction, genre tout juste naissant en tant que tel (Smith a régulièrement publié dans le Wonder Stories de Hugo Gernsback), ou de cette « nouvelle » forme de fantasy américaine dont Smith serait finalement l’un des pionniers, à l’égal de son correspondant Robert E. Howard, à moins d’englober tout cela et d’autres choses encore (le fantastique et l’horreur au premier chef) sous l’étiquette plus souple de « weird ».

 

En fait, il faut associer ici deux tendances complémentaires, mais peut-être pas parfaitement équivalentes : le goût de l’évasion, et le mépris du « réalisme » dans sa forme la plus vulgaire – et, ici, Smith rejoint largement Lovecraft. Pour le Barde d’Auburn, la fantasy constitue une « libération bienvenue et salutaire de la tyrannie oppressante de l’anthropocentrisme » ; en effet, à l’instar du gentleman de Providence, Klarkash-Ton est bien au contraire persuadé de ce que l’homme n’a pas de place significative dans l’univers. Mais cela va au-delà :

 

To me, the best, if not the only function of imaginative writing, is to lead the human imagination outward, to take it into the vast external cosmos, and away from all that introversion and introspection, that morbidly exaggerated prying into one's own vitals—and the vitals of others—which Robinson Jeffers has so aptly symbolized as "incest." What we need is less "human interest," in the narrow sense of the term—not more. Physiological—and even psychological analysis—can be largely left to the writers of scientific monographs on such themes. Fiction, as I see it, is not the place for that sort of grubbing.

 

Une position assez radicale, donc.

 

Mais, sur un mode plus pondéré, Smith traitant de la fantasy ici ou là, probablement surtout dans sa correspondance, peut faire penser à ce que son contemporain J.R.R. Tolkien exprimerait bientôt devant de doctes savants oxoniens dans sa fameuse apologie des « contes de fées », figurant dans le recueil Faërie et autres textes. Du moins se reconnaissent-ils essentiellement, vocabulaire spécifique ou pas, dans les fonctions qu’ils attribuent au genre fantasy – mais sans doute à une exception près, notable : l’eucatastrophe, si essentielle à la conception tolkiénienne de la féerie, ne signifie sans doute pas grand-chose pour Smith – même si, ai-je envie de préciser, ce concept-clef chez le philologue catholique va bien plus loin que le seul « happy end » ; or la préface de Scott Connors est quelque peu ambiguë à cet égard, notamment en appuyant sur les chutes « négatives » récurrentes chez le Barde d’Auburn (ce qui n’exclut pas des « bonnes fins » de temps à autre)… Même s’il est sans doute pertinent de relever que, dans la fantasy de Smith, les « mauvaises fins » sont régulièrement choisies par les protagonistes, de préférence à une « bonne fin » qui ne leur était en rien inaccessible.

UN STYLE ADAPTÉ

 

Quoi qu’il en soit, cette fantasy implique un style adapté, et Clark Ashton Smith le dérive de son expérience de poète – plus particulièrement de poète en prose ; au point où l’on a pu dire, comme Donald Sidney-Fryer dans The Sorcerer Departs, que nombre de ces nouvelles de fantasy pourraient tout aussi bien être envisagées comme autant de poèmes en prose, ou du moins de poèmes en prose « développés ». Il est vrai que, dans ce volume, même en faisant la part de la narration, certaines nouvelles de Zothique, par exemple, pourraient coller – ainsi, disons, « L’Empire des Nécromants », qui ouvre le cycle, ou peut-être davantage encore « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra ».

 

En fait, à cet égard, l’approche de Clark Ashton Smith a quelque chose de savamment délibéré. Voici ce qu’il pouvait en dire :

 

My own conscious ideal has been to delude the reader into accepting an impossibility, or series of impossibilities, by means of a sort of verbal black magic, in the achievement of which I make use of prose-rhythm, metaphor, simile, tone-color, counter-point, and other stylistic resources, like a sort of incantation.

 

D’où cette langue à la fois chatoyante et peu ou prou « extraterrestre » (une chose qui ne pouvait que séduire un Lovecraft, j’imagine). Sans doute peut-on au moins pour partie la dériver, au-delà des modèles poétiques de l’auteur (et plus particulièrement en termes de poésie en prose), Poe et Baudelaire, de choses bien plus anciennes – en fait, la fascination enfantine pour les contes, et notamment ceux des Mille et Une Nuits, ressurgit ici, complétée au registre de l’orientalisme par Vathek : au fond, ces influences primordiales n’ont jamais lâché l’auteur. Mais cette langue largement incantatoire emprunte sans doute dans une égale mesure à d’autres sources, dont peut-être cette Bible du Roi Jacques qui, vingt ou trente ans plus tôt, avait fourni le substrat stylistique des contes oniriques de Lord Dunsany (S.T. Joshi, dans sa postface, fait explicitement le rapprochement entre les deux auteurs – et c’est encore une autre manière de lier Smith à Lovecraft).

 

Mais le « style » doit probablement être entendu au sens large – ce qui dépasse le seul registre de la langue, aussi baroque et chatoyante soit-elle, lequel pourtant suffit probablement à placer Smith au-dessus des deux autres « mousquetaires » de Weird Tales (avec toute la passion que m’inspire Lovecraft, je n’ai aucun doute quant à la supériorité formelle de Smith, écrasante). Le Barde d'Auburn ne fait pas qu’aligner des mots, même colorés, il sait aussi parfaitement raconter des histoires, avec toute la compétence d’un conteur madré, conscient et maître de ses effets, et sachant en outre véhiculer le récit via des personnages autrement complexes, là encore, que ceux souvent « fonctionnels » d’un Lovecraft ou d’un Howard – une remarque avancée notamment par E. Hoffmann Price, confrère en pulps qui a eu l’insigne privilège d’être le seul homme à avoir rencontré successivement les trois maîtres de Weird Tales.

 

Même avec ce que la publication des cycles de Zothique et Averoigne en intégralité peut comporter de faiblesses et de redites, le tableau final est néanmoins celui d’un auteur puissant et habile avec les mots comme avec les thèmes – un auteur parfois joueur sur ces deux plans, aussi.

 

ÉROS ET THANATOS

 

Mais ces thèmes, donc : quels sont-ils ? Multiples, sans doute – d’abord et avant tout : une œuvre de pareille ampleur ne saurait probablement être résumée à deux ou trois formules, même si l’analyse impose plus ou moins de procéder ainsi…

 

Chaque cycle a ses propres préoccupations : Zothique, ainsi, est une ode à la décadence, où l’idée de « fin » est omniprésente, et bannissant comme futiles toutes les prétentions à la civilisation, au progrès et aux œuvres de la raison. Cette décadence, en dehors du seul chatoiement paradoxalement coloré d’un univers en fin de vie, s’exprime aussi dans un regard ambigu sur le passé, très concrètement incarné dans la pratique perverse et pourtant presque commune de la nécromancie. La sexualité a son mot à dire, à tous les niveaux, en tant que figure marquée de la décadence.

 

Averoigne, moins fantasque, est un terrain propice à la mise en scène d’une pseudo-rationalité d’ordre essentiellement religieux, luttant vainement contre les connotations les plus sombres (et en même temps parfois très prosaïques) d’une sorcellerie dont les abbés, etc., souhaiteraient qu’elle ne soit plus qu’un mauvais souvenir, et fort lointain – à moins bien sûr qu’ils ne soient eux-mêmes corrompus à cet égard, tel saint Azédarac, ou que leur pureté, très fâcheusement, ne leur offre pas le moins du monde les clefs pour l’emporter dans cette lutte eschatologique, ne leur laissant pour seul recours... que de faire appel à une autre sorcellerie. D’autant que le « mal » contre lequel nos saints hommes se dressent avec plus ou moins d’assurance, sinon de conviction outragée, relève souvent d’une sexualité qu’ils ne sauraient percevoir autrement que comme une menace à réprimer – un autre combat futile…

 

Globalement, l’amour et la mort, l’inévitable duo des instincts, sont cependant presque toujours de la partie. La fantasy de Smith, dans ces deux cycles en tout cas, a un caractère morbide marqué, auquel je ne connais guère d’équivalents ; bien sûr, le rôle essentiel de la nécromancie, surtout dans Zothique, en est un témoignage éloquent, sur lequel il me faudra revenir en temps utile. Mais, même sans recourir à ce procédé, la mort, qui est aussi la fin, la destruction parfois, l’oubli autrement, est toujours là – tapie non loin.

 

Or la mort entretient souvent des relations complexes avec l’amour – lequel peut être envisagé à la « romantique », voire « platonique », ou tourner bien plus concrètement à la mise en scène d’une sexualité franche et même outrée, porteuse à l’occasion de restrictions morales ou au contraire farouchement libérée sinon proprement libératrice. En fait, les deux univers de Zothique et Averoigne jouent de cette thématique de manière paradoxale : la décadence du dernier continent implique son lot de scènes d’orgie ou peu s’en faut, mais, hypocrisie ou pas, elle s’accompagne souvent de « critiques » d’ordre moral, dans des récits empruntant parfois des allures de fables ; Averoigne, au contraire, met en scène un monde « médiéval » où la sexualité est strictement réprimée par l’Église omniprésente, mais elle n’en apparaît que plus libératrice hors du mesquin contrôle des institutions.

 

Dans les deux cas, le ton peut se montrer moqueur, ou plus généralement provocateur. Plusieurs de ces nouvelles s’illustrent par un contenu érotique assez marqué, à un point parfois surprenant – et qui a pu choquer un Farsnworth Wright, retournant furieux quelques textes à Smith au prétexte qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », ou que « le satyriasis [n’était] pas dans la ligne éditoriale de Weird Tales » (magazine qu’on aurait pu supposer moins frileux, à regarder simplement ses couvertures, notamment celles de Margaret Brundage, mais c’est sans doute un biais guère significatif) ; il faut dire que la conception du « spicy », chez Smith, pouvait passer par des séquences fort étranges – pensez à « La Mère des crapauds » étouffant le pauvre « héros » sous ses énormes mamelles ; ce en quoi la nouvelle faisait d’ailleurs écho à la très narquoise « Vénus exhumée », immédiatement antérieure dans le cycle d’Averoigne, où l’auteur raillait méchamment les pulsions charnelles plus ou moins vertement réprimées des hommes d’Église…

 

Mais ce jeu ambigu de l’amour et de la mort imprègne bien davantage de nouvelles d’un ton moins léger, dérivant son traitement des deux notions, davantage associées qu’opposées, des canons d’une école décadente portée sur le scandale et l’ironie. L’orientalisme de Zothique y a d’ailleurs sa part. Quoi qu’il en soit, des « triangles amoureux » les plus chastes (dit-on) aux quasi-orgies frontalement lascives et perverses, les jeux pas si contraires d’Éros et Thanatos ne sont pas pour rien dans la réussite des contes, au plan de l’ambiance comme du fond.

 

LE FRÈRE DU LEVANT

 

Par ailleurs, lecteur de Lovecraft, j’ai été tout naturellement incité à guetter dans les nouvelles de ce beau volume des allusions « lovecraftiennes » : Clark Ashton Smith avait après tout participé à l’élaboration du « canular » cthulhien, et les deux auteurs s’appréciaient énormément, et s’empruntaient régulièrement.

 

En fait, les références lovecraftiennes « explicites » sont très rares : en dehors de « Iog-Sotôt » mentionné dans « Saint Azédarac » (dans le cycle d’Averoigne), on ne trouve pas grand-chose. Sans doute faut-il chercher de telles allusions dans un registre davantage implicite – mais sans aller jusqu’au principe même d’une « horreur cosmique », trop vague en tant que tel, même si Zothique en serait probablement une très parlante illustration (pas Averoigne) ; mais, plus concrètement, dans « Le Sombre Eidolon », Smith évoque par exemple le retour en Zothique des « anciens dieux » de la Lémurie, de Mu et d’Hyperborée...

 

C’est ici qu’intervient une sorte de biais – car Smith fait assez régulièrement usage d’un lexique connu des amateurs de Lovecraft ; seulement, il ne s’agit pas de références « lovecraftiennes » à proprement parler, mais de références « internes » à l’œuvre smithienne ! Plusieurs nouvelles évoquent ainsi le vieux mage d’Hyperborée Eibon, son fameux Livre, ou encore son anneau. Eibon est à maints égards l’Abdul Alhazred de Clark Ashton Smith, et le Livre d’Eibon son Necronomicon. Lovecraft et les autres lovecraftiens en ont souvent fait mention (avec éventuellement des adaptions – le Livre d’Eibon traduit en latin devient le Liber Ivonis, etc.), mais tout cela est propre à Smith, à la base. Il en va de même pour son plus fameux « Grand Ancien », Tsathoggua, qui apparaît de temps à autre ici, éventuellement sous d’autres graphies : dans « Saint Azédarac » encore une fois, on trouve ainsi « Sodagui », et dans un synopsis « Sadoqua ». Reste que ces références internes renvoient avant tout au cycle d’Hyperborée, et je suppose que sa lecture, dans le deuxième tome de cette « intégrale », sera autrement éclairante à ce propos.

