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"Frank Merriwell à la Maison Blanche", de Ward Moore

Publié le par Nébal

"Frank Merriwell à la Maison Blanche", de Ward Moore

MOORE (Ward), Frank Merriwell à la Maison Blanche, traduit de l'anglais [US] par A. Duffaud, traduction révisée et annotée par D. Bellec, Le Passager clandestin, coll. Dyschroniques, 2014, 78 p.

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 78, pp. 73-74 (avec également Nous mourons nus de James Blish).

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un moment.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop.

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"Nous mourons nus", de James Blish

Publié le par Nébal

"Nous mourons nus", de James Blish

BLISH (James), Nous mourons nus, traduit de l'anglais [US] par B. Martin, Le Passager clandestin, coll. Dyschroniques, 2014, 90 p.

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 78, pp. 73-74 (avec également Frank Merriwell à la Maison Blanche de Ward Moore.

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un moment.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop.

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"Faites demi-tour dès que possible"

Publié le par Nébal

"Faites demi-tour dès que possible"

Faites demi-tour dès que possible. Territoires de l'imaginaire, [s.l.], La Volte, 2014, 458 p.

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 78, pp. 66-67.

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant un moment.

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop.

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"Wastburg", de Cédric Ferrand

Publié le par Nébal

"Wastburg", de Cédric Ferrand

FERRAND (Cédric), Wastburg, Paris, Gallimard, Folio Science-fiction, [2011] 2013, 403 p.

 

J’en suis le premier surpris, mais je n’avais toujours pas lu Wastburg, le premier roman de Cédric Ferrand (auteur de jeux de rôle par ailleurs ; Wastburg a d’ailleurs été adapté depuis chez les XII Singes, et ce jeu a plutôt bonne réputation pour ce que j’en sais). Pourtant, à sa sortie aux Moutons électriques, le livre avait pas mal fait parler de lui, et on l’avait inévitablement, Moutons et jeux de rôle obligent, comparé aux excellentes productions de l’excellent Jean-Philippe Jaworski. J’en avais entendu dire vraiment beaucoup de bien (j’avais originellement envie de dire « que du bien », car c’était tout ce dont je me souvenais, mais, en fouinant un peu dans les réactions forumesques d’alors, je me suis rendu compte qu’il y avait en fait eu pas mal d’avis plus critiques, voire franchement négatifs, pour contrebalancer l’éloge dominant – même si tout le monde semblait s’accorder sur le fait que c’était en tout cas un auteur à suivre), mais, pour une raison ou une autre, que je serais bien en peine d’expliquer, je n’avais pas fait l’acquisition du livre en grand format. Et même si je me l’étais procuré à sa sortie en poche, je n’avais toujours pas trouvé l’occasion de le glisser dans mon programme de lecture scientifiquement établi (avec ses obligations bizarres que je m’impose tout seul) ; en fait, je n’ai enfin entamé ce livre l’autre jour que par hasard, dans un sens : cela n’arrive normalement jamais, mais je m’étais retrouvé dans la situation où je n’avais peu ou prou rien d’autre à lire… Et comme il était bien temps (le deuxième roman de l’auteur, Sovok, basé sur un jeu de rôle, vient de paraître aux Moutons électriques… mais là j’ai eu essentiellement des retours négatifs, ou du moins déçus), ben, hop, hein.

 

Wastburg est un roman de fantasy. Mais pas de la fantasy comme on l’entend le plus souvent (et sans doute trop souvent) ; la couleur est annoncée par une diatribe anti-Tolkien en exergue, signée China Miéville, auteur que j’aime beaucoup par ailleurs, mais qui a quand même un peu forcé le trait pour le coup. Un peu. Aheum. Bon, c’est de la provoc à l’état pur, hein… Mais je dois dire que ce « programme d’intentions » pas forcément très pertinent en tête de Wastburg m’a fait un peu peur pour la suite ; ça me paraissait bien arrogant, tout de même… même si je ne suis pas le dernier à déboulonner les vieilles idoles, je serais donc gonflé de m'en offusquer plus que de raison. Cela dit, effectivement, la fantasy du premier roman de Cédric Ferrand n’a à peu près rien à voir avec Tolkien. Plutôt réaliste, tout sauf épique, très sombre, à cadre urbain… Non, on peut sans doute chercher des références – cela reste assez connoté –, mais ailleurs ; la quatrième de couverture évoque les francophones Jean-Philippe Jaworski (donc) et Laurent Kloetzer, mais on peut penser à bien d’autres choses : le cadre urbain, ainsi, a probablement quelque chose de la Lankhmar de Fritz Leiber (je le suppose, du moins, n’ayant toujours pas lu le classique « Cycle des épées », mais je compte me rattraper prochainement), et, s’il n’a pas l’épaisseur baroque de la Nouvelle-Crobuzon de China Miéville, donc, il y a peut-être un peu de ça aussi ; mais inévitablement, et d’autant plus que le roman de Cédric Ferrand se focalise sur les gardes de la ville de Wastburg, cosmopolite, dominée par la tour des majeers, toujours bien droite malgré la Déglingue, et dans l’ombre par un machiavélique burgmaester qui n’a pas grand-chose à envier au Patricien Vétérini, ben j’ai forcément pensé à l’Ankh-Morpork des « Annales du Disque-Monde » de Terry Pratchett, et bien sûr en premier lieu au « cycle intérieur » consacré au Guet…

 

Cela dit, l’ambiance n’est pas franchement à la rigolade ici (même si l’humour noir est bien au rendez-vous, ainsi que la farce), et les gardoches de Cédric Ferrand, s’ils ont le côté populo crasseux d’un Colon ou d’un Chicard, n’ont certes pas à leur tête un incorruptible Vimaire – et c’est tant mieux. Non : les gardes de Wastburg, des clampins qui arpentent les rues de la cité aux échevins qui sont censés les commander au nom du burgmaester invisible et des maesters autrement plus concrets, avec des prévôts en guise d’intermédiaires, sont généralement pourris jusqu’à la moelle. Tout, ici, est corruption, abus de pouvoir, ce genre de choses réjouissantes. Même les plus sympathiques de ces gardes – et ils sont pour la plupart assez sympathiques dans leur bassesse, à vrai dire – ont un gros problème qui ne les rend pas forcément toujours très aptes à exercer leur fonction et à incarner la loi (en témoigne ce prévôt alcoolique aux absences inquiétantes, que j’ai beaucoup aimé).

 

Mais, pour être centraux à leur manière, les gardoches sont aussi éphémères. Cédric Ferrand use en effet d’un procédé – c’est le mot, avec ce qu’il comporte d’artifice – pour narrer son histoire, consistant à changer de personnages points de vue à chaque chapitre ; lesdits personnages sont le plus souvent des gardes, à tous les niveaux de l’échelle, et aux occupations parfois très spécialisées, mais ce n’est pas systématique ; par ailleurs, même si certains reviennent de temps à autre donner du liant au roman, nombreux parmi eux sont ceux dont le sort s’avère rapidement fâcheux (pas nécessairement fatal, mais cela arrive quand même à plusieurs reprises)… On s’y attache (malgré tout) le temps d’un chapitre, et on passe à autre chose (en apparence tout du moins). J’étais au départ assez sceptique devant ce procédé, mais, en définitive, j’ai été plutôt convaincu de sa pertinence ; car Cédric Ferrand gère assez bien cette dimension artificielle, et c’est là en fin de compte un très bel outil d’immersion, permettant de se plonger avec une humanité toujours de mise dans l’atmosphère poisseuse de la ville de Wastburg – et, étonnamment, de raconter malgré tout une histoire, les divers fils narratifs se rejoignant dans une complexe toile d’araignée (fabriquée, donc, mais belle à sa manière…).

 

Mais c’est bien la ville le personnage principal du roman, celle qui est toujours là, pas avare de promesses, mais dans un sens jamais décevante dans ses crapuleries et mesquineries. Wastburg est un entre-deux, coincée qu’elle est à l’embouchure du fleuve marquant la frontière entre le Waelmstat et la Loritanie. Elle a acquis sa souveraineté sur son île, mais les Waelmiens et Loritaniens qui s’y installent, quand bien même ils ont contribué à faire de l’apatride Wastburg une ville unique au croisement des mondes, restent, au fond, culturellement sinon politiquement, des Waelmiens et des Loritaniens. Ce qui ne va pas sans poser problème… surtout dans la mesure où, concrètement, ce sont les Waelmiens qui dominent la cité, les Loritaniens ghettoïsés étant relégués à un désolant statut de citoyens de seconde zone. La xénophobie crasse des Waelmiens est un thème récurrent du roman ; ceux-ci ne peuvent envisager leurs voisins, leurs concitoyens pourtant, que comme des gens fondamentalement bizarres, avec leur langue incompréhensible, leurs coutumes absurdes, leur hygiène nécessairement douteuse, leur moralité forcément questionnable, ce genre de choses ; heureusement qu’on est dans un monde imaginaire, hein…

 

Wastburg, en dépit de quelques envolées dans les sphères supérieures, on l’appréhende surtout par la rue, encombrée d’ordures et suintant la misère, qu’arpentent les gardoches aussi fiers que pourris, côtoyant dans leurs rondes, entre deux verres gracieusement offerts par les patrons de tavernes, les petits mendiants et les putes, les commerçants bas-de-gamme et leurs clients fauchés, les criminels aussi forcément, entre deux séjours à la Purge. D’où ce style gouailleur, argotique, qui en temps normal me sort par les yeux ; ici, pourtant, ça passe plutôt bien, car j’y ai trouvé une certaine saveur authentique qui fait souvent défaut aux bouquins jouant cette carte (mais c’est un avis très personnel, par nature contestable ; j’ai lu plusieurs avis assez critiques sur cet aspect du roman…). Le style de Cédric Ferrand est à vrai dire assez plaisant à mes yeux : on sent qu’il y a du travail formel, ne négligeant pas pour autant une fluidité de tous les instants ; ça coule tout seul, probablement bien mieux que le fleuve entourant Wastburg (qui n’est donc pas l’Ankh, mais quand même). Ce n’est certainement pas irréprochable, cela dit : il y a de temps à autre des ruptures de registre assez fâcheuses, ou l’utilisation d’un lexique probablement trop « moderne » parfois, qui fait un peu tache… Des erreurs de débutant ? C’est quand même nettement au-dessus du lot, et bien plus intéressant que la fantasy « utilitaire » dont on nous abreuve trop souvent ; mais, contrairement à ce que laisse entendre la couverture, non, ce n’est pas du Laurent Kloetzer ou du Jean-Philippe Jaworski, quand même pas ; pas encore, peut-être ? On verra bien…

 

Wastburg n’est donc pas sans défauts ; le premier roman de Cédric Ferrand, en usant de tant d’artifices, dans la construction ou le style, et en dépit d’une grande habileté à mes yeux dans leur maniement, a parfois quelque chose d’un peu trop « fabriqué », peut-être… surtout dans la mesure où tout cela est passablement voyant. Mais, au final, ces artifices, je les ai plutôt goûtés et trouvé pertinents ; et ces interrogations d’après lecture ne sauraient dissimuler l’essentiel : j’ai passé un excellent moment en compagnie des gardoches de Wastburg. Je n’en ferais pas un chef-d’œuvre, mais un très bon roman sans aucun doute, bien au-dessus du lot ; car un divertissement, et sans doute un peu plus que ça, efficace et ambitieux à la fois. La marque, à certains égards, de la meilleure fantasy, non ?

