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"Voici l'homme", de Michael Moorcock

Publié le par Nébal

 

MOORCOCK (Michael), Voici l’homme, [Behold The Man], traduit de l’anglais par Martine Renaud et Pierre Versins, Nantes, L’Atalante, coll. La dentelle du cygne, [1968, 1971] 2001, 185 p.

 

[Attention, bonnes gens ! Voici l’homme est un roman passablement connu, et vous en connaissez probablement déjà l’histoire, que vous l’ayez lu ou non (après tout, c’était mon cas…). Cela dit, comme on n’est jamais trop prudent, ma bonne dame, autant prévenir tout de suite : il me paraît impossible de parler de ce roman sans le spoiler comme un sagouin… Donc, vous êtes prévenus : ne lisez pas au-delà de ce paragraphe rubicond si vous voulez conserver votre innocence. Ou si vous êtes un fondamentaliste chrétien. Enfin, vous faites comme vous voulez, en même temps. C’est vous qui voyez. Libre arbitre, tout ça.]

 

Voici l’homme. Voilà un roman que j’avais envie de lire depuis pas mal de temps déjà. Probablement depuis que j’en ai entendu parler pour la première fois, en fait ; si je ne m’abuse, ce devait être dans le passionnant ouvrage d’Eric B. Henriet L’Histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes… J’en connaissais en tout cas déjà l’histoire avant de l’avoir lu, mais cela ne m’a en rien dissuadé, bien au contraire. Et, surtout, ces derniers temps, j’ai découvert, avec London Bone, Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist et plus encore Mother London, un Michael Moorcock bien plus intéressant que celui du « Champion éternel ». Il était donc bien temps de retourner à ce classique de la science-fiction, écrit parallèlement aux elriqueries, et de découvrir par la même occasion une nouvelle facette de l’écrivain britannique.

 

Où nous rencontrons Karl Glogauer. Gamin sans père et perturbé, juif élevé en milieu chrétien (et obsédé par le symbole de la croix, associé à la sexualité), paumé dépressif et masochiste à la vie sentimentale tourmentée. En grandissant, il s’intéresse aux langues anciennes, puis se prend de passion pour Jung ; et le névrosé de vouloir devenir psychiatre. Enfin, plus ou moins ; il vivote, sans faire forcément grand chose. Et il accumule les échecs, notamment sentimentaux, d’autant qu’il a une fâcheuse tendance à les favoriser. Après une énième crise, sur un coup de tête, il accepte de servir de cobaye pour une machine à explorer le temps élaborée par un dingue génial de sa connaissance. Reste à choisir une époque : Glogauer, dont les croyances religieuses ont toujours été assez floues, décide de se rendre en l’an 28 de notre ère, en Palestine, pour y rencontrer le Christ. Et obtenir ainsi des réponses à certaines de ses questions les plus pressantes, et peut-être trouver enfin un sens à sa vie.

 

Il fait bientôt la connaissance de Jean le Baptiste, prophète essénien farouchement hostile aux Romains comme à Hérode, et qui le prend pour un mage. Mais Jean n’a jamais entendu parler de Jésus de Nazareth. Personne, ici, n’a jamais entendu parler de Jésus de Nazareth. Glogauer, à demi-fou, se lance sur les traces du Christ. Il finit ainsi par découvrir que Jésus, le fils de la peu chaste Marie (elle en était déjà enceinte – d’un démon ? – quand elle a épousé le charpentier Joseph)… est un idiot congénital, difforme et voleur.

 

L’histoire serait-elle donc fausse ? Non. Glogauer comprend bien vite quelle est sa tâche. Armé des souvenirs du Nouveau Testament, il se met à prêcher, « accomplit des miracles », rassemble des apôtres, et prend enfin la route de Jérusalem. Sachant d’ores et déjà que son destin s’achèvera sur le Golgotha. Qu’il doit s’achever sur le Golgotha.

 

Karl Glogauer, le petit juif sans père, dépressif et masochiste, étranger dans la Palestine d’Hérode et de Ponce Pilate, devient le Christ. Ou peut-être l’a-t-il toujours été ?

 

Une idée d’autant plus géniale qu’elle a quelque chose de simple et d’évident. Pouvait-on rêver meilleure illustration du paradoxe temporel en forme de boucle ? Encore fallait-il se montrer à la hauteur du sujet, et ne pas se contenter d’y voir simplement l’occasion d’un blasphème quelque peu puéril. Or Moorcock a relevé le défi, et l’a emporté : si son roman a bien quelque chose d’iconoclaste, à la limite de l’outrance (mais encore faudrait-il être le dernier des neuneus fondamentalistes pour s’en offusquer sérieusement…), il n’est en rien gratuit, et le questionnement sur la nature du Christ et le sens que l’on peut ou doit y accorder est assez habile et subtil, susceptible de plusieurs lectures (voyez par exemple ce qu’a pu en dire le camarade spitz japonais).

 

On appréciera notamment la dimension foncièrement « humaniste » (au sens propre) de ce roman bref et dense (comme je les aime…), qui en justifie amplement le titre. L’histoire est vécue, non pas tant du point de vue de Karl Glogauer, qu’à travers lui, ce qui lui confère une puissante portée allégorique. L’écriture de Moorcock, si elle n’est pas aussi délicate que dans le fabuleux Mother London, est néanmoins subtile et réfléchie (incomparablement plus que dans ses récits d'heroic fantasy produits à la même époque, en tout cas...). Le roman obéit à une construction intelligente et parfois audacieuse. Certes, alterner le récit en 28 ap. J.-C. avec des « flashback » du XXe siècle n’a rien de particulièrement original (et les interruptions par des citations bibliques, notamment de l’Évangile de Jean, pas davantage) ; mais Moorcock se livre à quelques expérimentations bienvenues dans les passages contemporains, qui ne sont pas sans annoncer, parfois, les « bruits » télépathiques de Mother London. C’est alors un chaos de sensations marquantes, de dialogues décousus et de tranches de vie dressant progressivement le portrait du personnage, et plus encore de ses névroses.

Parallèlement, le roman est adroitement découpé en trois parties, fonctions des événements du périple palestinien de Glogauer : la première et la plus longue nous le présente rencontrant Jean le Baptiste et s’intégrant dans la communauté des esséniens ; il est alors l’étranger, et « le mage ». La deuxième partie, après la crise provoquée par le baptême de Jean, correspond à l’errance du Christ dans le désert ; Glogauer est alors « le fou » ; et c’est dans ces circonstances qu’il fait la rencontre du Jésus mongolien. La « réalité » des faits, dès lors, est peut-être sujette à caution : Glogauer ne succomberait-il pas à la tentation, qu’elle soit le fait du Malin ou de son ambition inconsciente ? Plus exactement, ne voit-il pas ce qu’au fond il voulait voir, y trouvant le prétexte manquant à son suicide glorieux ? Son sacrifice sur la croix obsessionnelle n’est-il pas la conséquence logique, sous forme d’apothéose, de son premier sacrifice qu’a été l’acceptation du voyage dans le temps, voire de sa vie entière ? « Le martyre est une vanité »… Et le mensonge demeure. Néanmoins, s’ajoute à tout cela la dimension de « l’inconscient collectif » théorisé par Carl Gustav Jung, déjà sensible dans la perception de Jean, mais au-delà dans l’accueil général fait au fou puis au prophète, et dans la réception de ses « miracles ». C’est l’objet, essentiellement, de la troisième partie, qui voit Glogauer suivre les pas du Christ. J’ai lu quelque part une critique reprochant à Moorcock l’écriture plus distanciée de cette troisième partie, dans laquelle le chroniqueur voyait une sorte de « bâclage » expédiant le final ; mais je ne suis pas de cet avis : cette distance (relative), de même que la précipitation des événements, me semble au contraire tout à fait appropriée à la problématique du roman. Après tout, ces événements, nous les connaissons déjà… Et si l’homme Glogauer reste bien présent jusqu’à la fin, jusqu’aux douleurs et aux larmes de la Passion, la recension plus mythique et plus floue de son calvaire est pleinement justifiée par sa transcendance : d’homme, il devient objet historique, et mythe imprégnant l’inconscient collectif, et lui obéissant en même temps, dans une infinie boucle de rétroaction…

J’ai probablement dit quelques bêtises, mea culpa, et il y a sans doute bien d’autres choses à dire. C’est que ce roman est bien plus riche qu’il n’en a l’air. Une grande réussite, et de très loin, parmi les « vieux » textes de Moorcock, celui qui m’a le plus séduit. A lire.

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"Le Voyageur solitaire", de Jean-Marc Ligny

Publié le par Nébal

 

LIGNY (Jean-Marc), Le Voyageur solitaire, ouvrage publié sous la direction de Jérôme Vincent, avec la collaboration de Charlotte Volper et Éric Holstein, Lyon, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, [1980, 1991-1992, 2007] 2008, 106 p.

 

Sorti en même temps que l’insipide Maudit soit l’Éternel !, Le Voyageur solitaire introduit la collection des Trois Souhaits dans le monde merveilleux des trilogies ; ce qui, à ce format, a pu faire jaser, mais bon, ça va… C’est également l’occasion de renouer avec une pointure de la science-fiction française, en l’occurrence Jean-Marc Ligny, et d’envisager un aspect peut-être méconnu de sa production littéraire. En effet, on connaît sans doute aujourd’hui l’auteur d’Aqua™ essentiellement pour sa science-fiction « terrienne », « réaliste », et souvent sombre (enfin, c'était mon cas ; maintenant, je dis peut-être des bêtises...). Mais dès ses débuts en littérature, à l’aube des années 1980, le jeune mercenaire du Fleuve Noir a également eu l’occasion de s’attaquer au space opera. Inspiré par les astronefs créés par Jacques Lelut, il en est venu à monter le projet des « Chroniques des nouveaux mondes », vaste space opera onirique, sous haute influence – revendiquée – de classiques du genre, tels notamment « Les Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith. Et si le projet d’une œuvre composite à la frontière des arts n’a pu être mené à son terme, Jean-Marc Ligny n’en a pas moins écrit un certain nombre de nouvelles se situant dans l’univers de ces « Chroniques des Nouveaux Mondes », reprises pour certaines d’entre elles en recueil au Fleuve Noir, mais indisponibles depuis fort longtemps. D’où cette « réédition » chez ActuSF (mais notons que les nouvelles anciennes ont été revues et corrigées pour cette occasion, et que le troisième tome est supposé comprendre un ou deux inédits).

 

Pourquoi pas ? Le Nébal, animal curieux et généralement bon public, s’est donc emparé de ce Voyageur solitaire inaugurant les « Chroniques des Nouveaux Mondes », et composé d’une préface de l’auteur (pp. 7-12) revenant sur la genèse et les péripéties de sa création, puis de quatre nouvelles… dont deux ne faisaient pas originellement partie du cycle, et ça se sent, dans la mesure où il ne s’agit pas de space opera… Mais j’y viens.

 

Commençons tout de même par le commencement, avec, donc, « Le Voyageur solitaire » (pp. 13-30). Tag Fades n’aime pas les gens. Ce qui est bien compréhensible. Mais à force de clamer haut et fort son mépris pour l’humanité, il va se retrouver embringué dans un projet démentiel par une conquête d’un soir : s’embarquer seul dans un vaisseau spatial pour un voyage de 54 années relatives à destination d’une lointaine colonie dont on n’a plus de nouvelles. Une occasion en or de fuir littéralement l’humanité ! « Oui, mais, heu… » Trop tard. Tout le monde se passionne déjà pour le projet ; on tient à faire du « voyageur solitaire » un héros romantique, et on ne manquera pas de l’épier tout au long de son voyage, façon Loft galactique. Ça commence plutôt bien, comme une littérature de divertissement très correcte, et en même temps réfléchie ; l’absurdité de la situation comme l’écriture ne manquent pas, en effet, de faire penser aux « Seigneurs de l’Instrumentalité ». Le thème de la fuite de l’humanité, avec ce qu’il a d’éventuellement puéril, est ainsi joliment introduit dans ce bref recueil qui aura plusieurs fois l’occasion d’y revenir. Pourtant, « Le Voyageur solitaire » ne convainc pas totalement… sans doute en raison de sa brièveté et du caractère abrupt de sa conclusion.

