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"Bifrost", n° 49. "Spécial Robert Silverberg"

Publié le par Nébal


Bifrost, n° 49. Spécial Robert Silverberg, Saint Mammès, Le Bélial’, janvier 2008, 191 p.

 

J’ai longtemps hésité avant de rendre compte de mes lectures de Bifrost sur ce blog miteux, et je me suis abstenu pour plusieurs numéros. Et ce pour plusieurs raisons : déjà, invariablement, je les lis à la bourre (et cette fois ne déroge pas à la règle, désolé…) ; ensuite… eh bien, c’est une revue. Fiction aussi, me direz-vous, et pourtant j’en ai déjà causé à deux reprises… Oui, certes. Mais Fiction, comme c’est qu’y disent, c’est une anthologie périodique : on y trouve essentiellement des nouvelles, et quelques articles ; peu de rubriques à proprement parler. Une bonne partie de Bifrost, au contraire, est consacrée à la critique des parutions les plus récentes. Et là, que pourrais-je bien dire ? Mais il y a le reste : deux ou trois nouvelles, les articles de Fred Jaccaud et Roland Lehoucq, le dossier… Après tout, si je rédige des petites notes sur de minuscules ouvrages promotionnels comme les cadeaux du libraire pour Bragelonne (ici, ou ) ou Points-Fantasy (hop), je peux bien me fendre de quelques remarques sur Bifrost, non ?

 

Et c’est d’autant plus vrai en ce qui concerne ce n° 49, puisqu’il s’agit d’un numéro « spécial Robert Silverberg ». Robert Silverberg, le dernier des géants comme on dit parfois ; un auteur incontournable… que j’ai pourtant contourné jusqu’à présent. Ce Bobby-là est sans conteste ma plus grosse lacune science-fictionnelle. J’ai déjà eu l’occasion de m’expliquer sur ce bête blocage dans un compte rendu qui n’avait rien à voir ; depuis, je n’ai toujours pas lu le moindre roman de Robert Silverberg… Cela dit, les choses se sont sans doute un peu améliorées, puisque L’Oreille interne ainsi que son Livre d’or de la science-fiction ont entre-temps intégré mon étagère de chevet. Et ce numéro spécial de Bifrost, que j’ai donc lu en parfait béotien, m’a incité à franchir enfin le pas : cela a en effet été l’occasion de noter quelques titres, sur lesquels il faudra bien que je me jette un jour ou l’autre…

 

On doit à Robert Silverberg lui-même quatre textes au sommaire de ce numéro spécial, deux nouvelles et deux articles (pas d’entretien, cette fois-ci). La première nouvelle, « Apprenti en sorcellerie » (pp. 6-28) prend place dans l’univers du « cycle de Majipoor », mais se lit très bien indépendamment ; c’est néanmoins un récit de fantasy banal au possible, à peu près dénué de tout intérêt… Pas le meilleur moyen de convaincre du talent de l’auteur, donc. La deuxième nouvelle est déjà plus intéressante, sans être transcendante pour autant : « L’Eglise à Monte Saturno » (pp. 46-75) est un récit fantastique correct, sans plus ; c’est téléphoné, mais il y a une atmosphère… Bon… A la limite, dans la partie fictionnelle, c’est encore Lucas Moreno qui s’en sort le mieux avec son « PV » (pp. 30-45) pourtant assez moyen… ce qui, quelque part, la fout un peu mal, quand même.

 

Heureusement, les articles de Robert Silverberg m’ont semblé bien plus intéressants. Et tout d’abord le surprenant et réjouissant « Ma carrière de pornographe » (pp. 119-126), dans lequel le prolifique écrivain, bien connu pour avoir fait régulièrement dans l’alimentaire, raconte comment, de 1959 à 1964, il a écrit 150 (150 !!!) romans « pornographiques » (selon les critères vraiment très très chastes de l’époque, hein…) pour gagner sa vie. Un article passionnant, assez drôle, mais aussi instructif, que ce soit sous l’angle du métier d’écrivain, ou sous celui de la censure… Moins surprenant mais fort sympathique tout de même, « La genèse de Majipoor » (pp. 162-170) revient sur l’élaboration du monde de Majipoor qui a fourni un cadre idéal pour bon nombre des œuvres les plus récentes de Robert Silverberg, et probablement celles qui ont connu le plus de succès (commercial en tout cas ; la critique a semble-t-il été moins généreuse passés les premiers volumes…). J’ai lu cet article un peu « dans le vide », n’ayant jamais lu le cycle en question ; mais j’y ai trouvé néanmoins un beau modèle de construction d’univers, complexe et cohérent, et ma foi fort alléchant.

 

Outre un volumineux guide de lecture (« Petit guide touristique en terres de Silverberg », pp. 134-161) concocté par plein de gens dont quelques cafards et sur lequel je ne saurais guère revenir (si ce n’est pour noter qu’Ugo Bellagamba en profite pour glisser une note intéressante et plus approfondie que les autres critiques sur les nouvelles et novellae de Silverberg – pp. 157-161 – ; boah, allez, je peux bien citer tout de même quelques titres qui, du coup, me paraissent particulièrement tentants : Les déportés du Cambrien, Les monades urbaines – mais celui-là me bottait depuis un certain temps déjà –, et Roma Æterna, notamment), le dossier comprend également un article de Rachel Tanner sur L’Homme dans le labyrinthe (« L’Homme dans le labyrinthe. Mythe et space opera », pp. 127-133) ; n’ayant pas lu ledit bouquin, je ne saurais dire si cet article développant le parallèle entre le roman de science-fiction de Silverberg et le Philoctète de Sophocle est vraiment pertinent (ça m’en a tout l’air, cela dit) ni s’il apporte vraiment quelque chose (ça, c’est moins sûr, pour ce que j’en ai lu ici ou là…). Reste que c’est très intéressant, ma bonne dame, et qu’il va falloir que j’y jette un œil un de ces jours (à L’Homme dans le labyrinthe, hein, pas à Sophocle ; ça, c’est déjà fait… mais ça pourrait être une bonne idée d’y revenir, en fait…).

 

Et... c’est tout. C’est un peu court, peut-être, maintenant que j’y pense… Ou pas. Bon. Pas grave.

 

Quelques mots sur le reste. Pas question, bien entendu, de revenir ici sur le cahier critique (« Objectif runes », pp. 78-109), et sur les chroniques s’y rattachant de Thomas Day (« Le coin des revues », pp. 110-112) et de Pierre Stolze (« A la chandelle de Maître Doc Stolze. Un inédit indigeste et deux rééditions jubilatoires », pp. 113-116). Ah, si, juste une chose en passant : je tiens à préciser à Me Stolze que, bon, ça va pour cette fois, mais que, quand je deviendrai Empereur-Dieu de la galaxie, qualifier New York 1997 de John Carpenter de « nanar cinématographique » (p. 113 ; non mais ça va pas, la tête ?) sera passible de la peine de mort par lapidation à coups de figues molles. Il est prévenu.

 

Quelques mots, par contre, sur l’article de Roland Lehoucq (« Le Soleil dans l’œil », pp. 172-178). Le physicien démolit cette fois à raison le très décevant Sunshine de Danny Boyle : comme d’habitude, c’est à la fois passionnant et à peu près incompréhensible en ce qui me concerne. Seul petit regret : je m’attendais à quelque chose de plus saignant (je me souviens du papier sur Fusion – The Core…). Très bonne rubrique, cela dit (faut que je vous cause de SF : la science mène l’enquête un de ces jours…). Pas « d’Anticipateurs » de Fred Jaccaud pour ce numéro.

 

Mais reste une rubrique qui mérite bien qu’on en dise quelques mots : les Razzies, le prix du pire. Aaaaaaaaaah, les razzies… Beaucoup de gens estiment qu’il est nécessaire d’en dire du mal, de ce prix bête, méchant et de mauvaise foi (… et qui s’assume, ne l’oublions pas). Chaque année, ça suscite sa petite polémique, il y a des nominés qui le prennent très mal, et, au-delà, des pseudo-Bisounours slurpeux plus ou moins sincères et souvent eux-mêmes fort pédants qui s’empressent de stigmatiser cette évidente bêtise destinée uniquement aux jeunes connards prétentieux et élitistes (c’est ce qu’ils disent, hein ; y’a souvent des contradictions dans les termes, notez bien). Mais moi, j’aime bien, les razzies. En fait, dans la multitude des prix littéraires SF, c’est sans doute celui que je préfère ; parce que c’est le seul qui assume jusqu’au bout sa bêtise et sa mauvaise foi (on peut bien dire que les autres le valent sous cet angle, non ?) ; parce qu’il pointe à l’occasion des pratiques vraiment pas glorieuses, ce qui peut lui conférer une certaine utilité ; et parce que c’est drôle, enfin. Mais je plaide coupable : je suis un jeune connard, bête et (parfois) méchant, et à l’occasion élitiste.

 

Petit bilan sur le palmarès de cette année ? Allez. Je sais, j’ai comme qui dirait du retard, mais bon… Remuons le couteau dans la plaie. Une déception, tout d’abord : je l’ai trouvé un peu mou du genou, le bilan, cette fois… Dommage. Mais restent quelques jolies têtes de vainqueurs. Alain Damasio a gagné le prix de la pire nouvelle francophone pour « So phare away ». Pas lu, peux pas dire ; mais j’ai apprécié de voir parmi les nominés Daniel Walther pour sa bouse dans le précédent Bifrost… La pire nouvelle étrangère est censée avoir été choisie au pif dans les numéros de Lunatique de l’année écoulée ; pourquoi pas, après tout… Pour le pire roman français, Céline Minard a gagné avec Le Dernier monde ; je n’ose imaginer l’abomination que cela doit être, pour avoir battu Tous ne sont pas des monstres de Maud Tabachnik et Léviatown de Philip Le Roy (mes chouchous persos, dont je vous avais déjà vanté les indiscutables mérites ; Cold Gotha de Guillaume Lebeau, s'il n'est pas bon, n'est quand même pas aussi pathétique...). Pas grand chose à dire sur le pire roman étranger, si ce n’est que faire figurer dans la liste Rainbows End de Vernor Vinge, c’était quand même un peu pousser mémé dans les orties… mais bon, c’est le jeu. Ou alors, à ce compte-là, j'y aurais bien glissé La Théorie des cordes de José Carlos Somoza, ne serait-ce que pour faire suer Patrick Imbert (c'est à cause de lui, si j'ai acheté cette daube ; maudit, maudit !)... Pour la pire traduction, Sylvain Berthet a gagné : ça doit être du costaud, pour avoir enfoncé Karim Chergui (ainsi que Bernadette Emerich pour Le vieil homme et la guerre)… Pour la pire couverture, bien évidemment, c’est l’inénarrable Jackie Paternoster qui a gagné, pour ses abominations de Terremer et Rainbows End (j’y aurais bien rajouté ses immondices pour « le quatuor de Jérusalem », et plus particulièrement Le codex du Sinaï et surtout Ombres sur le nil, bel et bien paru cette année…) ; certes, quelques horreurs n’étaient pas de son fait (ainsi, nominé également, Gilles Francescano pour Quatre chemins de pardon), mais Miss Jackie a toujours une longueur d’avance : son indicible attentat au bon goût pour Unica me paraît déjà bien placé pour le prochain prix (idem pour Pavane, d’ailleurs…). On saluera également la nomination de Patrick Imbert pour son légendaire anus de robot, mais bon, moi je vous dis qu’il est bien, ah mais. Le prix de la pire non-fiction a été remporté par Lunatique (décidément…) ; je ne peux pas me prononcer… mais j’avais un autre chouchou, personnellement. Le « prix de l’incompétence éditorial » (sic) a été attribué aux Moutons électriques pour leurs innombrables coquilles ; y’a du vrai (même si Terre de Brume, notamment, est au moins aussi doué ; les deux publient des très chouettes bouquins, cela dit, hein…), mais en ce qui me concerne, l’abondance desdites coquilles dans chaque numéro de Bifrost, la bourde mentionnée à l’instant, et, dans ce même numéro, la jolie référence aux « Pensées de Montaigne » (re-sic, p. 92), désignaient un tout autre champion ; pour l’année prochaine peut-être ? Mais là, reconnaissons que Mnénémomos avait avait fait très fort fort, aussi. Le prix putassier, c’est mon préféré, personnellement : Pygmalion a très logiquement gagné pour ses pratiques de saucissonnage ; peu de concurrence, cette année, dommage (ou bien… ?). Enfin, le Grand Master Award a été remis au Divin Gérard Klein, pour plein de choses : là, les razzies ont été égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire particulièrement bêtes et méchants ; et du coup, ça m’a bien fait rire… Quant aux prix des lecteurs de Bifrost, ce fut un vrai raz-de-marée pour taper sur l’équipe de Galaxies, avec visiblement beaucoup de raisons ; mais n’ayant jamais lu ladite revue (« et pour cause ! »), je ne vais pas tirer sur l’ambulance.