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Black Wings III, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

Publié le par Nébal

Black Wings III, de S.T. Joshi (ed.) (relecture 2018)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings III. New Tales of Lovecraftian Horror, introduction by S.T. Joshi, Hornsea, PS Publishing, 2014, IX + 338 p.

 

[EDIT 22/12/2018 : ainsi que je l'avais fait précédemment avec le premier volume de cette série, Black Wings of Cthulhu, plutôt que de livrer un nouvel article pour cette relecture, je vais revenir sur celui que j'avais rédigé il y a... pas loin de quatre ans de cela. Il faut peut-être noter que c'était le premier volume de cette série que je lisais, alors.]

Je ne vous apprends rien : du vivant même de Lovecraft, nombre de ses camarades (de correspondance, du moins) ont écrit des nouvelles à sa manière et usant de ses thèmes et procédés, voire de son lexique. Ces textes – compilés plus tard par August Derleth sous le nom de « Légendes du Mythe de Cthulhu » – se montraient certes plus ou moins pertinents et convaincants (notamment en ce qu’ils émanaient d’auteurs plus ou moins compétents, les plus célèbres ici étant probablement Robert E. Howard et Clark Ashton Smith – le jeune Robert Bloch n’était pas encore un auteur confirmé), mais ils avaient reçu la bénédiction de Lovecraft, qui n’a d’ailleurs pas hésiter à piocher lui-même dans les apports de ces pastiches. Et ils ont ainsi initié un jeu littéraire qui a largement survécu au pauvre HPL, encouragé peut-être par August Derleth, qui a copyrighté l’expression « Mythe de Cthulhu » et a lui-même mis la main à la patte, notamment au travers de ses prétendues « collaborations posthumes » de sinistre mémoire. Et d’autres auteurs, nombreux, ont ultérieurement fait dans le pastiche lovecraftien, dont certains qui sont devenus célèbres par la suite (comme Ramsey Campbell, bien sûr… ou Brian Lumley, malgré la nullité terrifiante de son « cycle de Titus Crow » ; plus récemment, on citera évidemment des gens comme Neil Gaiman ou Charles Stross, entre autres), si beaucoup sont restés dans un relatif anonymat – n’excluant pas une éventuelle reconnaissance fandomique, on est ici à un tout autre niveau.

 

Aujourd’hui plus que jamais, l’horreur lovecraftienne est devenue un genre à part entière. L’amateur tel que votre serviteur, qui reste curieux même s’il peste souvent devant le résultat, n’est plus en mesure de lire tout ce qui se publie en la matière, et depuis un bail. Fanzines et anthologies, confidentielles ou de diffusion plus large, se multiplient sans cesse. Et, dans tout cela, il y a à boire et à manger, le pire comme le meilleur… mais probablement un peu plus souvent le pire que le meilleur : c’est que l’exercice est délicat, a fortiori si l’on tient compte de l’évolution de l’exégèse lovecraftienne, qui a tendu ces dernières années à gommer les aspects « derlethiens » du « Mythe de Cthulhu » pour revenir à ce que l’on appelle parfois, un peu par défaut, « Mythe de Lovecraft ». Certes, tout le monde est loin d’en tenir compte, et les derletheries – plus que lovecrafteries – sont toujours abondantes ; pourquoi pas, après tout ? sauf que le résultat est rarement convaincant, à mon sens tout du moins.

 

Certaines de ces anthologies, néanmoins – je ne parle même pas ici des romans et recueils signés d’un seul auteur, dans lesquels on a pu trouver de très bonnes choses, qu’elles s’affichent comme étant clairement « lovecraftiennes » via le lexique, comme Les Furies de Boras d’Anders Fager, ou évacuent cet aspect pour s’en tenir aux thématiques et aux ambiances, comme La Peau froide d’Albert Sánchez Piñol, pour m’en tenir à deux exemples tout à fait recommandables) –, peuvent se montrer plus alléchantes que la moyenne. Et j’avais ainsi un bon a priori sur la série des « Black Wings », éditée par S.T. Joshi chez PS Publishing… Parce que S.T. Joshi, à l’évidence, sait de quoi il parle, en bon spécialiste de Lovecraft qu’il est (d’une veine probablement moins « pop » qu’un Robert M. Price, disons, même si celui-ci a pu également éditer des choses intéressantes – je le trouve cependant un peu trop « bon client », mais c’est moi, hein…) ; et parce que les noms au sommaire m’intriguaient : en effet, outre quelques noms d’auteurs connus, j’y ai rencontré pas mal de gens que j’avais connus en premier lieu en tant que critiques lovecraftiens, et non nouvellistes – souvent dans le fanzine Lovecraft Studies. Des potes à Joshi donc, ce qui n’excluait pas un certain risque de copinage (et il y en a bien à mon sens un triste exemple dans le présent volume, mais un seul, heureusement [Bon, disons deux, et liés...]), mais me paraissait garantir une approche à la fois moderne, respectueuse, et en même temps détachée de la quincaillerie à laquelle on limite trop souvent le genre. Ça se tentait, en tout cas ; et comme je ne fais pas toujours les choses à l’endroit, j’ai commencé par le troisième volume (le plus récent, paru l’an dernier ; il semblerait qu’un quatrième soit en préparation [nous en sommes à six volumes, sauf erreur]), quand bien même j’avais (un peu par hasard…) mis la main sur le deuxièmele premier ne devrait pas être trop dur à se procurer [d'autant qu'il a été réédité chez Titan Books et même traduit en français, sous le titre Les Chroniques de Cthulhu].

 

Et le bilan me semble tout à fait satisfaisant, disons-le tout de suite. Certes – inévitablement ? – tout n’est pas bon, et il y a même là-dedans un texte dont la publication a quelque chose de criminel à mes yeux [l'expression est un peu forte, je vais la pondérer plus loin...] ; mais la plupart de ces nouvelles sont au moins correctes… et souvent plus que ça : on en compte même plusieurs de vraiment très bonnes, qui figurent à mon sens largement parmi les meilleures lovecrafteries qu’il m’a été donné de lire ; des textes qui remplissent parfaitement le contrat, constituant des variations modernes bienvenues d’une œuvre bien comprise et appréhendée de manière pertinente.

 

Passons donc au détail. Bon, j’évacue la première nouvelle – qui du coup m’a fait un peu peur pour la suite, mais à tort heureusement –, « Houdini Fish » de Jonathan Thomas, dense et complexe, qui se fonde plus ou moins sur « From Beyond », mais à laquelle, je plaide coupable, je n’ai absolument rien panné. Je ne suis donc pas en mesure de la qualifier de « mauvaise »… mais elle ne m’a vraiment pas du tout parlé, voilà qui est certain. [Même constat à peu près lors de la relecture en 2018. Je sens qu'il peut y avoir des choses rigolotes dedans, mais, globalement, je passe à côté...]

 

J’évacue aussi la nouvelle la plus catastrophique de cette anthologie, à savoir « Hotel del Lago » de Mollie L. Burleson (l’épouse de Donald R. Burleson, exégète lovecraftien qui m’a parfois laissé un brin perplexe, et qui a commis une petite chose ici aussi également) : mais qu'est-ce que ça fout là, cette horreur ? Ce machin (très court, heureusement, mais c'est en soi éloquent, dans un sens) est vraiment consternant, on dirait la pathétique tentative d'un wannabe écrivaillon de douze ans pour faire du Lovecraft – c'est-à-dire copier maladroitement du Lovecraft, sans y apporter quoi que ce soit (et certainement pas quelque chose d’aussi superflu que le style). Sans intérêt aucun. Que ce « texte » figure dans cette anthologie, par ailleurs de bonne voire très bonne tenue donc, ne peut se « justifier » que par un triste copinage, un peu trop flag' pour le coup... [Je serais moins indigné aujourd'hui : le texte est plus fondamentalement inutile que révoltant... Même si je m'en tiens à l'idée d'un pastiche de Lovecraft écrit laborieusement par un gamin de douze ans.]

 

Deux autres nouvelles sont franchement pas terribles, voire plutôt mauvaises, mais pour des raisons opposées. Ainsi, Donald R. Burleson (…), avec « Dimply Dolly Doofy », livre une mauvaise blague à base d’enfant du démon, qui fait plus penser à La Malédiction (en plus nanardesque encore) qu’au pauvre Lovecraft, qui n’en demandait certainement pas tant. Dans un genre radicalement différent, je n’ai pas aimé non plus la nouvelle de Joseph S. Pulver, Sr, « Down Black Staircases » ; mais ce n’est pas ici le fond qui est en cause (même si cette halte qui tourne – forcément – mal dans la bourgade désertée de Kingsport n’a pas grand intérêt), mais avant tout la forme « folle » : ce style affecté à base de pseudo-expérimentations mal placées m’a paru franchement insupportable. [Aujourd'hui, s'il y a une nouvelle dans cette anthologie que je dois juger catastrophique, ça serait bien plus probablement celle-ci ; et, pour avoir lu depuis quelques autres nouvelles de Joseph S. Pulver, Sr, ces traits sont assez caractéristiques, débouchant sur des textes systématiquement hermétiques, prétentieux, et profondément chiants.]

 

On trouve inévitablement pas mal de textes « intermédiaires », disons, allant du plutôt médiocre au assez correct, mais qui pèchent un peu pour convaincre pleinement, tout en se lisant sans trop renâcler. Jason V. Brock, avec « The Man with the Horn », fait ainsi une sorte de variation un peu convenue sur « La Musique d’Erich Zann », [en même temps qu'une référence à une nouvelle de T.E.D. Klein que je n'ai pas lue ; bon, ça passe...]. Don Webb, dans « The Megalith Plague », confronte un médecin raté revenu par défaut dans son bled natal du Texas à une « épidémie » d’ensembles mégalithiques à la Stonehenge ; l’ambiance très Wicker Man n’est pas désagréable, mais c’est quand même un peu médiocre, notamment sur le plan formel [je serais plus positif aujourd'hui, c'est un texte amusant et peut-être plus malin qu'il n'en a tout d'abord l'air]. Dans « The Turn of the Tide », Mark Howard Jones traite d’un curieux ménage à trois, témoin d’encore plus curieux phénomènes lors de vacances dans un cottage en bord de mer… mais le plus curieux est que tout cela m’ait laissé passablement indifférent, là où il y avait sans doute moyen d’en tirer quelque chose de bien plus puissant. [Le sentiment persiste plus ou moins ; j'ai envie d'aimer cette nouvelle, mais il y manque quelque chose...] « Thistle’s Find », de Simon Strantzas, est une histoire de goules, et on la résumera à cette citation éloquente : « I wondered how many men might pay for the experience of fucking an animal shaped like a teenage girl. Then when I realized the answer I wondered just how much they would pay. » Tout est dit ? Mouais... En ce qui me concerne, lisez plutôt La Peau froide d'Albert Sánchez Piñol, on y trouve cette thématique de manière bien plus convaincante, et d’autres choses en prime. On conclura cette catégorie en mentionnant « Further Beyond » de Brian Stableford : comme le titre le laisse entendre, il s'agit d'une suite à « From Beyond » (la dernière nouvelle de l'anthologie répondant ainsi à la première), avec le même narrateur, qui fait face aux « vautours » désireux de mettre la main sur la dernière invention de Crawford Tillinghast, sans savoir au juste de quoi il s'agissait ; il y a des choses intéressantes et même très pertinentes dans cette nouvelle, mais elle est à mon sens bien trop longue et bavarde. [Je serais beaucoup plus positif concernant cette nouvelle aujourd'hui : c'est un pastiche très habile, bien conçu, et qui joue avec adresse de certains codes sans pour autant faire dans l'exercice de style ; la tension progresse admirablement, et les implications de la fin sont remarquables. C'est une très bonne nouvelle, à l'instar d'autres pastiches lovecraftiens que j'ai lus de l'auteur, et je placerais aujourd'hui cette nouvelle parmi les plus grandes réussites de ce troisième volume de la série.]