 

On retrouve le thème de la fuite de l’humanité dans « Le Traqueur d’extrêmes » (pp. 31-42), et j’imagine que c’est là la raison de l’inclusion tardive de cette nouvelle dans le cycle. Ce n’était pas forcément très judicieux, surtout à cette place : après « Le Voyageur solitaire », le récit de ce sportif de l’extrême qui n’a plus grand chose d’humain (et répondant au nom improbable de Dard DeVille ; M. Ligny, si cela ne tenait qu’à moi, un truc pareil entraînerait illico votre condamnation à l’audition ininterrompue de l’intégrale des Roucasseries jusqu’à ce que mort s’ensuive), qui se lance dans l’exploration de la fosse des Mariannes en quête d’une introuvable solitude, fait un peu l’effet d’une variation sur un mode mineur ; la chute est amusante, cela dit, quand bien même téléphonée… Anecdotique.

 

« Le Cas du chasseur » (pp. 43-61) non plus ne faisait pas à l’origine partie des « Chroniques des Nouveaux Mondes ». J’imagine que ce rattachement est justifié par la thématique des animaux modifiés intelligents en quête de droits, qui ne manque pas, là encore, de faire penser à Cordwainer Smith… Mais ce procès d’une louve ayant tué un chasseur menaçant de tuer un lapin (ouf) ne m’a hélas pas du tout convaincu. La nouvelle se cherche, oscillant entre le conte « philosophique » et la farce burlesque et absurde, avec une très légère teinte d’angoisse. Il y avait sans doute matière à faire quelque chose d’intéressant, mais le ton naïf de l’ensemble et l’humour parfois lourdingue plombent le texte. Enfin – mais peut-être direz-vous, mauvaises langues que vous êtes, que c’est là le pseudo-juriste qui sommeille en moi qui chipote –, la représentation du procès comme les questionnements sur la loi et la démocratie sont passablement ridicules, à force d’invraisemblances, de confusions et de simplifications puériles. Raté, essayez encore.

 

On retourne véritablement au space opera avec le dernier texte, et de loin le plus long (près de la moitié du recueil), « L’Astroport » (pp. 63-107). La trame est on ne peut plus classique : Gantoong Mash Majathan et Omali Xin Alia-Alta, lors d’une mission sur Triton, sont victimes d’un étrange phénomène ; un « astroport » inconnu et à l’évidence non humain apparaît subitement et détruit leur vaisseau spatial : les deux astronautes sont les seuls survivants, coupés du monde (fuite de l’humanité, suite). Ils survivent tant bien que mal dans l’invraisemblable et gigantesque astronef déserté, et y donnent bientôt naissance à un petit garçon, qu’ils appellent Fils tellement ils sont inventifs. Le calvaire et l’angoisse des adultes sont très bien rendus (même si l'on peut leur reprocher leur aspect caricatural, notamment à la mère...), de même que la curiosité et le mode de pensée très particulier de ce Fils qui n’a jamais connu l’humanité, et a du mal à en saisir le concept. Une bonne nouvelle, classique, oui, mais rondement menée et efficace ; dommage, une fois de plus, que la fin ne soit pas vraiment convaincante.

Bilan mitigé, donc. Mais je note que les deux nouvelles « space op’ », avec leurs défauts, sont clairement les plus intéressantes ; alors je reste curieux et volontaire pour la suite, en l’espérant néanmoins plus aboutie et satisfaisante.

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"Les Noëls électriques", de Jacques Baudou (éd.)

Publié le par Nébal

 

BAUDOU (Jacques) (éd.), Les Noëls électriques. 19 récits de magie et de mystère (Fiction spécial, t. 2), illustrations de Letizia Goffi, Lyon, Les moutons électriques, 2007,  311 p.

 

Alors tout d’abord, hein, oui, bon, certes, c’est vrai, lire une anthologie consacrée à Noël en plein été méridional, ça manque peut-être un peu d’à-propos, et l’on pourrait même trouver, si l’on y tient, que c’est là pousser un peu loin l’esprit de contradiction.

 

Oui mais voilà : « l’esprit de Noël », moi, heu, franchement, non. Je serais plutôt du genre « SOS Détresse Amitié ». J’ai déjà, à la base, un problème avec les gens heureux ; alors quand en plus ils se forcent à être encore plus heureux que d’habitude au prétexte futile que « blah blah Fêtes blah blah tradition blah blah esprit de Noël blah blah », je peux vraiment pas. Quand approche la période honnie, je fais dans le blues agressif. Aussi, qu’on ne me parle pas de Noël à ce moment-là, ou je mords. Trois exceptions : 1°) si c’est pour sauter partout avec Didier Wampas, OK (non, parce qu’il faut quand même rappeler que Dider Wampas, c’est le roi, et que d’ailleurs, non, il n’a pas peur des skinheads grecs) ; 2°) si c’est pour re-re-re-re-re-[…]-re-re-re-revoir L’Étrange Noël de Monsieur Jack, d’accord ; 3°) et je fais toujours la collec’ des prospectus des Petites Sœurs des Pauvres comme quoi « Joie et paix sur Terre ! », parce que ça me fait rigoler (j’ai des goûts simples). Mais c’est tout, hein, parce que après faut pas déconner. Quand même.

 

Alors pourquoi lire une anthologie consacrée à Noël, hein ? Je vous le demande. Eh bien, tout d’abord, parce qu’il y a du beau monde à l’affiche ; ensuite parce que, de la part de ce beau monde, et qui plus est aux Moutons électriques, on peut s’attendre à ce que, loin de verser dans le gnan-gnan niais n’y en veux pas, le fameux « esprit de Noël » soit comme qui dirait quelque peu subverti, retourné, torturé, et plus si affinités ; enfin, parce que, sans déconner, c’est un très bel objet (si si).

 

Au programme, pas mal de chouettes cadeaux. Jacques Baudou, qui cause quand on le lui permet de SF et toutes ces sortes de choses dans Le Monde, a tiré partie de son expérience annuelle pour le site Destination Noël de la ville de Reims, calendrier de l’Avent avec des nouvelles dedans, pour concocter un sympathique recueil, assez varié, et faisant la part belle à l’imaginaire francophone.

 

Mais il a aussi agrémenté son anthologie de textes publiés outre-Atlantique, où ce genre de choses est semble-t-il assez fréquent. Il n’en a cependant retenu que deux auteurs, qui fournissent trois nouvelles chacun. Commençons par le commencement, et donc avec Connie Willis : dans « Adaptation » (pp. 10-41), elle revisite sans véritable surprise mais avec entrain l’inévitable Un chant de Noël de Dickens, et c’est très correct sans être transcendant (c’est au moins émouvant, ce qui est déjà pas mal) ; bien plus intéressant cela dit, « Dans l’antre du docteur Coppelius » (pp. 140-155) est un joli cauchemar claustrophobe et kafkaïen, décrivant avec beaucoup de rythme le calvaire d’un pauvre type comme il y en a plein dans un immense magasin de jouets envahi par une horde de mômes et de types bizarres dans des costumes affligeants ; « Le Poney » (pp. 226-233), enfin, est plus gentillet et assez médiocre, mais, bon… Dans l’ensemble, j’ai tout de même préféré ces textes très fluides à ceux bien plus brouillons de James Powell : « Évasion à Gui 5 » (pp. 102-123) séduit tout d’abord avec ses pères Noël psychopathes et ses lutins enquêteurs, mais tend à s’éterniser quelque peu ; « Les Harpes d’or » (pp. 168-183) développe un cadre très intéressant (la guerre des tranchées), mais c’est à peu près tout ; enfin, « Le Père Noël a des principes » (pp. 214-225) est une petite pochade policière, amusante, sans plus…

 

L’intérêt est ailleurs. Par exemple chez Johan Heliot, décidément un nouvelliste talentueux, capable de faire des merveilles avec des idées d’une évidente simplicité : avec « Un contrôle de Noël » (pp. 42-55), il joue la carte de l’anti-utopie absurde à la Brazil, décrivant un monde où l’esprit de Noël et le respect des traditions sont des devoirs sanctionnés par la loi : « Soyez heureux ! » Une très bonne nouvelle, horrible et drôle. Dans un tout autre registre, on mentionnera parmi les plus belles réussites Mélanie Fazi pour « L’Arbre et les corneilles » (pp. 82-91), nouvelle rapportant avec élégance et délicatesse une intrigante tradition familiale. Autre très grande réussite, et peut-être le meilleur texte de l’anthologie : dans « La Mort des joujoux » (pp. 156-167), l’excellente Catherine Dufour revisite la genèse du père Noël à sa manière inimitable, à la fois hilarante et amère ; où l’on apprend que tout est de la faute d’une fée nymphomane… (EDIT : Depuis, j'ai eu l'occasion de constater que cette nouvelle était en fait constituée d'extraits de L'Ivresse des providers.) Enfin, dernier texte vraiment remarquable, celui de Bernard Jagodzinski, « L’Étoile de Noël » (pp. 234-241), cruel et émouvant journal d’une petite fille vivant Noël dans un futur désespéré ; remarquablement juste.

 

En-dehors de ces quatre merveilles, on peut relever plusieurs textes très corrects mais tout de même inférieurs. Ainsi, « Noir comme neige » (pp. 56-65) de Béatrice Nicodème est longtemps un texte assez moyen, mais il est relevé au tout dernier moment par une chute véritablement glaçante. En sens inverse, Fabrice Colin débute remarquablement bien sa nouvelle intitulée « Un léger moment d’absence » (pp. 67-81), avec ses lutins révolutionnaires dépressifs, mais la conclusion est tristement plate… Xavier Mauméjean, quant à lui, nous conte dans « Du chauffage au sol considéré comme arme d’attaque » (pp. 124-139 ; oui, j’aime beaucoup ce titre ; comment avez-vous deviné ?) une enquête de saint Nicolas éminemment sherlockholmesesque ; c’est très rigolo, et plutôt bien vu, mais peut-être un peu lapidaire. David Calvo, avec « Noël dans la cathédrale de Reims » (pp. 184-193), livre un texte plus inventif formellement, avec sa succession de témoignages plus ou moins bien vus ; assez sympa, mais pas exceptionnel quand même. Enfin, « Winter Wonderland Inc. » (pp. 250-281) de Léa Silhol, la plus longue nouvelle du lot (because of que typographie), est un texte assez bancal et plus ou moins finement écrit, très drôle par endroits, franchement lourdingue à d’autres, et probablement trop long, mais ça reste très lisible.

On jettera un voile pudique sur le reste : rien d’insupportablement mauvais, mais pas mal de médiocre, aussitôt lu, aussitôt oublié…

 

Notons par contre que le recueil s’achève sur une postface d’André-François Ruaud, « Solstice d’hiver & merveilleux : Noël dans tous ses états » (pp. 282-304), érudite et dans l’ensemble passionnante, mais tout de même passablement bordélique, et parfois bien lapidaire.

Au final, Les Noëls électriques est une anthologie assez sympathique, qui se lit tout seul et évite de sombrer dans les pires travers du genre. C’est rafraîchissant, parfois très bon, et j’en demandais pas plus.

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"Terremer", d'Ursula Le Guin

Publié le par Nébal

 

LE GUIN (Ursula), Terremer, traduit de l’américain par Philippe R. Hupp et Françoise Maillet, traduction harmonisée par Patrick Dusoulier, Paris, Robert Laffont – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1968, 1972, 1974, 1980] 2007, 701 p.

 

J’ai eu à maintes reprises déjà l’occasion de causer sur ce blog interlope de la grande Ursula Le Guin, essentiellement pour son fabuleux et indispensable « cycle de l’Ekumen », bien représentatif de ce que j’aime avant tout dans la science-fiction. Mais j’avais jusqu’alors laissé de côté son autre grand cycle, et probablement le plus célèbre – a fortiori depuis « l’adaptation » diversement accueillie qu’en a réalisée il y a peu le fiston Miyazaki –, celui de « Terremer ». Il s’agit cette fois d’une œuvre de fantasy, régulièrement présentée comme un classique du genre (ainsi dans la Cartographie du merveilleux d’André-François Ruaud) ; et l’on pourrait à vrai dire parler d’œuvre « fondatrice » : la trilogie originelle de « Terremer » a en effet été composée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, à l’heure où Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien commençait tout juste à rencontrer outre-Atlantique le succès que l’on sait, et où, par voie de conséquence, ce monument n’avait pas encore été plagié jusqu’à plus soif par la Ténébreuse Cohorte des Tâcherons Cupides.

 

Ce gros volume du livre de poche, sous sa couverture empruntée au fameux infographiste conceptuel Bryce Macintosh II (lequel, sans doute guère satisfait de ce travail typique des imperfections et maladresses de sa première période dite « démo », préfère signer ici de l’étrange pseudonyme de « Jackie Paternoster », ce qui ne trompera personne) et enrichie d’un racol… éloquent bandeau bordeaux « en dur », rassemble comme il est d’usage désormais ces trois titres originaux que sont Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage (ce dernier roman étant plus précisément à la base du film sus-dit). Cela ne constitue pas cependant l’intégralité du « cycle de Terremer », dans la mesure où Ursula Le Guin y est revenue ultérieurement. Mais restons-en pour le moment à cette première trilogie.