N’empêche que : les razzies, une fois par an, ça défoule. Ne serait-ce que pour ça, merci Bifrost.

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"La pornographie", de Witold Gombrowicz

Publié le par Nébal

 

GOMBROWICZ (Witold), La pornographie, traduit du polonais par Georges Lisowski, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1960, 1980, 1995] 2006, 226 p.

 

Et non, pas de la SF, pour une fois. C’est que Dieu, dans son infinie bonté, a dépêché dans mon maigre entourage un ange, une de ces âmes charitables qui, quoi qu’il en coûte, et quelle que soit l’adversité, sont prêtes à tout pour sauver les pauvres pécheurs des flammes de l’Enfer auquel les condamne irrémédiablement leur ignorance crasse. Cette bonne chrétienne, ainsi, a pris sur elle de me faire lire des vrais livres : l’an dernier, profitant de la commémoration de ma venue au monde, elle m’offrit ainsi V. de Thomas Pynchon, et cela était bon ; et elle a tout récemment renouvelé la manœuvre, me glissant entre les pattes ce court roman de Witold Gombrowicz, qui est bel et bien Polonais, on ne peut rien vous cacher, court roman intitulé La pornographie. Et cela était bon : en effet, d’une part, la lecture récente de la Bibliothèque de l’Entre-Mondes de Francis Berthelot m’avait déjà incité à faire un de ces jours l’acquisition de Ferdydurke ; d’autre part, ce joli titre ne manquera pas, j’en suis sûr, de m’attirer bien des lecteurs.

 

(Quoique.)

 

(Ils sont déjà assez nombreux, notez, à débouler ici après avoir googlisé quelque chose du genre de « xXx sex haRd coshonn mandrun hénorm viole par 1 retraite père vert flajel avek des orties fraîchement coupées peaurno sex bit putte Ernest Renan gro sain collégienne japonaise avec des couettes susse daursel zob bruni apwal holoturie paternoster plan a 29 ludique ».)

 

(Heureusement, cela n’a rien à voir.)

 

(D’ailleurs : )

 

Heureusement, cela n’a rien à voir. Et en fait de pornographie, au sens le plus trivial tout du moins, on n’a pas forcément ici grand chose à se mettre sous la dent (ou ce que vous voulez, ça ne me regarde pas).

 

« Ah. Mais de quoi nous parle donc l’auteur, dans ce court roman ? »

 

Eh bien, nous pourrions avancer cet insipide résumé. 1943, la Pologne occupée par les nazis. Le narrateur, un écrivain quadra du nom de Witold Gombrowicz, et son ami Frédéric, tous deux peu intéressés par le soudain engouement de l’industrie lourde allemande pour les voyages organisés et les hauts-fourneaux, quittent l’ex-Varsovie pour un paisible exil provincial on ne peut plus bourgeois. Là, les deux hommes font la rencontre de deux charmants adolescents, Karol et Hénia. Las ! Les deux JEUNES, qui se connaissent depuis l’enfance, semblent ne pas avoir conscience qu’ils sont à l’évidence faits l’un pour l’autre ; la belle Hénia doit même épouser prochainement Albert, nécessairement notaire, et nécessairement moins jeune, sans que cela n'attise pour autant la jalousie de Karol. Voilà qui est intolérable pour nos deux esthètes (p. 86) :

 

« Je me rendis compte à la fin de ce conciliabule secret quel coup était pour lui et pour moi l’indifférence de ces deux-là, qui semblait malheureusement ne plus faire aucun doute. La jeune fille – fiancée à Albert. Le jeune homme – pas le moins du monde affecté.  Et tout cela baignant dans leur jeune aveuglement. La ruine de tous nos rêves ! »

 

Oui, c’est intolérable. Aussi Frédéric et Witold, au milieu du fracas du monde qui les indiffère au plus haut point, se mettent-ils à déployer des trésors d’ingéniosité pour rapprocher les deux JEUNES ; tout devient prétexte à manipulation ; le moindre événement, le moindre fait divers, doit être prestement saisi pour réparer la cruelle injustice. La venue du vieux Siemian, le résistant, est pour le coup tout à fait appropriée…

 

Voilà, voilà…

 

« Ouais, non, mais ça, on s’en fout. Con de Nébal ! Je t’ai demandé DE QUOI nous parlait l’auteur dans ce court roman… »

 

Ah. Oui, bien sûr. Mille excuses. Heureusement (?), l’auteur lui-même se fend d’une préface pour nous « expliquer » le sens profond de son roman. Citons-en à titre d’exemple le début (pp. 9-10) :

 

« Un écrivain polonais m’a écrit pour me demander quel est le sens philosophique de La pornographie.

 

« Je lui ai répondu :

 

« « Essayons de nous exprimer de la façon la plus simple. L’homme, on le sait, tend vers l’absolu. Vers la plénitude. Vers la vérité, vers Dieu, vers la maturité totale… Tout saisir, se réaliser entièrement – tel est son impératif.

 

« « Or, dans La pornographie se manifeste, il me semble, un autre but de l’homme, plus secret sans doute, en quelque sorte illégal : son besoin du Non-achevé… de l’Imperfection… de l’Infériorité… de la Jeunesse…

 

« « Une des scènes les plus explicites dans ce sens, c’est celle de l’église, où la cérémonie de la messe s’effondre sous l’effet de la conscience tendue de Frédéric et où avec elle s’effondre Dieu-l’absolu, tandis que, des ténèbres et du vide cosmique, sort une nouvelle idole terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé – car ils subissent une mutuelle attraction.

 

« « Une autre scène importante, c’est le conciliabule qui précède le meurtre de Siemian, quand les adultes se sentent incapables de tuer, car ils connaissent le poids de l’assassinat. Le meurtre devra donc être accompli par des adolescents, déplacé vers la légèreté, l’irresponsabilité – ce n’est que de cette façon qu’il devient possible. » »

 

Notez que c’est là « la façon la plus simple de s’exprimer ».

 

(Au passage, je ne savais pas que l’homme tendait vers l’absolu, vers Dieu, et tout et tout… Pour moi, il tendait vers la bière, le salaire, la femme ou la mort ; bêtement.)

 

On pourrait citer d’autres passages de cette « explication » ; tenez, par exemple (p. 14) : « Et si La pornographie était une tentative pour renouveler l’érotisme polonais ? » Synthétisons (p. 15) :

 

« Je suis de plus en plus porté à présenter les thèmes qui me paraissent le plus complexes sous une forme simple, naïve même. La Pornographie est écrite un peu à la manière d’un « roman de province » polonais , c’est comme si je véhiculais sur un char à banc vieillot du venin « dernier cri » (cri de douleur, pas à la mode, cela va de soi). Ai-je raison de penser que plus la littérature est téméraire et d’un accès difficile, plus elle devrait retourner vers des formes anciennes, faciles, auxquelles les lecteurs se sont habitués ?

 

« K. A. Jelenski, à qui mon œuvre doit tant et de si précieuses suggestions, estimait que La pornographie se présentait de façon trop définie ; il me conseillait d’y effacer quelques-unes de mes traces, à la façon des animaux ou de certains peintres. Mais je suis déjà fatigué par tous les malentendus qui s’accumulent entre moi et mon lecteur et, si j’avais pu, j’aurais limité encore davantage sa liberté de m’interpréter. »

 

Voilà qui est clair. Allez, un petit dernier pour la route, qui me paraît particulièrement utile (p. 14) : « Je ne crois pas à une philosophie non érotique. Je ne me fie pas à une pensée désexualisée. »

 

Ah ? Parce que, tout persiflage mis à part (promis juré), c’est ici que se situe à mon sens le problème : tout cela est très très très froid, très très très intellectualisé, distant, détaché… désexualisé. On navigue dans les hautes sphères, jamais dans la chair. Et en ce qui me concerne – moi le jeune crétin qui n’oserais certainement pas « interpréter » Gombrowicz de crainte d’un « malentendu », mais bon, à défaut de sens, je me sens encore libre de parler du ressenti –, en ce qui me concerne, donc, c’est à la fois ce qui fait l’intérêt et la faiblesse de La Pornographie. Les préoccupations hautement spirituelles et absolues de Witold et de Frédéric m’ont laissé le plus souvent très froid ; ces manipulateurs pédants et grotesques tiennent en effet plus de Bouvard et Pécuchet que des très humains Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses. Impossible de ressentir ces personnages, de s’identifier à eux. Leur perversion, bien réelle, est si détachée qu’elle en devient mesquine et dérisoire. Leurs efforts acharnés pour unir ces deux JEUNES qui ne leur ont rien demandé sont en effet absurdes. A fortiori si l’on tient compte du contexte, à peine entrevu : la Pologne rurale de La pornographie ne résonne pas du bruit des bombes, l’horreur de la Shoah n’y est même pas entrevue ; non, cette Pologne bourgeoise et ridicule évoque bien davantage, justement, la Normandie de Flaubert. Mais sans l’humaine cruauté, la naturalisme cru, le cynisme réjouissant, l’abjection à la fois plate et fascinante de Madame Bovary ou de L’éducation sentimentale. Tout, ici, est froid, détaché, inhumain, incorporel ; dans un sens, c’est d’autant plus fascinant : le sujet est effectivement mis à nu, son grotesque n’en ressort que davantage. Mais c’est aussi vite lassant, et parfois agaçant. Le dérisoire, le mesquin, interloquent, mais tout cela est trop lointain pour me convaincre véritablement. Trop… « intellectuel », le mot est lâché. La chair est ignorée, seules les idées ont droit à l’existence. Et le décalage est ainsi constant entre les grands discours des horripilants Witold et Frédéric, et la platitude et la petitesse collégiennes de leurs ridicules perversions. Sans parler de leur idéalisation – justement – de la jeunesse, assez typique d’une fascination quadragénaire pour un passé magnifié, celui où les hormones se doivent d’être en ébullition… mais où en fait d’hormones, de glandes, de chair, c’est surtout l’esprit des « adultes » qui frétille avant tout (p. 82) :

 

« Je devais lui demander : – Tu vas à l’église ? Au lieu de cela, je demandai : – Tu vas voir les femmes ?

 

« – Quelquefois.

 

« – Tu as du succès auprès des femmes ?

 

« Il rit aussitôt.

 

« – Non. Pensez-vous ! Je suis bien trop jeune.

 

« Trop jeune. Le sens en était humiliant – c’est pour cela que cette fois-ci il avait pu prononcer délibérément le mot « jeune ». Mais moi, qui avais mêlé tout à l’heure, à cause de ce garçon, Dieu et les femmes dans un quiproquo grotesque et presque ivre, j’entendis dans ce « trop jeune » comme un étrange avertissement. Oui, trop jeune, aussi bien pour les femmes que pour Dieu, trop jeune pour tout – et quelle importance qu’il croie en Dieu ou pas, qu’il ait du succès auprès des femmes ou pas, puisque de toute façon il était « trop jeune » et rien de ce qu’il pouvait faire, dire ou sentir n’avait la moindre importance : il était inachevé, il était « trop jeune ». Il était « trop jeune » pour Hénia et pour tout ce qui naissait entre eux, « trop jeune » aussi pour Frédéric et pour moi… Qu’était-ce, cette immaturité si frêle ? Elle était insignifiante, elle ne comptait pas ! Comment pouvais-je moi, un adulte, mettre tout mon sérieux dans son manque de sérieux, écouter avec un tremblement de tout mon être quelqu’un qui n’avait aucune importance ? »

 

C’est l’occasion de parler d’un autre anachronisme, après celui du cadre et des personnages : le style. S’il est mêlé à l’occasion d’audaces très contemporaines, il reste essentiellement précieux, assez suranné, dilaté et riche ; là encore, il évoque souvent le naturalisme français d’un Flaubert, ou d’un Zola ou d’un Huysmans débutant dans l’ombre du maître. Avouons-le : l’écriture de Gombrowicz, dans son archaïsme affiché et pourtant malmené, est irréprochable. Sous cet angle purement formel, pas de doute : c’est bien de la très grande littérature.

 

Mais cette froideur dans la perversion, cette mesquinerie dans le vice, cette distanciation de la chair et de la matière, l’imposture intellectuelle fort commune et d’autant plus dérisoire incarnée, non, idéalisée par Witold et Frédéric, tout cela ne me parle guère. Pas sous cette forme, en tout cas. A tout prendre, je préfère encore me ressourcer dans les classiques ; Là-bas, par exemple, ce premier ouvrage du « roman de Durtal » me semblant partager bon nombre de thématiques et de procédés avec cette Pornographie : mais ce chef-d’œuvre du roman décadent, baroque et excessif, me paraît autrement plus séduisant et fascinant que cette froide masturbation intellectuelle… Non, j’exagère un peu, là. Et puis ça ne serait pas à la hauteur de ce livre – un cadeau fort appréciable tout de même, malgré cette relative déception ; je n’ai certes pas perdu mon temps à le lire (si, vont dire les critiques perfides qui, eux, ont compris et donc adoré le livre... mais moi je dis non, et zob), et j’ai toujours envie de lire Ferdydurke, d’autant que le grand classique joue semble-t-il bien davantage la carte de l’humour – que de conclure là-dessus. Un peu comme si, succombant au mauvais goût le plus gras, gratuit et pathétique, je finissais ce texticule en parlant de pornographie pour bande-mou.