 

Un bon cran au-dessus, mais sans encore atteindre l’excellence, « Underneath an Arkham Moon », de Jessica Salmonson & W.H. Pugmire, est une nouvelle contournée et grandiloquente à base de freak grotesque, qui joue sur l’atmosphère gothique et… ben, « weird », c’est le mot le plus approprié ; sans aller jusqu’à casser des briques, c’est d’autant plus sympathique que c’est délicieusement excessif. [C'est surtout très rigolo !] « Waller » de Donald Tyson traite d’un cancéreux en phase terminale qui découvre la vérité sur sa maladie, bien plus horrible que tout ce que l’on pourrait imaginer ; objectivement, ce texte a tout pour être ridicule de bout en bout, et fonctionne pourtant très bien (si c’est pas lovecraftien, ça !). [Je continue de beaucoup aimer cette nouvelle, qui flirte à chaque paragraphe avec le mauvais goût le plus consternant, en associant ainsi lovecrafterie et quelque chose de davantage mainstream horror, disons.] On glissera aussi dans cette catégorie, un peu à regrets, « China Holiday », du pasticheur expérimenté Peter Cannon : un touriste américain bourré de préjugés [c'est peu dire] – et obsédé par les toilettes – fait un voyage en Chine avec sa femme, désireuse d’y adopter une petite fille… et découvre la sinistre vérité derrière le projet de Barrage des Trois Gorges ; c’est amusant, comme on pouvait s’y attendre, mais surtout bien plus malin que ce que l’on pourrait croire ; dommage que ce soit en l’état un peu frustrant (car abrupt, surtout)… [Là encore, on flirte avec le mauvais goût, de manière très réjouissante ; le touriste xénophobe est parfait dans son genre.] Enfin, dans « Weltschmerz », Sam Gafford évoque un comptable en open space qui se fait draguer par une jeune geekette fan de Lovecraft ; une bonne occasion de prendre conscience, s’il en était encore besoin, de son insignifiance, mais aussi de celle du monde qui l’entoure… On dirait un peu du Houellebecq, comme ça, non ? Mais si j’aime beaucoup le début, la fin, qui coule de source, m’a un peu déçu… [Aujourd'hui, je rétrograderais cette nouvelle dans la catégorie en dessous ; elle fonctionne au départ du fait de son style nerveux et piquant, mais, assez rapidement, cela ne suffit pas à masquer le vide derrière...]

 

Et puis il y a les quatre meilleurs textes, qui m’ont paru franchement très bons, et permettent en définitive de tirer un bilan hautement favorable de cette anthologie. Le premier à m’avoir vraiment marqué est « The Hag Stone » de Richard Gavin, très beau récit sur un jeune couple qui sombre dans l’horreur, la demoiselle ayant voulu tenter l’expérience d’influencer ses rêves en glissant sous son oreiller une étrange pierre – comme l’avait fait le rêveur patenté Lovecraft en son temps, lui avait-on dit dans une boutique d’occultisme… mais la perception du monde qui en résulte est cauchemardesque ; tout cela est très émouvant, très juste, vraiment bien vu (si j'ose dire). [Il est intéressant de revenir à cet avis, maintenant que j'ai lu la nouvelle de Richard Gavin dans Black Wings II, que j'ai plus ou moins détestée ; dans le fond, elles sont proches, en définitive, mais celle-ci m'a paru beaucoup plus juste et inventive, là où l'autre était bien trop démonstrative et artificielle dans ses efforts pour impliquer émotionnellement le lecteur. Du coup, je ne vois pas vraiment de contradiction à maintenir ce jugement drastiquement opposé quant à ces deux nouvelles.] Darrel Schweitzer, avec « Spiderwebs in the Dark », dresse le portrait d’un étrange écrivain pour le moins excentrique, révélant à un libraire qui a raté sa vie l’infinité des dimensions ; c’est bien écrit, drôle puis terrifiant, toujours pertinent, et en prime une belle histoire d’amitié. [Même avis aujourd'hui, cette nouvelle m'apparaît clairement au-dessus du lot.] Caitlín R. Kiernan joue dans un tout autre registre avec « One Tree Hill (The World as Cataclysm) », où une journaliste scientifique se rend dans un Village paumé du New Hampshire pour y enquêter sur un curieux phénomène météorologique ; mais ce qui compte vraiment ici est l’atmosphère déprimante, absolument remarquable, et bien servie par la plume de l’autrice [toujours aussi admirable] et une construction parfaite. [Je suis vraiment en train de devenir un fan !] Dans « Necrotic Cove », enfin, Lois Gresh traite d’une femme hideuse, qui n’a pas vraiment eu de chance dans sa lamentable vie, et qui va, à la veille de sa mort, faire trempette dans un endroit interdit, en compagnie de sa meilleure – sa seule – amie, son exacte opposée ; un texte parfois douloureux, souvent dérangeant, et étrangement beau. [C'est avant tout rude, voire viscéral ; mon sentiment très positif demeure, mais cette nouvelle est probablement un bon cran en dessous de celles que je viens de citer, et peut-être aussi de celle de Brian Stableford ?]

 

Au final ? Quatre très bons textes, quatre autres qui sont au moins bons, cinq qui se lisent même s’ils n’ont rien d’exceptionnel… Le peu qui reste est d’autant plus négligeable. Pour moi, c’est du coup une très bonne surprise, je n’en attendais franchement pas autant de cette anthologie, malgré un bon a priori. On trouve vraiment là, au milieu de choses plus faibles mais inévitables et généralement encore supportables, ce qui se fait de mieux en matière de pastiches lovecraftiens, qui renouvellent intelligemment l’horreur cosmique propre au Maître de Providence, ou jouent avec astuce sur ses thèmes les plus « orthodoxes ». C’est incomparablement meilleur que 90 % au moins de ce qui se produit dans ce sous-genre aussi florissant que consternant (le plus souvent du moins). Du coup, je ne vais certes pas m’arrêter là, et compte bien lire prochainement les autres volumes de cette série, les deux précédents… et ceux encore à venir, puisqu’il semble qu’on puisse en espérer de nouveaux. [Yep, un bon cru, d'une bonne série. Bientôt, je vous causerai de Black Wings IV...]

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"Fricassée de galantin à la mode d'Edo", de Santô Kyôden

Publié le par Nébal

"Fricassée de galantin à la mode d'Edo", de Santô Kyôden

SANTÔ (Kyôden), Fricassée de galantin à la mode d’Edo, [Edo mumare uwaki no kabayaki], traduit du japonais et présenté par Renée Garde, illustré par l’auteur sous le nom de Kitao Masanobu, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Fiction, [1785] 2014, 124 p.

 

Quand j’étais jeune et con – mais, il faut croire, moins con sur certains points –, je lisais incomparablement plus de bandes-dessinées qu’aujourd’hui. J’avais une vraie passion pour le neuvième art, et je m’intéressais à son histoire. J’avais ainsi voulu remonter à ses origines – les plus « strictes », disons, histoire de ne pas faire non plus dans l’amalgame égyptien ou truc. Nombre des premiers bouquins que j’avais lus sur la question m’apportaient une réponse que je ne trouvais vraiment pas satisfaisante, en faisant du Yellow Kid de la presse américaine de la fin du XIXe siècle une œuvre importante, voire carrément fondatrice, en la matière ; or, pour moi, et pour ce que j’en connaissais et comprenais, certes, le Yellow Kid, à sa manière, relevait plutôt du dessin de presse (qui avait déjà une longue histoire), notamment en ce qu’il y manquait souvent une véritable narration, sous forme d’ « art séquentiel », pour reprendre l’expression de Will Eisner (voir par exemple à ce sujet le très chouette L’Art invisible de Scott McCloud ; mais il semblerait que certaines déclinaisons du Yellow Kid présentaient bien ce caractère, bon…). Cette vision des choses a été rendue largement caduque aujourd’hui, même si elle reste très répandue (les ouvrages que j’avais consultés étaient récents…). Mais j’étais persuadé qu’on pouvait trouver des choses plus pertinentes, et plus anciennes ; j’ai donc été nettement plus convaincu par ceux qui faisaient remonter cet art, un peu moins d’un siècle plus tôt (à partir de 1827, semble-t-il), aux œuvres de l’auteur suisse Rodolphe Töpffer, effectivement révolutionnaires – notamment en ce que celles-ci jouaient bien sur l’idée de séquence.

 

Mais révolutionnaires en Occident… Le problème de ces analyses est qu’elles sont passablement teintées, plus ou moins consciemment, d’ethnocentrisme. On pouvait très légitimement supposer que la BD, ou du moins quelque chose qui y ressemblait sacrément, avait déjà fait son apparition ailleurs. Et en témoigne magnifiquement cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo de Santô Kyôden (illustrée par lui-même sous un autre pseudonyme, Kitao Masanobu), publiée en 1785, et qui n’est même pas nécessairement « fondatrice », mais est un beau témoignage de ce qui se faisait alors au Pays du Soleil Levant – et y avait rencontré un gros succès. En effet, pour être publiée dans une collection de « littérature », cette œuvre « légère » issue d’un « livret à couverture jaune », genre éphémère mais alors florissant, est bien, techniquement, un manga (l’auteur faisant d’ailleurs partie de ceux qui ont popularisé ce terme, un tout petit peu plus tard, avec son célèbre contemporain Hokusai).

 

Il s’agit très clairement de BD. Il y a une narration, qui joue sur une imbrication du texte et du dessin, et, si les phylactères ne sont pas matérialisés, il y a néanmoins des dialogues, que l’on attribue facilement aux différents personnages du fait de leur position dans la case. Chaque case comprend ainsi un dessin, qui peut prendre une ou deux pages (l’auteur jouant d’ailleurs parfois sur la « séparation », une chose qui aurait sans doute tout pour plaire à un Will Eisner ou Scott McCloud ; mais il n’y a donc pas cet espace interstitiel séparant plusieurs cases sur une même planche, c’est la seule différence à mon sens avec la BD au sens où on l’entend aujourd’hui), et qui n’est pas une simple illustration, notamment dans la mesure où le texte (en kana, généralement, les kanji y sont rares – réservés aux noms propres ou à certains mots aussi connus que simples graphiquement) en fait intégralement partie, le récit étant systématiquement ou presque complété par des répliques, positionnées diversement dans l’espace. Les deux arts, l’écrit et le dessin, cohabitent donc pleinement, aboutissant ainsi à un genre à part entière.