 

Terremer, c’est tout d’abord un cadre : un monde presque entièrement océanique, où l’humanité ne dispose pour vivre que d’un archipel composé d’une multitude d’îles ; la civilisation hardique se concentre essentiellement sur la grande île d’Havnor et les nombreuses îles qui l’environnent. Les Marches du Nord et du Sud ainsi que le Lointain Est sont plus sauvages, tandis que les majestueux et terrifiants dragons pullulent dans les Marches de l’Ouest et que les barbares Kargades règnent au Nord-Est, dans leur vaste et fluctuant Empire réfractaire à la magie. Au-delà, il n’y a que la mer, qui s’étend à l’infini. On notera qu'à la différence de la plupart des univers secondaires propres à la fantasy et empires galactiques des space operas, le monde de Terremer, à l'exception des pays kargades (qui sont donc jugés barbares), n'est pas « occidental » et « blanc », ce qui est assez rare pour être signalé, et pour le coup très appréciable...

 

Envisageons justement la culture de Terremer. La magie y joue un grand rôle, et est envisagée d’une manière sans doute plus « rationnelle » que dans la majeure partie des œuvres de fantasy. Dans une optique empruntant énormément à la philosophie extrême-orientale, et notamment au taoïsme (on y reviendra), mais plus encore, peut-être, à certains aspects de la « pensée magique » témoignant de la culture anthropologique de la fille d’Alfred Kroeber (et c’est bien là une préoccupation destinée à apparaître de plus en plus au cœur de sa production tant en fantasy qu’en science-fiction), la magie, sur Terremer, ne consiste pas tant en une subversion surnaturelle de l’ordre du monde – définition classique de la magie – qu’en une fusion avec celui-ci (ce qui, dans un sens, la raproche donc de la religion ; on aura l’occasion de le constater notamment dans Les Tombeaux d’Atuan) : elle repose en effet sur la connaissance des « vrais noms » des choses et des êtres, cette connaissance conférant sur ces derniers le pouvoir (thématique déjà abordée dans la nouvelle « La Règle des noms », que l’on peut considérer comme étant à l’origine du cyle). Aussi les sorciers de Terremer prennent-ils grand soin de dissimuler leur vrai nom (Ged, le personnage central du cycle, n’est ainsi connu sous ce nom que de quelques très rares personnes parmi ses proches, le fait de « révéler » son nom étant d’ailleurs la plus grande des marques de confiance ; mais pour les autres, il est Épervier), tandis que leur art consiste essentiellement en la découverte et l’apprentissage des noms (et c’est en ceci que consiste leur « don » : la magie n’est pas exceptionnelle sur Terremer, elle imprègne la société entière). Idée fascinante et remarquablement bien mise en scène, cette philosophie du langage et du pouvoir des mots est un des grands atouts du « cycle de Terremer ».

 

On retrouve la sagesse extrême-orientale dans d’autres idées fondamentales du cycle. Ainsi pour ce qui est du manichéisme si souvent reproché à la high fantasy depuis Tolkien (et peut-être à tort en ce qui concerne ce dernier, mais bon…) : si l’on peut, a priori, opposer le « bien » au « mal » dans le monde de Terremer, ce n’est pas dans une perspective eschatologique et épique. Il ne s’agit pas ici de faire triompher un principe sur l’autre, mais, une fois de plus, de parvenir à leur accord, à leur complémentarité, à l’Équilibre, donnée essentielle de la magie. Il s’agit de faire fusionner les contraires, comme dans la représentation classique du yin et du yang : c’est vrai du bien et du mal, mais aussi d’une multitude d’autres « couples » (homme / femme, jeunesse / vieillesse, vie / mort, religion / magie, passé / avenir, nature / culture… terre / mer, sans doute ?). Le désordre, ainsi, résulte nécessairement de la domination d’un principe sur l’autre : l’ordre ne consiste pas en une victoire, mais en une conciliation. Cette quête de l’Équilibre passe dès lors par une stigmatisation de la « démesure », l’hybris des Grecs anciens. L’ambition est ainsi condamnée d’entrée de jeu, dès le premier roman : Ged, en succombant à la démesure et à la vanité, libère le chaos ; il ne se réalisera pleinement, jusqu’à devenir Archimage, qu’en réfrénant ses envies, en se taisant, en observant, en fusionnant avec le monde : le plus grand des magiciens est celui qui sait ne pas utiliser la magie, l’Archimage est d’autant plus admirable qu’il est prêt à abdiquer sa charge. Contre la démesure, on trouve donc une certaine valorisation de l’ataraxie, ou peut-être plus exactement du détachement bouddhiste du nirvāna, illustré notamment par le rapport à la mort dans L’Ultime Rivage. Cette philosophie imprègne l’ensemble du cycle, avec plus ou moins de réussite : si le fond est très appréciable, la high fantasy accédant ici à une forme de maturité et de profondeur qui lui fait souvent défaut, la formulation de ces principes (pour un lectorat que l’on peut supposer plus jeune que celui du « cycle de l’Ekumen ») passe régulièrement, surtout dans le dernier roman, par des procédés parfois naïfs, aphorismes simplets ou pseudo-koans hélas typiques des représentations abusives de la pire contre-culture hippie s’arrêtant à Katmandou sur la voie de l’Illumination. Parallèlement, on appréciera diversement que le pessimisme et l’angoisse dominant dans le cycle trouvent inévitablement leur résolution dans un happy end de plus ou moins bon aloi (je dois reconnaître que l’Anneau « inversé » des Tombeaux d’Atuan, par exemple, m’a laissé assez sceptique…), et l’on pourra éventuellement renacler devant le conservatisme auquel cette philosophie tend presque nécessairement à aboutir.

 

On relèvera également que Terremer dans son ensemble, mais aussi les trois romans pris individuellement, relèvent du roman « d’apprentissage », ou peut-être plus exactement « d’initiation ». Tout au long de la trilogie, nous suivrons ainsi la carrière de Ged, du simple gardien de chèvres sur l’île de Gont qu’il était enfant à l’Archimage et Seigneur des Dragons à l’orée de la mort.

 

Le Sorcier de Terremer (pp. 7-251) nous rapporte ainsi les premières années d’Épervier. Les premières pages sont tout à fait remarquables, exposant avec habileté le principe de la règle des noms et la découverte de la magie par le jeune garçon, jusqu’à une superbe scène d’action où le novice repousse à l’aide de son seul don un raid de pillards kargades (profitez-en, l’action sera rare par la suite : Terremer ne joue certainement pas la carte épique !). S’ensuit son « baptême » et son initiation par le taciturne mage Ogion ; mais l’arrogant Ged ne se satisfait guère de cette vie monotone, et s’empresse de se rendre à l’école des sorciers de Roke (sorte de Poudlard avec trente ans d’avance…), où sa vanité l’amènera bientôt à commettre l’irréparable : Ged, en voulant user d’un sort qu’il ne maîtrise pas, libère une Ombre démoniaque ; le jeune homme n’en réchappe qu’au prix de terribles cicatrices le défigurant à vie, et de la mort de l’Archimage. Il entame alors un vaste périple à travers Terremer, poursuivi sans relâche par cette Ombre qui compte bien s’emparer de lui… Une trame aujourd’hui classique, mais assez bien employée, pour un roman dépaysant et subtil, à l’atmosphère remarquable, mais qui tend peut-être à s’éterniser quelque peu, jusqu’à une conclusion en demi-teinte.

Les Tombeaux d’Atuan
(pp. 253-439) se situe quelques années plus tard, et adopte une forme bien différente. Ged est désormais un magicien confirmé, même si une certaine impétuosité ne l’a toujours pas quitté : c’est ainsi qu’il se rend sur l’île d’Atuan, au cœur de l’Empire kargade, pour tenter de dérober dans les tombeaux des Innomables (éminement lovecraftiens…) la moitié manquante de l’anneau d’Erreth-Akbe, le plus grand des magiciens d’antan, et restaurer ainsi la paix sur Terremer. Mais Ged n’intervient que tardivement dans ce roman centré avant tout sur le personnage de Tenar / Arha, et marqué par une unité de lieu tranchant sur les deux autres parties. Tout le roman ou presque se déroule en effet sur l’île d’Atuan, et plus précisément dans les Tombeaux, vaste sanctuaire au cœur du désert regroupant les divers cultes des Kargades hostiles à la magie. Tenar, toute petite fille, a été considérée comme la réincarnation d’Arha, la Dévorée, grande prêtresse immortelle des Innomables. C’est ainsi qu’elle quitte bientôt sa famille et est enfermée dans le sanctuaire, où elle découvre progressivement tant les mesquineries de la vie monacale que les rites les plus obscurs et les plus étranges liés à sa charge, dans ces vastes souterrains où la lumière ne doit jamais pénétrer. L’évocation de la jeunesse de Tenar dans ce cadre fascinant est très détaillée et subtile, et constitue un des points forts de ce roman. Par la suite, sa rencontre avec Ged, voleur et « hérétique » puisque s’adonnant à la magie impie et n’adorant ni les Innomables ni le Roi-Dieu kargade, l’amènera à ouvrir les yeux sur un monde bien plus vaste et complexe que ce qu’elle aurait jamais pu imaginer. Ce roman, plus dense et resserré que les deux autres, est à mon sens le plus convaincant, en dépit de sa conclusion un peu précipitée et convenue.

La trilogie originelle s’achève enfin sur
L’Ultime Rivage (pp. 441-702), bien des années plus tard. Ged, après avoir reconstitué l’anneau d’Erreth-Akbe, s’est assagi et est finalement devenu Archimage sur l’île de Roke. Mais des nouvelles étranges et effrayantes parviennent des diverses Marches : il semblerait que la magie disparaisse de Terremer ! Accompagné du jeune noble Arren, le véritable héros du roman à travers les yeux duquel tout le récit est envisagé, il remonte à bord de son petit bateau Voitloin pour voyager à travers le monde et percer le mystère de cette disparition de la magie. Au cours de ce long périple initiatique, Ged et Arren devront faire face à la démesure de l’homme, et à sa crainte de la mort. Ce roman est à mon sens le plus inégal des trois : si l’idée principale de ce monde en transition, pour être classique, n’en est pas moins séduisante, le récit se fait plus ou moins convaincant selon les étapes du voyage. On se régale en maints endroits, ainsi lors de la halte auprès des marchands déments et égoïstes de Lorbanerie ou de la traversée de la Passe des Dragons, et plus encore, entre-temps, lors du séjour auprès des Enfants de la Haute-Mer (où l’on retrouve toute la veine « ethnologique » d’Ursula Le Guin, avec un parfum vancien) ; mais l’on tend aussi à s’ennuyer quelque peu le reste du temps…

 

C’est à vrai dire un problème que l’on retrouve à travers tout Terremer. En dépit de ce cadre fascinant et de la multitude des bonnes idées, le récit, lent et contemplatif, peine parfois à retenir l’attention. On l’aura sans doute compris à la lecture de ces résumés : l’intérêt de Terremer ne se trouve certainement pas dans l’intrigue, généralement convenue et de toutes façons reléguée au second plan. Ce ne serait pas un problème (pas pour moi, en tout cas : j’ai déjà eu maintes fois l’occasion de dire l’importance que j’attache au cadre et aux idées en SF et en fantasy), si le rythme n’était pas aussi bancal. Au-delà de la construction, on pourra également relever un certain nombre d’autres imperfections et maladresses dans ces œuvres anciennes, que ce soit sur le plan du style ou sur celui de l’élaboration des personnages. Aussi, en dépit de ses indéniables qualités, je me vois obligé de reconnaître que cette trilogie m’a quelque peu ennuyé à l’occasion, et m’a un peu déçu, en somme. Terremer vaut le détour, sans aucun doute, mais sa réputation est à mon avis quelque peu surfaite, et ce n’est pas le « chef-d’œuvre » souvent décrit : cette trilogie fondatrice et essentielle à l’histoire du genre accuse un peu le poids de son ancienneté. Sans doute la comparaison est-elle critiquable, pour ne pas dire absurde, mais le fait est que je préfère largement l’extraordinaire « cycle de l’Ekumen », bien plus mature, profond et subtil, à ce classique de la fantasy qu’est Terremer.