 

(Zut. Trop tard. Décidément, Nébal est un con. Mais bon : la chair est faible...)

(Ca me fait penser, même si ça n’a pas forcément grand chose à voir : ça fait un bail que je suis censé vous causer du fabuleux Filles perdues du Divin Alan Moore et de la divine par alliance Melinda Gebbie ; là, pour le coup, c’est de la pornographie, vraiment ; hyper-intellectualisée, certes, mais qui transpire, suppure et colle néanmoins ; qui parle, touche, remue, et élève : bref, un idéal. Vraiment. Faut que je trouve le temps…)

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"Louis-Philippe et la machine infernale (1830-1835)", de J. Lucas-Dubreton

Publié le par Nébal


LUCAS-DUBRETON (J.), Louis-Philippe et la machine infernale (1830-1835), Paris, Amiot – Dumont, coll. Présence de l’histoire, 1951, 369 p. + [2] p. de pl.

 

Louis-Philippe et la machine infernale… Ça sonne un peu « pulp », non ? Mais non, voyons : nous sommes ici dans l’Histoire (avec un grand « H », donc...), et Louis-Philippe n’est certes pas un valeureux cadet de l’espace ou un aventurier intrépide et charmeur (avec Philippe-Egalité pour paternel, ça aurait pu le faire, notez bien), mais le ô combien plus falot et bedonnant duc d’Orléans, roi des Français, « roi bourgeois » ; la poire… Quant à la « machine infernale », elle n’a pas grand chose à voir avec une « Doomsday Machine » œuvre d’un diabolique Dr. No sinon Fatalis ; de manière bien plus prosaïque, il s’agit d’un dispositif permettant à vingt fusils de faire feu en même temps, mis au point par un médiocre conspirateur du nom de Giuseppe Fieschi.

 

Un Corse. Ca ne s’invente pas.

 

Cette « machine infernale », ainsi qu’on l’appela très rapidement, fit feu sur Louis-Philippe à l’occasion de sa revue de la garde nationale sur le boulevard du Temple, à Paris, le 28 juillet 1835. A cause d’un dysfonctionnement sur lequel on aura l’occasion de revenir, la machine explosa, et rata en tout cas sa cible : le roi n’eut qu’une légère éraflure, et ses fils furent épargnés ; mais le maréchal Mortier, entre autres, est mort sur le coup. On dénombrera au final 19 morts et 42 blessés.

 

Ce tragique attentat préfigurant le terrorisme anarchiste de la fin du siècle fournit à Lucas-Dubreton, fameux historien spécialiste de la Monarchie de Juillet, le titre ô combien feuilletonesque (mais pour le coup très approprié : eh, c’est l’époque des Mystères de Paris d’Eugène Sue… Maurice Agulhon, entre autres, a écrit de très belles pages sur cet état d’esprit – sans oublier, bien sûr, l’ouvrage classique de Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses) de ce sympathique ouvrage de vulgarisation que j’ai dégoté un peu par hasard chez un bouquiniste. Car il s’agit bien, à n’en pas douter, de vulgarisation : pas d’appareil critique, pas de bibliographie, les sources ne sont pas indiquées… Dommage pour le chercheur qui sommeille au fond (tout au fond) du Nébal, et qui s’intéresse tout particulièrement à cette thématique. Mais c’est néanmoins une lecture enrichissante, et qui plus est fort agréable : Lucas-Dubreton adopte en effet également un style feuilletonesque…

 

Le titre ne doit pas nous tromper, cela dit : l’auteur ne nous parle pas ici que de l’attentat de Fieschi (qui ne commence à être abordé qu’au chapitre VIII, p. 237). Il s’agit en effet de prendre prétexte de ce sordide fait-divers pour évoquer dans le détail l’atmosphère des cinq premières années de la Monarchie de Juillet. Je l’ai déjà dit, je sais, je me répète, mais allons-y quand même : les Français, je le regrette, font trop souvent preuve d’une méconnaissance navrante de l’histoire de leur pays, et a fortiori de son histoire contemporaine ; le XIXe siècle, si complexe et si riche en rebondissements, n’est que très brièvement abordé au cours des études secondaires, et le plus souvent sous un angle purement économique et social (c’était du moins le cas quand j’étais au collège et au lycée…). La succession des régimes est méconnue, et c’est à peine si l’on en retient à l’occasion telle ou telle date, tel ou tel cliché. Pour la Monarchie de Juillet (et encore ! quand on sait la situer…), on retiendra ainsi l’image du « roi bourgeois », et la période fait l’effet d’une sorte de transition molle, sans grand intérêt, anecdotique ; un cadre de choix pour les comédiens de Balzac ou la Madame Bovary de Flaubert, ère des médiocres, ère médiocre elle-même. Et l’on suppose souvent, du coup, que c’est une période « calme »…

 

Erreur ! La Monarchie de Juillet était bien cette « Monarchie impossible » évoquée par Pierre Rosanvallon, et ses cinq premières années, en tout cas, furent particulièrement troublées. Des Trois Glorieuses aux Lois de Septembre, l’agitation est permanente ; le nouveau régime, bancal par nature, instauré par ce monarque illégitime supposé être « la meilleure des républiques » (le mot est de La Fayette, et le moins que l’on puisse dire est que « le héros des deux mondes » a achevé ainsi sa carrière d’une manière particulièrement piteuse…), est entouré d’ennemis : à sa droite, les légitimistes vouent une haine éternelle à ce nouvel usurpateur, qu’ils exècrent encore plus que l’ogre corse ; à sa gauche, bonapartistes et républicains, et bientôt socialistes, floués par la nouvelle charte, profitent de la relative permissivité de la presse directement issue de la Révolution de Juillet pour travailler hardiment à la chute prochaine et inéluctable de la monarchie honnie. Les procès de presse abondent en cette période où la censure (au sens strict) n’est plus acceptable, et les feuilles satiriques, ainsi celles où s’illustre le génial Daumier, s’en donnent à cœur-joie. Et chacun de ces procès se transforme bientôt en une tribune politique, les prévenus s’en emparant pour bafouer le Gouvernement au cœur même de ses institutions.

 

Mais l’agitation se fait aussi plus concrète : c’est également l’époque de l’épopée hasardeuse de la duchesse de Berry, pour laquelle Chateaubriand n’est certes pas le seul à s’enflammer ; surtout, on ne compte plus les émeutes populaires, les virulents combats de rue, qui marqueront durablement les esprits : à Lyon, les canuts se soulèvent en 1831, puis en 1834 ; à Paris, le 15 avril 1834, c’est le massacre de la rue Transnonain… Et le régicide est sur toutes les lèvres ; les tentatives les plus absurdes se succèdent, très tôt (les nombreux indicateurs de la police ont du pain sur la planche, à devoir faire le tri des bravades et des menaces plus sérieuses), qu’elles viennent de droite (ainsi Bertier de Sauvigny tentant d’écraser le roi sous son carrosse…) ou de gauche, de militants des sociétés secrètes plus ou moins jacobines, qui espèrent naïvement précipiter par la mort du roi la nouvelle révolution. C’est ainsi qu’on en arrivera à Fieschi…

 

Un personnage trouble que ce régicide : à tout prendre, sa biographie ne donne guère l’image d’un homme de convictions… C’est pourtant bien lui qui va concevoir la « machine infernale » et se faire l’exécutant de l’attentat. Il n’a pas agi seul, cela dit : il eut tout d’abord pour complice un certain Pierre Morey, vieux militant républicain, taciturne et fanatique, qui encouragea le Corse dans son idée et lui assura (un peu vite, peut-être…) le soutien des sociétés secrètes ; les deux hommes s’acoquinèrent ensuite avec le nommé Théodore Pépin, personnage parfaitement ridicule et guère courageux, mais néanmoins ambitieux : on lui fait miroiter des récompenses au lendemain de la proclamation de la République… C’est que l’homme a de l’argent, et qu’il en faut pour mettre en œuvre l’attentat.

 

La suite, on la connaît : l’attentat ratera sa cible, mais le carnage qu’il a suscité soulèvera l’indignation jusque dans les rangs républicains. Fieschi (gravement blessé à cause de l'explosion, et pour ainsi dire à demi-mort...), Morey et Pépin seront tous trois arrêtés, jugés, condamnés à mort, et guillotinés le 19 février 1836 (leur complice Boireau, simple lampiste, fut quant à lui condamné à 20 ans de réclusion criminelle). L’attentat de Fieschi, entre temps, avait déjà fourni le prétexte attendu par le Gouvernement pour durcir la répression politique, notamment au travers des fameuses Lois de Septembre instaurant un nouveau régime, bien autrement rigoureux, pour la presse ; car on se refuse très vite à voir dans l’attentat de Fieschi et de ses complices, ainsi qu’on l’avait fait pour la plupart des conspirations régicides précédentes, l’acte isolé d’illuminés aux idées courtes : c’est le parti républicain dans son ensemble que l’on entend rendre responsable du drame, et ce sont en définitive le parti républicain et sa presse qui auront le plus à pâtir de l’attentat commis en leur nom.

 

Lucas-Dubreton raconte tout cela fort bien, de sa plume agréablement précieuse et non dénuée d’humour. Il passe adroitement de l’anecdote à l’analyse, multiplie les portraits-charges des personnalités d’alors, et son ouvrage, pourtant très riche et sérieux, se lit comme un roman. Cependant, Louis-Philippe et la Monarchie de Juillet n’est pas exempt de critiques, et j’ai beaucoup regretté pour ma part que la subjectivité de l’auteur, prenant peut-être prétexte de la vulgarisation, s’y manifeste aussi nettement. L’ouvrage est en effet indéniablement partial : Lucas-Dubreton entend redorer le portrait de Louis-Philippe, et il a bien raison ; le « roi-bourgeois » n’était certainement pas un imbécile, et avait bien des qualités : la caricature que l'on en garde encore aujourd'hui est certes beaucoup trop réductrice, et, de l'eau ayant passé sous les ponts, on peut et on doit aujourd'hui envisager le personnage plus sereinement. Le problème est que l’auteur pousse régulièrement jusqu’à l’admiration, voire, à l’occasion de certaines anecdotes pour le coup très dispensables, à l’hagiographie…

 

Surtout, et c'est autrement plus gênant, il n’est pas tendre pour les républicains, et multiplie les pages très acerbes, voire fielleuses, à leur égard. A plus ou moins bon droit… On ne peut que lui donner raison, ainsi, quand il s’attaque à ces républicains forts en gueule mais guère actifs, qui multiplient les bravades et s’assurent la sympathie de la base, mais ne prennent finalement guère de risques per eux-mêmes, laissant cela à la populace : l’instrumentalisation du soulèvement des canuts de 1834 n’est effectivement guère à leur honneur. De même, on le suivra sans souci dans ses railleries à l’encontre de certains des prévenus enfermés à Sainte-Pélagie, qui adoptaient volontiers une pose de martyrs, quand leur sort était loin d’être rigoureux… Mais, là encore, il passe à l’occasion la mesure : il affirme ainsi (essentiellement dans le dernier chapitre) la responsabilité du parti républicain dans l’attentat de Fieschi ; il prétend que les membres les plus éminents du parti, et nommément Blanqui et Barbès, savaient ce qui se préparait et le cautionnaient, voire étaient les véritables organisateurs du complot ! Le problème est qu’il ne peut ici se fonder que sur une seule source, pour le moins tendancieuse… et que ça ne tient de toute façon guère la route. Certes, la presse républicaine n’hésitait pas à appeler au régicide, de manière plus ou moins déguisée (mais des paroles aux actes... justement !) ; certes, si Louis-Philippe avait péri dans l’attentat, sans doute ne l’auraient-ils guère regretté, et auraient-ils cherché à en profiter. Cela, je l’admets volontiers ; mais les accuser d’être les instigateurs de l’attentat ! Là, on sombre dans la calomnie… et d’autant plus invraisemblable que la préparation comme le déroulement de l’attentat, tels que Lucas-Dubreton les rapporte, ne font que confirmer l’action toute personnelle de Fieschi, Morey et Pépin : après les avoir présentés pendant de longues pages comme des médiocres parmi les médiocres, c’est soudainement leur prêter une bien grande influence que de les mettre en rapport direct avec les plus éminentes figures du parti républicain...