 

Car, dans ce premier tome, ce n’est probablement pas si significatif que cela. Averoigne dépeint un monde fondamentalement chrétien, catholique plus précisément, même avec des réminiscences païennes, et saint Azédarac est comme une exception à ce niveau (en notant toutefois que, selon S.T. Joshi, Clark Ashton Smith avait songé à faire de l’abbé-sorcier un personnage récurrent) – d’autres sorciers révèrent peut-être ces même dieux oubliés, sans l’exprimer, on a quelques indices à ce sujet, mais, aux yeux de tous, ils sont avant tout des adorateurs du Diable, et un Diable très chrétien ; c’est probablement tout ce qui compte.

 

Quant à Zothique, à la fin des temps, c’est un monde qui, même dans la crainte éventuelle du retour de ces « dieux anciens » scellant le sort d’une humanité de toute façon à bout, redoute bien davantage le prince des démons Thasaïdon, souvent méphistophélique, plutôt qu’un Tsathoggua impossible à se figurer – les deux noms sont peut-être liés, mais les implications tout autres, et c’est ce qui compte, là encore.

 

Par ailleurs, les monstres et autres créatures surnaturelles que nous croisons dans ce premier volume sont relativement « classiques » pour l’essentiel : des hordes de morts-vivants dans Zothique, et des variations sur le vampire, le loup-garou, la sorcière, etc., dans Averoigne. On compte tout de même quelques exceptions : dans Zothique, « Le Tisseur dans la tombe » est sans doute une variation sur le vampire, mais suffisamment abstraite et « autre » pour évoquer quelques extraterrestre indicible typique de Lovecraft ; tandis que, dans Averoigne, « La Bête d’Averoigne » emprunte finalement presque autant à « La Couleur tombée du ciel », là encore, qu’à la Bête du Gévaudan – peut-être.

 

Reste que, « Iog-Sotôt » mis à part, on ne trouve donc pas de références lovecraftiennes ici, seulement des allusions d’ordre interne et personnel, « mythiques/lovecraftiennes par répercussion ». Cependant, il est clair que ces dernières ont eu une postérité non négligeable chez Lovecraft, ses collègues et ses suiveurs – parfois d’ailleurs de manière inattendue : après tout, Lovecraft citait Averoigne dans sa « révision » pour Hazel Heald « Out of the Aeons »...

Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique et Averoigne, de Clark Ashton Smith

ZOTHIQUE OU LE DERNIER CONTINENT

 

Il est bien temps d’aborder les textes de Smith en eux-mêmes. Nous commençons donc avec Zothique, et d’abord quelques généralités – après quoi je dirais quelques mots de chacun des textes composant le cycle.

 

Une Terre mourante à la géographie indécise

 

À la différence des trois autres cycles de cette « intégrale », Zothique ne se situe pas dans un lointain passé, mais dans un futur éventuellement plus éloigné encore. Le continent de Zothique, ainsi que Clark Ashton Smith lui-même l’avait indiqué à H.P. Lovecraft, est en fait la « contrepartie », dans le futur, de sa propre Hyperborée. C’est le dernier continent d’une Terre qui n’en a plus pour très longtemps : littéralement, une « Terre mourante », ce qui nous renvoie bien sûr au cycle plus tardif de Jack Vance, mais qui constitue au-delà un genre à part entière, où Smith avait quelques précurseurs (par exemple William Hope Hodgson, qu’il appréciait beaucoup).

 

Mais, comme chez Vance, ce monde en fin de vie n’a en fait plus aucune attache avec le nôtre : toute idée de progrès est bannie, les ruines de Zothique étant l’illustration éloquente de la vanité de ce concept ; la rationalité scientifique est tout bonnement inconcevable dans pareil cadre, elle a disparu depuis des éternités, et la Terre dans sa phase ultime est devenue, comme chez Vance, Un monde magique.

 

Le ton, cela dit, est bien différent des bêtises picaresques de Cugel ou de la pompe amusante de Rhialto… Non que l’humour soit totalement absent de Zothique, il y en a même régulièrement, mais le ton global est plutôt à la mélancolie, dans la contemplation dépressive des échos du passé et l’attente de la fin inéluctable.

 

Enfin, Zothique relève à sa manière de l’horreur cosmique, car, bien que mettant en scène des hommes et des femmes, ainsi que des civilisations, le cycle souligne à chaque instant que tout ceci est éphémère, et d’aucune importance – au point, a-t-on pu dire, de la misanthropie… Mais cela participe du succès du cycle : pour Brian Stableford, ainsi, Zothique était le meilleur univers de Clark Ashton Smith, justement parce qu’il constituait l’antithèse d’Averoigne, cycle bien plus « humain » et même « terre à terre ». C’est sans doute à débattre, dans l’absolu, mais, au sortir de ce premier tome, je rejoins volontiers cet avis : cela ne signifie pas qu’Averoigne soit mauvais, bien plutôt que Zothique est incroyablement brillant...

 

Dans la même lettre citée plus haut, Smith expliquait à Lovecraft que le continent de Zothique se trouvait (ou se trouverait) au milieu de l’Atlantique Sud. Mais les indications géographiques manquent pour vraiment appréhender ce que représente cet ultime refuge de l’humanité… Smith lui-même n’en a jamais dressé de carte, mais plusieurs s’y sont essayé après lui ; toutefois, à ce qu’il semblerait, aucune de ces cartes n’est totalement convaincante, on y trouve toujours des contradictions par rapport au texte – il est vrai que Smith n’était peut-être pas un acharné de la cohérence lui-même… Cela vaut, bien sûr, pour la carte qui nous est fournie dans cette belle édition, sous forme de poster (très joli) ainsi que dans la couverture intérieure de ce premier volume (où elle est hélas presque illisible en raison d’un choix de police plutôt fâcheux).

 

Qu’importe la précision en l’espèce. Deux choses sont davantage importantes : d’une part, le flou temporel du cycle, au-delà de son caractère ultime : il pourrait aussi bien se répartir sur des milliers d’années (ce qui n’est pas forcément un paradoxe, même dans le cadre d’une « Terre mourante »). D’autre part, sa dimension exotique sur un mode orientalisant qui doit beaucoup aux Mille et Une Nuits, à Vathek et à Dunsany, donc, avec de splendides villes des plus baroques (mais pas moins destinées à finir en ruines dont personne ne se souviendra) ainsi que de nombreux déserts… abritant d’autant plus de tombes infestées de momies.

 

Nécromancie !

 

Car Zothique est enfin l’occasion, pour moi, de trouver en littérature une figure notamment rôlistique que j’apprécie tout particulièrement : celle du nécromancien !

 

Je m’explique : même si bien au-delà de la seule pratique divinatoire que l’étymologie semble indiquer, la nécromancie et les nécromanciens de la littérature de fantasy, pour ce que j’en avais lu jusqu’alors, incluant les plus grands auteurs (Tolkien au premier chef), ne correspondait jamais vraiment à l’image du nécromancien à laquelle les jeux de rôle m’avaient habitué, sur table (Warhammer, Donjons & Dragons notamment dans l’optique de Ravenloft, etc.) ou informatiques (Heroes of Might and Magic, éventuellement The Elder Scrolls, etc.). Hors romans sous licence, qui ne comptent donc pas vraiment, j’avais l’impression de ne trouver nulle part en littérature d’équivalent ou même, supposais-je, de source, correspondant à ce modèle du méchant sorcier un peu pâlichon et foncièrement mégalomane qui, d’un claquement de doigts, fait jaillir des cimetières des régiments entiers de squelettes pour asservir la civilisation, ou autrement la détruire par jalousie.

 

Quand Tolkien parle du « Nécromancien de Dol Guldur », non, ce n’est pas tout à fait ça… Quand Moorcock qualifie son pénible Elric de « Nécromancien », ce n’est pas du tout ça. En sword and sorcery, quelques choses pouvaient vaguement s’en rapprocher, y compris chez Howard d’ailleurs – dont les sorciers systématiquement mégalomanes et corrompus avaient un peu de ça –, mais sans que ce soit jamais tout à fait ça non plus (à la limite, le Kane de Karl Edward Wagner pourrait davantage coller). Mais d’où venaient donc ces nécromanciens qui m’ont toujours fasciné dans les jeux de rôle, les wargames, etc ?

 

Eh bien, peut-être de chez Clark Ashton Smith, et plus particulièrement Zothique ! La nécromancie est un thème essentiel de cet univers, qui survit littéralement sur les montagnes de cadavres des ères qui l’ont précédé : d’une manière ou d’une autre, cette pratique magique dévoyée et perverse, qui corrompt le présent au nom d’un passé déjà corrompu, figure dans chaque récit de Zothique ou peu s’en faut.

 

Mais certains vont bien plus loin, et de manière explicite – par exemple « Les Nécromants de Naat », où l’île occidentale de Naat, non loin du bord du monde, constitue un royaume des morts isolé, sous la coupe d’une famille de sorciers morbides. Mais c’est en fait la première nouvelle de Zothique qui est ici particulièrement éloquente : « L’Empire des nécromants » ; dans ce texte en effet, deux nécromanciens forcément mégalomanes ne se contentent certes pas de vivre dans leur utopie macabre, à cet égard guère différente de celle de Naat, avec des milliers de morts qui seraient autant de domestiques, mais poussent la volonté de puissance jusqu’au désir de conquête, lâchant leurs immenses et peu coûteux régiments de squelettes à l’assaut de la civilisation !

 

Mais d’autres nouvelles ne sont pas si éloignées que cela de cette figure canonique : « Le Sombre Eidolon » ou « Xeethra », d’une certaine manière… Tandis que d’autres récits usent de la thématique morbide d’une manière sans doute différente, cependant liée – comme « Le Dieu nécrophage ».

 

Et ça m’a beaucoup plu, tout ça. La nécromancie, c’est le bien. Y a pas mieux.

 

D’ailleurs, je suis un Social Justice Necromancer de niveau 47, alors...

 

L’archétype de la décadence

 

Ceci, c’était sans doute une marotte toute personnelle. Mais s’il est une idée qui traverse le cycle, de manière bien plus significative, c’est sans doute celle de décadence.

 

Une notion polysémique ? Ici, je crois qu’il faut prendre en compte deux dimensions de la décadence.

 

La première est historique, et éventuellement prosaïque. Rise and Fall… mais ici on s’en tient à « Fall ». Zothique se situant tout au bout de la vaine course de la civilisation, c’est un univers qui ne cesse de proclamer son statut « inférieur », au travers d’une contemplation obnubilée et névrotique du passé qui n’est plus, s’il a jamais été, et qui demeure de toute façon incompréhensible. Les ruines sont plus nombreuses que les vraies villes, et tout le monde sait que ces dernières ne dureront pas – à la différence près qu’elles ne seront jamais remplacées, cette fois. Cette notion historique de la décadence, Clark Ashton Smith la revendiquait – il disait même s’en régaler, et y trouver une forme d’exutoire à ce qu’il présentait comme une « haine de la modernité ». Au point, en fait, où, à choisir un allié parmi les deux autres « mousquetaires » de Weird Tales, Smith aurait appelé Howard à l’aide, et non Lovecraft : il le dit dans une lettre à Robert H. Barlow, avançant même qu’il aurait adoré se réunir avec le créateur de Conan pour conspuer la civilisation avec lui… et contre le gentleman de Providence, le cas échéant – il disait par ailleurs se sentir bien plus « étranger » et « anachronique » encore que ce dernier.

 

Mais la deuxième dimension de la décadence à mentionner ici est artistique – notamment littéraire, mais pas uniquement. Smith raffolait des auteurs dits « décadents » ou « décadentistes » français, également dits « fin-de-siècle » (le XIXe en l’espèce), mouvement qu’il faisait cependant partir de Baudelaire, ou éventuellement du Flaubert de La Tentation de saint Antoine, mais dont le livre emblème serait probablement À rebours, de Joris-Karl Huysmans. Un mouvement essentiellement français – il ne serait anglais qu’ultérieurement (je suppose qu’aux États-Unis, le Chambers du Roi en Jaune pourrait s’inscrire dans cette filiation – mais notamment au travers de nouvelles « françaises »), même s’il avait à n’en pas douter des précurseurs outre-Manche ou outre-Atlantique, Poe comme de bien entendu, mais sans doute aussi les auteurs gothiques de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe (et on retrouve ici Vathek ; en France, à sa manière excessive, Sade me paraît pouvoir être associé à cette notion originelle du « roman noir »).

 

Le mouvement décadent, dans cette continuité éventuelle, passait peut-être avant tout par la mise en avant de thèmes ô combien scabreux, et Zothique a à cet égard quelque chose d’un Bingo du décadentisme : l’ennui, la perversion sexuelle, les femmes fatales, la sorcellerie, la lascivité, le sadisme, l’hédonisme qui pousse jusqu’à l’horreur… Tout ceci, bien sûr, dans le contexte global d’une décadence au sens historique, renforçant l’outrance des thèmes. Mais il s’agit aussi d’y mettre de la couleur – via un style exubérant, chatoyant, celui des Mille et Une Nuits, mais aussi du Saint Antoine de Flaubert, celui du Pegāna de Dunsany, etc. Exactement les envies de Smith...