Cela dit, je compte bien poursuivre l’exploration de ce séduisant univers. Les textes ultérieurs qu’Ursula Le Guin a consacré à son cycle de fantasy ont été diversement accueillis, mais je ne manquerai pas d’y jeter un œil, espérant peut-être y trouver la maturité qui fait à mon sens encore défaut dans cette trilogie originelle. On verra bien : j’attaque prochainement les Contes de Terremer. (EDIT : Non ! Dieu m'a parlé : c'est donc avec Tehanu que je vais tout d'abord poursuivre l'exploration de Terremer...)

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"Cartographie du merveilleux", d'André-François Ruaud

Publié le par Nébal

 

RUAUD (André-François), Cartographie du merveilleux. Guide de lecture, fantasy, sous la direction de Sébastien Guillot, [Paris], Denoël – Gallimard, coll. Folio Science-fiction, [2001] 2008, 287 p.

 

Moi, j’aime bien les gens qui me font des cadeaux. C’est comme ça. Alors merci M’âme Martin, Folio SF et André-François Ruaud. Offrir ce guide de lecture consacré à la fantasy pour l’achat de deux Folio SF, en voilà une opération qu’elle est fort sympathique ! D’autant plus que la fantasy, si elle connaît à l’heure actuelle le succès que l’on sait, n’en est pas moins un genre souvent bêtement dénigré, assommé d’amalgames, et finalement peu étudié. Le guide de lecture concocté par André-François Ruaud, étrangement, est ainsi relativement unique en son genre… Ce qui le rend d’autant plus indispensable, mais explique peut-être certains de ses défauts les plus flagrants.

 

En effet, cette Cartographie du merveilleux manque tristement d’une partie véritablement théorique. Avant d’en arriver au guide de lecture à proprement parler (constitué de 100 propositions de lecture, à l’instar de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot et, du moins je le suppose, des deux autres guides de lecture publiés dans la même collection, le Passeport pour les étoiles de Francis Valéry pour la science-fiction, et l’Atlas des brumes et des ombres de Patrick Marcel pour le fantastique – qu’il faudra bien que je lise un jour), André-François Ruaud ne nous livre en effet qu’une évocation chronologique du genre, quasi exclusivement anglo-saxonne. La (si complexe et sans doute un peu vaine) question de la définition du genre est expédiée d’entrée de jeu (p. 10) : « la fantasy est une littérature fantastique incorporant dans son récit un élément d’irrationnel qui n’est pas traité seulement de manière horrifique, présente généralement un aspect mythique et est souvent incarné par l’irruption ou l’utilisation de la magie ». Cette définition est si prudente et si floue qu’elle ne définit en fin de compte pas grand chose… Et l’on pourra regretter qu’André-François Ruaud évacue si rapidement ce problème, et n’évoque en rien les nombreux questionnements parallèles qui auraient permis d’aboutir à une véritable approche théorique du genre : ses relations avec les autres genres, ses procédés, ses codes, son rapport à l’histoire ou à la religion, son éventuel substrat politique (alors, réactionnaire ou pas, la fantasy ?), etc. Il me semble qu’il y aurait eu bien des choses à dire sur ces questions, et que cela aurait été l’occasion de pourfendre certaines idées reçues et quelques amalgames fâcheux…

 

En fait, j’aurais dans un sens envie de reprocher ici à André-François Ruaud ce que j’avais déjà regretté dans son néanmoins passionnant article du dernier Yellow Submarine (dont il est le capitaine, rappelons-le) : déjà, notons que son ouvrage est hyper-subjectif, même si cela je ne saurais le blâmer ; le problème est que, au-delà, et peut-être en raison de ce parti pris, André-François Ruaud tend à se montrer tour à tour érudit et lacunaire, précis et foutraque.

 

J’ai ainsi trouvé vraiment dommageable que cette étude n’envisage la fantasy, passées certaines références antiques ou médiévales, et à l’exception de quelques rares détours contemporains du côté du « réalisme magique », que sous un angle purement anglo-saxon (et en accordant par ailleurs une place importante – nécessaire, certes, mais peut-être un peu excessive ? – à la littérature enfantine ou « jeunesse »). Qu’il y ait une domination anglo-saxonne sur le genre, je l’admets volontiers (sa désignation même en témoigne assez…), mais il me semble que ce guide aurait été une occasion de choix pour aller voir ce qui se passait ailleurs (et je ne doute guère que l’on puisse, sans même avoir trop à se pencher sur la question, trouver une fantasy russe, japonaise, etc. ; un des intérêts du guide de lecture de Francis Berthelot était justement son ouverture au monde…).

 

Et, au-delà, il est certaines exclusions qui me paraissent difficilement justifiables. Un exemple (pp. 23-24) : André-François Ruaud évoque Rudyard Kipling et ses nouvelles du Livre de la jungle ; il conclut ainsi son paragraphe : « Au passage, elles [ces nouvelles] établissent un sous-genre de la fantasy qui demeurera cher au cœur des Anglais : la fantasy animalière (histoires où les bêtes parlent et agissent d’une manière se situant à mi-chemin entre l’homme et l’animal). » Moi, je veux bien, et André-François Ruaud aura maintes fois l’occasion de revenir sur cette fantasy animalière anglaise ; ce que je comprends moins, c’est qu’il n’englobe pas dès lors dans sa généalogie les fables ainsi que, au Moyen-Âge, Le Roman de Renart, autant d’œuvres qui ne sont tout simplement jamais évoquées ! Qui plus est, pour la fantasy animalière anglaise, cela aurait éventuellement permis d’évoquer La Ferme des animaux de George Orwell… Pour en rester au Moyen-Âge, d’ailleurs, on pourra de même trouver étonnante l’absence de Tristan et Yseult, en dépit de l’importance de cette légende dans la tradition de l’amour courtois et de son rattachement éventuel à la matière de Bretagne (celle-ci étant pourtant amplement développée), notamment par le biais de Thomas Malory et son Le Morte d’Arthur (si je ne m’abuse la seule œuvre antérieure au XIXe siècle à figurer dans le guide de lecture). Pour en rester à ces origines lointaines, on notera d’ailleurs que l’analyse se fait parfois lapidaire (p. 12) : « Au travers d’un riche tissu d’aventures fantastiques et d’intrigues de cour, ses romans [ceux de Chrétien de Troyes] illustrent les idéaux socio-politiques du régime Plantagenêt : un âge d’or féodal, à l’opposé du centralisme capétien. » Comme dirait le grand philosophe Jean-Luc Delarue, « ça se discute »… Et, de manière plus générale, en ce qui concerne ces origines lointaines, une étude approfondie des liens entre fantasy, folklore, mythes et religions m’aurait paru très appropriée ; mais, là encore, André-François Ruaud expédie…

 

On va dire que je pinaille sur l’ancien ? Peut-être. Un exemple plus proche de nous, alors (p. 29) : « De même, quoique aucun texte d’H.P. Lovecraft ne relève purement de la fantasy, s’en rapproche une bonne part des ambiances et événements de Démons et merveilles (The Dream-Quest Of Unknown Kadath, 1943), œuvre très marquée par l’influence de Dunsany. » Ben oui, justement ; et, en ce qui me concerne, cette œuvre-là et bon nombre des récits les plus anciens de Lovecraft, on pourrait très légitimement dire qu’ils relèvent « purement » de la fantasy… Ou alors, j’aimerais bien qu’on m’explique. Ce qu’André-François Ruaud ne fait pas… De même pour la place très discrète réservée à Neil Gaiman dans cette étude, alors qu’il me semble bien être un incontournable de la fantasy urbaine, et que trois (trois !) de ses œuvres figurent dans le guide de lecture… Et l’on pourrait donner bien des exemples dans ce goût-là.

Bref, cette chronologie de la fantasy anglo-saxonne (d’ailleurs centrée sur les auteurs et les œuvres ; pas grand chose sur les supports, le lectorat, les déclinaisons diverses…), si elle se lit agréablement et est souvent instructive, n’en est pas moins très contestable par endroits, parfois franchement lacunaire, et finalement guère convaincante…

 

Dommage. Le guide de lecture souffre parfois de ces travers, mais il est néanmoins souvent alléchant (on notera que, parmi les œuvres retenues, il en est un certain nombre qui n’ont jamais été traduites en français ; y s’rait temps !). Pour vous en donner une petite idée, je vais refaire ici le vil détour par le 3615 Mavie auquel je m’étais livré pour la Bibliothèque de l’Entre-Mondes, et pour les mêmes raisons (en clair : JE FAIS TOUT QUE C’QUE J’VEUX !).

 

Il y a donc ceux que j’avais déjà lus (très peu, finalement…) : Imajica de Clive Barker (pp. 107-108) ; « Alice » de Lewis Carroll (pp. 137-139 ; mais je veux relire ces merveilles incomparables, d’autant qu’il y a un Omnibus qui me fait de l’œil…) ; Neverwhere (pp. 156-158), Stardust, le mystère de l’étoile (pp. 158-159) et Miroirs et fumée (pp. 159-161 ; mmmf, la meilleure des nouvelles de cet excellent recueil n’est même pas mentionnée…) de Neil Gaiman ; « Conan » de Robert E. Howard (pp. 180-181) ; « Elric » de Michael Moorcock (pp. 216-217) ; Au guet de Terry Pratchett (pp. 228-229 ; pour ne pas dire « les Annales du Disque-monde » ?) ; « Harry Potter » de J.K. Rowling (pp. 233-236) ; Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien (pp. 252-253 ; inévitable…) ; « le cycle d’Ambre » de Roger Zelazny (pp. 258-260 ; plus précisément, j’ai lu le premier cycle, et j’ai abandonné avec Les Atouts de la vengeance, premier tome du second cycle, parce que non, là, yeurk…).

 

Il y a ceux que je comptais déjà lire. Certains avaient déjà intégré mon étagère de chevet (La Forêt des mythagos de Robert Holdstock, pp. 178-180 ; « Terremer » d’Ursula K. Le Guin, pp. 202-203, mais ça je vous en reparle tout de suite ; et enfin Les Voies d’Anubis de Tim Powers, pp. 226-228). Pour d’autres, c’était prévu depuis un certain temps : « Le Roi d’Ys » de Karen et Poul Anderson (pp. 103-104) ; Mr Vertigo de Paul Auster (pp. 104-105) ; Peter Pan de James Matthew Barrie (pp. 111-113 ; tout de même !) ; Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum (pp. 113-115 ; re-tout de même !) ; les « Chroniques d’Alvin le Faiseur » d’Orson Scott Card (pp. 134-135) ; Le Parlement des fées de John Crowley (pp. 142-143) ; Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez (pp. 162-163) ; Le Vent dans les saules de Kenneth Grahame (pp. 165-166 ; re-re-tout de même !) ; « L’Âge de la Déraison » de J. Gregory Keyes (pp. 189-190) ; Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Selma Lagerlöf (pp. 198-200 ; re-re-re-tout de même !) ; « le Cycle des épées » de Fritz Leiber (pp. 203-205 ; re-re-re-re-tout de même ! d’autant que ça fait un bail que j’ai envie de lire ça, moi…) ; « Gormenghast » de Mervyn Peake (pp. 222-224 ; re-re-re-re-re-tout de même ! Et là encore, ça fait un bail… sauf que j’arrive pas à mettre la main sur le premier volume…).

 

Et il y a, enfin, ceux que je ne connaissais pas ou qui ne me tentaient pas plus que ça et pour lesquels André-François Ruaud m’a sacrément donné l’eau à la bouche ou a achevé de me convaincre (en VO uniquement pour pas mal d’entre eux, aïe…) : Les Garennes de Watership Down de Richard Adams (pp. 99-102) ; Le Royaume des devins de Clive Barker (pp. 107-108) ; Le Vin des dieux de John Barnes (pp. 110-111) ; Le Rhinocéros qui citait Nietzsche de Peter S. Beagle (pp. 119-122) ; Unicorn Mountain de Michael Bishop (pp. 122-123) ; Homme qui parle de Terry Bisson (pp. 123-124) ; A Dictionnary of Fairies de Katharine Briggs (pp. 126-127) ; « Jhereg » de Steven Brust (pp. 127-129) ; La Fameuse Invasion de la Sicile par les ours de Dino Buzzati (pp. 129-130) ; Possession de A.S. Byatt (pp. 130-131) ; The Off Season de Jack Cady (pp. 131-133) ; Délius, une chanson d’été de David Calvo (pp. 133-134) ; « Thomas l’incrédule » de Stephen R. Donaldson (pp. 146-147 ; les critiques m’avaient laissé assez froid, mais ce personnage m’intrigue, alors, peut-être…) ; Elf Defense d’Esther M. Friesner (pp. 153-154) ; In the Land of Winter de Richard Grant (pp. 167-168) ; Fendragon de Barbara Hambly (pp. 168-169) ; L’Éveil de la lune d’Elizabeth Hand (pp. 172-174) ; Conte d’hiver de Mark Helprin (pp. 174-175) ; La Compagnie des fées de Garry Kilworth (pp. 191-192) ; Thomas le rimeur d’Ellen Kushner (pp. 197-198) ; « le Dit de la Terre plate » de Tanith Lee (pp. 200-202) ; Le Dernier Magicien de Megan Lindholm (pp. 208-210) ; The Gift de Patrick O’Leary (pp. 219-220) ; Les Flammes de la nuit de Michel Pagel (pp. 220-222) ; Fées & Gestes, une anthologie éditée par André-François Ruaud (pp. 236-237 ; on n’est jamais mieux servi que par soi-même…) ; Les Enfants de minuit de Salman Rushdie (pp. 237-239) ; Point of Hopes de Melissa Scott & Lisa A. Barnett (pp. 243-244) ; The High House et The False House de James Stoddard (pp. 247-249).