 

Car Lucas-Dubreton a également recours au portrait-charge contre les trois prévenus, et sans doute abuse-t-il à l’occasion. Etait-il besoin, ainsi, d’insister autant sur l’illettrisme de Fieschi, sur son inculture, sur sa bassesse morale ? On sent dans ces pages la jubilation mesquine du détracteur faisant feu de tout bois… De même, il pousse parfois le bouchon un peu trop loin dans le feuilletonesque : il livre ainsi un étrange portrait de Morey, qu’il présente comme le seul militant sincère parmi les trois terroristes, un jacobin austère et digne, et foncièrement honnête… mais, en même temps, accrédite l’accusation lancée à son encontre par Fieschi, qu’il accepte volontiers en niant par ailleurs ses innombrables mensonges (et après avoir précisé son statut d’ancien indicateur de police…), selon laquelle l’explosion de la machine résulterait d’un sabotage de celle-ci par Morey ! Mais pourquoi aurait-il agi ainsi, au risque de compromettre la réussite de l’attentat ? De tout le procès, il est le seul des prévenus à s’être montré parfaitement digne et à avoir défendu jusqu’au bout ses idées républicaines, quand Fieschi se faisait hâbleur pour séduire l’audience, espérant peut-être que sa collaboration lui assurerait la clémence du juge ou du roi, tandis que Pépin, terrifié, faisait la démonstration de son inconséquence… Lucas-Dubreton, ici, affirme sans le prouver un fait que toute sa démonstration rend pour le moins improbable. On sent, là encore, la volonté de faire feu de tout bois, et de stigmatiser en définitive le trop digne jacobin qui s’était attiré l’estime de l’audience du tribunal, en en faisant un Machiavel de bas étage…

 

Ce parti-pris plutôt navrant et peu digne de l’historien de renom qu’il était par ailleurs ressort même d’une brève pique liant l’histoire à « l’actualité » (pp. 352-353), quand il établit un lien entre la « machine infernale » de Fieschi et la fameuse Katioucha (nan, pas celle qui écrit des livres de SF et de fantasy, mais « l’orgue de Staline »… heu…), qui s’en inspirerait directement : au-delà de l’anecdote plus ou moins utile, le sens du propos de l’auteur ne fait guère de doute…

Dommage. Un ouvrage passionnant, donc, mais à lire d’un œil critique… et à compléter par des lectures plus scientifiques.

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"La Vieille Anglaise et le continent", de Jeanne-A Debats

Publié le par Nébal

 

DEBATS (Jeanne-A), La Vieille Anglaise et le continent, Bréchamps, Griffe d’Encre, coll. Novella, 2008, 77 p.

 

Premier retour sur mes acquisitions dédicacées de la folle journée évoquée tout récemment en ces pages. Et je pouvais difficilement commencer mes comptes rendus par autre chose que La Vieille Anglaise et le continent.

 

* Flashback, flou artistique, teinte sépia *

 

J’entre dans la librairie Album. Je suis un peu à la bourre, bien sûr. A peine ai-je le temps de saluer une amie que la sémillante M’âme Martin, avec son enthousiasme habituel, se jette sur moi : « Aaaaaaaaaaah, salut mon Nébal ! Aaaaaaaaaaah ! Dis-moi, mon Nébal, tu as lu la novella de Jeanne-A Debats, La Vieille Anglaise et le continent ? Non ? Aaaaaah, parce que je l’ai lue ce matin, la novella de Jeanne-A Debats La Vieille Anglaise et le continent, et c’est vraiment bien, j’ai vraiment beaucoup aimé ! Oui, là, tu vois, ça, là, la novella de Jeanne-A Debats La Vieille Anglaise et le continent. Il faut que tu lises cette novella de Jeanne-A Debats (La Vieille Anglaise et le continent), parce que c’est vraiment bien, ah oui, mais alors vraiment, vraiment bien, j’ai adoré, un bijou ! » Ad lib. Puis elle se lance à l’assaut d’un autre client régulier : « Aaaaaaaaaaaaaah ! Dis-moi, tu as lu la novella de Jeanne-A Debats La Vieille Anglaise et le continent ? Non ? Aaaaaaaaaaah, parce que… » Ad lib. Re.

 

Etrangement, j’ai donc acheté la novella de Jeanne-A Debats La Vieille Anglaise et le continent.

 

Et j’ai ainsi pu extorquer à Jeanne-A Debats ainsi qu’à Christophe Sivet, l’illustrateur de la zolie couv’, deux sympathiques dédicaces. Et si je n’ai guère eu l’occasion de m’entretenir avec le monsieur, je peux néanmoins avancer que la dame, non contente d’être Gersoise (mais qui le serait ?), est également aussi aimable et expansive qu’heinleinophile, ce qui n’est pas peu dire.

 

* Fin du flashback, du flou artistique et de la teinte sépia *

 

Et là, problème. Supposons un instant – je dis bien : supposons – que La Vieille Anglaise et le continent ne m’ait pas plu. J’aurais pas l’air con, moi, après tous ces compliments (qui n’ont bien évidemment rien à voir avec les menaces proférées à mon encontre par l’auteure – rassurez-vous, mes chers lecteurs, je n’ai pas tourné casaque, je n’emploie cet abject « e » final que pour la faire pester, mouhahahaha). Une angoisse comparable m’étreint désormais à chaque dédicace…

 

Heureusement, le problème ne se pose pas : j’ai bien aimé La Vieille Anglaise et le continent. Certes, étant plutôt réservé de nature, je ne suis pas en mesure de me livrer à une propagande hagiographique cathymartinesque, je ne vais pas crier au chef-d’œuvre incontournable que vous DEVEZ acheter tout de suite là MAINTENANT…

 

Mais commençons par le commencement. C’est-à-dire par Lady Ann Kelvin, fameuse biologiste et militante écologiste en fin de parcours directement inspirée par l’incontournable Susan Calvin d’Isaac Asimov. La Lady revêche et bougonne n’en a plus pour très longtemps ; à vrai dire, elle ne tient pas forcément à s’éterniser sur notre triste planète bleue, par exemple en bénéficiant de la transmnèse transférant son esprit dans un clone jetable après usage. Mais Marc Sénac, grand spécialiste mondial de la transmnèse, vient un jour lui proposer une séduisante alternative : une mnèse probablement plus brève et sans doute plus aléatoire, non pas dans le corps d’un clone, mais dans celui d’un cachalot. L’amoureuse des baleines ne résiste guère, et nous la suivrons bientôt, un « chapitre » sur deux, faire l’apprentissage de la vie de cachalot dans le corps d’un grand mâle et s’engager dans un long périple à travers les océans, accompagné(e) de l’impressionnant 2x2x2, jusqu’au fabuleux continent cétacé. Sénac, à terre, suit sa progression et maintient le contact ; c’est que les deux chercheurs et amis (et plus vu que affinités) ont décidé de joindre l’utile à l’agréable, et de profiter de cette expérience hors du commun pour œuvrer en faveur de la protection des baleines, avant qu’il ne soit trop tard… mais peut-être est-ce déjà le cas ?

 

Et tout cela nous donne une fort sympathique novella de science-fiction, dans une veine assez classique, mais finalement plus astucieuse et inventive qu’il n’y paraît au premier abord. La plume de Jeanne-A Debats, sans être exceptionnelle, est fluide et juste, avec un zeste d'humour fort appréciable à l'occasion ; le récit est bien mené, l’alternance des points de vue bien maîtrisée, les personnages sont attachants. Le périple de Lady Kelvin conjugue adroitement poésie et technique, l’onirisme vaguement morbide teinté d’un (très très) léger trouble érotique de la plupart de ses séquences, à la limite de la fantasy, se mêlant assez bien à de bien autrement austères, mais non moins fascinantes, considérations « matérielles », « rationnelles », ou ce que vous voudrez, plus typiques d’une certaine SF campbellienne ; et le tout constitue ainsi un bel échantillon de merveilleux scientifique au sens fort, séduisant par l’épure de son classicisme raisonné, usant avec finesse des codes sans pour autant les laisser dominer l’écriture.

 

Il faut y ajouter, bien sûr, une indéniable dimension écologique. On pouvait cr… pardon, je craignais, je l’avoue, que cette thématique ne verse tragiquement dans la niaiserie écolo-bobo. Heureusement, ce n’est pas vraiment le cas (ou pas excessivement, disons, mais rappelez-vous que Nébal, en plus d'être un con, est porté sur le cynisme et la misanthropie). S’il se dégage à l’occasion une certaine naïveté de ces pages, celle-ci est finalement plus charmante et rafraîchissante qu’agaçante de mièvrerie. Et s'il y a bien une charge, si l’auteur joue plus ou moins de la carte alarmiste – mais on avouera que le gâchis actuel l’autorise assez tristement… –, elle ne sombre pas (aha) pour autant dans le piège de la fausse écologie vertueuse d’indignation mais qui n’est au final que réaction déguisée et plus ou moins consciente et, en traitant de l’écoterrorisme, elle donne à son récit une tonalité plus ambiguë tout à fait appréciable (bon, j'aurais bien aimé que les sauveurs de la planète s'en prennent un peu plus dans la gueule, mais voyez plus haut...) ; elle évite ainsi de noyer (aha) sa Vieille Anglaise… sous un déluge (aha) de ces déplorables bons sentiments qui font si souvent de la mauvaise littérature. Les bons sentiments sont là, certes, mais on ne nage pas (aha) pour autant dans la guimauve ushuaïesque sur les mignons pitits zanimaux. Ouf.

 

Reste à mon sens un bémol : j’ai certes bien aimé cette novella, mais je ne suis pas sûr que ce format ait été particulièrement judicieux (et je m’en tiens ici au strict point de vue littéraire ; sinon, oui, certes, 8 € pour 70  pages, c’est quand même « un peu » cher, pas de doute là-dessus…). J’ai en effet le sentiment que cette Vieille Anglaise… est, soit trop longue, soit trop courte. Il y a en effet, à mesure que l’on se rapproche de la fin, une certaine rupture de ton plus ou moins habile. A se concentrer sur la seule idée d’Ann Kelvin devenant cachalot, il y aurait sans doute eu matière à une très bonne nouvelle, poétique et délicate ; mais l’introduction plus franche de l’action et de la thématique écologico-économico-politique dans les dernières pages m’a semblé, non seulement brusque, mais aussi un tantinet frustrante, d’autant qu’elle joue presque un rôle de deus ex machina : du coup, la nouvelle s’achève un peu en queue de poisson (aha), et l’attention se déplace d’Ann Kelvin à une multitude de questions à peine esquissées et qui auraient probablement mérité de plus amples développements… D’où une certaine sensation d’inachèvement et de précipitation, un brin dommageable.

Bon, pas grave ; en l’état, La Vieille Anglaise et le continent reste une lecture très correcte, et je ne manquerai pas de suivre désormais avec un peu plus d’attention la production future de Jeanne-A Debats.

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"Unica", d'Elise Fontenaille

Publié le par Nébal

 

FONTENAILLE (Elise), Unica, préface de Gérard Klein, Paris, Stock – LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [2007] 2008, 158 p.

 

« Flow my tears, the policeman said. » Le titre énigmatique et séduisant d’un des très grands romans de Philip K. Dick (détourné de John Dowland, si ma mémoire est bonne) figure en exergue du roman d’Elise Fontenaille (p. [15]), et vient en titrer un des brefs chapitres (p. 77). Ce n’est certes pas la seule référence au génial écrivain de science-fiction à émailler ce très court roman publié originellement chez Stock : que l’on pense à cette psychiatre « dont les dents étaient toutes exactement semblables » (p. 65), ou à ce « père virtuel » (p. 107), ou encore à ces diverses allusions au temps glissant sur Mars, ou à la distorsion de la réalité (par exemple, pp. 80-81), sans parler de la thématique récurrente de la réalité virtuelle. La quatrième de couverture en rajoute, sans surprise (et sans subtilité aucune). Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce roman, pourtant publié dans une collection de littérature générale, ait obtenu le Nouveau Grand Prix de la Science-Fiction Française 2008, avant d’être repris en poche et préfacé par Gérard Klein dans sa fameuse collection à la nécessaire tranche gris-métal.

 

Mais le meilleur argument pour déterminer qu’il s’agit bien d’un roman de science-fiction (et je m’étonne que le Divin Gérard Klein ne l’ait pas relevé dans son article), c’est à l’évidence cette couverture parfaitement hideuse, due, vous vous en doutez déjà, à l’inévitable Jackie Paternoster, dont le talent pour repousser sempiternellement les limites de l’ignoble et du mauvais goût mérite d’être salué à sa juste mesure (je vous laisse choisir les armes) : oui, seul un livre de science-fiction (ou de fantasy) peut oser arborer une couverture aussi moche. Du coup, j’avoue être un brin perplexe quant au « bandeau » qui n’en est pas un ; je ne sais s’il aggrave encore le tableau de par son racolage actif, ou si, au contraire, il doit être envisagé comme un salutaire garde-fou, une mention comparable au « Fumer provoque un vieillissement de la peau » des paquets de tabac : « L’abus de Jackie Paternoster est dangereux pour les yeux, la digestion et la santé mentale. » Ou, plus exactement peut-être, comme le bandeau noir des photos de presse, visant à préserver l’anonymat (j’imagine que Google apprécie, en même temps), ou, ici, à censurer l’indécence pure : je n’ose en effet imaginer les atrocités que la perverse Miss Jackie aurait pu nous infliger si elle avait disposé de cet espace supplémentaire.