 

Les premiers de ces « livrets à couverture jaune » étaient semble-t-il plutôt destinés aux enfants, mais des variantes pour adultes n’ont pas tardé à émerger, dont cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo, œuvre « licencieuse » (mais bien éloignée de toute pornographie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit – c’est une BD adulte, mais pas du Elvifrance, hein), et dont le contenu satirique et parodique ne pouvait qu’échapper aux chères petites têtes bl… brunes.

 

Le « héros » de l’histoire s’appelle Enjirô Adakiya (ce que la traductrice a rendu par « Bonamour » ; le texte est bourré de jeux de mots, et il fallait bien les rendre d’une manière ou d’une autre, mais cette francisation des noms propres ne m’a pas paru très pertinente, brisant un peu l’immersion… il est vrai difficile de toute façon, mais j’y reviendrai). C’est un jeune crétin issu d’une riche famille, qui se caractérise par son nez épaté (ce qui n’apparaît pas sur la couverture, mais singularise le personnage dans les dessins intérieurs). Enjirô a lu les grands classiques de la littérature japonaise, notamment sentimentale, et il entend se bâtir une sulfureuse réputation de « galant » dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara (que Santô Kyôden connaissait très bien, il y vivait). Il fait ainsi appel à Kinosuke Kitari (« Desclose-Maison ») et Shian Warui (« Malpensant »), deux authentiques « galants », qui se foutent clairement de la gueule de notre jeune homme. Mais celui-ci, plus naïf qu’un Candide, se laisse berner, et entame sous leurs mauvais auspices sa quête de réputation, auprès des courtisanes et au-delà, en dilapidant sa fortune à tout va. Aussi, bien loin de paraître aussi décadent qu’élégant, Enjirô ne parviendra-t-il qu’à passer pour grotesque… Au fil de son périple, Enjirô enchaînera donc les bêtises, ce qui multipliera les scènes cocasses, a fortiori pour qui était bien imprégné de la culture propre à Yoshiwara, mais aussi en parodiant les classiques de la littérature du temps (comme lors de l’inévitable scène de double suicide, le grand moment du récit à mon sens). Et le tout s’achèvera sur une note « morale » bien hypocrite… (Santô Kyôden, ultérieurement, sera brimé par la censure lors d’un épisode de durcissement des mœurs ; il continuera à écrire et à dessiner, en auteur prolifique, mais abandonnera le genre licencieux.)

 

En tant que telle, cette publication, très agréable à l’œil, constitue un document fascinant. Le caractère précurseur de l’œuvre de Santô Kyôden ne saurait laisser indifférent, et son goût pour la satire et la parodie donne lieu à quelques scènes réjouissantes. Objectivement, donc, c’est très bon. Pourtant, je ne peux qu’avouer être un peu déçu… Il faut dire que j’attendais énormément de cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo : je tournais autour depuis sa sortie, et ai finalement cédé devant les très bons échos renvoyés par des gens de bon goût…

 

Le problème, à mon sens, est celui de l’immersion. En effet, l’œuvre de Santô Kyôden fait appel à une culture japonaise très pointue, qu’il s’agisse de la culture littéraire classique, du théâtre de l’époque… ou, donc, des us et coutumes des quartiers des plaisirs, et notamment de Yoshiwara. Ce qui passe régulièrement par des allusions totalement incompréhensibles pour le lecteur occidental contemporain lambda. Il faut y ajouter de nombreux jeux de mots, ainsi que d’indispensables « explications » des dessins. D’où la nécessité d’un très abondant paratexte : il y a ainsi 106 notes resserrées (qui occupent en tout 13 pages) en fin de volume (plus exactement, avant une chronologie détaillée de la vie de Santô Kyôden)… pour seulement 34 pages de texte, très aérées, pour l’œuvre à proprement parler ! Or ces notes sont indispensables : il est impossible d’en faire abstraction, sous peine de ne rien comprendre, absolument rien, au propos de Santô Kyôden. Le recours systématique à ces notes, pour être nécessaire, et ce quand bien même ce paratexte est aussi bien vu qu’intéressant, a une conséquence fâcheuse, ou du moins en a eu une pour moi : il m’a été impossible de m’immerger dans l’œuvre en elle-même… Et je redoute qu’il en aille de même pour la plupart des lecteurs (d’autant que, même si je n’y connais certes vraiment pas grand-chose, je ne suis pas non plus totalement ignorant en matière de culture japonaise classique). Je peux me tromper, hein…

 

Ce problème d’immersion, du coup, m’a empêché de pleinement apprécier cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo, que j’ai trouvée trop hermétique pour le lecteur lambda. En soi, c’est un document fascinant, et cette édition, belle et bien faite, est parfaitement justifiée ; mais, au final, j’ai pris davantage de plaisir, ou plus exactement d’intérêt, dans le paratexte que dans l’œuvre en elle-même… Ce qui pose problème, à mon sens. Déception, donc…

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"L'Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages"

Publié le par Nébal

"L'Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages"

L’Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages, Edge, [2011] 2012, 332 p.

 

Tolkien et le jeu de rôle ont entretenu une relation privilégiée dès les origines, et il n’y a guère que Lovecraft qui ait eu autant d’influence sur ce loisir (mais un peu plus tard) : à l’évidence, le vénérable Donjons & Dragons de Gary Gygax doit énormément au Seigneur des Anneaux, même s’il emprunte à une multitude de sources pas toujours clairement désignées, ne serait-ce que dans la mesure où les romans « de Hobbits » de Tolkien, tout en se déployant dans un univers personnel d’une grande richesse, ont posé les bases de la fantasy contemporaine dite « médiévale-fantastique » en systématisant, approfondissant et renouvelant des mythes antérieurs.

 

Et la tentation était bien évidemment grande de s’en référer plus ouvertement, et même officiellement, au « Légendaire » tolkienien (même si l’accent a toujours été mis sur la fin du Troisième Âge, ce que je regrette un peu pour ma part, dans la mesure où la « high fantasy » du Premier Âge me fascine encore davantage) : après tout, jamais on n’a vu en littérature d’univers aussi riche et cohérent, fournissant un cadre de choix pour qui voudrait poursuivre l’aventure au-delà des livres – l’univers tolkienien est un univers en expansion.

 

Aussi y a-t-il eu plusieurs jeux de rôle pour se référer directement à l’œuvre du Professeur, « officiels » et amateurs, le plus célèbre (et directement sous licence) étant bien évidemment Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu, alias JRTM (MERP en anglais, pour Middle-Earth Role-Playing). Ce fut – inévitablement ? – un des premiers jeux de rôle auxquels j’ai jeté un œil (« joué » serait sans doute un bien grand mot)… et une expérience guère convaincante, c'est rien de le dire. En effet, JRTM était un dérivé de Rolemaster, et reposait sur un système ignoblement lourd, à base de calculs et de tables en veux-tu (non) en voilà (quand même), qui m’a semblé absurde d’entrée de jeu, malgré mon manque d’expérience (et a fortiori de connaissances théoriques) en la matière. Un système aussi archaïque ne pouvait pas (ou ne devait pas, plus exactement peut-être) polluer éternellement les références officielles au monde tolkienien, c’était vraiment trop regrettable, et cela prohibait une authentique expérience de jeu à la hauteur de la puissance créative du « Légendaire ». Aussi ne pouvait-on que se féliciter de la parution d’un nouveau jeu tolkienien de grande diffusion, L’Anneau Unique (The One Ring) – même si je ne peux m’empêcher, là encore, de regretter un peu cette focalisation sur le Troisième Âge finissant (inévitable sans doute, c’est de loin le versant le plus connu du corpus tolkienien, mais bon…).

 

L’Anneau Unique est censé se décliner en trois jeux (ça devient l’habitude…), couvrant la période allant des aventures de Bilbo telles qu’elles ont été rapportées dans Le Hobbit à la « guerre de l’Anneau » du grand-œuvre de Tolkien, quelques décennies plus tard, et se déroulant successivement dans plusieurs régions distinctes, telles qu’elles ont été décrites par Tolkien dans ses romans. Le premier de ces jeux (et sauf erreur le seul à l’heure actuelle) est donc L’Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages. La campagne officielle commence très précisément en l’an 2946 du Troisième Âge, soit cinq ans après la Bataille des Cinq Armées, et se centre donc sur la région des Terres Sauvages à l’est des Mont Brumeux (avec la Forêt Noire en son centre), au cœur des aventures du Hobbit, mais largement laissée dans l’ombre (aha) dans Le Seigneur des Anneaux, qui n’y fait guère que quelques allusions – a fortiori quant à ce qui s’y est déroulé durant la période intermédiaire entre les deux romans. C’est ainsi à n’en pas douter un cadre de choix pour un jeu de rôle basé sur Tolkien : les éléments de contexte sont là, importants et précis, mais qui ne sont pas pour autant amenés à brider la créativité du Maître de Jeu (pardon : du Gardien des Légendes), qui peut y baser ses aventures sans trop de risques de commettre de fâcheuses entorses à la ligne officielle…

 

Ce livre de base m’a immédiatement séduit par son esthétique, parfaitement respectueuse de l’imaginaire tolkienien, et qui a su remiser au placard les mochetés flashy hélas trop courantes dans la grosse fantasy pour privilégier une certaine sobriété teintée de mélancolie du meilleur aloi. L’ouvrage est en outre aéré et d’une lecture agréable, et fait preuve dans son texte d’un grand souci pédagogique… hélas contrebalancé, voire anéanti, par un plan à mon sens défaillant : outre que le livre est découpé en deux grosses parties, la première concernant les joueurs et la seconde le seul Gardien des Légendes, découpage assez commun (et même de plus en plus, ai-je l’impression), mais qui ne me semble pas très pertinent ici, et ne facilite pas toujours la tâche du Gardien, le problème est que, de manière générale, les informations les plus techniques s’avèrent disséminées çà et là, ce qui oblige à d’incessants renvois pour le moins pénibles, et donne une triste impression de fouillis. À l’évidence, si je dois un jour maîtriser une partie de L’Anneau Unique (ce que je souhaite de tout mon cœur), il me faudra relire ce livre de base avec une attention très soutenue, et prendre abondamment des notes pour m’y repérer et rendre la chose vraiment jouable (même si j'ai jeté un oeil sur l'écran, qui m'a l'air bien fait, et peut constituer un guide bienvenu)… C’est à mon sens le principal défaut de cet ouvrage.

 

Le contenu, pour peu que l’on s’y retrouve, donc, est cependant intéressant dans l’ensemble. Le système de création de personnages, s’il ne brille pas forcément par l’élégance, est relativement simple, en reposant sur une série de choix tenant à l’origine et à l’ambition du personnage, qui permettent de remplir la fiche assez vite, « mécaniquement » dans un sens, mais sans pour autant limiter outre-mesure les possibilités de jeu. On notera au passage que six « origines culturelles » sont ici jouables, trois humaines (Bardides, Béornides et Hommes des Bois des Terres Sauvages) et trois « fantastiques » (Nains du Mont Solitaire, Elfes de la Forêt Noire… et Hobbits de la Comté, sans doute inévitables, mais qui n’ont à mon sens vraiment rien à faire ici). Les caractéristiques chiffrées sont assez peu nombreuses et rapidement définies : pour l’essentiel, trois attributs (Corps, Cœur et Esprit) qui interviennent occasionnellement, surtout pour conférer des bonus, et dix-huit « compétences communes » (organisées en fonction des attributs – trois colonnes – et de « groupes » – six lignes – qui n’excluent hélas pas à l’occasion les redondances : ainsi, sur la première ligne, « Présence », « Inspiration » et « Persuasion » me paraissent potentiellement se recouper, et la détermination de la compétence la plus appropriée à telle ou telle action n’est peut-être pas toujours des plus évidente…). Les « compétences d’armes » sont distinctes, et dépendent de l’origine du personnage. Il faut enfin y ajouter quelques autres chiffres, les principaux concernant l’Endurance (fortement liée à la Fatigue, et donc à l’Encombrement – notion qui m’effraie d’habitude pas mal mais qui me paraît très bien gérée et pertinente ici), et le couple opposant Vaillance et Sagesse.