 

Et ça lui a réussi ! Or c’est là une approche souvent périlleuse… Le genre est par essence sur la corde raide entre le sublime et le ridicule, entre le bon grotesque et le mauvais grotesque (non, ceci n’est pas un sketch des Inconnus). Nombre d’auteurs s’y sont cassés les dents – et, aurais-je envie de dire, Lovecraft parmi eux, qui a eu une brève période « décadente », globalement guère convaincante, même s’il y infusait le cas échéant un humour presque salvateur (« Le Molosse », « L’Indicible »…) ; je suppose que « Je suis d’ailleurs » pourrait constituer une exception, ici – sur un mode autrement sérieux, et d’autant plus périlleux. Mais Clark Ashton Smith s’est semble-t-il régalé à composer les récits de Zothique – et le lecteur de s’en régaler à son tour !

 

Les textes

 

Zothique est le plus vaste cycle de Clark Ashton Smith. Il est composé de seize nouvelles, un poème, une pièce de théâtre en un acte, et, pour les plus acharnés, quatre fragments et synopsis (en fait parfois tellement restreints que cette qualification a quelque chose d’un peu absurde). Sauf erreur, les nouvelles sont présentées dans l’ordre de composition, mais précédées par le poème (en fait le texte le plus tardif) et suivies par la pièce et les fragments. Quelques mots à propos de tout ceci…

 

Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.

Zothique (« Zothique », 1951)

 

Le cycle s’ouvre sur un poème sobrement intitulé « Zothique », mais, ne pas s’y tromper, c’est donc le texte le plus tardif de l’ensemble, puisqu’il date de 1951, soit quinze à vingt ans après la composition de la plupart des nouvelles de Zothique. Plus loin, et dans les mêmes conditions, nous trouverons un poème du nom d’ « Averoigne », là encore daté de 1951. Je suppose donc que les deux ont été écrits afin d’introduire les cycles lors de leur compilation.

 

Le poème, très bonne idée, est donné en bilingue. Il offre un aperçu bienvenu de la puissance d’évocation du Barde d’Auburn, dans un style porté sur la scansion, mais aussi, supposé-je, de la qualité de la traduction de Julien Bétan, de bon augure pour la suite. En tant que tel, il constitue une introduction idéale.

 

L’Empire des nécromants (« The Empire of the Necromancers », Weird Tales, septembre 1932)

 

« L’Empire des nécromants », régulièrement cité comme faisant partie des meilleurs récits de Clark Ashton Smith, inaugure le cycle de Zothique en fanfare, en en disposant un certain nombre de thèmes essentiels, dont, bien sûr, celui de la nécromancie : comme dit plus haut, ce texte extrêmement macabre constitue la plus forte représentation littéraire du nécromancien suscitant ses hordes de squelettes pour anéantir la civilisation que j’aie jamais lue hors jeux de rôle.

 

Au-delà, l’emphase du texte est d’un bel à-propos, qui parvient à concilier cette approche morbide avec le chatoiement d’une plume colorée autant que puissante, pour un résultat qui séduit d’emblée et ne cesse de convaincre encore davantage par la suite, jusque dans ses ultimes traits de fable où, même de manière tordue, la « morale » semble enfin l’emporter… au moins temporairement. Car ce texte a une dimension « cosmique » tout à fait appréciable.

 

L’Île des tortionnaires (« The Isle of the Torturers », Weird Tales, mars 1933)

 

« L’Île des tortionnaires », ensuite, s’inscrit sans doute dans la continuité du récit précédent, formellement du moins, mais raconte pourtant une tout autre histoire – et si l’on tient à tout prix à juger la conclusion « morale », c’est au prix de circonvolutions tortueuses et d’une cruelle ironie…

 

Le récit s’ouvre sur une épidémie foudroyante, qui anéantit tout un royaume en quelques heures à peine. Le roi seul ou presque parvient à y échapper, grâce à l’intervention de son vieux et fidèle compagnon sorcier (on trouve plusieurs figures « positives » de sorciers dans Zothique, et, étrangement ou pas, dans Averoigne également : les guillemets s’imposent peut-être par précaution, mais disons du moins que les sorciers smithiens ne sont pas aussi unilatéralement mauvais et corrompus que ceux de Robert E. Howard). Le roi tente de fuir la ville décimée en compagnie des trois de ses esclaves à avoir survécu… mais leur bateau dérive bien trop à l’est, sur une île maudite dont les habitants sont notoirement des tortionnaires ! Et ils usent de mille stratagèmes pour susciter des naufrages et exercer leurs talents sordides sur les survivants…

 

Seule une femme semble se montrer bonne pour le roi malmené – mais le lecteur sait très bien ce qu’il en est. Sans doute sait-il aussi comment la nouvelle va s’achever, dans la plus cinglante ironie donc, mais peu importe : ça fonctionne très bien ! Le récit s’avère délicieusement sadien, et aussi outrancier dans le fond qu’élégant dans la forme. Une vraie réussite là encore.

 

Le Dieu nécrophage (« The Charnel God », Weird Tales, mars 1934)

 

« Le Dieu nécrophage » est peut-être une nouvelle un peu plus convenue que les deux précédentes, notamment en ce qu’elle fait figurer un personnage que l’on peut juger « héroïque », jusqu’à un « happy end ». Mais son ambiance joliment macabre la préserve de la banalité – c’est peu dire.

 

Notre héros, puisqu’il y en a un, est un homme de passage dans la ville de Zul-Bha-Sair, qui voit sa compagne inanimée être emmenée au temple du dieu-goule Mordiggian (qui a plus ou moins intégré le « Mythe de Cthulhu », notamment sauf erreur dans les déclinaisons rôlistiques des Contrées du Rêve), car telle est la loi. Mais le voyageur sait que sa compagne n’est en fait pas morte, seulement la victime d’une affliction qui la plonge temporairement dans une catatonie à la semblance de la mort… Il décide donc – héroïque, vous dis-je ! – de pénétrer dans le temple interdit et de braver le dieu et ses prêtres… qui pourraient bien être des goules également.

 

Mais, sur place, il fait la rencontre d’autres « visiteurs » du temple : un nécromancien et ses deux assistants, qui entendent voler le cadavre d’une princesse, au mépris du vieil accord conclu entre le sorcier et les prêtres… L’intervention de ces derniers, mais aussi du dieu nécrophage en personne, permettra enfin de faire le tri des vivants et des morts, ainsi que des coupables et des innocents.

 

L’ambiance est pour beaucoup dans la réussite de ce conte très efficace, et cette ambiance doit énormément à la très belle plume de Clark Ashton Smith

 

Le Sombre Eidolon (« The Dark Eidolon », Weird Tales, janvier 1935)

 

« Le Sombre Eidolon » est à nouveau un récit jugé comme faisant partie des meilleurs de l’auteur. Le résumer ne ferait guère de sens : l’histoire est somme toute très simple, qui narre un affrontement démesuré entre un roi odieusement corrompu et un sorcier parti de rien et violemment rancunier. L’intérêt est ailleurs, dans la dimension ample et même spectaculaire du récit, notamment dans les cauchemars hallucinés et les illusions proprement surréalistes que suscite le nécromancien.

 

En fait, Clark Ashton Smith lui-même qualifiait cette nouvelle de « cinématographique », et à bon droit, car elle relève d’une certaine manière de l’imagier macabre et non moins baroque ; à en croire Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, il y avait d’ailleurs eu, à l’époque, un projet d’adaptation ! Hein ? Sérieux ?! J'ai du mal à le croire... Mais il se félicite de ce qu’il n’ait pas abouti – le risque était trop grand de ne pas se montrer à la hauteur de la nouvelle, totalement démesurée…

 

On notera enfin, ainsi que S.T. Joshi en fait la remarque dans sa postface, que la nouvelle évoque le retour des « anciens dieux » de l’Hyperborée, de Mu et de Poséidonis (soit l’ultime écho de l’Atlantide chez Smith), ce qui contribue à la fois à développer comme un « hypercycle » smithien, associant divers univers dans une même logique globale, et à rapprocher, dans ses thématiques, la nouvelle, sinon l’univers, de la manière lovecraftienne. Toutefois, comme dit plus haut, ces « anciens dieux » ne sont pas forcément très cthulhiens, et, s’il en est un qui tire son épingle du jeu, c’est sans doute le méphistophélique Thasaïdon, auquel on fera souvent référence (voire plus…) dans les nouvelles ultérieures du cycle.

 

Le Voyage du roi Euvoran (« The Voyage of King Euvoran », 1933 ? Également publié dans Weird Tales en septembre 1947, sous une forme abrégée titrée « The Quest for the Gazolba »)

 

« Le Voyage du roi Euvoran » est une nouvelle à part dans le cycle de Zothique, et dont l’appartenance ou pas au dit cycle est en fait, au choix, problématique ou éloquente ; sa complexe histoire éditoriale est d’ailleurs rapportée en note de bas de page, exceptionnellement (il n’y en a guère d’autres exemples dans l’ensemble du volume, si ce n’est pour préciser telle ou telle référence à l’occasion). Si l’on en croit S.T. Joshi, ce texte aurait d’abord été envisagé dans le contexte de l’Hyperborée ; ensuite, Smith aurait finalement décidé de l’intégrer à Zothique, en usant d’un lexique approprié (pour l’ambiance, ça n’a vraiment pas grand-chose à voir, pourtant). Mais ce texte a été refusé par Farsnworth Wright, et sa publication dans Weird Tales n’aurait lieu que bien plus tard, dans une forme abrégée et, par ailleurs, expurgée de toute référence à Zothique, sous le titre « The Quest for the Gazolba »… Mais c’est bien le texte complet, intégré tant bien que mal dans Zothique, que nous pouvons lire ici – le texte tel qu’il avait été souhaité par Clark Ashton Smith.

 

Mais, même ainsi, ce récit détonne franchement dans le cycle… de par son caractère assez clairement parodique. Son « héros », le roi Euvoran donc, est d’ailleurs un personnage franchement stupide, ridicule et haïssable… D’autres despotes de Zothique pourraient sans doute prétendre à ces trois qualificatifs, mais leur conjonction dans un même récit d’une plume davantage badine que d’habitude (dont nous aurons encore quelques exemples par la suite, cela dit) tire le récit vers la farce.

 

Ledit roi devient peut-être le plus grand explorateur de son temps, mais pour le plus futile des motifs : remettre la main sur l’oiseau rare qui ornait sa couronne avant qu’un nécromancien hostile ne lui redonne vie… Euvoran et ses hommes se lancent donc dans une exploration systématique des îles situées à l’est du continent de Zothique, longue quête qui leur fait affronter bien des dangers, dont la découverte d’une civilisation d’oiseaux n’est pas le moindre – car lesdits oiseaux gardent les hommes en cage et pratiquent la taxidermie sur leurs cadavres, comme de juste… Ce qui ne marquera pourtant pas la fin des aventures du roi Euvoran, dont l’édification tardive nécessitera encore quelques déboires.

 

S.T. Joshi trouve la morale de ce texte « amère », mais l’ensemble m’a paru avant tout amusant, en dépit d’une fin qui m’a laissé un peu froid. La farce fonctionne, sur la majeure partie de la nouvelle, notamment parce que la plume (de gazolba) de Smith fait des miracles, en se montrant riche à l’excès, et pourtant toujours à propos.

 

Le Tisseur dans la tombe (« The Weaver in the Vault », Weird Tales, janvier 1934)

 

Le niveau baisse un peu, ai-je le sentiment, avec « Le Tisseur dans la tombe », nouvelle qui ne manque cependant pas d’atouts, et dont l’ambiance est toujours aussi réussie, mais qui me fait un peu l’effet d’être un de ces récits de Zothique dans lesquels l’auteur succombe vaguement à la formule : on nous décrit quelques bonshommes qui, pour une (mauvaise) raison ou une autre, doivent pénétrer dans une tombe que l’on aurait mieux fait d’oublier, lesdits bonshommes discutent des légendes qui s’y rapportent, ils s’y rendent néanmoins, et y font forcément une sale rencontre, pire encore que ce à quoi ils s’attendaient eu égard aux racontars, et ça se passe mal pour eux…

 

Il y a pourtant une relative originalité qui évite à la nouvelle de trop sombrer dans la médiocrité, à savoir son recyclage sous une forme « abstraite » du principe vampirique : pour S.T. Joshi, le « Tisseur » est la plus étrange créature de tout Zothique (c’est possible, même si les hybrides entre plantes et organes humains dans « Le Jardin d’Adompha » s’en tirent tout de même plus qu’honorablement) ; c’est aussi, sans surprise ? celle qui évoque le plus Lovecraft – et par exemple « La Couleur tombée du ciel ».

 

D’où de belles images, et quelques moments forts ; mais, à mon sens, rien de vraiment impérissable – si j’ose dire.

 

Le Fruit de la tombe (« The Tomb-Spawn », Weird Tales, mai 1934)

 

On retrouve hélas aussitôt cette même impression de formule dans la nouvelle suivante, « Le Fruit de la tombe », qui, pour le coup, sonne d’autant plus comme une redite.

 

En fait de vieilles légendes, les voyageurs discutent plutôt ici d’une prophétie – ce qui ne change pas forcément grand-chose à la suite. La véritable originalité, encore que très relative, du « Fruit de la tombe », c’est l’affrontement contre des créatures sauvages, « en extérieur », et dans le désert, qui précède l’excursion dans la tombe ; jusqu’ici, cela fonctionnait assez bien, mais la formule devient trop voyante ensuite pour véritablement convaincre.