 

 

Ça fait beaucoup, hein ?

Bon, ben, merci, hein, et... au boulot…

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"La Rançon du temps", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), La Rançon du temps, ouvrage publié sous la direction de Jean-Daniel Brèque & Pierre-Paul Durastanti, avant-propos par Jean-Daniel Brèque, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, Paris, Le Bélial’, [1988, 1991, 1995, 2001, 2005] 2008, 291 p.

Retour à « la Patrouille du temps » avec ce troisième tome jusqu’à présent inédit, toujours publié au Bélial’, et présenté et traduit par l’indispensable Jean-Daniel Brèque. J’avais déjà eu l’occasion de vous dire combien j’avais trouvé La Patrouille du temps sympathique, et, plus récemment, à quel point j’ai adoré Le Patrouilleur du temps, notamment pour le court roman intitulé Le Chagrin d’Odin le Goth, qui m’a littéralement bluffé. Ça tombe bien : cette Rançon du temps est composée de deux courts romans très différents, bien révélateurs de la richesse thématique et formelle de ce cycle incontournable.

 

Le premier, et de loin le plus long, de ces deux romans ne manque d’ailleurs pas de faire penser au Chagrin d’Odin le Goth : Stella Maris (pp. 17-191 ; oh le beau titre, ça me rappelle quelque chose… Hein ? quoi ? ça n’a rien à voir ? certes, mais c’est pas grave : je ne vois nulle raison de se priver du Bien, du Beau et du Bon) se déroule essentiellement au Ier siècle de l’ère chrétienne en Grande Germanie. Des Patrouilleurs ont repéré une bizarrerie temporelle : un volume des Histoires de Tacite comprenant d’importantes variantes par rapport à celui (incomplet) qui est parvenu jusqu’à nous ; dans ces pages, le fameux historien romain traitait de la grande révolte des Bataves menés par Civilis, à une époque où l’Empire, encore récent et sans véritable principe dynastique, était livré à la guerre civile, plusieurs généraux ayant pour ambition de devenir Empereurs. Les changements dont témoigne Tacite pour cette période complexe pourraient donc avoir de graves conséquences pour la ligne temporelle de Manse Everard et des Danelliens. Aussi l’agent non-attaché se rend-il dans cette période pour enquêter sur cette divergence, accompagné de la spécialiste des Bataves Janne Floris. Bien vite, ils seront amenés à comprendre que la divergence concerne essentiellement la fascinante Veleda, une prêtresse charismatique d’une divinité mineure qui a prophétisé la chute de l’Empire romain. Manse Everard et Janne Floris se lanceront donc sur les traces de cette femme mystérieuse et de son « compagnon » Heidhin, remontant progressivement le temps jusqu’à ses origines…

 

Le cadre, une fois de plus, est superbe, et très documenté. Une fois de plus, bien que d’une manière originale, Poul Anderson s’interroge avec brio sur la naissance des mythes et leur importance pour le cours de l’histoire. Stella Maris est un drame lent et pesant ; son dénouement se laisse assez vite entrapercevoir, mais il n’en est que plus terrible, d’autant qu’il nous plonge dans un paradoxe temporel difficile à concevoir. On y découvre le revers des interventions de la Patrouille, au fil d’un récit très humain et émouvant. Le point fort de Stella Maris est d’ailleurs probablement le personnage de Veleda, femme extraordinaire, figure de légende, mi-humaine mi-divine. Un très bon texte, que je placerai cependant quelque peu en-dessous du Chagrin d’Odin le Goth… notamment à cause du personnage de Manse Everard, qui tourne un peu à la John Wayne à l’occasion (en plus d’être un chaud lapin) : il tient à rappeler qu’il est bien le fils d’un fermier du Midwest, ça se voit, et ça n'est pas toujours très approprié…

C’est également un peu le cas dans le deuxième roman de ce recueil, bien plus court, mais il n’y joue qu’un rôle moindre, quand bien même important. Ce roman est de toute façon très différent de Stella Maris, que ce soit sur le plan de la forme ou du fond. L’Année de la rançon (pp. 193-291) fut en effet publié comme un roman pour la jeunesse. Sans surprise, l’écriture est donc moins sophistiquée (sans tomber dans la niaiserie), le rythme est bien plus soutenu, et le cadre historique n’est pas aussi important. On retrouve ici davantage un texte tourné vers le pur divertissement, mais avec une efficacité remarquable.

 

Difficile, cela dit, de résumer cette complexe intrigue : si tout débute véritablement dans le Pérou du XVIe siècle, au moment où Pizarre anéantit l’Empire inca, on passe très vite d’une époque à l’autre dans une course-poursuite haletante et faisant la part belle aux personnages : outre Manse Everard, nous y retrouvons Wanda Tamberly, précédemment entrevue dans « La Mort et le Chevalier », mais dont c’est ici la première apparition (la jeune fille ignore tout de la Patrouille et rencontre Manse Everard), ainsi que Merau Varagan et ses Exaltationnistes dans le rôle des « méchants » (on les avait déjà entrevus dans D’ivoire, de singes et de paons). Mais, surtout, nous y faisons la connaissance, une fois de plus, d’un fabuleux personnage, qui, à vrai dire, bouffe littéralement tous les autres : le conquistador don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, compagnon de Pizarre qui se retrouve bien malgré lui embarqué dans l’univers déstabilisant de « la Patrouille du temps »… et compte bien en tirer profit.

 

La Rançon du temps est ainsi un recueil varié et très sympathique. Je ne prétendrai pas l’avoir trouvé aussi bon que Le Patrouilleur du temps (oui, parce que, Le Chagrin d’Odin le Goth… hein ? oui, je le sais, que je me répète, mais… bon), mais ce fut néanmoins une lecture agréable, complétant utilement le cycle de « la Patrouille du temps ».

Suite et fin (l’année prochaine en principe ?) avec Le Bouclier du temps ; j’ai hâte…

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"La Fontaine de jouvence", de Philippe Ward

Publié le par Nébal


WARD (Philippe), La Fontaine de jouvence. Une aventure de Gilles de Grandin, Encino, Black Coat Press, coll. Rivière Blanche, 2004, 148 p.

Voilà un roman que j’ai longtemps hésité à chroniquer. Si je m’y suis finalement résolu, c’est parce que je ne parvenais pas à justifier à mes propres yeux ce « traitement exceptionnel » un peu hypocrite ; et puis, on dit souvent (mais peut-être est-ce une idée reçue ?) que le pire tort que l’on puisse faire à un livre est de ne pas en parler… Mais voilà, je savais bien que cela n’irait pas sans poser quelques problèmes : pour dire les choses clairement, je n’ai pas du tout aimé La Fontaine de jouvence, et j’ai trouvé ça vraiment très mauvais. En temps normal, j’aurais très probablement montré les crocs et entamé un démontage en règles, du genre cruel et éventuellement puéril, mais qui défoule. Après tout, ça m’est arrivé à l’occasion…

 

Seulement, cette fois, je ne peux pas faire le meuchant ; je n’en ai pas le moins du monde envie, et cela ne me paraîtrait pas du tout légitime. Que Philippe Ward, dont je vous avais dit beaucoup de bien en évoquant son très bon Noir Duo coécrit avec Sylvie Miller, et qui m’a gratifié ici une nouvelle fois d’une fort aimable dédicace, soit quelqu’un de très sympathique, a sans doute joué un certain rôle ; que sa collection Rivière Blanche, dont La Fontaine de jouvence fut un des tout premiers titres, soit un projet original, honnête et courageux, idem. Mais la vérité, cependant, est ailleurs (of course) : si je ne peux pas massacrer La Fontaine de jouvence, c’est tout simplement parce que ce très court roman, à l’évidence, n’était pas pour moi, que j’en ai été prévenu, et qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise (et comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises lors de mes récurrentes fulminations quasi pyromanes, c’est avant tout la tromperie qui m’agace ; voyez par exemple Eon ou La Théorie des cordes). Et c’est bien pourquoi je ne peux pas dézinguer ce roman : ce serait un peu comme de demander à un intégriste puritain de chroniquer un porno gonzo, à un anti-communiste acharné de parler du Cuirassé Potemkine, au Mahatma Gandhi ce qu’il pense de Brain Dead et des films d’auto-défense de Charles Bronson, à Rameau son opinion sur Ornette Coleman, Throbbing Gristle ou Merzbow, à Joris-Karl Huysmans son avis sur Oui-Oui et la voiture jaune. Quelque part, ça coince. La valorisation de la supposée « critique objective » révèle bien ici sa vacuité, sa tendance à l’imposture. Si je devais en rester à l’objectivité, ça serait vite expédié : intrigue ridicule, personnages grotesques, style à pleurer. Hop, fini, poubelle (… enfin, non, je ne jette jamais les livres à la poubelle ; tout ça, c’est une expérience de pensée, hein). Et ça serait absurde, ce serait passer complètement à côté de l’essentiel : avec La Fontaine de jouvence, Philippe Ward n’a jamais eu la prétention d’écrire un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine, raffiné, subtil et profond ; il a voulu écrire un divertissement populaire, hommage aux « grands anciens du Fleuve Noir », et en premier lieu à Jimmy Guieu, à qui le livre est dédié. Et j’étais curieux de voir ça, surtout après avoir lu plusieurs critiques enthousiastes… mais peut-être un brin copineuses.

 

Avec La Fontaine de jouvence, on est en effet en plein dans la SF à papa, naïve et excessive, et mêlant allègrement tout et n’importe quoi, avec une louche d’ésotérisme, de parapsychologie et d’archéologie mystérieuse.

 

« (1) Authentique. »

 

C’est que l'auteur était un grand admirateur de Jimmy Guieu, qui l’a encouragé dans la voie de l’écriture il y a trente ans de cela. Et le jeune Philippe Ward, alors âgé de 17 ans, de se lancer aussitôt dans la rédaction d’un premier jet de La Fontaine de jouvence.

 

« (2) Authentique » ?

 

Dans tous les cas, La Fontaine de jouvence trouve tout naturellement sa place, en 2004, chez Rivière Blanche. Au programme : l’inévitable Atlantide, et tant qu’à faire l’inévitable Fontaine de jouvence du titre ; d’inévitables OVNI, d’inévitables méchants vraiment très très méchants, d’inévitables conspirations à l’échelle mondiale, une inévitable amourette, et un inévitable héros à l’ancienne, à la OSS 117 et compagnie. Gilles de Grandin (destiné à réapparaître dans d’autres romans, qu’ils soient de Philippe Ward ou non) emprunterait donc au Gilles Novak de Jimmy Guieu et au Jules de Grandin de Seabury Quinn ; une sorte d’Indiana Jones avec un budget effets spéciaux très réduit et nettement moins charismatique, archéologue nécessairement rejeté par la communauté scientifique parce qu’il SAIT que la vérité est ailleurs.

 

« (3) Authentique. »

 

A partir de là, tout va très vite. Gilles de Grandin est mystérieusement contacté par un mystérieux contact, qui lui suggère de se rendre dans la mystérieuse île de la Jamaïque, où un mystérieux tremblement de terre a fait apparaître de mystérieuses statues (p. 10). A peine est-il descendu de l’avion que Gilles de Grandin manque périr dans un mystérieux attentat (p. 12) ; puis il rencontre la jolie ethnologue Elaine Garvey (p. 14) et voit un mystérieux OVNI (ibid.) ; puis tous deux sont enlevés par de mystérieux individus prétendant descendre des mystérieux Atlantes (p. 16) et qui comptent bien mettre leur mystérieuse main sur la mystérieuse Fontaine de jouvence (p. 18). Etc.

