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Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

SATÔ Tadao, Le Cinéma japonais, [Nihon eiga shi 日本映画史], traduction [du japonais] de Karine Chesneau, Rose-Marie Makino-Fayolle et Chiharu Tanaka, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. Cinéma/pluriel, [1995] 1997, 2 vol., 264 et 324 p.

Encore un ouvrage portant sur le cinéma japonais envisagé de manière globale – mais un plus gros morceau que les précédents envisagés sur ce blog, dus à Donald Richie et, bien plus bref, à Max Tessier. C’est aussi, à titre personnel, une relecture – je m’étais fait ces deux beaux volumes lors de ma Première Phase Nippone, il y a de cela presque quinze ans… Mon souvenir était plutôt favorable – ce qu’a globalement confirmé cette relecture, même s’il me faudra apporter quelques nuances.

 

Il a de toute façon un atout indéniable : ces deux volumes au format « beaux livres », et d’un beau papier, sont très abondamment et joliment illustrés (même si seulement en noir et blanc) – les autres ouvrages consultés ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec celui-ci à cet égard. Parcourir ces beaux objets n’en est que plus agréable, et cette illustration éclaire éventuellement des choses qui demeureraient sans doute bien trop abstraites à se voir simplement consacrer quelques lignes sans véritable référent visuel.

 

L’autre grand atout de ce Cinéma japonais du célèbre critique nippon Satô Tadao (adapté plutôt que simplement traduit de son Nihon eiga shi originel, en quatre volumes) réside à mon sens dans le premier des deux tomes : après une introduction qui a un peu tendance à partir en vrille du fait d’un plan contestable (un travers qui resurgit çà et là par la suite), nous avons droit à quelque chose comme 200 pages de développements sur le cinéma japonais de 1896 à 1945. C’est bien, bien plus que dans le bouquin de Richie, sans même parler de celui de Max Tessier – et c’est passionnant. Vous me direz : « Ouais, mais la plupart de ces films ont disparu, et/ou n’ont jamais été diffusés en dehors du Japon… » Ce qui est parfaitement exact. Seulement, l’étude de Satô Tadao est très serrée et passionnante de bout en bout, avec des focales de temps à autre sur tel ou tel sujet particulier, très appréciables – par exemple sur ces acteurs japonais partis à Hollywood et qui tournaient dans des films très « péril jaune », le plus célèbre étant Hayakawa Sesshû ; mais ce ne n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – on pourrait parler aussi des rapports entretenus avec le kabuki, notamment via les acteurs de rôles féminins, onnagata, ou encore des effets spéciaux dans le cinéma de propagande, ou comment certains cinéastes ont trouvé à ne pas se mouiller pendant la guerre ou bien au contraire en ont fait les frais…Plein de choses passionnantes. Tout ceci étant largement inédit pour le lecteur occidental, il y a vraiment de quoi faire dans ce premier tome.

 

Cependant, le format employé jusqu’alors trouve probablement ses limites dans le tome 2 – non qu’il soit à proprement parler mauvais, il ne l’est pas… Mais il est épuisant, disons, et lacunaire. En effet, le livre de Satô Tadao, pris dans sa globalité, a un côté encyclopédique qui, tout d’abord, le sert, mais le dessert en définitive à force d’accumulation. L’analyse transversale cède éventuellement le pas à la multiplication des notices consacrées à tel film, puis tel autre, puis tel autre… C'est sans fin. À n’en pas douter, Satô Tadao évoque beaucoup, beaucoup plus de films que Donald Richie et compagnie, et par ailleurs de manière plus approfondie. Cependant, ce format, qui me paraissait approprié dans le premier tome, perd en pertinence dans le second, où l’ouverture internationale du cinéma japonais et tout autant la litanie des grands noms et des grands films connus rendent le tableau à la fois plus fatiguant à la lecture (on enchaîne les notices, et l’écueil de la paraphrase est toujours à craindre) et frustrant de par son caractère lacunaire – car, avec les centaines d’œuvres évoquées ici, on ne peut que s’étonner de certaines absences…

 

« S’étonner » ? Ce n’est peut-être pas le mot – car c’est souvent le cinéma de genre qui trinque, comme toujours. Non que Satô Tadao néglige globalement le cinéma populaire, certainement pas – et il ne se pince pas forcément le nez devant les succès commerciaux, le cas échéant ; mais voilà, s’il est très volubile concernant quantité de mélodrames ou de comédies légères, il ne dit qu’assez peu de choses, au mieux, concernant les films de yakuzas ou certains pinku eiga (la surprise, s’il doit y en avoir une, c’est qu’il loue volontiers quelques roman porno, notamment), encore moins (et là ça coince, quand même) concernant le chanbara, quasiment rien du tout à propos du cinéma fantastique ou de science-fiction… Comme d’hab’, certes. Mais c’est toujours un peu dommage, tout de même.