Les Charmes d’Ulua (« The Witchcraft of Ulua », Weird Tales, février 1934)

 

On revient à quelque chose de plus enthousiasmant, et en tout cas plus personnel, avec « Les Charmes d’Ulua », nouvelle qui délaisse la formule pulp pour revenir à l’essence même du « décadentisme » de Zothique, et avec une dimension érotique très marquée, qui aura de nouveau l’occasion de se signaler par la suite. Farsnworth Wright en avait d’ailleurs rejeté la première version, au motif qu’il s’agissait d’une « pure histoire de sexe », nous apprend S.T. Joshi… Lequel mentionne aussi ce texte comme illustrant la tension entre Éros et Thanatos si fréquente dans les nouvelles de Klarkash-Ton.

 

Le jeune héros fait tout pour ne pas succomber à la tentation (pour Scott Connors, d’ailleurs, la nouvelle peut globalement être envisagée comme une variation sur La Tentation de saint Antoine de Flaubert) ; cela implique notamment de faire appel à un parent qui est un puissant sorcier, sans être maléfique pour autant, une nouvelle fois.

 

Mais le récit convainc surtout, s'il convainc, pour son ambiance, et donc, car ces deux dimensions sont toujours liées, pour sa plume très chatoyante mais toujours à propos.

 

Xeethra (« Xeethra », Weird Tales, décembre 1934)

 

Cependant, avec « Xeethra », le niveau regrimpe sacrément, jusqu’à atteindre de nouveaux sommets – la critique est unanime. Et je m’y associe sans peine : c’est une des meilleures nouvelles de Zothique, et plus largement de ce premier tome de « l’intégrale » ; je ne serais pas surpris qu’il soit un des meilleurs récits de Clark Ashton Smith de manière générale.

 

Xeethra est un berger orphelin, sans cesse brimé par l’oncle qui est supposé l’élever, mais qui l’exploite plus qu’autre chose. Le jeune berger s’égare dans une vallée perdue, où il croque un fruit de la teneur de celui du Jardin d’Éden – ce qui lui vaut d’être maudit par un dieu, comme de juste, en l’espèce ce Thasaïdon que nous avons déjà croisé et que nous recroiserons…

 

Dès lors, le berger est submergé par les souvenirs d’une autre personne, un certain Améro, qui fut le roi d’une lointaine contrée il y a plus de mille ans de cela (bon moyen, au passager, de témoigner de l’ampleur temporelle des récits de Zothique, fin du monde ou pas). Xeethra, ou peut-être Améro, n’a dès lors plus le choix : il lui faut regagner son royaume de Calyz, et sa capitale de Shathair. Un long périple, sous les quolibets des paysans qui prennent tous le jeune homme pour un fou – ce qu’il est bel et bien d’une certaine manière… Mais quand Xeethra/Améro gagne enfin les rues de Shathair, c’est pour découvrir qu’elles ne sont plus que des ruines depuis fort longtemps – un environnement bien triste, où ne vivent plus que des lépreux exilés du monde…

 

Mais Thasaïdon, plus méphistophélique que jamais, extorque alors au pauvre fou un pacte assurément faustien : il exauce les vœux de sa victime, qui obtient la résurrection de la ville et du royaume – une entreprise finalement nécromantique, à sa manière… S’ensuivent des années de bonheur et de prospérité, jusqu’à ce que des maux infinis se mettent à accabler le royaume tiré de l’oubli, sur un mode proprement apocalyptique – tandis qu’Améro, qui n’y songeait plus depuis fort longtemps, succombe à des rêves étranges, dans lesquels il n’est certes pas roi, mais rien de plus qu’un simple berger dans de lointaines montagnes… Son âme, simple ou double, est de toute façon perdue.

 

C’est un texte absolument superbe – très fin dans le fond comme dans la forme. Sa douce mélancolie, et son personnage central d’une complexité qui ne ressort pas forcément de ce résumé, en font une des plus belles réussites de tout Zothique.

 

Le Dernier Hiéroglyphe (« The Last Hieroglyph », Weird Tales, avril 1935)

 

Avec « Le Dernier Hiéroglyphe », on retrouve d’une certaine manière l’exception plus ou moins problématique du « Voyage du roi Euvoran », et pour les mêmes raisons : le ton est assez léger, cocasse, voire parodique.

 

Nous y suivons en effet un astrologue minable – aux yeux de tous, y compris les siens –, dont l’ultime prophétie, aussi folle soit-elle, s’avère bien plus plausible que d’habitude, quand des hiéroglyphes inconnus se mettent à se promener sur son thème astral. En résulte un voyage éventuellement onirique, en tout cas non désiré, dont l’objet est bien de révéler par la drôlerie que même le plus mauvais des astrologues, parfois, peut voir juste – comme une horloge cassée indiquant deux fois par jour la bonne heure.

 

C’est amusant, et ça déborde d’idées, mais pas au point d’être véritablement marquant.

 

Les Nécromants de Naat (« Necromancy in Naat », Weird Tales, juillet 1936)

 

Avec « Les Nécromants de Naat », on retourne à quelque chose de plus essentiel au cycle, et par ailleurs de tout à fait brillant – car la reprise du thème nécromantique n’exclut pas la surprise, tandis que le traitement de l’horreur s’y montre étonnamment explicite.

 

Notre héros est un prince en quête de son adorée, disparue. Il prend le bateau pour gagner les côtes lointaines où il suppose qu’elle a dû être emmenée, mais, à l’instar du roi de « L’Île des tortionnaires », il dérive, bien trop à l’ouest cette fois, emporté par des courants traîtres menaçant de précipiter son navire dans le vide cosmique au-delà du bord du monde…

 

Mais son destin est probablement plus redoutable encore, car il s’échoue en fait sur l’île de Naat : là, il retrouve sa femme, naufragée elle aussi… mais elle est morte – une coquille sans âme au service domestique d’une famille de nécromanciens, dont les innombrables serviteurs sont des cadavres animés !

 

L’île est sous la coupe d’un nécromancien incroyablement vieux, et son long règne agace ses fils, qui prendraient bien la relève… Aussi engagent-ils notre héros, perdu dans les tréfonds de la dépression, pour exaucer leurs vœux – en résultera un affrontement étonnamment graphique, et d’autant plus terrible.

 

La nouvelle est forte, oui, qui combine des tableaux éprouvants et crus, d’une violence étonnante, et une ambiance d’ensemble d’une noirceur pesante et même dépressive – notamment dans sa dimension amoureuse contrariée : c’est une des plus singulières nouvelles de Zothique au regard de l’association ambiguë d’Éros et de Thanatos. Une vraie réussite !

 

L’Abbé noir de Puthuum (« The Black Abbot of Puthuum », Weird Tales, mars 1936)

 

Les héros de « L’Abbé noir de Puthuum » sont deux guerriers (un archer et un lancier), qui accompagnent un eunuque dans une contrée lointaine : leur roi les a en effet chargés d’y trouver une jeune femme que l’on dit d’une beauté rare, et de la lui ramener. Mais, sur le chemin du retour, les voyageurs succombent à la magie du désert, s’égarent, et tombent sur un… monastère ? Là, règne sans partage un fourbe « abbé » à la peau noire (eh), un bien cruel personnage dont les paroles sont toujours un peu plus menaçantes… Mais nos fiers guerriers trouveront un soutien inespéré… en la personne du véritable abbé de Puthuum, géniteur bien malgré lui, via un terrible succube, de l’imposteur littéralement démoniaque qui a pris le contrôle du monastère !

 

« L’Abbé noir de Puthuum » s’inscrit bien dans le cycle de Zothique, mais la remarque de S.T. Joshi est probablement assez juste, qui affirme que le récit aurait pu aussi bien se situer en Averoigne : cette figure d’ « ecclésiastique » corrompu n’aurait pas dépareillé aux côtés de « Saint Azédarac » ou « La Bête d’Averoigne ».

 

Mais, de manière plus significative peut-être, c’est aussi et surtout un texte très connoté pulp, avec beaucoup d’action, au premier plan, même si toujours épicée d’érotisme. S’il est un récit dans l’ensemble de Zothique qui louche sur l’heroic fantasy autant que sur la sword and sorcery, c’est probablement celui-ci. Avec plus ou moins de réussite ? Globalement, ça fonctionne, même si la fin…

 

Correct, mais pas transcendant, disons.

 

La Mort d’Ilalotha (« The Death of Ilalotha », Weird Tales, septembre 1937)

 

« La Mort d’Ilalotha » délaisse aussitôt l’action débridée pour revenir à quelque chose de plus intrinsèque à Zothique, via un « triangle amoureux » d’essence morbide, dans un palais où la féminité omniprésente se traduit par une sexualité outrée. Hélas, ce n’est à mon sens pas vraiment une réussite.

 

Ilalotha, la dame d’honneur de la reine, vient de mourir. Revient alors au palais un noble passablement libertin, qui avait préféré s’éloigner quelque temps de la cour pour échapper à la passion dévorante mais inconstante de la reine sa maîtresse ; mais Ilalotha avait été sa précédente compagne, qu’il aimait bien davantage… Sa mort le dévaste.

 

Mais le cadavre, d’une manière ou d’une autre, semble lui donner rendez-vous à minuit dans sa tombe – minuit, l’heure même où la reine exige qu’il la rejoigne dans ses quartiers !

 

Mais la nouvelle m’a paru un peu faiblarde : la débauche d’érotisme orientalisant, le parfum de décadence qui perce sous la monstruosité, physique ou morale, ne suffisent pas vraiment à singulariser la nouvelle – plus banale qu’autre chose malgré tout, et vite oubliée.

 

Le Jardin d’Adompha (« The Garden of Adompha », Weird Tales, avril 1938)

 

« Le Jardin d’Adompha » m’a davantage parlé, mais sans atteindre des sommets pour autant – l’ambiance et les images la sauvent, sans vraiment susciter l’enthousiasme.

 

Nous y voyons les fruits morbides de l’association entre un roi pervers et cruel, et le nécromancien de sa cour, pas moins hideux ; ensemble, ils ont conçu un jardin des horreurs, où des organes humains sont greffés sur des plantes ! Mais, comme souvent, pour des raisons plus ou moins compréhensibles, le roi trahit le sorcier, sans devenir meilleur pour autant – et il n’échappera pas à la vengeance du nécromancien.

 

Le style chatoyant de Zothique trouve ici un bien singulier contrepoint dans les belles et horribles images suscitées par le jardin démentiel – mais l’idée aussi improbable qu’excellente de ce jardin ne change rien au fait que la trame est des plus banale, en fait un motif récurrent de Zothique ; en l’état, cela ne suffit donc pas à en faire vraiment une bonne nouvelle.

 

Le Maître des crabes (« The Master of the Crabs », Weird Tales, mars 1948)

 

Peut-être pourrait-on dire la même chose en ce qui concerne « Le Maître des crabes » ? L’histoire est en effet assez convenue : c’est finalement une sorte de chasse au trésor, mais le genre de trésor qui suscite l’appétit de sorciers concurrents et tout aussi détestables l’un que l’autre : un savoir impie générateur de pouvoir.

 

L’originalité de la nouvelle est d’ordre formel, et consiste en l’emploi de la première personne – dont je crois que c’est le seul exemple dans Zothique. Notre narrateur est un apprenti, et la mise en avant de son point de vue change pas mal de choses, mine de rien.

 

C’est toutefois plus ou moins convaincant – il y a peut-être, ici, comme un manque de naturel… Là encore, la nouvelle suscite de belles images d’horreur, mais sans rien produire de transcendant.

 

Morthylla (« Morthylla », Weird Tales, mai 1953)

 

L’ultime nouvelle de Zothique, « Morthylla », est très étrange… Nous y suivons un poète débauché qui s’ennuie à mourir au milieu même de sa débauche. Ses pulsions macabres l’amènent à visiter une nécropole voisine, dont la légende dit qu’elle est hantée par une lamie des temps anciens ; en tomber amoureux serait fatal… Forcément, le poète rencontre bel et bien la lamie dans la nécropole, et en tombe fou amoureux.

 

Mais son destin funeste semble toujours repoussé, ce qui, d’une certaine manière, paraît le contrarier. Il découvre enfin la vérité : la femme de la nécropole n’a rien d’une lamie, elle est seulement une femme parfaitement humaine, et qui partage les goûts macabres du poète… Une révélation qui déplaît singulièrement à ce dernier : leur union est impossible, et chacun retourne à ses ruminations.

 

La nouvelle, du coup, et « monde secondaire » mis à part, ne contient en fait pas le moindre élément surnaturel. C’est assez étrange (et cela aurait peut-être pu, là aussi, se passer en Averoigne), et probablement pas tout à fait satisfaisant (risque, à la toute fin de la nouvelle, de conclure : « Tout ça pour ça ? »), mais l’ambiance est belle, et cette fin même problématique n’est pas sans force, étrangement.