 

La mécanique de jeu, à l’image de ce qui précède, est à vue de nez assez simple, même s’il faut donc s’y retrouver dans un exposé mal structuré. Elle repose sur l’utilisation de dés spéciaux (on peut utiliser des dés plus classiques, mais c’est sans doute moins pratique…), des dés à six face correspondant aux Dés de Maîtrise (les 1, 2 et 3, entourés, donnant 0 en cas d’épuisement, tandis que le 6 se voit complété d’une rune Tengwar permettant de déterminer la qualité d’un succès), et un dé à douze faces, dit Dé du Destin (où le 11 est remplacé par l’Œil de Sauron, qui vaut 0 pour les joueurs et provoque des conséquences éventuellement dramatiques, tandis que le 12, illustré par la rune de Gandalf, équivaut à un succès automatique). Il s’agit de battre un seuil de réussite (SR), de 14 par défaut, ajustable en fonction des circonstances : on jette le Dé du Destin et autant de Dés de Maîtrise que le score de la compétence utilisée (au choix du joueur en temps normal, on parle alors de Manoeuvre, au choix du Gardien dans d'autres circonstances, et on parle alors de Test), et on additionne, tout simplement, en ajoutant éventuellement un bonus d’attribut résultant d'une forme de sacrifice (bonus de base en temps normal, « amélioré » pour les compétences dites « favorites », soulignées sur la fiche). Un système assez souple, donc, et plus simple qu’il n’y paraît, qui a en outre le bon goût d’autoriser sous condition des actions « épiques », aussi héroïques qu’invraisemblables, bien dans l’esprit des romans.

 

Le combat reprend cette mécanique de base, avec quelques particularités qui méritent d’être soulignées. On notera surtout que, outre l’initiative dépendant du statut d’attaquant ou de défenseur, la « position » adoptée par les PJ (trois pour le corps à corps et une pour les attaques à distance) est ici déterminante, fixant pour une bonne part le SR (complété par la défense de la cible). Un peu perturbante au premier abord, cette approche ne manque pourtant pas de convaincre à terme, et semble garantir des combats rythmés, brefs et périlleux.

 

D’autres aspects du système doivent être mentionnés. Ainsi, le jeu se découpe en deux phases, celle dite « d’aventures » et celle de « communauté », la première étant narrée par le Gardien des Légendes et occupant l’essentiel de la séance, tandis que la seconde, qui vient à la fin du scénario et en attendant le suivant, est aux mains des joueurs, qui disent ce que font leurs personnages entre deux aventures (on notera au passage que la notion de « communauté » est ici assez importante, impliquant de constituer un groupe soudé, et des liens unissant les PJ entre eux).

 

Le jeu, qui met donc l’accent sur cette notion de « sauvagerie » en se focalisant sur des territoires peu peuplés et longtemps à l’abandon – les cadres urbains ne sont vraiment pas de mise ici –, accorde une grande importance aux voyages (reposant sur des cartes très bien faites). Des règles sont prévues pour les organiser et déterminer ce qui s’y produit au juste (au-delà des vulgaires tables de rencontres aléatoires à l’ancienne…), qui m’ont paru un peu pinailleuses au premier abord, mais peuvent sans doute déboucher sur des choses intéressantes.

 

Mentionnons enfin l’Ombre. Chaque personnage se voit en effet conférer lors de la création une part d’Ombre, indiquant son évolution au fur et à mesure qu’il succombe à la corruption (ce qui peut venir des méfaits qu’il commet, bien sûr, mais aussi, par exemple, des terres qu’il arpente, quand celles-ci sont au mains de Sauron et suscitent angoisse et désespoir). C’est assez bien vu, et surtout parfaitement dans l’esprit de Tolkien, en revenant sur le manichéisme qu’on lui reproche souvent : les PJ sont bien censés être des héros qui accomplissent des actions « morales », et ce mécanisme renforce dans un sens cette idée puisqu’il y a sanction, mais la possibilité de la chute (que ce soit dans la dépression ou dans le mal pur et simple) est toujours présente, ce qui illustre bien l’idée de corruption centrale chez l’auteur, et tout particulièrement sans doute dans les romans « de Hobbits ».

 

Notons que le livre, assez pauvre en background (certes, on a les bouquins de Tolkien pour ça, mais bon, il n’est pas très pratique de s’y reporter diretement ; à compléter sans doute par le Guide des Terres Sauvages, dont je vous causerai prochainement), s’achève sur un scénario d’introduction qui me paraît remplir parfaitement son office, en introduisant en douceur les mécanismes de jeu, de manière très claire et pédagogique, sans nuire pour autant à l’aventure.

 

Au final, je suis plutôt satisfait de ma lecture : L’Anneau Unique est autrement plus alléchant que le vieux JRTM, et offre enfin l’occasion de jouer dans l’univers de Tolkien avec un système correct (et même probablement plus que ça). Je l’ai lu rapidement et avec un grand plaisir, pas forcément toujours très présent dans des livres de règles ; je regrette d’autant plus ce défaut de structure qui ne rend pas toujours les choses très claires… Mais j’aurais bien envie de tester la chose, par exemple dans le cadre de la campagne (tout juste esquissée ici) Ténèbres sur la Forêt Noire, tout récemment publiée en français, et dont le principe (un déroulé sur trois décennies) me paraît très alléchant ; je vous en parlerai un de ces jours…

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"Le Paradoxe de Fermi", de Jean-Pierre Boudine

Publié le par Nébal

"Le Paradoxe de Fermi", de Jean-Pierre Boudine

BOUDINE (Jean-Pierre), Le Paradoxe de Fermi, postface de Jean-Marc Lévy-Leblond, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2014] 2015, 184 p.

 

Mais oui, parfaitement, encore un roman « révisé » par son auteur chez Lunes d’encre (la première édition du Paradoxe de Fermi remontait à 2002 ; au passage, la présente couverture, due à Aurélien Police – ça se reconnaît –, en jette quand même un peu plus…). Et, mais oui, parfaitement, encore un roman de SF-catastrophe chez Lunes d’encre. Enchaîner le présent roman de Jean-Pierre Boudine après Notre Île sombre de Christopher Priest fait un peu bizarre, du coup (hasards du calendrier perso)…

 

Cela dit, là s’arrête la comparaison : l’approche adoptée par l’écrivain anglais Christopher Priest et par Jean-Pierre Boudine, professeur agrégé de mathématiques avant tout (même si on lui doit un autre roman), est quand même nettement différente… et renvoie probablement à leur occupation première : rien d’étonnant, à ce stade, si Priest prétendait gommer l’aspect « politique » de son roman et n’y accordait de toute évidence pas une fonction prospective, là où Le Paradoxe de Fermi tend quant à lui à adopter une structure argumentaire relevant de la démonstration logico-mathématique sans vraiment s’embarrasser d’une chose aussi superflue que la « littérature »…

 

C’est un roman, certes. Une fiction, avec des personnages (creux…), et une narration à la première personne. Pourtant, à mon sens en tout cas, ces aspects-là ne sont pas exactement ceux qui se montrent le plus convaincants dans le livre de Jean-Pierre Boudine, aussi passionnant qu’effrayant quand il relève de l’abstraction « essayiste », mais vaguement gênant quand il tente maladroitement de faire dans la « littérature ». Aussi, disons-le d’entrée de jeu, ça évitera des circonvolutions pénibles : en ce qui me concerne, Le Paradoxe de Fermi n’est pas à proprement parler « mal écrit » (ce qui, après tout, ne détonnerait pas tant que ça dans le petit monde de la SF, où on a longtemps accordé une attention minime à la forme ; mais ça a changé depuis pas mal de temps, heureusement, même s’il y a quelques Gaulois qui résistent encore et toujours) ; non, à ce stade, il n’est pas écrit du tout…

 

L’idée d’écriture est pourtant essentielle ici, même si elle est justement le fait d’un scientifique (un spécialiste de la dynamique des populations, qui s’intéressait essentiellement aux termites), un nommé Robert Poinsot, qui écrit donc parce qu’il en ressent le besoin… dans des conditions qui semblent rendre cette pulsion d’autant plus absurde. En effet, reclus dans l’est des Alpes, du côté de la Hongrie, le narrateur n’a aucune certitude que son manuscrit sera lu par qui que ce soit, et c’est même à vrai dire peu probable ; car la civilisation humaine s’est effondrée, soudainement et de manière irrésistible…

 

Tout a commencé – ou, peut-être plus exactement, a éclaté au grand jour – un vendredi de février 2022 (ça ne nous laisse pas beaucoup de temps, hein ?), par une vulgaire crise financière résultant de la question de la dette (tiens, c’est d’actualité… inévitablement…). Bien loin de n’être qu’une histoire de pognon n’affectant que partiellement et très indirectement le quidam, cette crise – qui fait passer celle de 1929 pour une petite chose vraiment anecdotique – plonge bientôt le monde dans le chaos. Je ne vais pas vous faire ici le détail de ce qui se produit, ça n’en est pas vraiment la place – et cela serait quelque peu gênant à l’égard du roman, dont le déroulé argumentaire aussi carré qu’effroyable constitue vraiment l'intérêt majeur. L’enchaînement des événements, sous la plume – oui, bon… – de Jean-Pierre Boudine, est d’une logique imparable et, si l’on excepte quelques épisodes peut-être un peu spectaculaires (ou plus exactement précipités ?), non seulement on y croit parfaitement, mais on ne peut s’empêcher de penser, en frissonnant, que les probabilités sont élevées pour que tout se déroule comme indiqué dans cette démonstration mathématique, et très bientôt, encore… C’est là que le livre se montre vraiment très fort, et hautement convaincant : il n’a à vrai dire, à ce stade, pas besoin de jouer sur la « littérature », mais constitue un essai en forme de cri d’alarme désespéré qui noue les tripes, et laisse parfaitement désemparé…

 

Robert Poinsot, quoi qu’il en soit, se prend cette crise en pleine gueule. Et c’est ainsi que le chercheur parisien, au terme d’un long périple parsemé de scènes d’horreur, trouvera finalement refuge dans les Alpes, à plus de 2000 mètres pour se garantir du contact toujours risqué avec ses semblables, et se mettra à raconter – dans le vide – ce qu’il a vécu, comme témoignage ultime de la folie et de la méchanceté de ce pathétique éphémère qu’est l’homme. Le roman alterne donc entre le récit au passé des avanies subies par le monde en général et le narrateur en particulier, et brefs retours au présent, témoignant des difficultés de Poinsot pour survivre au jour le jour dans une nature qui le dépasse.