 

« (4) Authentique. »

 

Vous l’aurez compris, on ne fait pas ici dans l’introspection, et encore moins dans les descriptions balzaciennes interminables. Primauté à l’action, aux rebondissements à chaque page ou presque, un peu comme dans Tintin : on pense d’ailleurs assez à Vol 747 pour Sydney, même si la thématique atlante, pour rester dans la ligne claire, évoque encore davantage Blake et Mortimer... en beaucoup moins convaincant à mon goût. Intrigue inepte et puérile, « cadre » pulp au possible, personnages monolithiques tout droit tirés de comics de « l’âge d’or »… Tout cela est d’une profonde naïveté plus ou moins rafraîchissante, et l’on sourit régulièrement devant tel ou tel cliché, telle ou telle réplique que l’on n’osait plus employer depuis les années 1950, façon « J’ai bien cru que mes poumons allaient éclater ! », et, bien sûr et surtout, les récurrentes digressions anecdotiques sur le paranormal et le mystérieux, « (5) Authentique » comme chez Guieu. Qualité France.

 

Alors, non, il n’y a pas tromperie sur la marchandise ; et je ne doute pas que les fans de Jimmy Guieu pourront trouver un certain plaisir régressif à lire cette Fontaine de jouvence, le même, probablement, qu’a pu ressentir Philippe Ward à l’écrire. Peut-être certains tout jeunes lecteurs pourraient-ils aussi y trouver leur bonheur (mais encore faudrait-il qu’ils puissent mettre la main dessus…). Mais quant à moi, je suis bien obligé de reconnaître que, ben non, c’est pas ma came, comme y disent les djeuns. C’est trop naïf pour le coup ; jusque dans l’écriture, et c’est sans doute cela qui m’a été fatal. Philippe Ward a su montrer dans d’autres circonstances qu’il pouvait avoir une belle plume, mais ce n’est certainement pas avec La Fontaine de jouvence que l’on pourra l’apprécier : le style est ici minimal et lourd, niais et maladroit, un peu comme dans une rédac’ d’un collégien enthousiaste mais moyennement doué qui se serait lâché. Autant dire que cela fait régulièrement saigner les yeux et les oreilles. Et le très grand nombre des coquilles (j’ai bien vite arrêté de les relever…) n’arrange certainement rien à l’affaire. Bref, je me suis passablement ennuyé en dépit (ou à cause ?) des rebondissements multiples et du rythme trépidant, et j’ai quelque peu peiné à lire ce roman heureusement très court.

 

Un roman qui n’était pas pour moi, donc. Je n’ai pas aimé, non. Pas du tout. Mais je ne peux pas être « honnêtement » méchant ; j’espère ne pas l’avoir été…

« (6) Authentique. »

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"Prologue d'une révolution. Février-juin 1848", de Louis Ménard

Publié le par Nébal

 

MÉNARD (Louis), Prologue d’une révolution. Février-juin 1848, présentation de Filippo Benfante et Maurizio Gribaudi, Paris, La Fabrique, coll. Utopie et liberté, [1849] 2007, 299 p.

 

Mon Dieu ! Horreur ! Un livre de gauchiss’ ! Le titre, la couleur, l’édition et la collection ne laissent guère de doutes là-dessus. L’auteur est sans doute moins connu : Louis Ménard fut en son temps un pouète plus ou moins talentueux, un chimiste relativement doué, un helléniste maniaque obsédé par « l’âge d’or » de l’Antiquité et la religion païenne. Il eut l’occasion de fréquenter du très beau monde, cela dit : Baudelaire, notamment, avec lequel il s’est brouillé après une critique un peu sèche ; puis des gens aussi divers que Leconte de Lisle, Renan ou Berthelot, puis Barrès… Ah, et, en exil sous la IIe République, il rencontra Marx en Belgique.

 

Le Prologue d’une révolution (tout un programme…) semble bien loin de la plupart des préoccupations habituelles de ce petit bourgeois confortable familier de la bohème. Il est pourtant un de ses ouvrages majeurs, et un témoignage remarquable sur les premiers mois de la IIe République. Et si Ménard n’a pas le prestige d’un Marx, d’un Tocqueville, d’un Proudhon ou d’un Lamartine, pour citer quelques autres auteurs ayant traité à la même époque de ce sujet, son ouvrage, très engagé, n’en est pas moins riche d’informations et d’analyses pertinentes, et constitue sans doute la meilleure histoire écrite « sur le vif » des Journées de Juin. Et cela, d’ailleurs, fut très vite notoire : Proudhon, qui s’était fait très discret et plus empêtré que jamais dans ses contradictions lors des événements, se racheta quelque peu en accueillant la publication de Ménard, début 1849 (soit en gros six mois après les événements ; on peut bien parler ici « d’histoire immédiate »), dans les pages d’un de ses éphémères journaux quarante-huitards harcelés par les autorités, en l’occurrence Le Peuple. Et Ménard a livré des Journées de Juin un tableau bien différent de celui qui était véhiculé jusqu’alors par les républicains modérés de la tendance du National (rappelons que, des Journées de Juin à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République le 10 décembre, Cavaignac est chef de l’exécutif et Armand Marrast président de l’Assemblée) et les conservateurs de tout poil, essentiellement les anciens légitimistes et orléanistes qui formeront bientôt le Parti de l’Ordre. Ménard dénonce en effet à longueur de pages les atrocités commises par les forces de Cavaignac à l’encontre des insurgés. On l’accuse de mensonge, de diffamation : il produit ses sources. Menacé de prison, il prend bientôt la route de l’exil… et ne rentrera en France qu’après l’amnistie de 1852.

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas : le Prologue d’une révolution, s’il a tout d’un pamphlet, n’est pas un bête concentré d’anecdotes horribles et plus ou moins racoleuses, et ne traite pas que des Journées de Juin, envisagées de manière purement prosaïque. Au-delà, il fait preuve d’une analyse assez lucide des événements ayant conduit à ce drame scellant le sort de la jeune République. Et, à vrai dire, il est souvent plus pertinent que bien des commentateurs plus fameux, Marx en tête…

 

La réédition de cet ouvrage chez les gauchiss’ de la Fabrique est donc tout à fait appréciable pour qui s’intéresse à cette complexe période qu’est la IIe République, si mal connue, pour ne pas dire négligée, quand bien même elle est à mon sens fondamentale. On peut donc bien remercier Filippo Benfante et Maurizio Gribaudi pour cette belle édition, dotée d’une riche présentation remarquablement documentée, émaillée de cartes et de gravures, régulièrement annotée, et complétée par des annexes non négligeables concernant les poursuites intentées contre Ménard (et notamment une longue lettre contenant des pièces justificatives). J’exprimerai néanmoins un regret, sans doute un peu naïf : sans surprise, cet ouvrage militant publié dans une collection militante ne fait pas vraiment l’objet d’une analyse critique, que la distance des événements et la multiplicité des travaux sérieux conduits sur les Journées de Juin (notamment) aurait pourtant autorisé… On avouera même que les éditeurs tendent à idéaliser quelque peu Ménard, et à gommer ses aspects les moins sympathiques (voyez, dans la présentation, les considérations un peu embarrassées sur l’antisémitisme de ce futur antidreyfusard et proche de Maurice Barrès ; cela dit, je ne saurais m’étendre pour ma part sur ce sujet, et le Prologue d’une révolution n’en témoigne guère – tout juste une allusion discrète concernant Crémieux ; on est bien loin de l'antisémitisme virulent d'un Proudhon ou, paradoxalement, d'un Marx), tout en adoptant une position assez unilatérale concernant les événements, fort légitime chez le contemporain et témoin – mais non participant – Louis Ménard, mais plus dommageable chez l’historien.

 

Dans le Prologue d’une révolution, Louis Ménard décrit les événements depuis la Révolution de Février jusqu’aux Journées de Juin, sous l’angle du « Peuple » (toujours avec une majuscule…) spolié de ses attentes légitimes par les conservateurs. Si le récit des journées révolutionnaires ne constitue certainement pas le sommet de son ouvrage, il n’en contient pas moins nombre d’éléments intéressants. On remarquera notamment comment Ménard, très vite, relève les contradictions au sein du Gouvernement provisoire, en distinguant pour sa part trois partis : les républicains modérés de la tendance du National, les démocrates de La Réforme et (plus ou moins rattachables à ces derniers) les socialistes, à savoir Louis Blanc et Albert. Il livre par ailleurs, tout au long de son ouvrage, quelques portraits fort intéressants et souvent lucides des protagonistes de ces événements. Ainsi, il relève très tôt le jeu ambigu de Lamartine – en se montrant peut-être excessivement sévère à l’occasion – et je note aussi son bel éloge de Louis Blanc, personnalité qui m’est très sympathique et que l’on a un peu trop oublié à mon goût, notamment en raison du mensonge éhonté, très tôt répandu, lui attribuant l’expérience désastreuse des Ateliers nationaux : Ménard sait bien, lui, que ces « Ateliers de charité » n’avaient rien à voir avec l’Organisation du travail prônée par Louis Blanc, mais étaient une invention de Marie, anti-socialiste notoire ; il montre par contre très bien l’importance des travaux de la Commission du Luxembourg présidée par Louis Blanc – sans se faire d’illusions sur les circonstances de sa création et sur son inefficacité à court terme… – et rapporte fidèlement son attitude conciliatrice et diplomate, tout en réfutant adroitement les calomnies portées à son encontre lors des événements du 15 Mai et des Journées de Juin.

 

Je ne reviendrai pas ici sur le détail des événements rapportés par Ménard. Notons juste qu’il est sans doute celui qui livre le compte rendu le plus documenté des émeutes de Rouen lors des élections à la Constituante, ce « premier sang » hautement révélateur de la tournure des choses (c’est par ailleurs la seule véritable excursion provinciale de son ouvrage : Ménard est Parisien jusqu’au bout des ongles, ne cesse de stigmatiser avec un profond mépris la province nécessairement conservatrice, et s’en tient autrement au récit des seuls événements parisiens).

 

Mais avant de passer aux Journées de Juin, le point d’orgue du Prologue d’une révolution, il me paraît utile de rapporter plus en détail son évocation de l’attentat du 15 Mai, date cruciale et hélas méconnue ; or Ménard se montre très documenté et complet à ce sujet (à vrai dire, il est peut-être une des « sources » les plus riches à cet égard ; je n’ai pour ma part rencontré de récit plus complet que dans le passionnant mais très orienté ouvrage d’Henri Guillemin La Première résurrection de la République) ; et comme c’est un événement qui me paraît fondamental et que j’ai eu l’occasion d’étudier (pour plus de détails, vous pouvez zyeuter mon mémoire de Master 2, et j’y reviendrai nécessairement pour ma thèse), hop, un petit topo.

 

(Et une digression sur l’attentat du 15 Mai, une !)

 

L’Assemblée constituante vient tout juste d’être élue. Si tous les représentants affichent leur républicanisme, la composition de l’Assemblée issue du suffrage universel ne surprend guère les éléments les plus avancés : les « rouges », ceux que l’on appellera bientôt les démocrates-socialistes, sont très minoritaires ; les « bleus », républicains modérés de la tendance du National, dominent, secondés qu’ils se trouvent par une masse plus ou moins floue de « républicains du lendemain », conservateurs « blancs » qui comptent bien accaparer la République, et formeront bientôt le Parti de l’Ordre. Parmi les démocrates les plus radicaux, nombreux étaient conscients de ce fait, ainsi Blanqui, qui multiplia les manifestations tendant à repousser la date des élections jusqu’à ce que « l’éducation du peuple » lui permette de voter intelligemment, ou encore le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin, qui s’est empressé de favoriser cette « éducation » par le biais de ses très critiqués commissaires du Gouvernement, ou sa propagande républicaine empruntant régulièrement la plume de George Sand. Mais rien n'y fait : voyez, par exemple, les fameuses et pertinentes évocations des circonstances de leur élection par Tocqueville et Rémusat, tout deux libéraux issus de la gauche dynastique de la Monarchie de Juillet... Et l’Assemblée affiche très tôt sa volonté de rupture : elle proclame solennellement la République, adresse des remerciements polis au Gouvernement provisoire, mais s’empresse de le remplacer par une Commision exécutive ne comprenant que cinq membres ; les socialistes Louis Blanc et Albert en sont bien évidemment exclus, et Ledru-Rollin lui-même n’intègre finalement ce nouveau Gouvernement que sur la pression de Lamartine, élu dans dix départements, et qui sentait bien venir la mainmise du National sur la politique française.