 

Des morts tu subiras l’adultère (« The Dead Will Cuckold You », posthume, 1963)

 

Reste un dernier récit achevé de Zothique, et forcément à part : « Des morts tu subiras l’adultère » (titre pour le moins étrange, et plus encore en anglais qu’en français, ai-je l’impression). Il s’agit d’une pièce de théâtre (oui), en un acte composé de six scènes.

 

Motif récurrent de Zothique, nous y voyons s’affronter deux formes de pouvoir, un roi et un nécromancien, tous deux guère recommandables. Mais avec une mention pour le roi, peut-être, qui s’avère finalement bien pire que tous les sorciers…

 

La pompe théâtrale s’accorde très bien à l’univers de Zothique. En outre, la pièce s’avère plus décadente que jamais, d’une manière assez joueuse en dépit de l’emphase des répliques et de la cruauté des scènes ; il en va de même pour leur contenu érotique marqué. Je note aussi la relation (explicitement amoureuse) entre le nécromant et son assistant noir – c’est cette « romance » (…) inhabituelle qui précipitera la vengeance du sorcier contre le roi.

 

À mes yeux, de non-théâtreux certes, cela fonctionne très bien.

 

Fragments & synopsis

 

Dans un souci d’exhaustivité, la compilation de Zothique se conclut sur quatre « fragments & synopsis », mais qui n’intéresseront vraisemblablement que les über-fans portés à l’exégèse (ce n’est certes pas un reproche), d’autant plus qu’il n’y a vraiment pas grand-chose à se mettre sous la dent, au point d’ailleurs où ces qualifications de « fragments & synopsis » ont quelque chose d’un peu absurde…

 

« Le Succube écarlate », ainsi, consiste en cinq lignes issues d’une lettre à Lyon Sprague de Camp, se contentant de mentionner un simple projet de nouvelle, délibérément inspiré du « Succube » dans les Contes drôlatiques de Balzac.

 

Le synopsis « Les Pieds de Sidaiva », de même, tient en trois lignes, et on ne peut rien en déduire.

 

« L’Ennemi de Mandor », un fragment cette fois, ne passionne pas davantage : à tout prendre, ces quelques lignes semblent présager d’un texte dans le tout-venant de Zothique, attaqué sans enthousiasme.

 

Le fragment le plus long, « Formes adamantines », est peut-être plus instructif, mais par défaut – car il donne l’impression d’un faux départ : le choix d’employer la première personne, comme dans « Le Maître des crabes », s’avère ici désastreux – la plume est d’une lourdeur étonnante, et on comprend que Smith ne s’y soit pas davantage attardé.

 

Pour les fans hardcore, donc.

Intégrale, vol. 1 : Mondes derniers, Zothique et Averoigne, de Clark Ashton Smith

AVEROIGNE OU UNE FRANCE FANTASMÉE

 

Et nous passons maintenant à un deuxième cycle, celui d’Averoigne – qui n’a rien d’un « monde dernier », en dépit du titre global du volume.

 

Comme pour Zothique, je vais me livrer à quelques généralités au préalable, avant d’envisager un par un les différents textes composant le cycle.

 

D’Averonia à Averoigne, du Ve siècle à 1789

 

Averoigne est une province imaginaire de la France ancienne – que l’on dit souvent « médiévale », mais ce n’est pas tout à fait vrai : en fait, si beaucoup de nouvelles se situent bel et bien au Moyen Âge, ce n’est pas le cas de toutes, et, outre celles qui ne font mention d’aucune date, certaines se situent même expressément dans un autre cadre temporel – notamment, de manière significative, la première nouvelle du cycle, « La Fin de l’histoire », qui prend place en 1789. Par ailleurs, dans la nouvelle « Saint Azédarac », on effectue un voyage temporel jusqu’au Ve siècle, et un fragment évoque aussi l’ « Averonia » romaine.

 

Le nom d’ « Averoigne » est visiblement dérivé des noms de provinces « Auvergne » et « Aveyron », si Smith ne l’a jamais expressément expliqué (et n'y a jamais mis les pieds). À cet égard, il a sans doute procédé ainsi que James Branch Cabell, dérivant son univers de Poictesme des noms médiévaux de Poitiers et Angoulême. Poictesme a sans doute eu une certaine influence sur Clark Ashton Smith créant son Averoigne.

 

La précision géographique n’est de toute façon guère de mise. Si « La Fin de l’histoire », première nouvelle du cycle (et en fait un des premiers contes de Smith durant sa décennie de production frénétique de récits de fantasy), évoque les villes bien réelles de Tours et de Moulins, pas toutes proches en même temps, l’idée générale semble cependant être celle d’une province davantage méridionale.

 

La carte d’Averoigne, dans la couverture intérieure, révèle surtout qu’il s’agit d’une région finalement guère étendue – ce qui participe de son caractère « humain », voire « terre à terre », délibérément : l’emphase de Zothique n’est guère à propos ici, et l'on ne parle pas d'un continent, mais d'une simple province. On y compte un seul centre urbain d’importance, Vyônes, qui est un archevêché. Les autres villes de la carte sont visiblement bien plus réduites, probablement guère plus que des villages dans la plupart des cas : Touraine, Ximes (pourtant un évêché), La Frênaie et Les Hiboux. On relèvera par contre l’importance de la présence monacale dans la région, avec, en dehors des villes qui peuvent également abriter semblables institutions (Vyônes et Ximes expressément, sauf erreur), le monastère d’Ylourgne, le couvent de sainte Zénobie, et l’abbaye de Périgon. Ne reste plus guère qu’à mentionner quelques ruines, celles du château de FaussesFlammes et de la forteresse d’Ylourgne. Mais notons que cette carte, comme celle de Zothique, est plus ou moins fiable : à tout prendre, la situation de Vyônes, ici au milieu de la forêt, et tant qu’à faire à quelque distance de la rivière Isoile qui parcourt la province de part en part, paraît assez peu probable, et d’autres points de détail, çà et là, sonnent tout aussi faux.

 

Or c’est là qu’est l’essentiel – dans la forêt qui recouvre presque entièrement la province d’Averoigne, une forêt d’une sinistre réputation, havre des sorcières et des loups-garous, entre autres monstruosités guère catholiques. Y pénétrer n’est guère aisé, et souvent dangereux… La forêt d’Averoigne, nous dit Stefan Dziemianowicz, incarne la facette la plus irrationnelle et primitive de la nature – perçue comme une menace, face à laquelle la rationalité (ici religieuse, en fait, j’y reviendrai) est souvent désarmée.

 

Clark Ashton Smith était probablement francophile, mais pas au point du réalisme historique, au moins initialement. Un Lovecraft autrement maniaque à ce propos, au sortir notamment de la lecture de « Saint Azédarac » (nouvelle qui, rappelons-le, mentionne un certain « Iog-Sotôt »), avait signifié à Smith que son texte, même brillant, pâtissait cependant de certaines erreurs d’ordre historique qui avaient tendance à le sortir du récit – par exemple l’évocation d’un « français archaïque » parlé au Ve siècle dans la région, encore essentiellement gallo-romaine. Lovecraft avait donné quelques pistes à Smith, dont si je ne m’abuse le nom de la province romaine d’Averonia, et le Barde d’Auburn en a pris bonne note, qui y a fait davantage attention par la suite, et est notamment revenu sur l’Averonia romaine – mais seulement dans un synopsis. En fait, la leçon tirée de cette critique a peut-être été d’un tout autre ordre, en incitant Smith à bâtir des mondes plus amples, mais aussi parfaitement cohérents – même quand ils étaient entièrement le fruit de son imagination...

 

Poètes et vampires, abbés et sorciers

 

Les contes d’Averoigne, comme ceux de Zothique dans leur propre registre, ont une certaine unité thématique et formelle, même s’il me semble que l’on peut distinguer deux schémas d’ensemble, peut-être davantage successifs qu’alternatifs – même s’ils peuvent à l’occasion se combiner, ainsi peut-être dès « La Fin de l’histoire ».

 

Dans le premier de ces schémas, Smith met en scène des monstres « classiques » du folklore européen, essentiellement des vampires (le meilleur exemple étant probablement « Un rendez-vous en Averoigne »), des loups-garou, etc. En face, ses « héros » sont souvent de jeunes hommes, plutôt éduqués, et éventuellement portés à la poésie. Ces personnages sont tout particulièrement appropriés à la mise en scène de récits sentimentaux, souvent de ces « triangles amoureux » dont Zothique, plus tôt dans le volume (mais plus tard dans la bibliographie de l’auteur, dans l'ensemble), n’était pas avare.

 

Mais le second de ces schémas me paraît plus intéressant, qui revisite la sorcellerie médiévale, aussi bien de manière très prosaïque (par exemple dans « Les Mandragores » ou « La Mère des crapauds ») que de manière autrement spectaculaire (« Le Colosse d’Ylourgne »), avec éventuellement des connotations cthulhiennes (« Saint Azédarac », ou, dans un tout autre registre, « La Bête d’Averoigne »).

 

Face à ces sorciers très variés, Smith met en scène des religieux, imprégnés d’un catholicisme médiéval teinté de superstition et de fatalisme. D’une certaine manière, ces moines et ces prêtres incarnent pourtant la rationalité du temps – comme une alternative à la raison scientifique, qui serait hors de propos dans ce monde encore primitif, où sommeillent à peine, dans les bois obscurs, les monstruosités païennes... d’un paganisme pouvant aussi bien renvoyer aux druides qu’à la culture gréco-romaine, d’ailleurs. Mais ces religieux sont le plus souvent désarmés face à ce qu’ils perçoivent comme étant l’emprise diabolique sur la région.

 

Leurs convictions sont dès lors régulièrement mises à l'épreuve. Parfois, triompher du mal dans une perspective eschatologique leur impose même de trahir leur credo en faisant appel à d’autres sorciers pour combattre la sorcellerie initiale – l’occasion, comme dans Zothique, de figurer des personnages de magiciens pas nécessairement « mauvais » (« Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » en sont les meilleurs exemples). Mais, parfois, c’est bien pire : en fait, le ver est dans le fruit ! La meilleure illustration de ce principe, bien sûr, se trouve dans « Saint Azédarac », où le personnage-titre est à la fois évêque et sorcier, prompt par ailleurs à décréter la mort de qui pourrait lui nuire en révélant ses petits secrets… Il n'en est pas moins béatifié quelques années après sa « disparition » ! Rappelons ici qu’à en croire S.T. Joshi, Smith avait songé à faire d’Azédarac un personnage récurrent (au moins un synopsis en témoigne)… Mais la corruption des prêtres peut prendre d’autres formes, sur un mode tragique (« La Bête d’Averoigne ») ou badin (« La Vénus exhumée »). Et, dans tous les cas, la rationalité censément positive des ecclésiastiques est battue en brèche, pour être en définitive subordonnée à l’irrationalité qui les effraie tant – parfois temporairement vaincue, mais pas moins destinée à l’emporter à terme.

 

La religion répressive et le sexe réprimé

 

Nos hommes d’Église ont cependant un autre rôle dans nombre de ces récits. En effet, comme dans Zothique encore qu’avec des implications tout autres, la sexualité joue un rôle non négligeable dans les récits d’Averoigne. Mais la décadente Zothique est sans doute bien différente de la catholique Averoigne, et les valeurs tendent donc à se renverser : à la sexualité débridée qui semble constituer la norme dans le dernier continent, il faut ici opposer une sexualité violemment réprimée par les prêtres ; dès lors, la condamnation morale implicite de la sexualité dans Zothique cède souvent la place à une perception autrement libérée sinon libératrice dans Averoigne (mais moins dans les tout premiers textes, pour le coup, avec leurs poètes amoureux – et « Le Satyre » est assurément un contre-exemple).

 

Nombre de nouvelles d’Averoigne mettent donc en scène des hommes d’Église qui pâlissent à la simple évocation du sexe. Ils imposent leurs préjugés répressifs à l’ensemble de la société, dont le rapport à la sexualité a dès lors qu’elle chose de névrotique. Le « puritanisme », si j’ose employer cette expression anachronique, joue dès lors un rôle non négligeable dans les tourments des habitants d’Averoigne, et pas seulement de ses moines et prêtres…

 

Mais le traitement varie. La religion répressive à l’égard du sexe joue parfois le rôle d’un outil d’ambiance, mais elle devient à l’occasion un thème central ; bien sûr, « La Vénus exhumée » en est le meilleur exemple, texte foncièrement grivois et méchamment railleur… Mais, sans aller jusqu’à ces extrêmes, garder cette idée en tête peut faire sens.

 

Notamment en ces multiples occasions où des jeunes gens, laïcs ou religieux, choisissent (plus ou moins librement) de tourner le dos à la foi et à ses préceptes oppressants pour embrasser (si j’ose dire) la vie – et qu’importe si c’est en partageant la froide couche d’une lamie : c’est préférable à une parodie de vie consistant en autoflagellations à la seule pensée pourtant moralement neutre de ce que l’homme est un corps autant qu’une âme.

 

Les textes

 

Le cycle d’Averoigne est plus condensé que celui de Zothique, et passe souvent, même si pas toujours (il y a une exception de taille), par des récits plus courts. Outre le poème introductif, il compte onze nouvelles, auxquelles les exégètes ajouteront six « fragments et synopsis ».

 

Attention, à l’occasion, je vais livrer quelques SPOILERS.