 

Robert Poinsot, avec quelques proches, voyage beaucoup, d’abord dans une France déchue de son piédestal, harcelée par la faim, la maladie et la violence de bandes « anarchistes » au sens vulgaire ; il quitte notamment Paris, désormais invivable, pour se réfugier à Beauvais… jusqu’à ce que l’appel du départ se fasse de nouveau irrépressible. Il part alors vers le nord, et trouve un temps refuge dans la Baltique, où un « ordre » entend préserver contre vents et marées la « civilisation », via les documents littéraires, artistiques, scientifiques et techniques, qu’il s’agit de conserver au cas où, plus tard, quelqu’un serait en mesure de s’y référer à nouveau… Puis l’ordre est amené à se dissoudre, et Robert prend la route des Alpes, perdant tout espoir en chemin.

 

C’est ici, sans doute, qu’il y a de la « littérature », même si elle ne fait guère, à ce stade, que reprendre des thèmes assez communs dans la littérature de science-fiction, catastrophe puis post-apocalyptique. Ce qui suscite – comme souvent dans le genre, pour peu que l’on s’applique un minimum – quelques tableaux poignants et horribles. Ce n’est cependant pas là, donc, que réside l’atout essentiel du roman de Jean-Pierre Boudine.

 

Non, la force initiale de la démonstration logico-mathématique fait tout, et revient (dans une forme moins littéraire que jamais, d’ailleurs, comme si l’auteur avait jeté l’éponge entre-temps, même s’il use alors par principe d’une maïeutique renvoyant directement aux dialogues philosophiques antiques) vers la fin, au travers d’une conversation entre les membres de l’ordre de la Baltique sur le « paradoxe de Fermi ». Vous connaissez, je suppose, cette interrogation quelque peu gênée et assurément gênante sur la place de l’homme dans l’univers, se demandant où donc sont ces putains d’extra-terrestres, puisque tout laisse supposer qu’ils existent (l’auteur montrant bien une chose dont je suis convaincu depuis fort longtemps : il n’y a que la mystique, autant dire la religion, pour autoriser à croire que la vie intelligente serait le privilège de l’homme) ; pourquoi n’en avons-nous jamais détecté de traces, sans aller jusqu’à entrer en contact avec eux, ne serait-ce que par ondes radio ou grâce à des sondes ? Et le roman de révéler alors son sens profond, tout ce qui s’y est produit ne constituant que la formulation continue d’une démonstration « expliquant » le « paradoxe de Fermi », ou plus exactement y répondant.

 

L’idée de base, vous la connaissez déjà, et elle coule de source à la lecture du roman, ou même d’un simple résumé : l’intelligence de l’homme le conduit nécessairement à sa perte, et l’on peut ainsi supposer que toute civilisation quelle qu’elle soit atteignant un certain degré de développement scientifique et technologique s’autodétruit avant d’être en mesure d’entrer en contact avec des civilisations extérieures (a fortiori du fait des distances et durées astronomiques, la démonstration, plus pointue ici, se montre alors impeccable, qui rendent la coexistence de deux civilisations galactiques improbable, ou même la possibilité pour deux de ces civilisations, à peine décalées dans le temps, de laisser des traces détectables par ailleurs, et ce quand bien même la vie intelligente serait répandue, voire banale, à travers la galaxie – mais toujours sur des échelles de temps minimes, puisque quelques siècles suffisent à la civilisation scientifico-technologique pour atteindre le stade où son niveau de développement rend nécessaire son annihilation de l’intérieur). Tout cela est brillant, et convainc amplement sur le papier – même s’il est sans doute possible d’apporter d’autres réponses au « paradoxe de Fermi » (voir l’intéressante postface de Jean-Marc Lévy-Leblond, qui fait intelligemment le point sur la question, tout en arguant de la vraisemblance et même de la probabilité de la thèse de Jean-Pierre Boudine), et si l’on peut s’interroger sur quelques implications de cet argumentaire (je me demande ainsi, mais sans doute à tort – dans la mesure où je n’ai certes pas la culture, mathématique notamment, permettant de pleinement appréhender tout cela –, si, à raisonner ainsi, on n’aboutit pas pernicieusement à un certain historicisme conduisant à réintroduire l’anthropocentrisme dans l’analyse, là où le paradoxe est justement censé le dépasser).

 

Tout ne se montre certes pas aussi fort, et il est bien quelques points annexes du roman qui ne convainquent pas, voire font légèrement pouffer à défaut d’agacer. La focalisation du roman sur des Occidentaux trentenaires à haut niveau d’études (scientifiques, tant qu’à faire…) est ainsi à l’occasion un brin pénible (je doute d’ailleurs que ces derniers soient les plus aptes à survivre dans ces conditions, ne serait-ce que pour un temps, mais bon…), a fortiori quand elle débouche un peu malgré elle et à demi-mots (et malgré quelques exceptions pour la forme) sur un rejet plus ou moins conscient dans les bas-fonds du chaos bête et méchant pour tous ceux qui n’ont pas l’heur de correspondre à ce profil (des sous-prolos qui font tout péter pour la forme aux obscurs nouveaux barbares en provenance d’un Est mythique…). « L’actualité », par ailleurs, a fait que je n’ai pu m’empêcher de relever ce paragraphe (mal placé dans la structure argumentaire du roman, qui plus est) imputant une part du chaos global à ces salauds de jeunes qui ne respectent plus rien, rendez-vous compte ma bonne dame, putains de punks…

 

Mais tout cela est accessoire. Le Paradoxe de Fermi, dans l’ensemble, se montre tristement convaincant : non seulement on croit à la possibilité d’un effondrement subit tel qu’il est décrit par l’auteur, qui plus est pour une raison aussi absurde que cette économie dont on fait stupidement l’alpha et l’oméga, à gauche comme à droite, mais on en vient à être persuadé que cela a toutes les chances d’arriver – et très vite… L’interrogation sur la place de l’homme – et au-delà de la civilisation – dans l’univers en rajoute une couche dans la déprime, parallèlement à cette conviction que le savoir, pour légitime et de toute façon inévitable qu’il soit, l’homme obéissant ici à une pulsion qu’on ne saurait de toute façon réfréner (le roman n’a rien d’un délire réac). On en ressort avec la conviction – si tant est qu’on ne l’avait pas déjà, hein… – que non, l’homme n’est rien, et la civilisation n’a aucune espèce d’importance. Youpi !

 

C’est ce qui fait la réussite du Paradoxe de Fermi : il est intéressant, convainquant, effrayant, déprimant. On regrettera d’autant plus qu’il soit aussi peu « littéraire »…

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"Notre Île sombre", de Christopher Priest

Publié le par Nébal

"Notre Île sombre", de Christopher Priest

PRIEST (Christopher), Notre Île sombre, [Fugue for a Darkening Island (revised)], traduit de l’anglais par Michel Charrier, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [1972, 1976, 2011] 2014, 202 p.

 

Notre Île sombre, s’il est paru en France l’an dernier, n’est pas pour autant un roman « récent » de Christopher Priest. Enfin, pas tout à fait. Il s’agit en effet d’une version révisée d’une des premières œuvres de l’auteur, un roman publié originellement en 1972, et qui avait été traduit en 1976 sous le titre Le Rat blanc. Ce texte de jeunesse s’inscrivait dans la tradition très britannique de la SF-catastrophe, teintée alors d’expérimentations à la New Worlds (on pourra trouver d’autant plus étonnant – ou révélateur ? – que l’auteur, dans son avant-propos, s’en tienne à l’évocation de classiques produits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sans mentionner une seule fois J.G. Ballard). Il y avait donc un côté « exercice de style » très assumé dans Fugue for a Darkening Island.

 

Mais quarante ans ont passé, la stature de Christopher Priest n’est plus exactement la même aujourd’hui, et il a eu envie de « réviser » ce roman (sans changer son contexte temporel, nous sommes toujours dans des années 1970 imaginaires, un passé qui n’a pas eu lieu ; choix discutable sans doute, mais pas inintéressant) : d’une part pour des raisons tenant, disons, au métier d’écrivain (question de personnages, notamment, davantage creusés et plus subtils) ; d’autre part, pour des raisons (plus gênantes à mon sens) d’ordre « politique » : avec le temps, l’auteur a en effet dû subir des critiques très variées de cette œuvre ancienne, certains y voyant un roman généreux, une critique humanitaire bienvenue et, mieux que fréquentable, recommandable, là où d’autres… dénonçaient le brûlot d’extrême droite. Ce qui est absurde si l’on veut bien creuser un tout petit peu et témoigne d’une lecture à courte vue, mais c’est un rélexe assez répandu, hélas…

 

Mais cela peut en même temps se comprendre, dans la mesure où la « catastrophe » illustrée par Priest dans Notre Île sombre, sociétale, consiste… en l’afflux massif d’immigrés africains en Angleterre ; thème sensible, ouvrant la porte à tous les fantasmes, et susceptible par nature de bien des lectures politiques, quoi qu’en dise l’auteur, intéressé avant tout par ses personnages et en premier lieu son narrateur. À vrai dire, la quatrième de couverture de cette édition française me paraît bien témoigner de l’échec de Christopher Priest sous cet angle, dans la mesure où on y parle d’une « critique de l’arrogance des pays du Nord vis-à-vis de ceux du Sud », ce qui ne me paraît au fond pas plus pertinent, après lecture, que le portrait de Priest en nazillon (en tout cas, je n’ai pas vu cette critique pour ma part ; bon, je suis peut-être aveugle, hein…).

 

Cela dit, je n’avais pas lu Le Rat blanc, et étais curieux de voir comment un jeune Priest, qui était encore bien loin d’avoir écrit des chefs-d’œuvre tels que Le Prestige ou La Séparation, se dépatouillait avec ce thème quand même passablement provocateur. Il était donc bien temps de lire Notre Île sombre (mentionnons au passage que la couverture d’Aurélien Police est plus que jamais superbe et fait envie).

 

« J’ai la peau blanche. Les cheveux châtains. Les yeux bleus. Je suis grand. Je m’habille en principe de manière classique : veste sport, pantalon de velours, cravate en tricot. Je porte des lunettes pour lire, par affectation plus que par nécessité. Il m’arrive de fumer une cigarette. De boire un verre. Je ne suis pas croyant ; je ne vais pas à l’église ; ça ne me dérange pas que d’autres y aillent. Quand je me suis marié, j’étais amoureux de ma femme. J’adore ma fille, Sally. Je n’ai aucune ambition politique. Je m’appelle Alan Whitman.