 

Les clubs parisiens entendent réagir, et c’est la question polonaise qui leur en fournira l’occasion. 1848, rappelons-le, est « le printemps des peuples ». Dans la foulée de la Révolution parisienne, les républicains se soulèvent un peu partout en Europe, notamment en Italie, en Prusse et en Pologne. Les têtes couronnées européennes craignent cet embrasement, dans lequel ils voient une résurrection des événements de la décennie 1790. Lamartine, ministre des Affaires étrangères, s’empresse de les rassurrer : la France républicaine ne veut pas de la guerre. Mais, a fortiori depuis la Monarchie de Juillet et sa politique étrangère timorée, les républicains français se sont attachés à la cause de la Pologne opprimée par la Prusse et par la Russie. Or l’insurrection polonaise menace d’être réprimée dans un bain de sang. Les clubs, et notamment ceux de Raspail et de Blanqui, annoncent une manifestation en faveur de l’intervention française en Pologne pour le 15 mai.

 

Mais, le jour fatidique, les très nombreux manifestants, s'ils ne défilent pas en armes, ne se contentent pas d’arpenter les rues parisiennes ; dans une atmosphère qui rappelle à tous les témoins le mauvais souvenir des « journées révolutionnaires » de la Convention, la foule pénètre dans l’Assemblée, le commandant de la Garde nationale Courtais n’osant pas (ou ne voulant pas ?) s’y opposer. C’est là une violation manifeste : l’Assemblée s’était empressée d’émettre un règlement acceptant de recevoir les pétitions, mais seulement si elles lui étaient remises par une délégation restreinte. Désireux de calmer le jeu, des représentants du peuple parmi les plus avancés et les plus appréciés de la foule parisienne, et notamment Barbès et Louis Blanc, acceptent de jouer un rôle d’intermédiaires. Les demandes concernant la Pologne sont lues, mais le peuple refuse de quitter l’Assemblée tant que les élus ne se sont pas prononcés sur cette question, en dépit de pressions diverses. Barbès reprend la parole pour rassurrer les manifestants... et en profite en outre pour développer tout un programme de réformes radicales, reposant notamment sur un « impôt sur les riches » qui ne manque pas de susciter le trouble dans les rangs des députés (bientôt, on colportera jusque dans les colonnes du Moniteur une rumeur faisant état de manifestants réclamant à Barbès « deux heures de pillage », mensonge flagrant – tous les témoins, de droite comme de gauche, l’affirment – bien représentatif de la manipulation des esprits reposant sur la psychose des « nouveaux barbares »). Et les discours s’enchaînent, y compris ceux de manifestants n’ayant pas été élus, et notamment Blanqui, qui haïssait son ancien camarade de prison Barbès et ne manque pas de renchérir sur les propositions du « Bayard de la démocratie ». La foule, cependant, refuse toujours de quitter les lieux : elle veut une réponse immédiate, un vote par acclamations, par exemple. La tension monte ; on entend battre le rappel, et on craint l’intervention de la Garde nationale, qui avait fait preuve tout récemment de son hostilité aux « communistes » lors d’une manifestation qui s’était soldée par un fiasco, et où des personnalités telles que Cabet ou Louis Blanc avaient été menacées de mort… C’est à nouveau Louis Blanc qui vient calmer les esprits ; bien contre son gré, il est porté en triomphe par la foule… et finit par rentrer chez lui, un peu trop vite sans doute.

 

C’est que les événements vont bientôt s’accélérer, du fait de l’intervention inopinée d’Huber. Un personnage ambigu, aux nombreuses zones d’ombre, et dont le rôle exact lors des événements du 15 Mai divise encore aujourd’hui. Pour certains, en effet (et notamment Henri Guillemin dans l'ouvrage précité), Huber était un indicateur de police, un élément provocateur infiltré dans les clubs… Toute paranoïa mise à part, on sait que la pratique était effectivement courante ; mais on avouera aussi que les autorités n’hésitaient pas à propager elles-mêmes ce genre de rumeurs pour discréditer certains républicains (très peu de temps avant l’attentat, Blanqui en avait fait les frais ; c’était l’affaire dite du « document Taschereau », qui a considérablement nui au prestige de « l’Enfermé »). Ménard, quant à lui, ne semble pas douter de la sincérité des convictions d’Huber… C’est bien le problème : aujourd’hui encore, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé le 15 Mai, et qui tirait les ficelles, ni même s’il y avait des ficelles de tirées… ce qui ne semble cependant guère faire de doute : à en croire George Sand, grande amie de Barbès (et qui, dans sa correspondance avec ce dernier, ne mâchait pas ses mots sur son comportement dans cette affaire…), le jour du 15 mai, il y avait bien quatre ou cinq complots contradictoires…

 

Quoi qu’il en soit, Huber, qui s’était fait très discret jusqu’alors (selon Ménard, il avait succombé à un « évanouissement »…), prend à son tour la parole : « Puisque l’Assemblée ne veut pas prendre un parti et que le peuple est trompé par ses représentants, je déclare que l’Assemblée nationale est dissoute ! » Et c’est cela qui constitue à proprement parler l’attentat du 15 Mai… Tumulte dans l’Assemblée ; les représentants de tous bords s’insurgent contre ces paroles enflammées qui soulèvent l’enthousiasme du peuple. Mais bientôt, la « dissolution » de l’Assemblée semble un fait accompli, et on commence à dresser des listes pour former un nouveau « gouvernement provisoire », sans forcément demander leur opinion aux intéressés (Louis Blanc, absent, y figure souvent – et cela lui sera reproché par la suite –, mais aussi Lamartine, qui avait encore tout son prestige, et Ledru-Rollin). Barbès, un temps perplexe, joue bientôt le jeu, et s’auto-proclame plus ou moins chef de ce nouveau « gouvernement provisoire ». Comme cela avait été le cas quelques mois plus tôt à peine, les « insurgés », avec Barbès et Albert à leur tête, se rendent à l’Hôtel de ville, et s’empressent d’élaborer des décrets radicaux (dont un concernant l’intervention française en Pologne : il ne faut pas voir là un simple « prétexte », les sentiments pro-polonais des manifestants étaient indéniablement sincères). Du coup, le peuple quitte enfin l’Assemblée… et les représentants s’empressent de reprendre les choses en mains. Lamartine et Ledru-Rollin, bien conscients du tort que pouvaient leur jouer les événements, prennent la tête de la Garde nationale et marchent sur l’Hôtel de ville. Il n’y a pas de combats (les manifestants étaient de toutes façons désarmés, et s’étaient déjà plus ou moins dispersés) : Barbès et Albert, entre autres, sont bien vite arrêtés et conduits à Vincennes (Blanqui ne sera arrêté que quelques jours plus tard ; Huber disparaîtra dans la nature, et ne refera son apparition que lors du procès de Bourges, début 1849 ; lui-même ne sera jugé que lors du procès de Versailles contre les responsables de « l’attentat » du 13 juin 1849, mais, à Bourges, Barbès, Blanqui, Raspail, etc., seront condamnés pour attentat – non-précédé de complot –, ainsi que Louis Blanc et Caussidière, par contumace – j’y viens).

 

Les débats ne peuvent guère reprendre à l’Assemblée, où certains représentants, jusqu’alors fort timides, s’empressent de blâmer les manifestants absents et de réclamer des remerciements officiels à la Garde nationale, mais le fait est là : au soir du 15 mai 1848, il y a de nouveau des détenus politiques, et l’extrême gauche est décapitée (on comprend d’autant mieux pourquoi les insurgés de Juin, à peine un peu plus d’un mois plus tard, ont manqué de meneurs…). Très vite, l’Assemblée en profite pour préparer une législation plus sévère en matière de presse et de réunions, et ne manque pas de dissoudre d’office les clubs dits « Raspail » et « Blanqui » (qui ne portaient bien entendu pas ces noms, mais c’est ainsi qu’ils sont désignés dans les décrets ; Raspail et Blanqui figurant parmi les principaux accusé, ce n’est certainement pas innocent…) ; et l’on réclame la constitution d’une commission destinée à faire la lumière sur les événements, et notamment sur le rôle des représentants (que l’on pouvait supposer en principe inviolables…) Louis Blanc et Caussidière, pourtant à l'évidence intégralement innocents dans cette affaire… C’est le premier signe flagrant de la réaction entamée par l’Assemblée constituante, et « l’attentat » sera le prétexte sempiternellement évoqué par la suite pour justifier les retours en arrière et les mesures de répression. La prochaine étape, ce sera les Journées de Juin…

 

(C’est fini pour aujourd’hui.)

 

Les Journées de Juin, on connaît (et c’est bien pour cela que je ne vais pas m’étendre autant sur ce sujet, qui constitue bien le cœur de l’ouvrage). Ou on croit connaître… Et le récit qu’en livre Ménard est clairement le plus détaillé et le plus solide que j’ai lu. Il permet de combattre utilement certains amalgames trop répandus : notamment, Ménard sait bien que cette insurrection n’est pas le fait des ouvriers des Ateliers nationaux (la suppression annoncée des Ateliers, et plus exactement les conditions dans lesquelles elle s’opère, est bien l’élément déclencheur, mais ces ouvriers, embrigadés « militairement », étaient très minoritaires parmi les insurgés) ; et, à l’encontre notamment de Marx pliant l’histoire à sa conception de la lutte des classes (or c’est cette vision qui a longtemps prévalu…), il sait que la Garde mobile n’a pas été recrutée dans le sous-prolétariat, mais essentiellement parmi de très jeunes ouvriers peu ou pas politisés. Il sait très bien, de même, que Louis Blanc, Cabet, etc., en dépit des accusations portées à leur encontre, n’avaient rien à voir avec le soulèvement de l’Est parisien.

Son récit très complet peut sans doute être critiqué par endroits : si les exécutions sommaires, nombreuses, ne font aucun doute, il n’est pas impossible que Ménard ait grossi le trait à l’occasion ; en sens inverse, si c’est à bon droit qu’il dénonce les calomnies les plus surréalistes accablant les insurgés et les décrivant comme des « nouveaux barbares » assoiffés de sang, de viol et de pillage, il en fait parfois un peu trop dans la description romantique (fort quarante-huitarde, certes) et quasi bisounoursesque des mœurs des émeutiers… Il est partial, en somme (voyez notamment son récit de la fameuse affaire du général Bréa : Ménard ne nie pas l’assassinat du général, mais multiplie les « circonstances atténuantes »… De même, à l’en croire, il ne saurait y avoir de doute sur les responsables de la mort de l’archevêque de Paris, Mgr Affre, fauché par une balle perdue quand il s’était avancé en médiateur sur une barricade. Enfin, il ne manque pas de dénoncer le rôle joué par des agents provocateurs au service de la réaction...). Mais son honnêteté ne saurait faire de doute (il n'hésite d’ailleurs pas à saluer, parmi ses « opposants » politiques, ceux qui ont eu le comportement le plus noble, en s’opposant à la tournure des événements et aux massacres, ainsi, bien sûr, La Rochejaquelein, ou même, plus étrangement, Armand Marrast), non plus que son travail de documentation : ses pièces justificatives en témoignent. Aussi les longues pages consacrées par Ménard à l’Insurrection de Juin sont-elles bien indispensables à quiconque s’intéresse à cet événement fondamental, d’une grande importance dans l’histoire des luttes sociales et politiques, en France et au-delà.

L’ouvrage dans son ensemble est ainsi un document indéniablement enrichissant, et l’on ne peut que se féliciter de cette réédition.

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"Le Patrouilleur du temps", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), Le Patrouilleur du temps, ouvrage publié sous la direction de Jean-Daniel Brèque et Pierre-Paul Durastanti, avant-propos par Jean-Daniel Brèque, traduit de l’américain par Jean-Daniel Brèque, Paris, Le Bélial’, [1983, 1991, 1995, 2001, 2005] 2007, 286 p.

 

Retour à « la Patrouille du temps » avec ce deuxième volume resté trop longtemps inédit en France, et aujourd’hui publié par les décidément fort sympathiques éditions du Bélial’, sous la supervision du talentueux traducteur et zélé andersonophile (voyez plutôt) Jean-Daniel Brèque. Poul Anderson avait créé la Patrouille du temps dans les années 1950, et y avait consacré plusieurs nouvelles figurant dans le premier volume. Tout semblait avoir été dit, de l’aveu même de l’auteur ; pourtant, en 1983, Poul Anderson a publié les deux (très) courts romans (autant dire novellae) qui forment l’essentiel de ce recueil. Retour mercantile et sans intérêt sur une vieille « licence » prestigieuse ? Certainement pas ! En passant à ce format plus long, et en poursuivant son œuvre avec une trentaine d’années de décalage, Poul Anderson a admirablement renouvelé sa création, et ce n’est finalement que dans ces textes relativement tardifs qu’il en a révélé la substantifique moëlle. La Patrouille du temps était un très bon divertissement ; mais Le Patrouilleur du temps est bien plus intéressant encore, plus riche, plus subtil, plus profond.