 

Et la multiplication des notices peut aussi, par défaut, souligner quelques absences dans un cinéma davantage tourné vers le « prestige ». En même temps, il y a comme un regrettable effet d’ « aplatissement », disons, au sens où films majeurs et curiosités très oubliables et éventuellement déjà oubliées sont traités exactement sur le même plan, fond et forme… Autant de limites de l’encyclopédisme, qui promet éventuellement l’exhaustivité, une promesse impossible à tenir, a fortiori de manière juste et satisfaisante…

 

Ajoutons un ultime défaut, qui vaut pour les deux tomes : la traduction n’est pas toujours au top. Trois traductrices ont travaillé sur cet ouvrage, en se répartissant les chapitres, et le niveau global est un peu inégal, avec un certain nombre d’imprécisions sinon de pains à proprement parler, et, régulièrement, des termes techniques plus ou moins bien compris, et des références plus ou moins bien relevées. Rien de dramatique je suppose, mais j’ai tout de même eu l’impression d’un travail pas vraiment à la hauteur de la plastique de l’ouvrage.

 

Laquelle demeure son principal atout – et, je crois, un atout suffisant, même dans ce deuxième tome qui m’a moins satisfait que le premier, lequel était davantage inédit et fouillé et enrichissant. Mais, oui, globalement, ça vaut le coup – probablement plus que les autres ouvrages consacrés au cinéma japonais dans son ensemble que j’ai pu lire, et ils n'étaient pas tous mauvais loin de là.

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A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

Publié le par Nébal

A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

PRINCE (Stephen), A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, [2017] 2018, VII + 323 p.

Mes connaissances en matière de cinéma japonais sont encore bien trop lacunaires, mais, parmi les quelques réalisateurs que j’ai pu aborder ces dernières années, Kobayashi Masaki occupe une place particulière : j’ai été bluffé, tout d’abord, par Harakiri et Kwaidan, puis par le monumental La Condition de l’homme ; et, sans les mettre au même niveau, Rébellion et Rivière noire m’ont beaucoup plu également. C’est un cinéaste dans lequel je me reconnais totalement, et qui éveille en moi quelques souvenirs, par exemple du temps où je découvrais (vraiment) le cinéma de Stanley Kubrick, ou plus tard celui d’Alfred Hitchcock…

 

Kobayashi Masaki, pour les films cités et quelques autres, a en son temps reçu bien des récompenses, au Japon ou à l’étranger, mais j’ai l’impression, pourtant, d’un réalisateur un peu dénigré, de nos jours – on lui reproche éventuellement sa stylisation poussée, ses angles insolites que l’on dit « vieillis », ce genre de choses… Je suis totalement hermétique à ce discours. La suprême beauté d’un Kwaidan me fascine et me captive – je ne peux tout simplement pas, dès lors, bouder mon plaisir esthétique au nom de quelque réserve un brin puritaine, je crois que cela pourrait être le mot, à l’encontre de ce qui est brillant. Quoi qu’il en soit, dans les quelques livres consacrés au cinéma japonais que j’ai pu lire, la place accordée à Kobayashi Masaki est relativement limitée – si même il y en a une ; et chaque mention s’accompagne de réserves, ou presque. Le réalisateur est donc situé loin derrière ses plus illustres confrères, et en tête l’inévitable trio Kurosawa-Mizoguchi-Ozu. Et les études qui lui sont malgré tout consacrées sont finalement bien rares – à vrai dire, le présent ouvrage de Stephen Prince est une première en langue anglaise, et il vient tout juste de paraître !

 

Ce qui est peut-être l’occasion de dissiper quelques malentendus, ou peut-être plus exactement d’éclairer sous un jour un tantinet différent certaines lectures éventuellement trop hâtives. Car il y a des biais : ainsi, en Occident, Kobayashi Masaki est avant tout connu pour trois films successifs datant des années 1960, Harakiri, Kwaidan, et, un bon cran en dessous, Rébellion – comme ce sont trois « films d’époque », trois jidai-geki, on a pu avoir l’impression d’un réalisateur très inscrit dans ce registre ; rien de plus faux pourtant, car, sur les 21 titres que compte la filmographie de Kobayashi (ce qui n'est pas forcément énorme, on verra pourquoi ; en considérant par ailleurs que La Condition de l’homme ne compte que pour un film et non trois), quatre seulement sont des jidai-geki – il était bien davantage un cinéaste du contemporain, c’est peu dire !