Averoigne (« Averoigne », 1951)

 

De même que Zothique, Averoigne s’ouvre sur un poème sobrement titré « Averoigne », et datant de 1951 – date de compilation, je suppose. J’avouerai que ce poème m’a bien moins parlé que « Zothique », car bien moins évocateur… Mais cela tient sans doute à l’ambiance toute différente : l’emphase appropriée au dernier continent l’est beaucoup moins dans le contexte plus « terre à terre » de la France fantasmée de Clark Ashton Smith.

 

La Fin de l’histoire (« The End of the Story », Weird Tales, mai 1930)

 

La première nouvelle du cycle s’intitule « La Fin de l’histoire ». Publiée dans Weird Tales en mai 1930, elle est un des premiers contes issus de la plume de Smith dans sa décennie d’écriture de nouvelles.

 

L’histoire se déroule en 1789 – pas vraiment la France « médiévale » que l’on associe le plus souvent à Averoigne. Autre spécificité au regard du cycle, c’est sauf erreur la seule nouvelle à mentionner des lieux authentiques à proximité de la province imaginaire, à savoir les villes de Tours et de Moulins (à quelque distance l’une de l’autre, par ailleurs). Mais, si elle use du schéma du « jeune poète » que l’on retrouvera un peu moins par la suite, la nouvelle n’en est pas moins typique d’Averoigne selon un critère plus subtil : celui de la sexualité réprimée cherchant à se libérer. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que des hommes d’Église figurent déjà dans ce premier texte.

 

Nous y suivons un jeune étudiant qui fait une halte à l’abbaye de Périgon. Il s’entend bien avec le très aimable supérieur, qui lui ouvre même les portes de la très riche bibliothèque du monastère. Mauvaise idée, car cela attire l’attention du jeune homme sur un manuscrit qu’il ne faut pas lire… Faisant fi des interdictions du religieux, le jeune homme lit le document interdit, qui porte sur une légende se rapportant aux ruines du château de FaussesFlammes, toutes proches. Emporté par ses pulsions, l’étudiant se rend sur place, et tombe amoureux de la lamie qui y « vit », dans une atmosphère très grecque (autre trait récurrent du cycle). Le courageux abbé l’en délivre… mais en vain. L’étudiant consigne son récit (la nouvelle, à la première personne donc), et retourne aussitôt auprès de sa diabolique maîtresse…

 

L’histoire, au fond, ne brille pas par l’originalité – Scott Connors, dans sa préface, note qu’elle doit sans doute beaucoup à « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier, fameuse variation sur le thème du vampire (qui reviendra par la suite, notamment dans « Un rendez-vous en Averoigne »). Mais l’ambiance très travaillée du conte de Smith le rend appréciable. Parmi les nouvelles qui suivent, plusieurs ne tiennent à vrai dire guère qu’à l’ambiance – à mon sens, le contenu véritable d’Averoigne ne se révèle qu’à partir de « Saint Azédarac », disons ; mais la conclusion, ici, annonce déjà quelque peu ce qui viendra par la suite, et le résultat est satisfaisant.

 

Le Satyre (« The Satyr », texte écrit en 1931, mais première publication dans Genius Loci, 1948)

 

Je n’en dirais pas autant du « Satyre », très courte nouvelle figurant à nouveau un « héros » jeune poète, et où le « triangle amoureux » se teinte sans ambiguïté d’adultère.

 

Au fond, il n’y a guère d’histoire, ici : une promenade en amoureux dans les bois dégénère quand survient un satyre, dont je suppose qu’il a pour fonction de « pousser à la faute » les tourtereaux, s’ils en avaient besoin… Le noble cocu les trouve et les tue, fin.

 

Limite un poème en prose ? Mais vraiment pas des plus satisfaisant… et où le cadre d’Averoigne, finalement, n’a guère d’importance. C'est peut-être le seul texte de ce premier tome à m'avoir paru mauvais, en fait.

 

Un rendez-vous en Averoigne (« A Rendezvous in Averoigne », Weird Tales, avril-mai 1931)

 

On revient à quelque chose de plus intéressant avec « Un rendez-vous en Averoigne », nouvelle qui s’inscrit dans la continuité des deux précédentes, mais avec une ambiance du niveau de « La Fin de l’histoire », heureusement.

 

À nouveau des jeunes gens, dont l’homme est dit trouvère, qui ont l’idée saugrenue de se fixer un rendez-vous dans cette forêt d’Averoigne pourtant notoirement mal fréquentée… Accompagnés de leurs serviteurs, ils sont tous victimes des illusions suscitées par un vieux couple de vampires, de répugnants personnages « morts » depuis des siècles, et qui les emprisonnent dans leur château halluciné – car le héros sait très bien que ce château est en ruines, et depuis fort longtemps… Ce qui lui permet de comprendre la nature de leurs hôtes – et de mettre fin à leurs maléfices sans vraie difficulté ; concernant ce dernier point, la nouvelle est bien terne…

 

Et pourtant, globalement, elle fonctionne – une histoire d’ambiance, encore une fois… À tout prendre, c’est une variation intéressante sur le thème du vampire (jamais aussi explicite dans le reste d’Averoigne), et sans doute faut-il relever cette idée d’un espace illusoire dans la forêt, ou plus exactement d'un bois dans le bois, qu’il s’agisse d’une pure hallucination comme ici, d’un retour dans le passé comme dans « Saint Azédarac » ou d’une sorte d’univers parallèle comme dans « L’Enchanteresse de Sylaire » : un procédé assez typique du cycle, et qui participe de l’ambiance inquiétante et aliénante associée à la forêt d’Averoigne.

 

Le Faiseur de gargouilles (« The Maker of Gargoyles », Weird Tales, août 1932)

 

« Le Faiseur de gargouilles », à mes yeux, a peut-être quelque chose d’un récit de transition ; en dépit de quelques liens que j’ai déjà pu relever, les contes antérieurs et postérieurs à celui-ci sont finalement très différents – et la présente nouvelle constitue bien un entre-deux.

 

Nous sommes en 1138. Un sculpteur de génie a livré deux extraordinaires gargouilles pour la cathédrale récemment achevée de Vyônes – elles sont à vrai dire tellement impressionnantes qu’on prétend qu’il a pactisé avec Satan en échange du talent nécessaire pour les sculpter… Ce n’est pas du tout le cas – mais les gargouilles prennent pourtant vie et sèment la terreur dans la ville ! L’une tue les hommes, tandis que l’autre, aux traits de satyre, s’en prend aux femmes…

 

Or notre sculpteur est malheureux en amour, la fille de ses rêves ne lui accordant pas la moindre attention, et il n’en est que plus jaloux des hommes qui s’attirent ses faveurs sans même avoir à bouger le petit doigt… Cela en fait-il un mauvais bougre ? Non – et encore moins un assassin : il est le premier horrifié à voir les statues qu’il avait réalisées avec tant de soin prendre incroyablement vie pour massacrer son adorée et ses admirateurs ! À lui de mettre un terme au maléfice, dont il n’avait pas le moins du monde conscience d’y avoir été pour quelque chose du seul fait de son art admirable…

 

Une réussite. L’histoire est pesante, mais avec à propos – tout particulièrement quand nous suivons les pensées morbides et jalouses de notre sculpteur ruminant dans la taverne au spectacle de son aimée gloussant pour quelque rival de l’heure, cela fonctionne très bien. Là encore, l’ambiance est admirable.

 

Saint Azédarac (« The Holiness of Azédarac », Weird Tales, novembre 1933)

 

Mais c’est seulement ensuite, à mon sens, que l’on attaque les choses sérieuses, avec « Saint Azédarac », une excellente nouvelle souvent citée parmi les meilleures de l’auteur.

 

Elle est datée, dans le contexte d’Averoigne : elle se situe au XIIe siècle… puis au Ve, puis au début du XIIIe ! Car des voyages dans le temps sont de la partie…

 

Azédarac, l’évêque de Ximes, a un passé douteux : l’ecclésiastique est en fait un sorcier, qui a connu plusieurs vies, et rend culte à des dieux étranges… La preuve de sa turpitude ? Le Livre d’Eibon, sur lequel Frère Ambroise, dépêché par l'archevêque pour enquêter sur le prélat, a mis la main ; il lui faut le ramener à Vyônes, c’est la preuve qu’il leur fallait ! Las, Azédarac sait ce qui s’est produit, et compte bien se débarrasser du jeune homme avant qu'il ne soit trop tard ; via un sbire, il fait boire au moine un poison… qui le projette en l’an 475 ! Là, le jeune homme manque périr aux mains de druides et de leurs démons, mais est finalement sauvé par une enchanteresse dont il tombe éperdument amoureux, vœux de chasteté ou pas : il pèche avec elle. Ladite enchanteresse lui explique savoir qui est Azédarac, et que c’est un sorcier – en fait, c’était son ancien amant… Mais elle a volé deux de ses philtres permettant le voyage dans le temps – l’un pour aller dans le futur, l’autre pour aller dans le passé. Torturé par le sens du devoir, censé surpasser son amour, Ambroise use du philtre du futur pour achever sa mission. Mais la potion est mal dosée… et il arrive près d’un siècle plus tard ! Là, il apprend, consterné, qu’Azédarac, le sorcier, n’a jamais été inquiété par les autorités ecclésiastiques, mais, bien au contraire, a acquis la réputation d’un saint… Ambroise constatant l’échec de sa mission ne tergiverse guère : il boit aussitôt le philtre du passé, afin de retourner vivre heureux auprès de l’enchanteresse ; bien sûr, celle-ci avait délibérément « mal dosé » le philtre du futur pour s’assurer que son moine adoré lui revienne...

 

C’est une très bonne nouvelle, qui mêle des registres apparemment incompatibles avec une grande astuce, sans jamais nuire à la cohérence d’ensemble – ainsi de l’humour et de la peur, de l’élégance et de la farce. Sa chute narquoise est parfaitement réjouissante, mais le complot temporel improbable d’Azédarac l’est tout autant – et que dire alors de la réputation de sainteté de ce dernier ? S’il faut en croire S.T. Joshi, Smith avait eu l’intention d’user à plusieurs reprises de ce personnage – ça n’a semble-t-il pas été le cas, au-delà d'un synopsis laissé en l'état, et j’avoue que je le regrette un peu – si ces autres textes s’étaient avérés aussi bons… Car, dans son registre léger, mais peut-être parfois faussement léger, « Saint Azédarac » est admirable d’efficacité – et la dimension « semi-lovecraftienne » du récit, sur un mode à la limite (très ténue) de la parodie, a achevé de me séduire !

 

Le Colosse d’Ylourgne (« The Colossus of Ylourgne », Weird Tales, juin 1934)

 

« Le Colosse d’Ylourgne » est également une réussite marquée – mais dans un tout autre genre. Cette longue nouvelle (de très loin la plus longue d’Averoigne, en fait, et aussi de l’ensemble du recueil, sauf erreur) se situe d’une certaine manière à l’intersection d’Averoigne et de Zothique, car elle associe au thème religieux/sorcier du premier univers la démesure nécromantique du second.

 

En effet, un abject et hideux nécromancien, là encore, entend se venger des hommes (et plus particulièrement des religieux) qui lui ont nui, en déchaînant sur la province d’Averoigne le chaos de la guerre et du pillage. Mais, à la différence des nécromanciens de Zothique, il ne s’en tient pas à la constitution de régiments de morts-vivants : il amalgame les cadavres sous la forme d’un véritable colosse, par essence indestructible ! Une idée totalement grotesque, mais dans le bon sens du terme : ça fonctionne très bien.

 

Reste que, pour s’opposer à ce maléfice hors-normes, l’Église est désarmée. Elle n’a pas d’autre recours, il lui faut combattre le mal par le mal – le sorcier par le sorcier… Aussi fait-elle reposer ses espoirs sur un ancien disciple du maudit nécromancien, en échange de sa mansuétude. Une idée qui reviendrait encore à plusieurs reprises dans le cycle.

 

À l’instar du « Sombre Eidolon », c’est là une nouvelle très graphique, pour ne pas dire cinématographique. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Donald Sidney-Fryer, dans The Sorcerer Departs, nous explique que cette nouvelle également avait débouché sur un projet d’adaptation – ce qui me paraît toujours aussi invraisemblable... Enfin, si c'est vrai, ça n'a là encore pas abouti. Ouf ?

 

Reste que cette démesure, pas habituelle dans le cadre d’Averoigne, se montre très efficace : la nouvelle marque et convainc.

Les Mandragores (« The Mandrakes », Weird Tales, février 1933)

 

À l’outrance du « Colosse d’Ylourgne » succède un récit autrement intime et posé : « Les Mandragores » ; ou l’autre versant du traitement de la sorcellerie en Averoigne.

 

Dans ce conte situé au XVe siècle, les sorciers ne déchaînent pas les maléfices infernaux dans un avant-goût de l’apocalypse, mais, bien plus prosaïquement, confectionnent des philtres et potions que les paysans du coin n’ont guère de scrupules à se procurer, même en pestant pour la forme contre le couple satanique qui les leur vend. Mais la femme disparaît – partie en voyage ? On se doute que non – et qu’elle saura obtenir sa vengeance de son assassin d’époux ! Sur un mode pourtant très discret, à la mesure des activités quotidiennes du couple…

 

Une histoire très banale – on revient à ces récits qui ne fonctionnent guère que sur l’ambiance. Celle-ci est irréprochable (cette sorcellerie très « terre à terre » est très joliment illustrée), et le texte fonctionne, mais sans véritablement emballer.