 

Mais passons (comme toujours…).

 

Unica. Très très court roman, constitué de très très brefs chapitres en gros caractères. Un style lapidaire, largement oral ; la ponctuation hasardeuse saoule à l’occasion, mais on reconnaîtra sans peine que c’est dans l’ensemble efficace, et assez juste, parvenant à susciter avec une adresse certaine l’empathie pour le personnage principal : Herb Charity, un cyberflic de Vancouver. Traumatisé par la disparition de sa sœur aînée (Alys ; quant au responsable de son enlèvement, il se fait appeler Whyte Rabbit, p. 26 : je ne vous fais pas de dessin, hein – Jackie Paternoster non plus, heureusement), le jeune hacker s’est lancé dans la chasse aux cyberpédophiles, avec un talent certain qui l’a finalement conduit à intégrer la Cyber, brigade unique en son genre consacrée à la traque des amateurs vicieux de petits nenfants dénudés sur des sites interlopes. Certes, on a connu background plus original, et thème moins racoleur (pour ne pas dire putassier)…

 

Mais Herb est bientôt confronté à la petite fille aux cheveux noi… non, pardon, « blancs comme de la coke ». Unica. Et ses petits camarades, sévèrement atteints par le syndrome de Peter Pan (au cas où on n’aurait pas saisi, l’auteur enfonce le clou p. 95 ; à vrai dire, bien plus que les allusions très gadget à Dick, c’est ici que se situe la référence essentielle, et probablement la plus pertinente) ; avec un zeste d’Akira, peut-être… Ah, sinon Unica aime bien Kierkegaard (p. [17]). Bon, bref : les gamins sont des adeptes de la justice sauvage et de la loi du Talion : en logeant une puce à feedback dans le cerveau des déviants, ils les châtient par où ils ont péché, aveuglant les voyeurs qui ressentent jusqu’au plus profond de leur être la souffrance de « leurs » victimes (oui, comme le traitement Ludovico dans Orange mécanique). Herb se lance à la poursuite d’Unica. La suite, vous vous en doutez : cyber-Lolita au Canada, oui ; mais version Kubrick ou Nabokov ? Le débat est ouvert.

 

On l’aura compris, outre la couverture, il est bien des éléments à charge contre Unica. Un roman totalement dénué d’originalité, portant sur un thème racoleur au possible, et saturé de références plus ou moins bienvenues. Un roman, aussi, pas toujours très cohérent, et en certains passages carrément invraisemblable… le pire étant atteint avec le dernier chapitre, totalement grotesque et ridicule, à la fois lourd de déjà-vu et pas crédible pour un sou, bref, franchement dispensable ; le twist de trop, celui qui, en certains cas, fait du bon film un navet ou presque (voyez une bonne part de la filmo de Spielberg  de ces 20 dernières années).

 

Mais malgré tous ces défauts, pour certains franchement agaçants, je ne peux pas nier avoir plutôt apprécié Unica… et ça ne manque pas de me laisser perplexe.

 

Déjà, ça se lit très bien : court, elliptique avec adresse, porté par une plume énergique et fluide, ça se lit en deux heures sans que l’ennui ne s’installe, sans que l’on n’achoppe non plus sur les maladresses ; on sent bien quelques lourdeurs, on est sur le point de soupirer  devant quelques procédés contestables… mais on tourne la page quand même, et on se laisse happer. Elise Fontenaille sait assez remarquablement faire monter la tension jusqu’au nécessaire climax, sans jamais en faire trop ; et les chapitres « lolitesques » sont assez impressionnants, quand on y pense : loin de se complaire dans le racolage que le thème pouvait laisser craindre, l’auteur se montre ici assez subtile ; ce n’est qu’à peine dérangeant, en filigrane, et c’est avant tout émouvant… Beau, d’une manière juste un tantinet perverse, et tout à la fois délicieusement naïve. Enfantine, quoi. Et agréablement surprenante. Rien que pour ça, Unica vaut le coup d’être lu, sans doute.

 

On remerciera par la même occasion Elise Fontenaille de ne pas traiter du thème de la cyberpédophilie à la Pujadas : elle garde une salutaire distance par rapport à ses personnages de chasseurs, ne sombre pas dans l’indignation vertueuse et la lapidation nécessaire des ogres pédophiles (à cause des socialistes, rappelons-le) ; bien loin de se vautrer dans le manichéisme, elle sait même préserver une certaine ambiguïté, finement troublante, et pour le coup très bien vue : elle pose avec astuce, l’air de rien, quelques questions fort intéressantes, celles que les hurlements coupeurs de couilles de la foule assoiffée de sang et abrutie de JT couvre en temps normal. En fait, on peut même être agréablement surpris de la finesse dans l’ellipse et dans l’anti-didactisme qu’elle manifeste à l’égard de son thème, à mille lieues de la lourdeur de ses références et de certains autres de ses procédés narratifs…

Au final, Unica m’a donc fait l’effet d’un roman entre deux eaux, à la fois très intéressant et d’une lecture agréable, mais saturé de défauts qui, en ce qui me concerne, prohibent l’enthousiasme forcené manifesté par certains, et non des moindres, pour ce qui n'est jamais, en définitive, qu'un roman certes correct, mais quand même pas transcendant non plus. Je ne regrette pas mes 5 €, c’est certain, et je n’ai pas perdu mon temps à le lire – deux heures, faut dire… Mais de là à en faire une petite merveille incontournable de la SF française et à lui tresser d’autres lauriers du même acabit, il y a un pas que je ne peux pas franchir.

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"La Patrouille du temps", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), La Patrouille du temps, ouvrage publié sous la direction de Pierre-Paul Durastanti et Olivier Girard, avant-propos et bibliographie par Jean-Daniel Brèque, traduit de l’américain par C. Arcilla-Bonaz, M. Deutsch, R. Durand et B. Martin, traduction revue par P.-P. Durastanti, Paris, Le Bélial’, [1955, 1959-1960, 1975] 2005, 278 p.

 

J’aurai mis le temps, avant de me lancer dans la découverte des œuvres de Poul Anderson, et notamment de son incontournable Patrouille du temps. Et ce malgré la lecture de l’excellent ouvrage d’Eric B. Henriet, L’histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, qui, en son temps, m’avait fait noter le nom de cet auteur finalement assez peu pratiqué en France. Je ne sais trop pourquoi, mais sans doute quelques chroniques entrevues ici ou là n’y sont-elles pas pour rien, je m’en étais forgé une image assez réductrice : celle, en gros, d’une SF à la papa, très pulp, imaginative et divertissante, bref, sympa, mais pas exceptionnelle. Autant dire quelque chose qui n’est probablement pas désagréable à lire, mais qui a presque certainement pris un coup de vieux ; pas une priorité, en tout cas. C’est la lecture d’Orphée aux étoiles, l’essai que Jean-Daniel Brèque a récemment consacré à Poul Anderson, qui m’a amené à franchir enfin le pas. Et avec La Patrouille du temps, tant qu’à faire.

 

Joyeuse bonne idée : même si ce premier volume ne m’a pas paru exempt de défauts (j’y reviendrai), il s’est révélé néanmoins des plus sympathiques ; très divertissant, oui, mais aussi plus riche et astucieux que ce à quoi je m’attendais auparavant. Aussi vais-je très certainement prolonger l’expérience avec les tomes ultérieurs de l’intégrale du cycle, Le Patrouilleur du temps dont je vous entretiendrai très bientôt, et La rançon du temps, qui vient tout juste de paraître (en attendant, en principe, Le bouclier du temps, destiné à clore le cycle). Alors merci m’sieur Brèque (qui se fend d’ailleurs à l’occasion de ce premier volume d’un intéressant avant-propos, pp. 11-19, ainsi et surtout que d’une impressionnante bibliographie, pp. 233-278).

 

Ce premier volume contient les cinq premières nouvelles que l’auteur a consacrées au sujet (et dont on a longtemps cru qu’elles seraient les seules). Dans « La Patrouille du temps » (pp. 21-67), nous faisons la connaissance de Manse Everard, le héros de la plupart de ces nouvelles et d’un certain nombre des textes ultérieurs. Un Américain de l’immédiat après-guerre, originaire de New York ; intelligent, et d’une condition physique irréprochable, il passe avec succès un mystérieux entretien d’embauche… qui le fait intégrer la Patrouille du temps. Le voyage temporel est bien une réalité dans cet univers-là, et a été (sera…) découvert plusieurs siècles dans le futur. Mais il présente un certain nombre de risques ; si le fameux paradoxe du Voyageur imprudent n’est semble-t-il pas vraiment à craindre, et si l’histoire, assimilée au cours d’une rivière, tend, en dépit de quelques modifications, à retrouver sa ligne « originelle » (on y vient…) presque nécessairement, le risque existe néanmoins de manipulations historiques intervenant à une époque précise, un nœud déterminant, où un changement mineur (nous n’en sommes pas au battement d’aile du papillon, ni au « Coup de tonnerre » de Bradbury, pour les raisons évoquées plus haut, mais il y a néanmoins un peu de ça) peut cette fois bouleverser radicalement le futur. Cela, les Danelliens, post-humains vivant dans un très lointain futur, ne peuvent l’admettre, puisque c’est leur existence même qui pourrait être remise en cause ; et c’est pourquoi ils ont créé et supervisent la Patrouille du temps : celle-ci a pour fonction essentielle de chasser les délinquants temporels et de préserver la continuité historique aboutissant aux Danelliens ; les agents de la Patrouille, qu’ils soient « attachés » à un « Milieu », c’est-à-dire à une époque précise, ou « non-attachés », amenés à voyager fréquemment dans le temps, en préservant « l’histoire », c’est-à-dire celle des Danelliens, contribuent à lui donner un « sens » (dans tous les sens du terme, si l’on ose dire ; voyez par exemple cette chronique de Xavier Mauméjean), à lui imposer une perspective téléologique.

 

Ce qui ne va pas sans poser bon nombre de problèmes, d’ordre essentiellement éthique et ontologique (on l’a dit, mais répétons-le : plus qu’une série sur le voyage dans le temps et les paradoxes qui l’accompagnent, La Patrouille du temps est une série sur l’histoire, et c’est essentiellement le passé qui retient l’attention de l’auteur ; sous cet angle, Poul Anderson se distingue donc clairement de Wells et compagnie), ainsi que Manse Everard en fait bientôt l’expérience, dès cette première nouvelle qui commence par présenter et détailler cette idée géniale, fascinante et déconcertante, de la police temporelle. Dans le « deuxième acte », avec son collègue Whitcomb, Manse Everard est en effet amené à déjouer dans une Angleterre archaïque les manœuvres d’un voyageur temporel dangereux mais bien intentionné (p. 58) :

 

« – D’un point de vue pratique, c’était un voleur et un meurtrier. Mais il avait un bien beau rêve.

 

« – Un rêve que nous avons brisé.

 

« – L’histoire en aurait fait autant. Sans doute. Un seul homme ne saurait être assez puissant et assez sage. Je pense que la plus grande part de la misère humaine vient de fanatiques bien intentionnés comme celui-ci. »

 

Sans doute ? Mais le doute subsiste bien, puisque l’intervention de Manse Everard et de Whitcomb a été nécessitée… Pour préserver l’existence des Danelliens. Alors quoi ? « […] nous nous en lavons les mains et nous acceptons la suite » (ibid.) ? La tentation est grande, pourtant, de changer le cours des choses ; et dans le « troisième acte », en plein Blitz, c’est au nom de l’amitié que Manse Everard sera amené à se rebeller contre l’histoire « telle qu’elle a eu lieu ». Ce qui nécessitera, cette fois, l’intervention des Danelliens… et soulèvera des questions passionnantes (notamment d’ordre politique, d’ailleurs ; l’accusation de conservatisme parfois portée à l’encontre de Poul Anderson me paraît du coup assez contestable à cet égard – c’est loin d’être aussi simple ! –, et c’est bien davantage son pessimisme et son désir d’ouverture, son humanisme enfin, qui me semblent devoir être mis au premier plan – pour le coup, je rejoins donc assez clairement Jean-Daniel Brèque), mais aussi un certain malaise, destiné à s’amplifier avec les récits ultérieurs. La nouvelle est fascinante et très divertissante, mais un brin décousue ; par ailleurs – mais c’est un problème que l’on rencontre également à l'occasion dans les autres textes –, j’avoue que la cohérence du récit me paraît parfois douteuse... Mais c’est à vrai dire le lot de bon nombre de récits faisant appel au voyage dans le temps : rien de mieux pour se coller une vilaine migraine, si l’on prend le temps de s’y arrêter ; alors peut-être dis-je des bêtises, j'ai toujours trouvé ce thème aussi fascinant que perturbant, et échappant largement à ma compréhension…

 

Mais passons à la deuxième nouvelle, « Le Grand Roi » (pp. 69-123) : Manse Everard, désormais agent non-attaché, se lance sur la piste de son collègue Keith Denison, disparu sans laisser de traces au cours d’une mission dans la Mésopotamie antique… et découvre bien vite que son ami est tombé dans un piège cruel : par un étrange concours de circonstances, il est devenu Cyrus le Grand, et semble bien condamné à assumer ce rôle. Un récit très astucieux, à la fois palpitant et pertinent ; si la première nouvelle pouvait encore laisser sceptique, celle-ci est remarquablement convaincante.