 

Par ailleurs, il faut se poser la question de la portée politique de ces films – elle ne fait guère de doute, et est essentiellement pacifiste ou antimilitariste, résultat direct de la triste expérience du réalisateur mobilisé en Mandchourie pendant la guerre, expérience éclairée par un précieux journal intime (il faut y ajouter, après la capitulation du Japon, quelque temps passé comme prisonnier de guerre à Okinawa). Cependant, si ces dimensions sont essentielles (sans étiquetage politique au-delà de la question du pacifisme et de l’anti-autoritarisme, cela dit), Stephen Prince entend montrer que les films de Kobayashi Masaki ont peut-être d’abord une dimension spirituelle, qui emprunterait tant au bouddhisme qu’au christianisme (au moins pour la symbolique), ceci sans que le cinéaste ne soit à proprement parler « religieux ».

 

Cette dimension spirituelle est par ailleurs concrétisée sur le plan matériel par une passion de l’art sous toutes ses formes. On insiste en effet sur le très fort lien développé par Kobayashi Masaki, tandis qu’il était étudiant à Waseda, avant la conscription, avec son (véritable) mentor, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui lui a donné notamment le goût de la statuaire bouddhique de Nara (à laquelle Kobayashi avait consacré une thèse… disparue dans les bombardements du Japon) ; au fil de sa carrière, Kobayashi rendra plusieurs fois hommage à son mentor, de manière plus ou moins allusive, et le dernier film qui lui est attribué (même s’il ne l’a techniquement pas réalisé) est un documentaire à sa gloire.

 

Si Kobayashi avait commencé à travailler pour le cinéma avant d’être appelé sur le front, c’était déjà un brin tardivement, du fait de ses études ; la guerre puis la détention font qu’il doit attendre plusieurs années pour s’y remettre – il débute donc véritablement à un âge relativement avancé, là où des gens de sa génération sont déjà des réalisateurs installés, comme par exemple Kinoshita Keisuke, dont il devient l’assistant, et qui est alors très populaire. Cependant, Kobayashi suit le cursus classique, et, après avoir acquis les connaissances nécessaires en tant qu’assistant, il passe au rang de réalisateur. Ses premiers films ont de quoi surprendre, au regard de l’image ultérieure du cinéaste, car il s’agit de films « familiaux », mélodrames sinon comédies légères, bien dans le style de son studio, la Shôchiku ; pourtant, Stephen Prince montre que, çà et là, apparaissent déjà des traits plus personnels – et notamment, donc, au regard des questions spirituelles, avec régulièrement une symbolique chrétienne qu’il paraît difficile de contester.

 

Cependant, Kobayashi a d’autres ambitions – et une certaine colère à exprimer, héritée de son expérience contrainte (et traumatique) dans l'armée. Parmi ses premiers films, La Pièce aux murs épais tranche sur le registre familial de la Shôchiku – c’est un film plus rude, consacré aux Japonais accusés de crimes de guerre et détenus par les Américains dans l’attente de leur procès ou de leur exécution ; même si le film n’est tourné qu’après la fin de l’Occupation, le sujet demeure très sensible, et la sortie du film est retardée par le studio. D’autres métrages, même moins « problématiques » à court terme, font le bilan du militarisme comme de l’après-guerre aux prismes de la misère, de l'hypocrisie et de la corruption généralisées – par exemple, Rivière noire, film qui inaugure la longue et fructueuse collaboration entre Kobayashi Masaki et son acteur fétiche, le grand Nakadai Tatsuya. Ce sont des films sévères et rudes, impitoyables même – et ils dessinent la direction empruntée par le réalisateur.

 

Une nouvelle étape est franchie avec La Condition de l’homme, projet pharaonique, un film de 9h30 – découpé cependant pour son exploitation en trois métrages d’un peu plus de trois heures chacun. Stephen Prince consacre un très long chapitre à ce seul monument, l’adaptation d’un roman fleuve de Gomikawa Jumpei, basé sur son expérience en Mandchourie durant la guerre, expérience dans laquelle Kobayashi Masaki ne pouvait que se reconnaître, en tous points. Pour lui, ce film hors-normes a constitué une forme de catharsis, et il s’est totalement identifié au personnage de Kaji – mais peut-être d’abord en raison de son impuissance ; chose que son interprète, Nakadai Tatsuya, avait très bien comprise, qui a joué le jeu, incarnant finalement aussi bien le réalisateur que le personnage central du roman. L’ensemble épique rencontre le succès, ce qui n’avait rien d’évident – d’autant que le cinéma japonais, jusqu’alors, éprouvait encore certaines difficultés à traiter des horreurs dont avait pu se montrer responsable l’armée impériale ; mais sans doute était-ce enfin la bonne période pour cela : le film est contemporain, par exemple, de Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon…