 

« Je suis sale. J’ai les cheveux desséchés, pleins de sel, des démangeaisons au cuir chevelu. J’ai les yeux bleus. Je suis grand. Je porte les vêtements que je portais il y a six mois et je pue. J’ai perdu mes lunettes et appris à vivre sans. Je ne fume pas, en règle générale, mais si j’ai des cigarettes sous la main, je les enchaîne sans interruption. Je me saoule une fois par mois, quelque chose comme ça. Je ne suis pas croyant ; je ne vais pas à l’église. La dernière fois que j’ai vu ma femme, je l’ai envoyée au diable, mais j’ai fini par le regretter. J’adore ma fille, Sally. Il ne me semble pas avoir d’ambitions politiques. Je m’appelle Alan Whitman. »

 

C’est ainsi que s’ouvre Notre Île sombre, et je trouve que ça claque quand même pas mal. Le roman – coquetterie de jeune écrivain lecteur de New Worlds ? – alterne les époques de manière plus ou moins chaotique, jusqu’à ce que la narration devienne linéaire dans les dernières pages. On passe ainsi sans cesse d’un Alan Whitman à l’autre (ce qui peut paraître gratuit et déconcertant au début, mais s’avère assez vite plutôt convaincant et en tout cas parfaitement lisible, on peut saluer la maîtrise de l’auteur dans la structuration de son roman), confronté (le plus souvent : il y a aussi quelques flashbacks sentimentaux qui ont sans doute pour but de donner de l’épaisseur au narrateur, mais m’ont semblé un peu superflus malgré tout) à une bien étrange catastrophe, effet secondaire d’une catastrophe d’une tout autre ampleur.

 

Les guerres en Afrique noire ont dégénéré, salement – oui, certes, « proprement », c’est difficilement envisageable –, comme si famines et épidémies ne suffisaient pas. Le continent est à vrai dire devenu invivable, et les survivants se sont lancés, contraints et forcés, dans un exode massif. Bon nombre de pays constituent des destinations de choix pour ces migrants miséreux ; mais il y en a même qui arrivent en Angleterre (sans doute pas le choix le plus évident, et même, disons-le, crédible, mais cela joue bien sur les fantasmes des nationalistes, aussi cons là-bas qu’ici), et pas qu’un peu : deux millions, peut-être ? Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que l’Angleterre n’était pas prête à accueillir ce flot massif de réfugiés. Oh, certes, à l’instar des autres pays « développés », elle a très vaguement – mais pas suffisamment – mis la main à la patte humanitaire pour intervenir en Afrique même, mais c’était vain. Et quand les bateaux bondés arrivent sur les côtes de la perfide Albion – on ne peut s’empêcher de penser aux navires à destination de la Grèce ou plus encore de l’Italie, de nos jours –, elle ne sait tout simplement pas quoi faire… Pour ma part, je trouve que Priest se montre d’ailleurs ici – et longtemps dans la suite – relativement optimiste, dans un roman-catastrophe par essence pessimiste : je ne sais pas si cela procède de la réécriture (auquel cas ce serait probablement une bêtise…), mais, plus encore qu’à cet exode massif en Angleterre (en Angleterre ?!), je crois que j’ai vraiment eu du mal à croire aux réactions généreuses des Anglais, majoritairement prêts à accueillir à bras ouverts les immigrants, le nationalisme, la xénophobie et le racisme restant longtemps très discrets… Bon. On va dire de toute façon que la crédibilité n’est sans doute pas l’aspect essentiel de cette anticipation devenue par la force des choses rétrofuturiste…

 

Alan, professeur/ouvrier du textile/errant désemparé, fait en tout cas partie de ceux qui observent, avec une curiosité un peu perverse, l’arrivée des réfugiés sans en peser tout de suite les inévitables conséquences politiques. La politique ne l’intéresse pas vraiment, il est vrai, il doit être gentiment de gauche, pour la forme... Non, notre narrateur, passablement chaud de la bite, s’intéresse longtemps avant tout à ses maîtresses, qui lui permettent de trouver ce que sa femme frigide Isobel lui refuse. Mais il ne pourra pas fermer les yeux éternellement. La situation devient en effet rapidement tendue avec ces « Afrims », et une spirale infernale se déclenche, l’élection du conservateur (qui se dit réformiste, la bonne blague...) très, très nationaliste Tregarth aggravant radicalement les choses ; à vrai dire, si le portrait de ce salopard borné et de ses soutiens haineux est juste et nécessaire, la tendance du roman à faire reposer sur ce camp essentiellement, et pas sur les Afrims, largement exemptés, la responsabilité de la guerre civile qui enflamme bientôt l’Angleterre, m’a paru un brin naïve, quand même (j’espère là encore qu’elle n’est pas la résultante d’une révision – je vais employer un gros mot que je déteste – « politiquement correcte »)…

 

Alan ne peut plus ignorer tout cela quand les barricades se mettent à pousser dans les rues, et a fortiori quand des Afrims s’emparent de sa maison (qu’il avait fuie) : sans foyer, Alan, Isobel et leur fille Sally ne savent plus où aller, à leur tour… Les institutions sont défaillantes, l’aide internationale de même, tout voyage est un péril majeur. Trois camps s’affrontent bientôt les armes à la mains : les Afrims – qui s'organisent –, les nationalistes de Tregarth (avec état d’exception, peines de mort et camps de concentration), et les « royalistes sécessionnistes », autrement plus généreux (et c’est d’eux qu’Alan se sent le plus proche, sans s’engager pour autant). La petite famille erre sans but, et se déchire en prime : Alan et Isobel en viennent à se séparer dans le chaos ambiant. Ils se retrouveront, cependant, quand ils intègreront chacun de leur côté la petite bande de vagabonds menés par Rafiq, amas de réfugiés qui ne veulent pas et sans doute ne peuvent pas choisir un camp. Et tout cela, bien sûr, finira mal…

 

On l’aura compris à ce très bref résumé – auquel j’ai donné par nécessité une forme linéaire, mais le roman joue donc, et astucieusement, sur l’enchevêtrement permanent des époques –, Notre Île sombre ne brille pas par sa crédibilité ; le choix de laisser ce roman se dérouler dans des années 1970 fantasmées et d’ores et déjà obsolètes se justifie peut-être d’autant plus. Si le roman compte nombre de scènes fortes, et suscite à l’occasion des tableaux éprouvants, j’avoue l’avoir trouvé bien « timide » dans l’ensemble (la fin inévitable exceptée, mais bon, elle allait de soi) : c’est comme si, en dehors des ordures à la Tregarth, les Anglais de base – et pas seulement Alan –, même s’ils sont élu ladite ordure, par définition, confrontés à ce bouleversement majeur et à ses conséquences dramatiques, restaient majoritairement gentils, mignons, ouverts, d’une gauche tellement « bon teint » qu’elle en devient absurdement caricaturale (les Afrims, eux, sont de toute façon hors-champ…). Le camp « royaliste sécessionniste » m’a laissé perplexe… Je n’arrive pas à croire à tout cela – mais il est vrai que je n’ai aucune espèce de confiance à l’égard de mes semblables… ou vis-à-vis de moi-même, d’ailleurs. L’intérêt de Notre Île sombre n’est donc clairement pas, à mes yeux en tout cas, d’ordre politique, ou même plus largement sociétal ; et sous cet angle, je ne peux m’empêcher de le trouver un peu raté…

 

Restent deux choses qui jouent en sa faveur : la structure impeccable, certes déconcertante voire agaçante au premier abord, mais qui se révèle rapidement tout à fait pertinente, outre qu’elle ne nuit en rien au confort de lecture (on sait toujours en quelques lignes où l’on en est exactement dans cette navigation qui n’a que l’apparence du chaos), secondée par un style aussi simple en apparence qu’éloquent ; la personnalité d’Alan, aussi, dont les émotions à fleur de peau, le désespoir et la peur ne manquent pas de toucher le lecteur. Et c’est sans doute là que réside l’intérêt de Notre Île sombre : pas dans une quelconque catastrophe sociétale et politique, qui ne fait que servir de cadre, mais dans le portrait d’un homme un peu lâche, confronté à une situation qui le dépasse et qu’il n’aurait jamais pu concevoir. Alan n’est pas forcément très sympathique. Son égoïsme plus ou moins assumé, son rapport utilitaire aux femmes – et en premier lieu à Isobel –, son je-m’en-foutisme vaguement bobo de professeur à qui il ne peut rien arriver (eh eh !), tout cela ne joue guère en sa faveur. Pourtant, le récit à la première personne de ses avanies se montre véritablement émouvant – avant d’être effrayant ou révoltant –, et c’est là la réussite essentielle de Notre Île sombre.

 

Et je ne peux m’empêcher, du coup, d’établir un parallèle avec un autre roman lu il y a peu : Soumission de Michel Houellebecq. Si le propos central n’est sans doute pas le même, et si la conclusion est radicalement différente, je n’ai pu m’empêcher de relever quelques points communs, et de trouver notamment qu’il y a quelque chose de François en Alan (ou l’inverse), ces types qui vivaient dans un vague confort en principe inatteignable, surtout occupés de ce qu’ils fourraient (pour la forme, ou pour l’hygiène), et se retrouvent subitement plongés dans un monde qu’ils comprennent moins que jamais – un monde, dans les deux cas, résultant d’un fantasme politique de nationalistes paranoïaques et dont la crédibilité n’est sans doute pas la fonction première. C’est en effet la trajectoire d’un homme qui est véritablement au cœur du récit dans les deux cas… même si là s’arrête la comparaison : François, en se soumettant, ne fait que renforcer son confort utilitaire dans une utopie réactionnaire, là où Alan sombre dans un chaos toujours plus terrible qui ne peut que le conduire sur le terrain de la haine. Dans les deux cas, cependant, on a donc inévitablement eu des critiques « politiques » s’acharnant au mépris du bon sens (même si j’aime pas le bon sens) sur le racisme supposé du livre, et passant ainsi à côté de l’essentiel (à tout prendre, au passage, ce serait le roman de Priest qui, dans son pitch, me paraîtrait de loin le plus sulfureux ; mais il a tenté un peu maladroitement de gommer cet aspect… et j’espère vraiment, donc, que ce n’est pas une reculade face à une critique obtuse – je suis curieux, ici, de voir quelles sont au juste les différences avec Le Rat blanc…). Triste monde tragique.

 

Roman bancal, Notre Île sombre se lit bien – l’horrible expression – mais sans pleinement convaincre. Il ne manque pas d’intérêt, cependant – un intérêt tenant essentiellement à la forme, à la structure et à l’émotion. Le fond, faiblard dans l’aspect global, est néanmoins pertinent dès qu’il se resserre sur l’individu. J’imagine que c’est assez priestien, d’ailleurs… mais on est bien loin des plus grandes réussites de l’auteur. À ce stade, cette révision tient donc un peu de la curiosité… un peu décevante, pour le coup.

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"Joker", de Brian Azzarello & Lee Bermejo

Publié le par Nébal

"Joker", de Brian Azzarello & Lee Bermejo

AZZARELLO (Brian) & BERMEJO (Lee), Joker, [Absolute Joker], traduction [de l’américain] par Alex Nikolavitch, [s.l.], Urban Comics, coll. DC Deluxe, [2008, 2013] 2014, 144 p.

 

Je ne vous apprends rien : dans les comics, les super-vilains sont parfois (souvent ?) bien plus intéressants que les super-héros, et contribuent grandement à la définition de ces derniers, en tant que personnages mais aussi en donnant leur cachet à la série. Si je m’en tiens à l’univers Marvel (que je connais bien mieux que l’univers DC, et dans lequel les héros me semblent pourtant plus fouillés), que serait Spider-Man sans le Bouffon Vert ? Que pèsent les falots Quatre Fantastiques face au stupéfiant et incompréhensible Galactus ? L’exemple le plus éloquent me paraissant pourtant être le génial et complexe Magnéto face aux X-Men… À vrai dire, certains super-vilains sont tellement charismatiques qu’ils bouffent littéralement le guignol en collants qui les combat – et les vainc, pour le principe… – sans cesse.