 

La troisième nouvelle du recueil, « Les Chutes de Gibraltar » (pp. 125-139) est la plus courte et la plus récente ; je ne comprends guère, dès lors, pourquoi elle a été placée ici, d’autant que Manse Everard, qui ne joue cette fois qu’un rôle secondaire, y adopte plus clairement l’allure d’un homme d’expérience, d’un sage qui en a beaucoup vu, assez différent du jeune héros rebelle du premier texte… Si cette histoire prenant place dans un très lointain passé (l’époque de la « naissance » de la Méditerranée…) suscite quelques superbes images, elle m’a néanmoins paru quelque peu anodine, et son final est à la limite du grotesque…

 

On revient à quelque chose de bien plus intéressant à mon sens avec « Echec aux Mongols » (pp. 141-180) ; Manse Everard reprend le premier rôle, accompagné par l’Indien John Sandoval. Les deux patrouilleurs sont amenés à déjouer la réussite éventuelle d’une expédition mongole « découvrant » l’Amérique bien avant Christophe Colomb, à l’époque de Koubilaï Khan. Dans cette histoire riche en tromperies, les deux hommes (et notamment Sandoval, qui sait œuvrer ainsi, indirectement, en faveur de l’extermination de son propre peuple !) sont amenés, plus encore qu’auparavant, à s’interroger sur le bien fondé de l’action de la Patrouille, et sur le jeu étrange des Danelliens… De même que dans « Le Grand Roi », on se régale à la lecture de ce récit brillant, plus profond qu’il n’y paraît ; d’autant que les personnages y sont remarquablement séduisants.

 

Le recueil s’achève enfin sur une autre réussite, et peut-être la plus frappante, avec « L’Autre univers » (pp. 183-231), la seule véritable incursion dans l’uchronie de ce volume. Manse Everard et son comparse Piet Van Sarawak, à l’occasion d’une banale randonnée dans ce qu’ils comptent bien être le New-York de 1955, se retrouvent étrangement coincés dans un monde fondamentalement différent du leur ; ainsi que le titre original de la nouvelle (« Delenda est ») le suggère, le point de divergence uchronique se situe à l’époque des guerres Puniques : dans ce monde-ci, Carthage a écrasé Rome. Mais quant aux lointaines conséquences de ce fait d’armes antique, je vous laisse les découvrir par vous-mêmes… C’est en tout cas un modèle d’uchronie intelligente. Et, cerise sur le gâteau, l’insertion de cet « autre univers » dans le cycle de La Patrouille du temps vient pimenter le récit uchronique typique d’une manière particulièrement perverse : pour accomplir leur mission et retrouver « leur » monde (celui des Danelliens...), les agents de la Patrouille peuvent être amenés à dénier tout possibilité d’existence pour cet « autre univers », à le détruire littéralement ; et si d’autres agents interviennent dans ce sens « avant » que Manse Everard et Piet Van Sarawak ne réussissent à s’en échapper, c’est leur existence à eux deux qui se trouverait menacée (et là, prends ta tête à deux mains, mon cousin ; oui, et une aspirine, aussi…). Brillant.

Mine de rien, sous ses dehors divertissants de, disons, time opera parfaitement palpitant, La Patrouille du temps offre donc aussi de quoi se creuser le ciboulot. On en retire régulièrement des images fascinantes, et le « sense of wonder » joue à plein régime, quand bien même les aspects techniques et « scientifiques durs » sont relégués au second plan. Si le style est assez anodin, si Manse Everard, quand bien même il n’est pas un surhomme – Jean-Daniel Brèque insiste, sans doute avec raison, sur ce point dans Orphée aux étoiles –, n’en est pas moins un héros parfois un brin agaçant, si certains développements, certains procédés, témoignent indéniablement de l’ancienneté relative de l’œuvre, et si la construction de certaines nouvelles, à l’occasion, peut être critiquée (les conclusions m’ont paru assez souvent précipitées), le bilan est néanmoins clair : cette Patrouille du temps est un vrai bonheur. On prend beaucoup de plaisir à accompagner Manse Everard dans ses périples temporels, on admire l’astuce de Poul Anderson dans son traitement de l’histoire (témoignant d’une passion qui ne saurait faire de doute) ; et on réfléchit un brin, aussi. Sur ce concept angoissant et perturbant qu’est le temps ; et tout autant sur l’histoire. La Patrouille du temps est un de ces « divertissements » rares et particulièrement appréciables qui ne s’oublient pas dès la dernière page retournée, mais continuent insidieusement de marquer le lecteur après coup. Alors ce n’est certes pas parfait, mais c’est diablement séduisant ; une très agréable surprise en ce qui me concerne, qui vient réduire à néant bon nombre de mes préjugés à l’encontre de l’auteur : alors vivement « la suite » (façon de parler, bien sûr…) !

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"L'invention de Morel", d'Adolfo Bioy Casares

Publié le par Nébal

 

BIOY CASARES (Adolfo), L’invention de Morel, traduit de l’argentin par Armand Pierhal, préface de Jorge Luis Borges, Paris, Robert Laffont – 10/18, coll. « Domaine étranger », [1940, 1973, 1992] 2008, 124 p.

 

De la science-fiction prestigieuse et fréquentable ? Peut-être bien, pour le coup. Et en tant que telle publiée hors collection. Même Francis Berthelot, dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes, en parle comme d’une « transfiction », ajoutant qu’elle se situe à la lisière entre science-fiction et fantastique. Mais je n’en ai pas vraiment l’impression, en ce qui me concerne ; non, j’aurais bien envie de parler de science-fiction, tout simplement… Mais cédons plutôt la place à l’illustre Jorge Luis Borges, ami de l’auteur, tel qu’il présente l’ouvrage dans son élogieuse préface : Adolfo Bioy Casares « déploie une Odyssée de prodiges qui ne paraissent admettre d’autre clef que l’hallucination ou le symbole, puis il les explique pleinement grâce à un seul postulat fantastique, mais qui n’est pas surnaturel » (p. 9). Aussi invraisemblable soit-il a priori. Reste que l’explication est rationnelle, et que Adolfo Bioy Casares, à l’époque même où les pulps nord-américains, sous l’impulsion de Campbell, et avec un Heinlein ou un Asimov, se lancent à la conquête des étoiles, œuvre bel et bien ici dans un genre comparable, simplement plus sobre, plus intimiste, mais non moins fascinant. C’est qu’il se situe ici plus clairement dans une longue filiation, remontant notamment, bien sûr, à H.G. Wells et à son Île du Docteur Moreau, mais au-delà à toute la tradition du roman d’aventures, s’il le faut contre le « roman psychologique » ou « de caractère », ou plus exactement contre sa définition restrictive par de zélés apologues de la fin de la littérature semblables aux illuminés de la fin de l’histoire. Ici, la préface de Borges est salutaire, qui vient nous rappeler l’ancienneté de l’opposition, et redorer le blason de l’aventure romanesque, en faisant l’éloge de Casares (p. 10 : « J’ai discuté avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite. »), mais aussi en évoquant quelques figures que l’on ne serait guère tenté a priori, de nos jours, de qualifier de la sorte : ainsi Kafka (p. 9), dont la célébrité n’était que fort récente en 1940, et dont Borges nous rappelle qu’il fut bel et bien l’auteur d’extraordinaires « fabulations » telles que le grand « roman à sujet » qu’est Le Procès.

 

Au-delà de ces lignes que j’avoue avoir trouvé très réjouissantes (aussi ai-je peut-être un peu forcé la dose, mea culpa...), peu importe à vrai dire la classification de L’invention de Morel : le débat d’étiquetage tend presque inévitablement à la stérilité. On peut bien y voir ce que l’on veut, là n’est pas le principal. Et l’on peut bien, si l’on y tient, parler ici de « transfiction », d’autant que la transgression opère ici, non seulement sous la forme d’un bouleversement de l’ordre du monde propre aux littératures de l’imaginaire, mais aussi sous la forme d’une transgression des lois du récit, quand bien même de manière plus discrète : la fiabilité du narrateur peut en effet être remise en cause, sous l’angle de l’honnêteté comme sous celui de la santé mentale, et le péritexte (ce très court roman comprend dix « notes de l’éditeur », pp. 123-124, venant régulièrement nuancer ou contredire le récit… éventuellement au prix du pinaillage !) ne fait que renforcer cette impression (sans parler de quelques allusions à des « livres imaginaires », bien dans la manière de l'auteur de « La Bibliothèque de Babel »).

 

Ce très court roman (pour ne pas dire cette longue nouvelle…) qu’est L’invention de Morel se présente sous la forme d’un journal, rédigé à la première personne par un individu dont on ne connaîtra jamais le nom. Ce mystérieux narrateur se décrit de lui-même comme un fugitif, sans trop s’étendre sur la nature du crime dont on l’accuse ni sur la peine qu’il encourt. Il a trouvé refuge sur une île déserte au milieu du Pacifique, où l’on a construit quelques bâtiments en 1924, mais qui est néanmoins depuis inhabitée, et tout simplement jugée inhabitable. Un abri idéal… jusqu’au jour où le fugitif entrevoit sur son île de mystérieux touristes. Il s’en cache, bien entendu, mais n’en est pas moins intrigué par ces intrus. Et notamment par une jolie jeune femme, dont il apprend qu’elle se nomme Faustine, et qui, tous les soirs à la même heure, se rend au même endroit, un livre à la main, pour assister au coucher du soleil. Fasciné par la jeune femme, il tente bientôt de l’aborder, mais elle semble l’ignorer ; de même que Morel, ce savant barbu amateur de tennis – son amant, peut-être ? Un personnage plutôt grotesque ! Le narrateur est bien amoureux de Faustine ; et jaloux…

 

Je ne donnerai pas plus de détails ici, ce serait dommage. Le narrateur, confronté à ces étranges phénomènes, sera bien amené à percer les mystères de l’invention de Morel, et le lecteur avec lui.

 

Un roman étrange et déstabilisant. Dans son questionnement de la réalité, Adolfo Bioy Casares annonce à certains égards Philip K. Dick, entre autres ; mais il livre en même temps une forte parabole sur l’immortalité et – pardon de l’expression – sur le sens de la vie. Où l’on rejoint l’absurde, et Kafka.

 

Mais il est également un autre thème dans L’invention de Morel à même d’évoquer à la fois Kafka et Dick : celui de la solitude et de l’impossibilité de la communication, et plus particulièrement entre hommes et femmes. Il y a, dans L’invention de Morel, de ces pages si désespérément tragiques qu’elles en deviennent presque drôles, limite burlesques, ce qui ne les rend que plus étouffantes, poignantes, insupportables, fabuleuses. Le narrateur, dans son mélange d’arrogance et de maladresse puérile, subit de la part de Faustine des humiliations qui n’ont rien à envier à celles qu'endurent les diverses déclinaisons de K., ou les personnages dickiens les plus dépressifs confrontés aux inévitables et maniaques « filles aux cheveux noirs ». Mais l’emploi de la première personne, par le biais de ce narrateur ambigu, confère une épaisseur supplémentaire à ces douloureuses pages d’horreur intime. Aussi ai-je ressenti tout au long de ce court roman le même malaise, la même oppression, qui m’avait saisi alors que j’accompagnais Joseph K. fébrile et claustrophobe dans le dédale du Greffe. C’est ici, sous l’aspect de l’agoraphobie, le même sentiment maladif, la même impression de cauchemar irréel… ou trop réel.

Bien rares sont les ouvrages à même de susciter des émotions aussi fortes chez le lecteur. L’invention de Morel, avec son écriture aride et sèche suscitant à chaque page le trouble et l’étrangeté, en fait indéniablement partie. Ce roman étonne, laisse perplexe, ne révèle que progressivement toute sa profondeur, appelle de nouvelles lectures, de nouveaux troubles, de nouvelles (dangereuses) visions. Il n’est pas de ces romans qui valent le détour, mais de ceux, intemporels, auxquels on revient. Nécessairement. Toujours. Semblables en cela à Faustine devant ses couchers de doubles soleils, toujours les mêmes… et toujours différents.