 

Mais l’évolution de Kobayashi Masaki se poursuit au-delà. Il entend toujours réaliser des films critiques, mais se tourne vers le jidai-geki, qu’il entend d’une certaine manière subvertir, au regard de ses traits « féodaux », et en même temps imprégner de ses passions artistiques. Son goût pour la stylisation s’affiche plus que jamais dans ces films des années 1960, et bénéficie d’une nouvelle association cruciale dans sa carrière de réalisateur, avec cette fois le compositeur Takemitsu Tôru, dont les bandes originales dénuées de mélodie et tenant davantage d’une forme d’illustration sonore, prenant cependant soin de ne jamais être redondante avec ce qui se passe à l’écran, mêlent musique savante occidentale et instrumentations japonaises classiques (l'usage du biwa, notamment), éventuellement transfigurées par l’électronique, à la façon de la musique concrète (exemple marquant dans Kwaidan) – Stephen Prince consacre à bon droit de précieux paragraphes à cette association très fructueuse, et qui, comme celle avec Nakadai Tatsuya, se poursuivra, toujours changeante, toujours pertinente, jusqu’à la mort du réalisateur.

 

Mais le jidai-geki, donc – avec tout d’abord Harakiri, ce très sévère réquisitoire contre les hypocrisies du bushido ; souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Kobayashi Masaki, ce film lui permet aussi de commencer à s’exporter. Suivra donc Kwaidan, probablement, de ses films, celui où la stylisation est la plus poussée (notons au passage qu’il s’agit du premier film de Kobayashi Masaki en couleurs – et quelles couleurs !), constituant un ensemble sciemment irréaliste, ou présentationnel, dans lequel les histoires de fantômes rapportées par Lafcadio Hearn (qui fut le professeur d’Aizu Yaichi, tout se tient) deviennent l’occasion d’une célébration de tous les arts japonais. Le film fascine par sa beauté, en Occident tout particulièrement, mais s’avère très coûteux pour le réalisateur – dans tous les sens du terme, car il n’a jamais été suffisamment financé, et, en cette époque où la crise du cinéma japonais devient toujours plus palpable, les grands studios ne font plus confiance à Kobayashi Masaki pour gérer un budget – qu’importe s’il reçoit de bons retours critiques au Japon comme à l’international, il ne rapporte pas assez.

 

La carrière de Kobayashi Masaki en est irrémédiablement affectée : il devient un cinéaste « indépendant », au sens où il erre de projet en projet, travaillant ici pour telle compagnie, là pour telle autre – il lui faut souvent attendre plusieurs années entre chaque film, et amorcer un repli sur la télévision, comme un certain nombre de ses collègues (les difficultés de financement le rapprochent à vrai dire d'un Kurosawa Akira, les deux réalisateurs s'associant même brièvement, avec Ichikawa Kon et Kinoshita Keisuke, dans le « Club des Quatre Cavaliers », Yonki no kai, supposé permettre le financement de leurs divers projets ; mais le fiasco de Dodes'kaden met prématurément fin à l'entreprise, et Kurosawa à terme ne pourra plus réaliser de films qu'à l'aide de financements étrangers).

 

Rébellion, ainsi, qui fait partie pourtant de films de Kobayashi Masaki les plus connus en Occident, est pour lui un calvaire ; même si le fond du scénario, dû à Hashimoto Shinobu, le scénariste de Harakiri (entre autres – il a par exemple beaucoup travaillé pour Kurosawa Akira, on lui doit des films aussi fondamentaux que Rashômon ou Les Sept Samouraïs), semble convenir à ses envies d’un cinéma stylisé en même temps que critique (sur un mode nettement atténué cela dit), Kobayashi a maille à partir avec le producteur du film… qui est aussi sa star : Mifune Toshirô – lequel entend bien exercer un contrôle absolu sur le film, et sur son image. Le réalisateur regrette sa liberté passée. Le film rencontre pourtant le succès, critique et commercial, au Japon et à l’étranger, mais cela ne suffira pas pour relancer une carrière en difficulté (outre que le réalisateur n’en revient pas de ce que ce film, largement « de commande » donc, rencontre plus d’écho et soit même jugé meilleur que des films dans lesquels il s’était bien davantage investi, dont Harakiri !).