 

Et le cas d’école, ici, c’est probablement Batman. Si les grands comics de Frank Miller et d’Alan Moore dans les années 1980 ont conféré plus de noirceur et de chair à l’alter-ego costumé de Bruce Wayne – mais justement en mettant l’accent sur son côté torturé, en questionnant sa nature héroïque et en la remettant éventuellement en cause –, il n’en reste pas moins que ce valeureux pionnier des comics doit pour une bonne part sa renommée à une kyrielle de super-vilains remarquables. Ce qu’un Tim Burton, du temps où il avait encore du talent, avait parfaitement saisi dans son Batman : le défi, où Julien Lepers était peu ou prou accessoire, le récit se focalisant avant tout sur le Pingouin et Catwoman. Mais la némésis de Batman, là encore je ne vous apprends rien, c’est le Joker. Et le Joker est le plus beau (si) des super-vilains. Il n’a d’ailleurs pas besoin de super-pouvoirs, il lui suffit d’exister.

 

Il a connu bien des déclinaisons, et on l’a longtemps vu comme un simple braqueur de banques gentiment cintré au costard mauve improbable (la vieille série télé y est pour beaucoup, avec Cesar Romero dans le rôle). Mais, dès sa première apparition en BD sous la plume du créateur Bob Kane, pourtant, il y avait en germe cette idée d’un fou dangereux, d’un vrai tueur psychopathe, d’autant plus terrifiant qu’il était par nature imprévisible… Le Comics Code est ensuite passé par là, hélas, mais cet aspect a pourtant ressurgi ultérieurement, et c’est tant mieux, notamment, donc, dans The Dark Knight Returns de Frank Miller et Killing Joke d’Alan Moore et Brian Bolland (et plus tard Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean, bien sûr !). Où le Joker, plus terrifiant que jamais, est bel et bien un tueur sadique, et fout les chocottes comme c’est pas permis (à vrai dire, je ne connais pas d’autres super-vilains qui soient à même de susciter la peur…), et d’autant plus terrifiant qu’il ne cesse de confronter Batman à ses propres contradictions, et, disons-le, à sa propre folie, jusqu’à ce que l’affrontement, dans un sens, se transcende en une forme de complicité. Le Joker du cinéma contemporain a repris cette optique, que ce soit dans sa version Jack Nicholson dans le Batman de Tim Burton, ou Heath Ledger, très bon dans le très mauvais The Dark Knight de (ce tâcheron de) Christopher Nolan (inspiré avant tout, je le répète souvent mais on ne le répètera jamais assez, d’un très bon arc de Gotham Central, série fort recommandable par ailleurs, dans lequel le Joker m’avait vraiment plus que jamais terrifié – j’assume le terme).

 

Le présent album est directement lié à la performance d’Heath Ledger, semble-t-il, ainsi qu’en témoigne le matériel promotionnel intéressant qui vient le conclure, et, de toute façon, le maquillage adopté, avec ce rouge à lèvres étalé n’importe comment, dégoulinant sur la face blafarde du vilain. Mais il est autrement plus intelligent que la stupidité prétentieuse et faf de (ce tâcheron de) Nolan. Œuvre de Brian Azzarello, célébrissime scénariste entre autres de 100 Bullets (que je n’ai toujours pas lu, honte sur moi…), et du talentueux dessinateur Lee Bermejo (que je ne connaissais point, mais dont le trait s’avère particulièrement approprié ici – surtout quand il est mis en valeur par un encrage moins « traditionnel », lorgnant sur la peinture et usant judicieusement des floutés), ce graphic novel participe de la mise en avant du Joker dans ce qu’il a de plus singulier telle qu'elle a été opérée par Miller et Moore notamment, et le fait avec un à-propos indéniable. Je connais mal Brian Azzarello, mais avais néanmoins cru comprendre que c’était un auteur de polar avant d’être un amateur de super-héros, ce qui était pour le coup très approprié. D’autant que je le savais capable de faire dans le très, très dérangeant : mon premier contact avec son œuvre, ça avait été au travers d’un arc d’Hellblazer mis en images par Richard Corben, très sordide histoire carcérale où John Constantine se montrait incroyablement sadique, un truc glauque et trash au possible… Autant dire qu’il était sans doute le scénariste idéal pour consacrer un album, non pas à ce guignol insignifiant de Batman, mais à sa némésis, le vrai personnage qui compte.

 

Le point de départ a pourtant de quoi laisser hautement perplexe… au mieux. Non, disons-le franchement : il ne convainc pas du tout. Le Joker, libéré de l’asile d’Arkham ? Parce qu’il ne serait plus fou ? Non mais ça va pas la tête (si j’ose dire) ? Bien sûr que le Joker est toujours fou. Sans la folie, il n’existerait pas… Ce qu’il va très vite s’employer à démontrer, heureusement. Le Joker, libéré donc, retourne, son inquiétant sourire perpétuel aux lèvres, dans une Gotham plus pathétique que jamais, infecte de crasse, de misère et de violence, et qui, c’est absolument intolérable, n’est plus sous son emprise. Les vagues débris de son ancien gang ne lui sont guère d’une grande utilité pour relancer la machine, même s’il peut toujours compter sur ce bon vieux Croc (peut-être parce que la grosse brute adhère étrangement à son sens de l’humour tordu). Il s’agit pourtant de rebâtir un empire criminel, en rétablissant des contacts, en multipliant les coups d’éclat meurtriers – et tant mieux s’ils font l'effet d'être gratuits –, et en montrant bien à ses rivaux, super-vilains qui se sont appropriés ses parts de marché en son absence et qui, pour être « super », n’en sont pas moins écrasés par sa superbe homicide, qu’il est revenu en ville et qu’on ne saurait l’ignorer (Harvey Dent alias Double-Face, tout particulièrement, s’en prend plein la double gueule). De montrer, en somme, que bien loin de ne plus être fou, le Joker, incontrôlable, imprévisible, est plus dangereux que jamais, simplement parce qu’il est.

 

Et, bien sûr, plane sur Gotham l’ombre de Batman. À vrai dire, le Joker semble multiplier les exactions les plus effroyables à seule fin d’obliger son ennemi de toujours à enfin montrer sa gueule (façon de parler), pour un énième affrontement absurde, où le nihilisme balaie l’abstraction de « justice »… À l’instar de ce qui se passe dans Gotham Central, Batman n’apparaît quasiment pas dans la BD : il est constamment ou presque évoqué, mais sans jamais être nommé, et se fait attendre (je ne dirais pas « désirer »). On sait cependant qu’il arrivera dans les dernières pages, parce que c’est inévitable, et, à bien des égards, parce que c’est ce que veut le Joker. Il est d’autant plus amusant de voir qui, et dans quelles conditions, réclame l’intervention du justicier masqué… Une intervention retardée : c’est comme si Batman ne voulait pas affronter sa némésis, là où cette dernière n’attend que ça ; dès lors, on a envie de dire qu’en dépit de l’énième branlée qu’il se prendra nécessairement aux poings, et de son retour probable à l’asile d’Arkham, c’est bel et bien le Joker qui gagne dans cette lutte perpétuelle… Car il confirme par l’absurde (forcément) que le combat de Batman, à terme, et quand bien même il est émaillé de petites victoires, est vain : il y aura toujours un Joker. « Contre lui, il n’est aucun remède. Aucun traitement. Juste un Batman. » Et si l’intervention de ce dernier est nécessaire et même salutaire, elle ne saurait être suffisante. Echec et mat, Batmanounet.

 

Tout cela est vu à travers les yeux de Jonny Frost, minable petite frappe qui a enchaîné les séjours en taule et n’a jamais rien su faire de sa vie, à part planter son mariage. Les ambitions ne l’en dévorent pas moins, comme de juste. Et quand les pathétiques ex-membres du gang du Joker, un brin gênés, cherchent quelqu’un pour aller l’accueillir à la sortie de l’asile, il se porte volontaire. Il en vient ainsi, un peu par hasard, à établir une relation privilégiée avec le psychopathe, qui le traite un peu en figure paternelle. Sauf que c’est un père violent et imprévisible, qui joue au sage quand il ne saurait être que fou (mais peut-être est-ce dans la folie que réside la vraie sagesse, dans ce monde absurde ?), et dont les mauvaises blagues tournent nécessairement mal… Jonny Frost est fasciné par le personnage haut en couleurs, et voit dans sa libération un moyen de faire enfin quelque chose de sa vie, lui, le petit, à l’ombre des grands. Des grands qu’en dépit de ses efforts il ne pourra cependant jamais comprendre, et il est vrai qu’il n’a pas choisi le patron le plus carré à cet égard… La crainte du faux pas est toujours là, du moment où Jonny Frost, parce qu’il aura dit un truc mal placé, peut-être, ou plus probablement sans raison aucune, fera les frais de la violence irrépressible de son boss. Mais il reste néanmoins à ses côtés. Comme s’il n’avait pas le choix, terrassé qu’il est par l’aura du Joker, son charisme inégalé, sa séduction perverse. Et peut-être est-ce finalement une sorte de radieux suicide que tout cela ; l’occasion, pour qui n’a jamais été personne, de sortir par la grande porte, à la fois complice par défaut et victime consentante de la folie faite chair…

 

Nul, sans doute, n’est à même de comprendre le Joker, personnage tellement immense et insaisissable qu’il est voué à dépasser les maladroites tentatives de ses auteurs pour le « cadrer ». Mais Brian Azzarello, à l’instar, donc, d’un Frank Miller, d’un Alan Moore ou d'un Grant Morrison autrefois, livre avec Joker un récit très convaincant, une illustration très noire de la folie criminelle du plus fou des criminels, qui a le bon goût d’adopter le point de vue aussi fasciné que terrifié d’un quidam, en miroir bienvenu de la fascination et de la terreur éprouvées par le lecteur. De même que l’arc de Gotham Central cité plus haut, ce graphic novel, en replaçant le Joker dans une réalité noire et sordide, bien loin de la superbe kitsch des tapettes en collants, bâtit, à l’aide d’un matériau complexe, une ode nihiliste au chaos, celui qui remportera toujours en définitive la partie. La justice immanente des golden et silver ages est remisée au placard, pour privilégier la noirceur d’un comic moderne, désespéré, violent et horrible, ô combien pertinent. Sans jamais succomber au risque toujours présent de la caricature, Joker est ainsi un très beau, très convaincant cas clinique. Ce personnage si difficile à mettre en scène – et c’est pourtant si tentant – en ressort encore grandi (mais comment est-ce possible ?). Je ne ferais probablement pas de ce Joker quelque chose d’aussi indispensable que The Dark Knight Returns (il n’en a pas le côté révolutionnaire : il arrive après…), mais à mon sens il vaut bien Killing Joke ou Arkham Asylum (sans avoir cependant la maestria graphique de ce dernier). Loin d’être un énième comic jetable, je ne doute pas qu’il gagnera à être relu. Et ce traitement polar appliqué aux super-vilains me paraît ici plus que jamais convaincant.

 

Une très bonne blague, en somme, mais à l’image de celles que balance hors de propos son « héros » : noire, violente, absurde, troublante, terrifiante. Le Joker, répétons-le encore une fois, est le plus beau des super-vilains. Cette BD à part en est une confirmation supplémentaire.

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