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Spéciale Dédicace à Album Toulouse, wesh wesh (07-06-08)

Publié le par Nébal


Or donc, il advint que, le samedi 7 juin 2008 à la librairie Album Toulouse, il y eut une fort belle rencontre SF / fantastique / fantasy. Avec plein de gens bien venus signer leurs livres (qu'ils sont bien aussi).

Tenez : nous avions Nicolas Bally (pour sa nouvelle dans l'anthologie Vampires), Sébastien Bermès (illustrateur aux éditions Glyphe - Vampires, (Pro)Créations...), Michelle Bigot (pour sa couverture de En quête de Nathalie Salvi, chez Griffe d'Encre), Jean-Daniel Brèque (pour Orphée aux étoiles, mais aussi ses traductions d'Edward Whittemore, Dan Simmons, Lucius Shepard, Poul Anderson, etc.), Sire Cédric (avec son fan club ; il dédicaçait sa nouvelle dans Vampires, mais aussi le CD de son groupe Angelizer, et le reste tant qu'à faire - pour ma part, ça a été Dreamworld), Lucie Chenu (pour son anthologie De Brocéliande en Avalon, même si, pour moi, ce fut (Pro)Créations...), Jeanne-A Debats (pour sa novella La Vieille Anglaise et le continent), Gudule (pour plein de choses, mais notamment son récent omnibus chez Bragelonne Le Club des petites filles mortes), Claude Mamier (pour Les contes du vagabond) et enfin Christophe Sivet (illustrateur, entre autres de la couverture de La Vieille Anglaise et le continent). A noter qu'Estelle Vals de Gomis devait venir (pour son anthologie Vampires), mais que finalement non, zut.

N'empêche : comme le disait si bien l'excellente et indispensable M'âme Martin : "Y sont beaux, y sont frais, mes auteurs !" Sa Marquise fut aussi diabolique que d'habitude ; mais les vampires gogoths ont à peine touché au Bloody Mary (ah, ces jeunes, alors...).

Adonc tout ceci fut fort réjouissant. Le médiocre Nébal s'est dit que cela pourrait être bien de prendre quelques photos (vu que le ridicule ne tue pas, etc.). On fait c'qu'on peut, hein...

Hop.

EDIT : A la demande générale d'efelle, je rajoute des petites légendes.

Re-EDIT : Et merci les gens bien qui m'aident à les compléter !


Un sixième de Michelle Bigot, Claude Mamier, Gudule, Lucie Chenu, et un demi Sébastien Bermès.


Au fond, Claude Mamier et Lucie Chenu ; Nicolas Bally devant Sébastien Bermès, Sire Cédric au premier plan ; debout, Lise N. à gauche, Gudule au fond à droite.


Sébastien Bermès ; au premier plan à gauche, Claude Mamier.


M'âme Martin.


M'âme Martin et Jeanne-A Debats.


Christophe Sivet ; on entrevoit derrière Jeanne-A Debats (debout) et Michelle Bigot (assise).


Un bout de la tête de Jeanne-A Debats, Christophe Sivet, Michelle Bigot, Claude Mamier, la main de Gudule qui signe, Lucie Chenu, Sébastien Bermès et Nicolas Bally ; debout, Michelle Charrier.


Gudule.


Gudule et Lucie Chenu.


Au fond, un demi Claude Mamier, Gudule, Lucie Chenu et un tiers de Sébastien Bermès ; premier plan, Sire Cédric et Nicolas Bally.


Jeanne-A Debats, Christophe Sivet et Michelle Bigot.


Une demie Nicole Hibert, Jeanne-A Debats et Michelle Bigot.


Jean-Daniel Brèque.


Debout, devant la table, Michelle Charrier, et au fond, Jean-Daniel Brèque ; pour le reste, on ne distingue vraiment que Claude Mamier et Lucie Chenu...


Au fond, debout, un demi Jean-Daniel Brèque ; assis, Jeanne-A Debats, Christophe Sivet, Michelle Bigot, Claude Mamier, Gudule, une demie Lucie Chenu, et au premier plan Sébastien Bermès.


Jean-Daniel Brèque... heu... ensuite, je savions pas qui... puis Nicole Hibert et Jeanne-A Debats.


Jean-Daniel Brèque, Jeanne-A Debats, Christophe Sivet, Michelle Bigot, Claude Mamier, pas du tout Gudule mais bel et bien Michelle Charrier, et Lucie Chenu ; à droite, une petite partie du fan club de Sire Cédric empêche de le voir, ainsi que Nicolas Bally et Sébastien Bermès (debout, de dos, je suppose qu'il s'agit de David Duquenoy).


Michelle Bigot, Claude Mamier, Michelle Charrier, Gudule et un demi Sébastien Bermès.


Nicolas Bally, Lucie Chenu et Lise N.


Nicolas Bally et Sire Cédric.


La même chose, le monsieur à droite je savions pô (... ?), puis un demi Jean-Daniel Brèque.


Sébastien Bermès.


Le rayon mangas / comics où avait lieu la dédicace (les auteurs et illustrateurs étaient entassés dans le fond).


On passe au resto, le soir, et... je sais pas qui c'est. Mais j'ai cru comprendre que la dame avait dirigé le Fleuve Noir fut un temps (EDIT : ah ben maintenant je sais, donc : Nicole Hibert et Laurent Delpit).


David Duquenoy, M'âme Martin, et... heu... je sais pô.


Lucie Chenu et... heu... je sais pas non plus (EDIT : mais si, voyons ! Nienna et Deedlot).


Je sais pas pour les jeunes filles à gauche (EDIT : mais si, donc ! Un tiers de Nienna et Deedlot), mais sinon Sébastien Bermès et Jeanne-A Debats.

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"Narcose", de Jacques Barbéri

Publié le par Nébal

 

BARBERI (Jacques), Narcose, [s.l.], La Volte, 2008, 187 p.

Rapidement, hop, et comme pour le compte rendu miteux précédent (c’est bien, les lettres types) :

M. Matthias Echenay,

Dans le cadre de votre activité pour La Volte, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, si je n’avais pas ressenti excessivement ce problème lors de ma lecture de
La Horde du Contrevent et de La Zone du dehors d’Alain Damasio, je me dois de vous faire part, à l’occasion de ce compte rendu miteux de ma lecture du ben chouette Narcose de Jacques Barbéri (que merci beaucoup, d’abord), d’un regret difficilement répressible consécutif au constat par moi-même d’une certaine abondance des coquilles dans le sus-dit livre qu’il est ben chouette, en conséquence de quoi et nonobstant la conjoncture et la petite taille de La Volte, je me sens subséquemment tenu de vous adresser cette supplique larmoyante : par pitié, Monsieur, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Echenay : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.

Cordialement,

Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).

Merci.

(Note : la prochaine supplique du genre sera adressée, semble-t-il, aux Moutons électriques, et donc à André-François Ruaud si je ne m’abuse, parce que, pour Les Romans de Philip K. Dick par Kim Stanley Robinson, ben, justement, y’a comme qui dirait de l’abus, justement, comme qui dirait.)

Mais passons. Et abandonnons autant que possible les lourdes circonvolutions et périphrases flingue-neurones imposées dans le cadre de la rédaction d’un courrier administrativement correct qui vous prie d’accepter, Monsieur, etc.

Ca sera mieux pour parler de Narcose de Jacques Barbéri, un bouquin qu’il est ben chouette (donc). Un très court roman (pourtant la version « augmentée » d’une ancienne publication, à ce que j’ai cru comprendre ?), premier tome d’une trilogie qui s’annonce fort gouleyante, et accessoirement premier roman de l’auteur que j’ai le plaisir de dévorer (le roman, pas l’auteur ; non, faut suivre, hein). Cela dit, cela faisait un petit moment déjà que je voulais tenter l’expérience, la lecture de quelques nouvelles du monsieur ici ou là (mais notamment dans Bifrost) m’ayant déjà assuré que la prose du monsieur avait tout pour me plaire. Il faut dire, en outre, que Jacques Barbéri est un grand amateur de Dick, et que cela se sent, sans pour autant nuire à la personnalité de son œuvre. Etant moi-même un grand amateur de Dick, je dis déjà miam. Mais je dis d’autant plus miam que Jacques Barbéri écrit bien, et même très bien, hou la, oui ; une langue sonore et riche, inventive et juste, joyeusement foutraque à l’occasion sans être écœurante. Tout pour plaire, vous dis-je. Alors on peut bien dire merci (plus sérieusement cette fois) aux petites éditions de La Volte, qui nous ont il y a peu balancé dans la figure, là, comme ça, deux doses de Barbéri (et c’est d’la bonne, bébé), avec L’Homme qui parlait aux araignées, un gros recueil de nouvelles dont je vous parlerai un de ces quatre, et donc ce fort sympathique Narcose, bel objet qui sent bon le scotch-benzédrine, l’amphécafé et la camisole de force en fourrure de lapin.

Où nous faisons la rencontre, dans la ville-sphère de Narcose, d’Anton Orosco, minable petit margoulin de promoteur immobilier (quoi, pléonasme ?) qui, pour avoir été un tantinet indélicat dans sa dernière opération, encourt la colère de la justice, qui le menace d’un aller-simple pour les colonies minières de la ceinture d’astéroïdes, avec un joli pyjama à rayures. Nan, plutôt crever ! Ca tombe bien, cette hypothèse ne serait pas pour déplaire à certains, intransigeants magnats floués par Orosco dans son ambitieuse combine. Reste peut-être la possibilité de changer de corps, et de s’accorder ainsi un maigre sursis. Après s’être envoyé beaucoup trop de scotch-benzédrine, d’amphécafé, et Lisandra dans la foulée (mais elle aurait pu prévenir pour Aniel, quand même !), Anton Orosco se rend donc au Jungle Beer s’entretenir avec l’interlope Lion. Et c’est alors que les vrais ennuis commencent. Mais ça pourrait être pire : imaginez, par exemple, un lapin…

Du partage en couille comme forme la plus élaborée de l’art science-fictif. Pas facile de se représenter tout ça, pas facile de suivre, d’ailleurs, à l’occasion, mais on s’en fout. Parce qu’on se laisse emporter par la plume sous acides de Barbéri, comme dans un long trip psychotrope, entre l’extrados et la première tranche, le Jungle Beer et le Lemno’s Club, le rêve et la réalité, la Terre et l'espace, la plage et l’horizon, entre l’animal et l’humain, l’humain et le post-humain, la chair et la machine, entre Dick et Gibson, Matrix et La Schismatrice, Alice au pays des merveilles et Star Trek, Le festin nu et San Antonio, entre ce que vous voulez et ce vous n’osez même pas imaginer, de la monade au grand tout et plus encore. Aussi ne vais-je pas m’étendre indéfiniment. On va faire simple : jouissif et pertinent, frappadingue et cohérent, drôle et effrayant, populaire et exigeant : Narcose, c’est de la bonne. On en reveut, et en principe on en aura encore. Chouette.

Et puis tiens, en parlant de chouette, faut mentionner ça, aussi :


 

La Volte joint en effet souvent une galette à ses pavés. Une idée plutôt bonne a priori, dois-je dire. Sauf que mes précédentes expériences en la matière (les deux damasiaux) n’avaient vraiment pas été concluantes : c’était de l’inutile et du ridicule, du gadget en concentré. Bref, ça avait tout de la fausse bonne idée.

Pas cette fois, heureusement : Une soirée au Lemno’s Club, « bande originale du livre », est un CD fort sympathique ma foi, comprenant quinze titres de Palo Alto (le groupe de M. Barbéri himself), de Mu (Laurent Pernice), de Keny2, de The Flying Star Fish et de Polonium 84.

Quant à dire à quoi ça ressemble… Mmmh… Ben ça dépend, déjà. Mais le premier morceau, « Lemno’s Dance » par Palo Alto, donne plus ou moins le ton : il m’a fait l’effet d’une sorte de, heu, acid jazz industriel psychédélique et chouettement dissonnant, peut-être, un peu comme du 23 Skidoo lorgnant vers du Psychic TV, avec des vrais morceaux de Brian Eno (avec John Hassel ou Robert Fripp) et de Hint, mâtiné de chaloupages downtempo et de Kraftwerk (ainsi l’effet doppler sorti tout droit d’un « Trans-Europe Express » sous hélium) ; ah ben d’ailleurs, à la piste 10, Palo Alto reprend justement un titre des Teutons robotiques, avec « Radioactivity Big-slow-bang Cover ». Mu est plus énergique, plus dansant. Mais le tout reste très cohérent : ça grince, et plane, et groove, et porte. Ca réfère grave (« Full Of Stars »…), ça calembourre la gueule (« Gay Tapant »), c’est un peu n’importe quoi des fois, mais c’est bien foutu aussi : bref, c’est tout à fait l’atmosphère de Narcose. Alors ce n’est bien évidemment pas l’album du siècle, hein, c’est un tantinet kitschounet à l’occasion (ce qui n'est pas toujours gênant, en même temps), voire à la limite du mauvais goût (ça, ça l'est plus...) dans certaines sonorités très datées pionniers de l’acid, certains samples un peu trop lancinants, certains traficotages vocaux plus ou moins grotesques… Mais ces petits couacs qui n’en sont pas totalement sont heureusement bien rares.