 

La suite de la carrière de Kobayashi Masaki est donc plus discrète, et davantage de temps s’écoule entre chaque film. Cela ne l’empêche pas, semble-t-il, de réaliser d’autres métrages de valeur, et Stephen Prince vante notamment le très long Kaseki, d’après un roman d’Inoue Yasushi. Cependant, le dernier grand film de Kobayashi Masaki, très long là encore, et là encore lié à la télévision, est probablement son documentaire consacré au Procès de Tôkyô – qui lui offre l’occasion de revenir sur son engagement pacifiste et anti-autoritaire, éveillant des souvenirs notamment de La Pièce aux murs épais et de La Condition de l’homme, vingt-cinq à trente ans plus tard.

 

La carrière de Kobayashi Masaki s’achèvera sur un autre documentaire, même si, donc, il ne l’a pas techniquement réalisé – un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, et à la statutaire bouddhique de Nara qu’il aimait tant. À en croire Stephen Prince, l’existence même du film doit beaucoup aux efforts des amis de Kobayashi Masaki, notamment Nakadai Tatsuya, pour lui permettre, avant la fin, d’exprimer toute sa reconnaissance envers son vieux maître (qu’il n’avait cependant jamais revu après la guerre, ce qu'il a beaucoup regretté par la suite, avec un fort sentiment de culpabilité), dans une dernière synthèse de ses passions artistiques et spirituelles. Un beau cadeau.

 

L’analyse de Stephen Prince est très riche – et ce n’est pas le moindre atout de cette étude que de se pencher avec beaucoup d’attention sur le début et la fin de la carrière de Kobayashi Masaki, autant de films largement inconnus en dehors du Japon, pour l’essentiel. Il est intéressant, notamment, de voir comment, dans les films du début de sa carrière, moulés dans un « style Shôchiku » et encore marqués de l’influence du mentor cinématographique, icône de ce registre, qu'était Kinoshita Keisuke, Kobayashi Masaki parvient cependant à traiter de thèmes ou à user d’une symbolique (notamment spirituelle) qui ne sont pas autant en porte-à-faux avec le reste de sa carrière qu’on pourrait le croire. La carrière du réalisateur après Rébellion bénéficie globalement d’une même attention, même si j’ai l’impression, cette fois, que l’auteur a tout de même mis en avant certains films (essentiellement Kaseki et Le Procès de Tôkyô), en opposition à d’autres réalisations pas nécessairement inintéressantes, mais tout de même davantage mineures.

 

Quoi qu’il en soit, Stephen Prince consacre beaucoup de temps aux films qui en valent le plus la peine. Son analyse est très précise, mais, par miracle, elle parvient le plus souvent à éviter l’écueil de la paraphrase, même en étudiant des séquences peu ou prou image par image. Ce qui est tout à fait intéressant, mais aussi parfois un peu frustrant, quand ces commentaires se font, pour le lecteur, un peu « dans le vide », faute d’avoir vu les films – cela donne en même temps envie de les dénicher pour en juger par soi-même (à titre personnel, je n’ai vu, dans l’ordre chronologique, que les films suivants, tous disponibles en DVD en France : Rivière noire ; La Condition de l’homme ; Harakiri ; Kwaidan ; et Rébellion ; je ne crois pas qu'il en existe d'autres DVD français).

 

Le bilan est assurément très positif, et l’ouvrage de Stephen Prince vaut le détour – il intéressera sans peine quiconque a aimé des films de Kobayashi Masaki et souhaiterait en savoir davantage. Ceci étant, il a peut-être certaines limites, très discutables cela dit. Notamment, je trouve, mais peut-être est-ce un problème de concentration de ma part, que le texte anglais a pu aggraver, je trouve donc que l’analyse des figures de style les plus techniques, tenant par exemple au positionnement de la caméra, à ses rotations, aux travellings, etc., est parfois un peu confuse. Des procédés clefs sont identifiés : la caméra souvent placée en hauteur, qui effectue une plongée pouvant éventuellement donner une impression de « deux dimensions » ; les angles obliques ; les mouvements de pivot introduisant ces angles obliques, etc. Les figures de style sont bien identifiées, à cet égard, mais leur sens, leur objet, n’est souvent guère assuré, ai-je l’impression – voire contradictoire, d’un film à l’autre ? Outre que certaines « explications » me paraissent un peu faibles : la caméra en hauteur parce que Kobayashi Masaki a passé son enfance dans une région montagneuse, bon… Peut-être, hein, mais… Bon.