 

La Bête d’Averoigne (« The Beast of Averoigne », Weird Tales, mai 1933)

 

Mais, avec « La Bête d’Averoigne », on retrouve les sommets de « Saint Azédarac » et du « Colosse d’Ylourgne » ; mais encore dans un registre différent ?

 

Dans cette nouvelle située en 1369, Smith s’inspire probablement de la Bête du Gévaudan, mais relookée à sa sauce extraterrestre – qui n’est pas sans évoquer celle de Lovecraft, et plus particulièrement de « La Couleur tombée du ciel ».

 

Une originalité bienvenue, qui s’accompagne d’une autre, formelle, sur un mode plus ou moins « épistolaire » : s’enchaînent une déposition, une lettre, et une « histoire » qui est en fait une autre sorte de déposition ; du coup, plus ou moins exceptionnellement, la nouvelle est à la première personne – sauf qu’il y a en fait trois narrateurs qui se succèdent et que tout oppose.

 

Et c’est un dispositif très bien pensé, qui contribue à l’intérêt de la nouvelle – presque paradoxalement, parce qu’il nous donne très vite la clef de l’affaire : le lecteur n’est certainement pas surpris par « l’identité du coupable », pour parler à la policière. Ce n’est pas le moins du monde un problème, ceci dit, car cela offre un autre regard sur les événements, subtilement décalé. L’ambiance, du coup, n’en est que plus remarquable, et le résultat d’une admirable efficacité, d’une admirable pertinence, notamment, là encore, dans son usage de la sorcellerie contre la sorcellerie, au milieu d'ecclésiastiques dépassés par les événements.

 

La Vénus exhumée (« The Disinterment of Venus », Weird Tales, juillet 1934)

 

Suivent deux textes très étranges, où la thématique de la sexualité réprimée est plus frontale que jamais, mais dans une perspective plus grivoise qu’érotique.

 

« La Vénus exhumée », dont Smith reconnaissait sans souci qu’elle s’inspirait de « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée, n’a peu ou prou rien à voir avec les autres textes du cycle – même si « Saint Azédarac », notamment, ne manquait pas d’humour, l’approche est ici radicalement différente, qui louche sur la grosse farce narquoise et largement parodique. En même temps, son insertion dans le contexte d’Averoigne, qui n’a au fond rien d’un prérequis, tient à cette mise en scène de saints hommes désemparés devant la simple allusion au sexe.

 

En effet, dans ce conte situé vers 1550, des moines découvrent une vieille statue de Vénus dans leur potager, et ses formes nécessairement voluptueuses suffisent à les rendre littéralement fous de désir – c’est fâcheux…

 

La nouvelle, en fait, se passerait très bien de toute dimension surnaturelle, mais Smith a dû beaucoup s’amuser à décrire le triste sort de ce moine forcément plus vertueux que les autres, qui meurt écrasé sous les seins gigantesques de la sculpture !

 

Oui, c’est une grosse blague grivoise – et méchamment sardonique. Le pauvre Farnsworth Wright en a été tout bonnement scandalisé, lors de la première soumission pour Weird Tales.

 

C’est amusant, mais on avouera sans peine que cela n’a rien d’extraordinaire.

 

La Mère des crapauds (« Mother of Toads », Weird Tales, juillet 1938)

 

« La Mère des crapauds » opère dans un registre pas si éloigné, mais en remettant la sorcellerie en avant – la sorcellerie « prosaïque » du couple des « Mandragores ».

 

Ici, l’apprenti d’un apothicaire est contraint et forcé de commercer avec une hideuse vieille sorcière aux allures de crapaud. Et la vieille grenouille ne cesse de le taquiner en lui faisant de l’œil… Au point où cela devient plus qu’embarrassant ! Notre jeune homme farouche fuit dans la brume – mais il s’y perd bien vite, car elle n’a rien de naturel… Et des hordes de crapauds le rabattent sans cesse sur la chaumière maudite de leur « mère » ! Le destin du jeune homme ? Eh bien, lui aussi périt écrasé sous la volumineuse poitrine de son amoureuse…

 

Là encore une mauvaise blague, oui – mais plus étrange encore que « La Vénus exhumée » ? Smith avait semble-t-il conçu ce texte comme un « spicy », soit un de ces récits destinés à un sous-marché ultra-commercial des pulps, où l’érotisme « épiçait » des histoires très diverses et finalement de peu d'importance, comme autant de prétextes. Ici, pourtant, l’érotisme, euh… Quoi qu’il en soit, le conte n’a pas été publié dans un « spicy », mais bien, comme d’hab’, dans Weird Tales – sauf erreur, Wright l’avait là encore rejeté, scandalisé, mais le récit a finalement intégré les pages de la revue dans une version expurgée.

 

Bizarrement, ce conte passablement mineur a été adapté au cinéma, dans le film à sketches The Theatre Bizarre, de Richard Stanley – aucune idée de ce que ça peut donner, j’ai un peu peur...

 

L’Enchanteresse de Sylaire (« The Enchantress of Sylaire », Weird Tales, juillet 1941)

 

Ultime nouvelle d’Averoigne, « L’Enchanteresse de Sylaire », d’une certaine manière, boucle la boucle. L’érotisme est toujours de la partie, mais sur un mode plus « classique » que dans les deux nouvelles précédentes, un mode qui, en même temps, fait écho à plusieurs contes du cycle – dont « La Fin de l’histoire » et « Saint Azédarac », surtout, un peu moins « Un rendez-vous en Averoigne ».

 

Un jeune homme, rejeté par une jolie femme, se fait ermite dans la forêt d’Averoigne, afin d’y cultiver son chagrin pendant des mois. Mais il y rencontre une enchanteresse, qui le séduit et le conduit dans une sorte de monde parallèle aux dimensions de la forêt. Là, il rencontre un loup-garou, l’ancien amant de l’enchanteresse de Sylaire, qui l’enjoint à se méfier de ladite : c’est elle qui l’a ainsi maudit… Il confie à l’ermite amoureux un miroir magique qui reflète « la véritable image » de tout un chacun ; ce dont il fait la démonstration sur lui-même, expérience qui terrifie notre « héros »…

 

Mais l’affaire s’envenime quand celui-ci et son enchanteresse sont confrontés à la femme dont l’ermite était initialement amoureux, accompagnée de ses servants. Notre « héros » prétend s’en désintéresser, et, au moment ultime, il choisit de jeter le miroir par la fenêtre, sans en avoir fait usage sur sa maîtresse : qu’importe la réalité ? Il compte vivre et être heureux dans l’illusion de ses sens !

 

Une fin assez inattendue, même si elle brode d’une certaine manière sur « La Fin de l’histoire », aux origines du cycle d’Averoigne. Le résultat est une nouvelle légère et enthousiasmante, qui clôt Averoigne dans un ricanement sardonique, envoyant aux roses la sexualité réprimée des moines – ils ne nuiront plus au « héros ». En fait, c’est peut-être même l’occasion pour lui de perdre ses guillemets...

 

Fragments & synopsis

 

Comme pour Zothique, Averoigne se conclut sur un ensemble de fragments et synopsis, globalement bien plus développés que ceux de l’autre cycle.

 

« La Sorcière d’Averoigne » (ou « La Tour d’Istarelle ») constitue le plan d’un roman, qui m’a fait l’effet d’être relativement confus ; mais, si le projet d’ensemble ne me paraissait pas très enthousiasmant, je ne peux nier qu’il développait de bonnes idées çà et là, messe noire incluse.

 

« Le Maître du sabbat » est un autre synopsis assez développé, mais finalement bien trop commun pour séduire.

 

« Le Tragique Destin d’Azéderac », par contre, fait envie, avec son amusante idée d’une Averoigne « renversée » ; et le personnage d’Azédarac méritait sans doute qu’on y revienne ! Nous ne savions rien des circonstances de sa disparition, après tout...

 

Le plus intéressant de ces synopsis, cependant, est clairement à mes yeux « L’Oracle de Sadoqua », un récit romain sous haute influence lovecraftienne (l’occasion de mettre en scène cette Averonia dont le gentleman de Providence avait parlé), et dont le propos était véritablement horrible, jusque dans sa tragique conclusion, dont le caractère éminemment prévisible constituait en fait un atout ; là, Smith aurait sans doute pu en tirer quelque chose de passionnant !

 

Ne reste plus que deux très brefs synopsis, à la manière de ceux de Zothique. « Le Loup-garou d’Averoigne » laisse envisager un texte relativement banal, mais dont la fin aurait pu être intéressante, à la façon d’une fable gore.

 

Par contre, l’intérêt de « La Gargouille de Vyones » me dépasse : dans ces deux pauvres lignes, il n’y a finalement rien d’autre qu’un état primitif du « Faiseur de gargouilles », à vue de nez, en bien moins convaincant.

 

SPLENDIDE !

 

Le bilan, vous vous en doutez, est des plus favorable. Bien sûr, l’exhaustivité a ses travers, et les cycles de Zothique et d’Averoigne comprennent tous deux leurs lots de textes mineurs et dispensables (aucun ne m’a véritablement paru mauvais, ceci dit – seul « Le Satyre » pourrait l’être, très éventuellement). Mais les bons textes l’emportent, et certains sont parfaitement brillants : « L’Empire des nécromants », peut-être « Le Sombre Eidolon », très certainement « Xeethra » et « Les Nécromanciens de Naat », pour Zothique, « Saint Azédarac », « Le Colosse d’Ylourgne » et « La Bête d’Averoigne » pour Averoigne, sont des récits de fantasy admirables, souvent singuliers, et systématiquement d’une très belle et très efficace plume, génératrice d'une ambiance irréprochable.

 

Zothique m’a tout spécialement parlé : je me suis régalé à la lecture des contes de ce monde en fin de vie, où la décadence règne – et, bordel, j’y ai enfin trouvé mes nécromanciens adorés ! Averoigne opère dans une autre catégorie, mais cet univers, moins intrinsèquement séduisant que l’autre, a tout de même donné lieu à des nouvelles très réussies, à l’ambiance saisissante.

 

Pour finir, cette édition, répétons-le, est absolument splendide. Un très beau travail a été accompli, et les œuvres de Clark Ashton Smith, pour leur « grand retour en France » (espérons ?), ne pouvaient rêver plus bel écrin. Elle m’a donné l’occasion, enfin, de lire cet auteur à côté duquel je passais sempiternellement, et dans les meilleures conditions. C’est le type même du financement participatif vraiment utile, et livrant en définitive un produit à la hauteur des attentes – voire encore supérieur, probablement, même.

 

Je vous parlerai un jour prochain de la suite, avec Hyperborée et Poséidonis ; j’ai hâte, à vrai dire.

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"Thor, 1983-1984", de Walter Simonson

Publié le par Nébal

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SIMONSON (Walter), Thor, 1983-1984, [s.l.], Panini Comics / Marvel, coll. L’intégrale, série Thor, [1983-1984] 2007, [s.p.].
 
Dans la longue série des grands super-héros Marvel, Thor est probablement un de ceux qui me paraissent le moins intéressants ; j’ai toujours trouvé notre blondinet baraque au langage ampoulé vite lourd, et manquant (et pour cause) de l’humanité et des faiblesses qui font la richesse des meilleurs personnages Marvel. Ben oui, c’est un dieu ; alors, en tant que Donald Blake, c’est sûr qu’il la ramène moins, mais bon ; à faire tout le temps intervenir cette seule et unique faiblesse, on se répète un peu. Et puis, finalement, qu’est-ce qu’il peut être plat ! C’est souvent juste un type balaise avec des fringues ridicules et un gros marteau. On lui préférera, et de très très loin, son pendant dans l’univers Ultimate, créé par le très bon Mark Millar : Thor, en alter-mondialiste néo-babos potentiellement schizo et résolument pacifiste, même s’il a toujours son gros marteau, est beaucoup plus sympathique, tout de même ; et accessoirement, quand il s’énerve, ben là on sent vraiment que c’est un dieu…
 
Alors, quand j’ai vu l’autre jour dans les rayonnages de ma librairie préférée ce premier volume d’une « intégrale » (en fait, pas vraiment) consacrée au fils d’Odin, j’ai été pour le moins surpris, et un brin sceptique. Mais, la curiosité et la collectionite aiguë aidant, le gros volume n’en a pas moins fini dans mes achats.
 
Première surprise : le nom, unique, de l’auteur, Walter Simonson ; je savais que le sieur Simonson avait eu son heure de gloire, à la fois en tant que dessinateur et scénariste, fut un temps. J’ignorais, par contre, que Marvel avait eu l’audace de lui confier le scénario et le dessin d’une même série (et pas n’importe laquelle, qui plus est) ; ça arrive pas tous les jours, quand même : il y a bien eu Frank Miller sur Daredevil (et, semble-t-il, David Mack de même), ou encore Todd McFarlane sur Spider-Man, mais je n’en vois pas 36 000 autres exemples. Et, en tout bien tout honneur, il faut bien reconnaître que Simonson n’est pas vraiment McFarlane, et encore moins Miller… La couverture laisse déjà entendre que son dessin, s’il peut être sympathique et dynamique, est parfois, mmf, « contestable » (j’aime bien l’anatomie qui part en couille, encore faut-il l’utiliser à bon escient, et c’est pas toujours le cas ici).
 