Non, franchement, elle laisse un bon souvenir, cette Soirée au Lemno’s Club ; j’y ferais bien quelques autres virées, en attendant Narcose II – La mémoire du crime, en principe l’an prochain. En espérant ne pas souffrir excessivement du manque, parce que ça sent l’accoutumance, tout ça. Mais d'ici là, heureusement, j'ai déjà L'Homme qui parlait aux araignées, que j'en salive déjà. Rhaaaaaaaaaaaaa.

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"Citoyen de la galaxie", de Robert A. Heinlein

Publié le par Nébal

 

HEINLEIN (Robert A.), Citoyen de la galaxie, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Bouboulis et révisé par Alexandra Maillard, Rennes, Terre de Brume, coll. Poussière d’étoiles, 2008, 318 p.

 

Un bouquin publié par Terre de Brume dans la collection Poussière d’étoiles. Ce qui impose, une fois n’est pas coutume, de débuter ce compte rendu miteux par une supplique larmoyante.

 

M. Sébastien Guillot,

 

Que ce soit ici, ou plus encore au sein de la superbe collection Interstices chez Calmann-Lévy, vous éditez des livres qu’ils sont ben chouettes. Mais, par pitié, pour les Poussière d’étoiles, faites des relectures ; embauchez un correcteur ! Vous ferez du bien à l’économie française et plus encore aux statistiques du Gouvernement, permettrez à un jeune imbécile de cotiser pour une retraite qu’il ne touchera jamais et, surtout, surtout, vous reposerez les yeux et les nerfs de vos lecteurs, et contribuerez ainsi à diminuer le trou de la Sécurité sociale. Vous l’aurez compris, Monsieur Guillot : c’est à votre civisme que je fais appel. La France compte sur vous. La Nébalie aussi.

 

Cordialement,

 

Nébal (futur Empereur-Dieu de la galaxie).

 

Merci.

 

Ceci étant, Citoyen de la galaxie est bel et bien un bouquin fort appréciable (et merci à nouveau, du coup). Œuvre de l’incontournable Robert Heinlein, il se classe parmi ses « juveniles », c’est-à-dire ses romans de SF destinés à la jeunesse (disons aux jeunes adolescents) écrits si je ne m’abuse dans les années 1950. Ce qui, dans l’absolu, ne joue pas vraiment en sa faveur : on pourrait très légitimement redouter un vieillissement supplémentaire, une naïveté dans le ton plus frappante encore que celle que l’on peut à l’occasion relever dans ses textes « adultes » de « l’âge d’or »… Eh bien figurez-vous que non. Citoyen de la galaxie, si son statut de roman à destination de la jeunesse ressort bien de quelques passages obligés, dans le fond comme dans la forme, n’en reste pas moins éminemment lisible cinquante ans plus tard par un lecteur « adulte » (mais, de toute façon, nous savons bien que les lecteurs de SF sont tous des ados attardés, ‘spa ?), et bien plus que certains textes de « l’Histoire du Futur », par exemple (sans parler du très mauvais Sixième colonne). C’est le premier « juvenile » de Robert Heinlein que j’ai l’occasion de lire (rappelons néanmoins que Starship Troopers, à l’origine, était supposé en être un également, mais fut refusé par l’éditrice d’Heinlein pour sa violence et son contenu polémique – un choix délibéré d’Heinlein désireux de rompre son contrat, à en croire Ugo Bellagamba et Eric Picholle dans leur passionnant essai Solutions non satisfaisantes – et donc publié « normalement », ce qui lui permit d’ailleurs d’obtenir le Prix Hugo ; comme quoi…) ; mais je suppose qu’il se situe clairement dans le haut du panier.

 

Sous cet angle, Citoyen de la galaxie tient en effet de la littérature jeunesse idéale ; c’est-à-dire, en ce qui me concerne, de celle qui peut être lue et appréciée également par un lectorat adulte, d’autant qu’elle affiche cette qualité essentielle de ne pas prendre les lecteurs pour des cons. Ici comme dans un certain nombre d’autres de ses œuvres, Heinlein joue en effet à déstabiliser le lecteur, en le plongeant dans un univers résolument non manichéen, à la différence de ce que l’on peut craindre généralement de ce genre de productions ; surtout, il se montre un moraliste adroit : le contenu éthique de Citoyen de la galaxie n’est jamais imposé frontalement ; Heinlein se contente de poser des questions, et amène son (supposé jeune) lecteur à s’en poser d’autres encore. Et il fait ça d’une manière assez fine.

 

Mais abordons maintenant le contenu de cet ouvrage. Le héros, nécessairement, est un enfant, et la trame – assez relâchée d’ailleurs, le tout est assez picaresque – consiste en une quête des origines bien représentative du roman d’apprentissage typique du genre. Nous avons donc un enfant trouvé – c’est-à-dire tout d’abord un enfant perdu… – dont l’ascendance mystérieuse ne peut être que prestigieuse. Le petit Thorby ne se souvient pas de ses parents ; depuis quelques années déjà, l’orphelin réduit à l’esclavage passe de maître en maître dans les Neuf Mondes du Sargon. Lors d’une vente aux enchères dans la capitale (place de la Liberté…), un singulier mendiant unijambiste, Baslim, en fait l’acquisition pour une somme dérisoire. Mais Baslim est très différent des autres : il ne se comporte pas en maître, mais devient le « Pop » de Thorby ; il fait son éducation, intellectuelle, morale et pratique, et lui confie de temps à autre de mystérieuses missions. Il lui donne même des instructions précises pour quand il disparaîtra, un jour ou l’autre… Et ce jour arrive. Thorby quitte alors les Neuf Mondes, découvre progressivement la vérité sur son Sauveur et son combat en faveur de l’abolition de l’esclavage, et se lance dans une longue quête de ses parents et de son identité, qui le conduira des vaisseaux de la ligue des Libres Marchands à la Terre en passant par l’armée…

 

Tout au long de ce roman relativement décousu (on peut très clairement le découper en quatre actes), Heinlein manipule quelques thématiques essentielles : la liberté, bien sûr, mais aussi la famille et l’identité, et au-delà le poids des traditions et l’accomplissement personnel.

 

Le thème de la liberté, bien entendu, passe tout d’abord par la dénonciation de l’esclavage. Heinlein montre notamment que l’esclavage reste une réalité très contemporaine, ne serait-ce qu’aux frontières, dans un monde « civilisé » qui tend à le reléguer un peu vite dans un passé « barbare » et obscur, ou à refuser de voir la réalité de l’esclavage dès l’instant que l’on affiche la liberté comme principe (ainsi pour le nom de la place où se situe le marché aux esclaves) : le lien se fait aisément avec le monde dans lequel nous vivons. Mais Heinlein ne s’arrête pas là, heureusement : loin de se contenter d’un vague discours moralisant et parfaitement consensuel, il pose le problème de la liberté dans toutes ses dimensions, et invite notamment le lecteur à se méfier des apparences. En effet, on se rend compte bien vite que Thorby n’a jamais été aussi libre que quand il était supposé être l’esclave de Baslim ; une réalité dont il prendra surtout conscience en conversant avec une anthropologue lors de son séjour parmi les Libres Marchands. Ceux-ci revendiquent en effet leur liberté, ils l’affichent, ils s’en font une fierté ; mais leur liberté n’est que collective : les Libres Marchands sont libres sur un plan « national », pourrait-on dire, au sens où ils sont effectivement libres de naviguer à travers la galaxie, et ne dépendent politiquement de personne d’autre qu’eux mêmes ; leur liberté s’assimile ainsi à une forme de souveraineté. Mais, au sein de la société des Libres Marchands, l’individu est tout sauf libre : enserré dans un rigide système de castes, il subit au nom de la tradition et d’une autorité supérieure incontestable une oppression dont il n’a même pas conscience ; ses choix, ses envies, sont pourtant niés au nom d’intérêts supérieurs : les Libres Marchands n’ont pas de droits, mais seulement des devoirs. Les expériences ultérieures de Thorby, que ce soit au sein de l’armée (dont Heinlein fait clairement l’éloge, pas de doute là-dessus, ce qui annonce d’ores et déjà Starship Troopers) ou ensuite sur Terre, ne feront que confirmer la complexité de cette notion, la relativité de la liberté, et la place singulière qu’y joue le désir.

 

Ainsi, les considérations les plus intéressantes à mon sens concernant la liberté se font-elles dans le cadre de la famille, et notamment dans l’épisode des Libres Marchands (très clairement la partie la plus intéressante du roman en ce qui me concerne). Et l’on voit bien ici tout ce que l’accusation souvent portée contre Heinlein, à savoir son caractère « réactionnaire » supposé, a de galvaudé. La famille, en effet, n’est certainement pas présentée ici comme étant « naturelle » et immuable, contrairement à une illusion dans laquelle bon nombre de prétendus « progressistes » semblent encore se complaire : elle est une création humaine, une institution juridique, en tant que telle susceptible de prendre bien des formes. Rien d’étonnant, sous cet angle, à ce que Thorby fasse la rencontre d’une anthropologue lors de son séjour chez les Libres Marchands ; on relèvera d’ailleurs que Heinlein se montre assez pertinent et inventif dans sa description des institutions sociales, que ce soit au sein des Marchands (la famille est oppressive, mais on notera que, de même que la famille libertarienne de Révolte sur la Lune, elle est étonnamment matriarcale ; petite provoc certainement pas gratuite de la part de l’auteur, dans l’Amérique très machiste des fifties…), ou à l’occasion de brèves esquisses concernant quelques sociétés extraterrestres avec lesquelles ils sont amenés à commercer ; j’avoue que je n’attendais pourtant pas Heinlein sur ce créneau « ethno-SF »... et je m'attendais encore moins à trouver des développements concernant l'exogamie et le tabou de l'inceste dans un roman destiné à la jeunesse ! Quoi qu’il en soit, tout au long de son périple, Thorby aura l’occasion de tester diverses structures familiales, et, finalement, d’opposer celles qui lui sont clairement imposées (la Famille des Libres Marchands, quand bien même il trouve dans ce système une indéniable sécurité pouvant ressembler a priori au bonheur, ce qui n'est certainement pas neutre sur le plan politique… mais aussi sa famille biologique, au sein de laquelle il ne peut être qu’un étranger) et celles qui, quand bien même elles lui sont imposées dans un premier temps, sont en définitive choisies par lui (Baslim, bien sûr, qui restera toujours son « Pop »… mais aussi l’armée ; eh, nous sommes dans un bouquin de Robert Heinlein !).

 

Ainsi, si l’identité est pour une part la résultante de pressions extérieures, de diverses contingences, qu’elles soient biologiques ou sociales, Heinlein semble nous montrer qu’elle se construit avant tout (ou qu’elle devrait se construire, idéalement) par des choix personnels. On retrouve très clairement ici l’optique plus ou moins libertarienne d’Heinlein, avec cette thématique de l’accomplissement personnel, pour ne pas dire de l’entreprise individuelle (au passage, on voit que, sur le plan économico-politique, les choses ne sont pas si simples que l’on pourrait le croire ; l’épisode des Libres Marchands, encore une fois, est très instructif à cet égard). Thorby ne deviendra lui-même qu’au travers de ses choix, et de son action personnelle : la fin du roman, que je ne vais pas dévoiler ici, en témoigne assez.

Ca fait pas mal de choses, non, pour un « juvenile » ? En ce qui me concerne, cela justifie amplement la lecture de Citoyen de la galaxie. Certes, on ne parlera pas de chef-d’œuvre, hein : le style est inexistant pour ne pas dire médiocre, l’histoire finalement assez secondaire, et certains passages peuvent faire sourire ou soupirer, en fonction de l’humeur (je pense notamment à une brève scène devant la statue d’Abraham Lincoln, sans doute incontournable pour un jeune lecteur américain, mais qui ne manquera pas d’interloquer tout autre lecteur…) ; ce n’est en rien une lecture indispensable. Mais je ne m’attendais pas à un chef-d’œuvre ou à un incontournable en entamant la lecture de Citoyen de la galaxie. Et, pour dire les choses comme elles sont, j’y ai finalement trouvé davantage que je n’en attendais…

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