 

Il y a enfin une question centrale dans le livre, car elle constitue d’une certaine manière son armature : l’insistance sur la dimension « spirituelle » des films de Kobayashi Masaki. Là, ce sont sans doute mes préjugés qui parlent… Peut-être aussi parce que cette dimension m’avait souvent (toujours ?) échappé jusqu’à présent ? Je n’ai pu m’empêcher de me demander si Stephen Prince n’était pas un peu grenouille de bénitier, à mettre ainsi en avant ce thème… Au-delà, disons, de la relation marquée avec l’art japonais, éventuellement très ancien (le rapport à Aizu Yaichi est très pertinemment disséqué – et, disons-le, très émouvant ; même à la limite du romanesque, à vrai dire, et pourtant cela sonne juste). Mais, dans l’ensemble, je dois sans doute donner raison à l’auteur à cet égard – y compris pour ces films que j’avais vus et adorés, sans forcément percevoir cette dimension (au-delà, éventuellement, d’une certaine symbolique qui pouvait effectivement emprunter au christianisme). Son étude est argumentée, avec nombre d’exemples qui tombent sous le sens, au point de devenir incontestables – que leur inspiration soit bouddhique, chrétienne (au moins au plan de la symbolique), ou les deux tout à la fois, dans une forme de syncrétisme certes pas étrangère à la pensée japonaise. Au-delà, l’étude est sourcée, et notamment à travers le renvoi à des déclarations de Kobayashi Masaki lui-même (dont une très longue interview de « fin de carrière » par une revue de Hokkaidô – un document essentiel de cette analyse, avec le journal intime du réalisateur quand il était soldat en Mandchourie) : le réalisateur explique sans ambiguïté, par exemple, la dimension spirituelle, et qu’il juge positive, du calvaire de Kaji à la fin de La Condition de l’homme – et je dois avouer que je ne l’avais certainement pas vu sous cet angle… En fait, de ce que j’avais vu, et avec les biais mentionnés plus haut, qui sont ceux de la plupart des spectateurs occidentaux, pour de pures et navrantes raisons de distribution et d’exploitation commerciale, j’avais tendance à repérer avant tout, et à mettre en avant, la dimension politique des films de Kobayashi Masaki – pas un réalisateur nécessairement « engagé » à proprement parler, plutôt pas d’ailleurs, mais un auteur dont le discours est essentiellement critique, sur un mode généralement très rude, qui noue le ventre. Cela fait indéniablement partie du réalisateur, en tout cas pour ses films les plus célèbres, mais aussi quelques autres – mais Stephen Prince associe donc à cet aspect des préoccupations d’ordre spirituel (même si, là encore, Kobayashi Masaki n'est probablement pas plus « religieux » qu'il n'est « engagé », au sens le plus strict), et, à mesure que l’on avance dans le livre, l’image est de plus en plus celle d’un iceberg, avec la critique politique et sociale en guise de partie émergée. C’est étonnant – ou cela m’a étonné, en tout cas. Mais, au sortir de ce livre, eh bien, c’est sans doute assez juste… Il me faudra revoir ces films en prenant cet aspect en considération – comme une sorte de mise à l’épreuve expérimentale.

 

Et, si possible, voir aussi les autres films ! Ce qui s’annonce plus compliqué. Mais cela m’intéresse vraiment – car Kobayashi Masaki, quelle que soit la dimension à mettre en avant dans son cinéma, est un réalisateur qui m’intéresse énormément, responsable d’immenses chefs-d’œuvre du septième art, au-delà du seul cinéma japonais.

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Notes de chevet, de Sei Shônagon

Publié le par Nébal

Notes de chevet, de Sei Shônagon

SEI SHÔNAGON, Notes de chevet, [Makura no sôshi 枕草子], traduction [du japonais] et commentaires par André Beaujard, Paris, Galllimard, coll. Connaissance de l’Orient – Unesco, coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1966, 1985] 2016, 366 p.

J’ai rarement lu, sans même parler de chroniquer, de livres aussi étranges, et aussi étrangement beaux, que les Notes de chevet de Sei Shônagon. Même à vouloir à tout crin « cataloguer » ce livre dans les catégories, sinon de la littérature mondiale, du moins de la littérature japonaise ancienne, j’ai l’impression qu’il demeure irréductiblement singulier – véritablement unique en son genre : ce n’est pas tout à fait un nikki, un journal comme en tenaient alors les dames de la cour ; c’est sans doute un zuihitsu, écrit au fil du pinceau, peut-être même l'archétype du genre, mais les autres œuvres, éventuellement bien plus tardives, que l’on range dans cet ensemble, paraissent généralement bien différentes – et moins… radicales ? Les Notes de l’ermitage, de Kamo no Chômei, en relèvent, par exemple ; mais le ressenti à la lecture de ces deux merveilles est pourtant largement différent, au-delà même de l’ampleur du texte, incomparable.