 

Détaillons un brin. Après un (très bref) avant-propos de Jean-Daniel Brèque, le recueil s’ouvre sur D’ivoire, de singes et de paons (pp. 17-124). Sous ce titre étrange emprunté à la Bible se cache une passionnante aventure, dans un cadre original et remarquablement bien rendu. Nous y retrouvons l’agent non-attaché Manse Everard, qui se rend cette fois dans la Tyr du Xe siècle avant J.-C. pour y déjouer un chantage au terrorisme temporel opéré par les dangereux Exaltationnistes et leur chef Merau Varagan, que l’on aura l’occasion de retrouver ultérieurement. L’aventure est palpitante, l’enquête prenante, et Poul Anderson se montre toujours aussi astucieux dans le traitement de l’histoire, du temps et de ses paradoxes. Sous cet angle, le contrat conclu dans les premières nouvelles de « la Patrouille du temps » est parfaitement rempli. Mais l’intérêt est ailleurs : en adoptant ce format plus long, Poul Anderson peut consacrer plus de temps (aha) à son cadre et à ses personnages. Et c’est un vrai régal : la Tyr du roi Hiram fournit un contexte original, fascinant et en même temps très crédible (on sent bien ici la passion pour l’histoire de Poul Anderson ; le récit est indéniablement documenté, sans sombrer pour autant dans les lourdeurs didactiques), et surtout très vivant. Et cet aspect est encore renforcé par la présence d’un superbe personnage secondaire, le jeune Pummairam, gamin des rues gouailleur et astucieux, terriblement attachant. Un très bon texte, poursuivant avec adresse l’entreprise initiée dans La Patrouille du temps.

 

Mais le meilleur est encore à venir, avec le deuxième court roman, très différent, intitulé Le Chagrin d’Odin le Goth (pp. 127-258). Autant le dire tout de suite : on tient là à mon sens un vrai chef-d’œuvre, et de très loin le meilleur texte de « la Patrouille du temps » que j’ai pu lire (c’est-à-dire parmi les trois premiers volumes, le quatrième étant encore à paraître). Manse Everard ne joue cette fois qu’un rôle très secondaire, et l’atmosphère du récit est très différente de tout ce qui a précédé : Le Chagrin d’Odin le Goth est un texte lent et intimiste, tragique au sens fort. Carl Farness, son « héros » (et narrateur à mi-temps, c’est-à-dire dans les passages « contemporains » uniquement), est un spécialiste des Goths, dont le travail consiste à enquêter sur les origines des grandes sagas germaniques et scandinaves, et notamment de la fameuse épopée des Niebelungen. Aussi se rend-il régulièrement « sur le terrain », auprès des Ostrogoths du IVe siècle de notre ère, dans une région correspondant en gros à la Pologne contemporaine (cadre superbement détaillé, là encore fascinant, crédible, documenté et vivant, et bien plus original que ce que l’on pourrait penser a priori). Là, « le Vagabond » crée des liens, se fait des amis… et fonde même une famille. Et c’est ainsi que l’observateur deviendra bien contre son gré participant de la saga, et devra assister, les mains liées par sa mission, par la légende, par le destin, au sort épouvantable de sa descendance. Avec Le Chagrin d’Odin le Goth, Poul Anderson délaisse le rythme frénétique de la plupart des récits précédents pour livrer cette fois un texte extraordinairement subtil, profond dans le regard qu’il porte sur la naissance des mythes, et d’une justesse émotionnelle époustouflante. Ce court roman, déchirant et passionnant, est une vraie merveille, et l’on n’en revient pas qu’il ait fallu attendre si longtemps pour le lire dans une (excellente) traduction française. Superbe.

 

Après ce monument, la courte nouvelle qui clôt le volume, « La Mort et le Chevalier » (pp. 261-286), fait nécessairement pâle figure. Ce texte bien plus récent (1995) est issu d’une anthologie consacrée aux Templiers. Le cadre de la France de 1307 est inévitablement bien moins original que celui des deux courts romans précédents. Là encore, Poul Anderson livre un texte assez documenté et dans l’ensemble pertinent (ce qu’il dit de Philippe le Bel et de l’importance de son règne n’est pas faux, quoique relativement unilatéral… d’autant que les sympathies plus ou moins « libertariennes » de l’auteur tendent à ressortir ici !), mais la nouvelle est bien trop courte pour convaincre : l’enjeu, si on le compare aux grandes fresques précédentes, est bien limité (simple mission de sauvetage d’un agent de la Patrouille, reprise sur un mode mineur de certains des thèmes bien plus développés dans les textes précédents), le cadre trop peu détaillé, et la chute abrupte. Seul véritable « intérêt » (tout relatif) : on y rencontre, aux côtés de Manse Everard qui prend à nouveau le premier rôle, le personnage de Wanda Tamberly, qui jouera un rôle central dans les volumes suivants. Une fausse note ? Sans doute, quand bien même on ne s’ennuie pas à la lecture de ce court récit. Disons simplement qu’il ne soutient pas la comparaison avec ce qui a précédé.

 

Bilan très positif, donc. J’avais bien aimé La Patrouille du temps, mais j’ai cette fois adoré Le Patrouilleur du temps. Encore une fois, Le Chagrin d’Odin le Goth est un grand texte, un modèle de récit de voyage temporel, une fresque tragique d’une justesse et d’une puissance rares. Le reste étant également très recommandable, la conclusion s’impose d’elle-même : Le Patrouilleur du temps est un excellent volume, meilleur encore à mon sens que le premier, pourtant dit « classique ». En revenant sur la plus fameuse de ses créations, Poul Anderson n’a en rien tiré sur la corde : bien au contraire, il l’a enrichie d’une manière remarquable.

A suivre (façon de parler, of course) avec La Rançon du temps.

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"Outback", de Pierre Pelot

Publié le par Nébal

 

PELOT (Pierre), Outback, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2008, 231 p.

 

Dernière livraison en date pour le Club Van Helsing, Outback était en ce qui me concerne le roman de la dernière chance : la collection, qui avait connu quelques très jolies réussites (et quelques abominations aussi...) dans sa première saison, tendait en effet à sombrer dans des abysses de médiocrité pour sa cuvée 2008. On pouvait bien espérer, cela dit, que le très professionnel et prolifique Pierre Pelot (auteur majeur mais que j’avoue, honte sur moi, n’avoir pas vraiment pratiqué ; mais je vous en avais tout de même dit du bien pour La Rage dans le troupeau) serait en mesure de remonter le niveau. Peut-être était-ce aussi l’opinion de Guillaume Lebeau, désormais seul directeur de la collection depuis que l’excellent Xavier Mauméjean a claqué la porte ; on expliquerait en tout cas ainsi ce choix étrange – et en principe « exceptionnel » – de passer du format poche à un format intermédiaire, ce qui fait moyen dans les rayonnages... et « justifie » maladroitement une augmentation du prix pour le moins draconienne, de 10 à 15 €. Parce que franchement, l’argument reposant sur la longueur du roman ne convainc pas vraiment. Bref, ça sent l’arnaque (et limite le razzie)... et un peu la fin de parcours.

 

Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

 

Outback, de Pierre Pelot. Un roman qu’il est difficile à résumer, d’autant que son « intrigue » (?) n’est pas linéaire, mais toute en flash-back et flash-forward, et mêlant en outre « réalité » et hallucinations. C’est que nous sommes dans le désert australien, et que le héros, Cran Barker (heu… ?), est un Aborigène. Et qui dit « Aborigènes » dit « Temps du Rêve ». Un sujet délicat à manier, et pouvant facilement sombrer dans les lourdeurs New Age. Pierre Pelot n’évite pas toujours cet écueil, hélas, surtout à mesure que l’on s’approche de la fin, mais, bon, ç’aurait pu être pire… En effet, dans son traitement du « Temps du Rêve », Pelot se montre finalement assez « lynchien », comme c’est qu’on dit parfois (et souvent à tort) ; Outback est ainsi traversé par un certain onirisme glauque et étouffant, tour à tour déconcertant et fascinant, à la Lost Highway et Mulholland Drive, mâtiné de road-movie à la Sailor et Lula (avec un zeste de Mad Max quand même, eh, on est dans le désert australien, non mais oh).

 

Le problème, c’est que « lynchien » peut aussi souvent se traduire par « on y capte que dalle »… Et, autant le dire de suite, l’immersion dans Outback n’est pas évidente. Pendant un bon moment, Pierre Pelot nous ballade à travers le temps et le rêve, et l’on peine un peu à voir où il veut en venir. Du coup, on s’ennuie… Et puis, hop, d’un seul coup, Cran Barker, l’ancien flying doc et plus ou moins chaman, fait la rencontre de l’intriguante Teenalee dans une station service paumée au milieu du désert, ornée de cadavres de dingos et de peaux de serpents, et où s’abrutissent à la bière quelques rares spécimens de routiers rednecks façon bush australien, plus ou moins Wolf Creek. Scène superbe, atmosphère malsaine et étouffante, personnages et conversations intriguent : l’intérêt revient, et l’histoire se met (enfin) en place. Et puis le voyage se poursuit… avec plus ou moins de réussite. On baille régulièrement ; on se réveille à l’occasion, mais, dans l’ensemble, la somnolence domine.

 

Outback fait partie de ces romans qui ne se rattachent au Club Van Helsing que de manière très artificielle : ici, le lien avec Hugo et ses chasseurs de monstres ne convainc pas pour un sou, et nuit même passablement au récit, en l’apauvrissant et en l’alourdissant. Le roman aurait sans doute gagné à être publié hors collection, et tranche franchement avec l’atmosphère générale des précédents opus. Ici, on a du mal à parler de « chasseurs » et de « monstres »…

 

Et on se retrouve face à quelque chose de bien autrement ambitieux que les bisseries / zèderies plus ou moins réjouissantes auxquelles on avait eu droit jusqu’alors. Outback, sous cet angle, pourrait éventuellement être rapproché de Délires d’Orphée, à mon sens le meilleur volume de la collection… à ceci près que Catherine Dufour, tout en pliant les contraintes de la collection à ses envies, n’en jouait pas moins le jeu : il y avait bien dans son roman un (superbe) chasseur et un « monstre », des gimmicks et personnages secondaires renvoyant à la méta-histoire, etc. Ici, rien de tout ça.

 

Cette ambition est également frappante en matière de style et de construction. On est très très loin de l’épouvantable Léviatown, aucun doute là-dessus : Outback n’est pas un roman « bourrin », et son écriture est bien plus fine et soignée que tout ce que l’on avait pu lire jusqu’alors dans le CVH (à l’exception, là encore, du volume de Catherine Dufour, et, de manière moins convaincante, de celui de Xavier Mauméjean). Mais avec plus ou moins de réussite, là encore : certaines scènes, certains tableaux, sont absolument superbes ; mais, parfois, le style dérape tristement, accumulant lourdeurs et répétitions… Et le tout est donc étrangement bancal, et finalement laborieux.

 

Alors ? Alors Outback aurait pu être un bon roman. Bien meilleur que la plupart des volumes précédents. Oui, il aurait pu… mais il ne l’est pas. Souvent ennuyeux, très inégal, il n’a pas grand chose à faire dans le CVH, et ce rattachement lui nuit. Très décevant…

 

A l’instar du CVH en général. Bon public de nature, demandeur de fantastique vaguement bisseux et distrayant, de chouette littérature populaire, quoi, j’avais fondé un certain nombre d’espoirs sur cette collection. J’aimais bien son côté « série TV », léger et drôle, ultra-référencé. Que des auteurs aussi doués que Catherine Dufour, Xavier Mauméjean ou Johan Heliot participent à l’expérience, c’était la cerise sur le gâteau. Aussi, et quand bien même les bouses de Tabachnik et de Le Roy figurent parmi ce que j’ai lu de pire, le bilan à la fin de la première saison me paraissait assez positif. Las, avec la deuxième, c’est la dégringolade ; si le volume de Jean-Marc Lofficier était correct, le reste était de plus en plus mauvais… Je ne peux pas prétendre être étonné que Xavier Mauméjean ait quitté la collection, qui vire de plus en plus au gros nawak ridicule, publiant tout et n’importe quoi, n’importe comment. L’effet buzz est passé, la curiosité ne joue plus. L'augmentation du prix énerve. Et quand je vois le « Classement CVH 2007 », j’ai peur pour l’avenir. S’il y en a un.

 

Bref : marre de faire le cobaye. Je n’ai plus envie de faire l’acheteur et lecteur compulsif. A marche pu.


Game over.

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