Mais, heureusement, le scénario est beaucoup plus intéressant… et, au final, j’ai passé un excellent moment à lire ce gros recueil qui a nettement contribué à faire remonter Thor dans mon estime.
 
Simonson, qui est semble-t-il un fan de la première heure, a en effet l’intelligence de ne garder que ce qui fait le meilleur de Thor, et d’éliminer au plus tôt les diverses casseroles qu’il peut se traîner. Il sait, par exemple, que Thor n’est guère convaincant dans des aventures super-héroïques traditionnelles, pour les raisons évoquées plus haut ; il s’agit, par contre, d’un personnage de choix pour des récits de fantasy ou de « science-fiction » (encore que cette dernière appellation ne soit pas très juste ; j’entends par-là les récits « cosmiques » qui, chez Marvel, fourmillent de dieux et autres entités inconcevables). Le premier épisode, ainsi, commence par poser, en trois pages fort énigmatiques, les premières bases d’une saga (et, du coup, le terme est pour une fois particulièrement approprié) destinée à se prolonger, semble-t-il, sur l’ensemble du run de Simonson ; puis, après un bref passage « terrestre » centré sur le falot Donald Blake, Thor fait son apparition, et prend immédiatement le chemin de l’espace. Il y fait une rencontre déterminante, celle de l’alien surpuissant Beta Ray Bill, destiné à endosser à son tour l’armure de Thor et à brandir Mjolnir ! Un personnage très réussi, à l’apparence monstrueuse, mais incarnant une certaine bonté supérieure, avec un charisme triste qui n’est pas sans évoquer Elric le Nécromancien. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais sachez seulement qu’au terme de cette rencontre, la vie de Thor sera entièrement bouleversée : exit Donald Blake, Thor sera désormais toujours Thor ; et, étrangement, cela fera ressortir d’autant plus ses véritables faiblesses, et lui forgera enfin un caractère… Et il sera bientôt impliqué dans de nouvelles aventures, généralement cosmiques ou mystiques – un petit tour en Faërie, par exemple, dans le sinistre royaume des Elfes noirs et de leur cruel chef Malekith –, récits tous plus palpitants les uns que les autres, constituant peu à peu la saga, jusqu’à parvenir à un final apocalyptique… et un cliffhanger particulièrement frustrant ! M’est d’ores et déjà avis que le prochain volume de cette « intégrale » pourra se résumer par la sentence favorite de la Chose : « Ca va castagner ! » Chouette…
 
Mais il y a aussi bon nombre d’autres bonnes idées, ici ; Simonson sait, le temps d’un interlude, mettre de côté son héros pour se concentrer sur d’attachantes figures secondaires, par exemple celle de Balder le Brave, cet ancien héros reclus dans la dépression et l’obésité, terrassé jour et nuit par le souvenir des innombrables morts qu’il a sur la conscience. Les divers personnages du Walhalla sont employés à merveille, ainsi le sympathique Volstagg, ou encore Odin, souvent ambigu, et, bien sûr, Loki, plus fourbe que jamais… Et certains récits sont portés par un souffle épique très appréciable, comme, par exemple, celui racontant le destin du dernier des vikings. Un peu d’humour de temps à autre, un peu de romance également (avec ce qu’il faut de manipulations et de tromperies pour rendre la chose intéressante…), viennent de temps à autre faire quelque peu diversion, sans qu’on ne tombe jamais dans la gratuité.
 
Ce premier volume d’une « intégrale » de Thor (comprenant en fait uniquement les épisodes créés par Walter Simonson) constitue donc en fin de compte une bonne surprise et une lecture agréable ; j’attends pour ma part la suite avec impatience...

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"Une enfance comanche", de Bianca Babb

Publié le par Nébal

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BABB (Bianca), Une enfance comanche. La véritable histoire de ma capture et de ma vie avec les Indiens Comanches, [« Every Day Seemed to be a Holiday » : the Captivity of Bianca Babb], traduit de l’anglais [États-Unis] par Frédéric Cotton, introduction de Frantz Olivié, Toulouse, Anacharsis, coll. Famagouste, 2013, 72 p.

 

Après une petite pause, retour aux westerns. Enfin, plus ou moins : c’est que, cette fois, il ne s’agit pas d’une fiction, loin de là même, mais d’un témoignage. Ce très bref texte qu’est Une enfance comanche est en effet le récit de la captivité de Bianca Babb, enlevée alors qu’elle avait 10 ans, le 4 septembre 1866, au Texas, par des Comanches. Elle resta sept mois avec eux – pas deux ans, comme elle crut s’en souvenir au moment de la rédaction de ce texte, dans les années 1920 –, avant d’être rendue à son père.

 

Ce témoignage a surgi tardivement – il n’a été édité que très récemment – et est d’une valeur exceptionnelle. Non pas tant par son sujet – l’introduction passionnante de Frantz Olivié nous éclaire sur la longue histoire des Indian captivity narratives, de même que sur cette étrange institution des enlèvements – que dans la mesure où nous avons cette fois tout lieu de croire qu’il s’agit bel et bien d’un témoignage de première main, l’œuvre de Bianca Babb elle-même, et non une version « arrangée » par un journaliste ou ghost writer.

 

Or, justement parce qu’ils étaient généralement « arrangés » aux fins de publication, les Indian captivity narratives, qui furent longtemps très populaires, tendaient à verser dans le sensationnalisme, et, soit à présenter les Indiens comme des êtres foncièrement cruels et détestables, soit à donner dans la condescendance évangélisatrice. Autant de travers qui ne marquent pas le texte de Bianca Babb, lequel, en dépit de quelques (rares) inexactitudes relevées en notes, colle le plus possible aux faits sans véritablement émettre de jugement d’ordre moral.

 

Qu’on ne s’y trompe pas : cela ne signifie pas que Bianca Babb, en livrant le récit de sa captivité, verse dans l’angélisme. Il est bien une occasion où elle a des mots durs pour les Comanches – ou plus exactement pour certains d’entre eux, elle ne généralise pas –, et c’est le moment tragique de son enlèvement, avec son frère Dot, par des Indiens qui tuèrent sous leurs yeux leur mère… C’est pour le moins compréhensible. En outre, la petite Bianca, quand elle se vit offrir la possibilité de retourner chez les Blancs, n’a certes pas craché sur l’occasion, et, si elle a abandonné difficilement sa « mère squaw », elle n’en fut pas moins particulièrement heureuse de retrouver son père, puis son frère, libéré lui aussi contre rançon quelque temps plus tard.

 

Mais le récit de sa captivité à proprement parler est du plus grand intérêt, et présente une tonalité assez unique. Sans jamais idéaliser les Indiens ou se faire d’illusions sur sa situation précaire – sans doute a-t-elle frôlé la mort à plusieurs reprises, mais son courage teinté d’innocence l’en a toujours préservée –, Bianca Babb livre néanmoins un récit de sa captivité fort différent de ce que l’on trouvait habituellement dans les Indian captivity narratives… et le tableau qu’elle en dresse est presque idyllique. « Every day seemed to be a holiday », nous dit-elle – et cette déclaration singulière est tellement marquante qu’elle fut choisie par les éditeurs américains de son texte, tout récemment, en guise de titre. En se tournant vers ses quelques mois au milieu des Comanches, la vieille dame parvient à s’en tenir aux faits, mais aux faits tels qu’ils pouvaient être perçus par une enfant de 10 ans ; « C’était toujours amusant d’aller à une danse de guerre »… L’atrocité du point de départ est ainsi compensée par un récit presque onirique, à la charmante naïveté enfantine que l’on sent d’autant plus sincère, de ces jours anciens passés parmi des Indiens qui étaient sur le point de voir leur culture disparaître.

 

Aussi le récit de Bianca Babb est-il précieux sur le plan ethnologique, tout en dégageant une indéniable émotion ; le rapport de la petite Texane avec sa « mère squaw » est ainsi particulièrement touchant, déchirant presque. Et ce en dépit des inévitables faiblesses du style, bien évidemment dénué de toute qualité « littéraire » au sens strict, de la vieille dame qui n’avait rien d’un écrivain, mais n’a pas pour autant confié ces réminiscences à un plumitif chargé de leur donner plus d’éclat. Aussi l’aridité et la maladresse du texte en viennent-elles à constituer des forces de cette Enfance comanche.

 

Une longue introduction passionnante et bien vue, un témoignage poignant et unique en son genre : Une enfance comanche est un petit texte tout à fait enrichissant, et qui vient utilement compléter certaines des merveilleuses nouvelles de Dorothy M. Johnson dans Contrée indienne.

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"H.P.L. (1890-1991)", de Roland C. Wagner

Publié le par Nébal

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WAGNER (Roland C.), H.P.L. (1890-1991), version anglaise traduite par Jean-Daniel Brèque, Paris, Nestiveqnen – Actusf, coll. Les trois souhaits, 2006, 57 p.
 
Dans cette courte nouvelle (publiée une première fois dans le recueil Musique de l’énergie, paru aux éditions Nestiveqnen, et récompensée par le prix Rosny Aîné en 1997), l’écrivain de science-fiction français Roland C. Wagner se livre à un véritable fantasme de fan, en écrivant la biographie fictive du grand Howard Phillips Lovecraft.
 
Lovecraft est probablement un des plus admirables écrivains du XXe siècle, un auteur qui compte, tant dans le domaine du fantastique que dans celui de la science-fiction (il est à vrai dire particulièrement difficile à classer de ce point de vue). Son œuvre a révolutionné la littérature de l’imaginaire, et donné une forme nouvelle à la peur. Nombreux sont ceux, aujourd’hui encore, qui lui doivent beaucoup, si ce n’est à peu près tout. Plus nombreux encore sont ceux qui, jeunes adolescents, se sont éveillés à la littérature en frissonnant devant ses textes les plus singuliers, tels « Le cauchemar d’Innsmouth », « Les montagnes hallucinées », « L’appel de Cthulhu », ou encore son unique roman L’affaire Charles Dexter Ward (et j’en suis…) ; la « mythologie matérialiste » lovecraftienne, si troublante et réelle, en a parfois amené à prolonger l’expérience, en lisant ses pasticheurs, certains renommés, tels ses amis Robert Bloch ou Robert E. Howard, d’autres beaucoup moins, et au talent plus contestable. C’est qu’il y a un manque, ici, qui se fait cruellement sentir : la mort de Lovecraft, fauché par un cancer en 1937, nous a privés à jamais de son imagination si fertile, et de sa prose unique.
 
C’est inacceptable. Alors autant ne pas l’accepter… Roland C. Wagner nous explique ainsi que le gentleman de Providence n’est pas mort en 1937 : son cancer était bénin, il s’en est préoccupé dès les premiers signes, et une simple opération l’en a à jamais débarrassé. Lovecraft, dès lors, est libre de poursuivre sa carrière, et en tant qu’écrivain professionnel, tant qu’à faire, plus officiellement rattaché à la science-fiction, et – soyons fous – reconnu et admiré de son vivant… C’est l’occasion de voir le reclus de Providence se brouiller avec un August Derleth trahissant son œuvre, polémiquer avec Robert Heinlein, ou prendre sous son aile un jeune écrivain débutant du nom de Philip K. Dick (en écrivant un texte en collaboration avec ce dernier, notamment ; je donnerais tout et n’importe quoi pour lire une chose pareille…).
 
C’est l’occasion de voir Lovecraft changer, aussi. Pourquoi pas ? Nous sommes dans l’uchronie, tout est imaginable : alors, autant construire un Lovecraft idéal, débarrassé de ses plus vilains aspects… Le Lovecraft que nous connaissons était un salaud de réactionnaire, antisémite, raciste et un temps pro-hitlérien ? Mais l’homme a eu le temps de changer : matérialiste convaincu, il se distancie de toute pseudo-science, condamne le racisme et le nazisme, joute en pro-démocrate contre un Heinlein aux tentations totalitaires ; il est même suspecté un temps durant la « chasse aux sorcières » ! Un Lovecraft de rêve est nécessairement de gauche…

Cette notice nécrologique érudite et plus vraie que nature (avec moult notes de bas de page tout aussi fantaisistes que le corps du texte) est ainsi bel et bien un fantasme, le vœu pieux d’un fan. Et tout admirateur de Lovecraft ne pourra qu’apprécier cet hommage pour le moins original. Alors ce n’est probablement pas une lecture indispensable, on pourra trouver l’écriture anodine, ou se dire que 5 €, c’est quand même bien cher pour une si courte (trop courte) nouvelle… en deux exemplaires (?!?), même s’il y a une sympathique couverture de Caza… En même temps, que ne donnerait-on pas pour que cette biographie fictive soit vérité, et avoir ainsi le bonheur de lire, encore et encore, tous ces textes merveilleux que Lovecraft n’a pas eu le temps d’écrire ?

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