 

Mais les Notes de chevet de Sei Shônagon n’ont pas traversé mille années jusqu’à nous du seul fait de leur singularité : ces pages contiennent des sommets de littérature, de style autant que d’acuité, qui leur confèrent en définitive une forme d’intemporalité des plus étonnante – ceci alors même que l’ouvrage est ancré dans une époque résolument exotique, celle du Japon de Heian, et plus précisément, autour de l’an mil, de son apogée, qui est aussi l’apogée du clan Fujiwara véritable maître du Japon, une époque donc, dont il constitue peut-être la plus saisissante illustration, avec un autre ouvrage exactement contemporain si bien différent dans la forme : Le Dit du Genji, bien sûr, le monumental roman fleuve de Murasaki Shikibu.

 

Les deux plus grands auteurs de l’époque sont donc des autrices – dont on ne sait pas grand-chose par ailleurs. Mais elles ne sont pas les seules : la grande littérature est alors souvent l’affaire de femmes, enfin libérées par le développement des kana, et qui livrent, au-delà de ces deux œuvres très particulières, nombre de journaux, emblématiques de l'époque, ou s’appliquent à la poésie ; à vrai dire, celle-ci est tellement essentielle à la société aristocratique de Heian, notamment dans le registre galant, qu’une femme, comme un homme, ne saurait être louée si elle ne témoigne pas régulièrement de ses talents en matière de tanka, ces poèmes courts qui rythment le quotidien de la noblesse. Les Notes de chevet en témoignent, comme toutes les autres œuvres citées et bien d’autres encore.

 

C’est aussi, donc, une littérature d’aristocrates : avec Sei Shônagon, comme avec Murasaki Shikibu, nous sommes au sommet de la cour – dans l’entourage, en l’espèce, de deux épouses impériales successives d’un même empereur, Ichijô, puisque Sei Shônagon est au service de l’impératrice Teishi, ou Sadako, et se retire avec elle une fois qu'elle est « remplacée » par Shôshi, au service de laquelle se trouve Murasaki Shikibu. Et l’omniprésent clan Fujiwara constitue leur milieu presque naturel (Murasaki Shikibu au moins en était directement issue). C’est une société extrêmement raffinée, très codifiée, très subtile en tout. Certes, il n’y a pas lieu de s’étonner (et encore moins de la blâmer pour cette raison) que Sei Shônagon, dans ces conditions, fasse régulièrement montre d’un certain mépris pour les rangs inférieurs au sien, et accorde une importance essentielle au protocole et aux bonnes manières… Mais les Notes de chevet témoignent de ce qu’il s’agissait d’un personnage autrement complexe et fin, heureusement ; avec parfois même quelque chose d'un peu rebelle ?

 

Il s’agit donc… de « notes ». Écrites « au fil du pinceau ». Sei Shônagon écrit pour elle tout d’abord, semble-t-il dans un cadre totalement privé (l'ouvrage, dit-on, n'aurait été révélé au public que par accident, mais je ne sais pas trop ce qu'il faut en penser)… et elle dresse des listes.

 

Îles.

 

Montagnes.

 

Choses désagréables.

 

Choses qui ne durent pas.

 

Choses qui paraissent pitoyables.

 

Choses qui ont une grâce raffinée.

 

Choses qui distraient dans les moments d’ennui.

 

Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard et qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois.

 

Flûtes.

 

Choses qui doivent être courtes.

 

Bouddhas.

 

Nuages.

 

Choses négligées.

 

Gens à propos desquels on se demande si leur aspect aurait autant changé, supposé qu’ils fussent, après avoir quitté ce monde, revenus dans un autre corps.

 

Choses désagréables (encore).

 

Tissus.

 

Maladies.

 

Choses splendides.

 

Etc. Cette édition compte 162 catégories, qui se recoupent éventuellement, et parfois se contredisent.

 

Parfois, il ne s’agit effectivement… que de listes. Les toponymes se suivent, sans autre développement. Mais les associations d’idée, si le terme n’est pas tout à fait exact, employons-le faute de mieux, conduisent bientôt Sei Shônagon à esquisser de très poétiques petits tableaux, tenant en une ligne ou deux. On y devine déjà une observatrice d’une acuité sans pareille, à qui n’échappent pas ces petites choses que l’on qualifie de « détails » quand on n’a pas l’âme suffisamment pénétrante pour percevoir tout ce qu’elles ont d’essentiel. Ici, une couleur, là, un geste, sont autant de célébrations de l’harmonie… ou d’entorses à ce principe cardinal, d’autant plus regrettables.

 

Sei Shônagon est impitoyable à cet égard – dotée d’un fort esprit critique, elle peut avoir des mots qui blessent ; elle en a heureusement au moins autant pour célébrer la beauté, le raffinement, la parfaite composition, dans une perspective que l’on a pu dire hédoniste – une célébration de l’instant présent, à noter sur une feuille dans la certitude qu’il lui faudra bien disparaître ; les choses sont impermanentes – pourtant les notes de Sei Shônagon leur confèrent une certaine intemporalité paradoxale.

 

Et il est délicieux de s’égarer avec elle. Quelques listes se succèdent – des croquis joliment esquissés aussi. Puis elle s’oublie : le pinceau en main, elle dissèque alors avec bien plus d’ampleur, sur des pages et des pages, mais pas moins de précision, les scènes de son quotidien, celui des nobles dames de la cour, un gynécée qu’on est d’abord, réflexe malvenu (mâle venu ?), tenté de juger frivole, superficiel, cruel aussi… Sei Shônagon y a sa part, et plus encore. Mais juger cette femme superficielle ? Quand elle témoigne avec le plus grand naturel de son talent inégalé pour l’observation ? Mieux, quand ses observations, au moment d’imprégner le papier qui patiente à côté de l’oreiller au point de s’y substituer, y gagnent encore en finesse et en subtilité par la magie d’un style parfait ? C’est bien plutôt de génie qu’il faut parler, de toute évidence.

 

Les Notes de chevet se picorent. La grâce de la plume, ou plutôt du pinceau, ici dans l’élégante traduction d’André Beaujard (peut-être un brin surannée, mais je crois que cela participe de son charme), renouvelle toujours l’intérêt du lecteur ; toutefois, je crois qu’il vaut mieux en fractionner la lecture : tel instant vécu sur le vif entre ainsi en résonance avec tel instant saisi il y a mille ans de cela, dans un monde à tous points de vue aux antipodes du nôtre. À mesure que l’on apprivoise la manière de Sei Shônagon, j’ai le sentiment qu’il s’instaure comme une parenté spirituelle – d’une certaine manière, la noble dame nous forme, sans rudesse, par l’exemple, à l’observation du monde ; c’en est au point où ses listes, même les plus sèches, acquièrent en définitive une vertu poétique qui leur est propre. On se surprend à scander les notations comme autant de vers riches de ludiques doubles sens – et la société aristocratique de Heian apparaît sous nos yeux, dans toute sa subtile harmonie.

 

Les Notes de chevet sont un livre très étrange. Leur abord est sans doute un peu intimidant – les listes peuvent effrayer, et tout d’abord laisser supposer que ce monde serait trop éloigné du nôtre pour que l’on puisse s’y aventurer impunément. C’est pourtant tout le contraire qui se produit – une merveilleuse communication d’observations et de sensations, d’une poésie sans pareille. Ce livre est étrange, oui – mais il est surtout étrangement beau.

 

Un vrai chef-d’œuvre, fort de sa singularité, mais plus encore de sa finesse et de sa grâce.

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Le Cinéma japonais, de Donald Richie

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Donald Richie

RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, [A Hundred Years of Japanese Film], traduit de l’anglais par Romain Slocombe, préface de Paul Schrader, [s.l.], Éditions du Rocher, [2001] 2005, 402 p.

Donald Richie, décédé en 2013, est un nom important dans l’histoire de la critique du cinéma japonais ; il fut en effet un des premiers critiques occidentaux (américains, en l'espèce), à s’intéresser à cette ample matière, ce depuis son arrivée dans l'archipel en 1947 au sein des troupes d'occupation, et à y intéresser l’Occident avec lui – jouant un rôle de passeur, qui lui a valu d’être comparé à un Lafcadio Hearn contemporain par Tom Wolfe, tandis que le réalisateur Paul Shrader, dans sa préface à ce volume, avance que, tout ce qui a filtré du cinéma japonais en Europe et aux États-Unis, pendant une longue période, c’était à lui qu’on le devait.

 

Donald Richie s’intéressait à bien des aspects de la culture japonaise, sa bibliographie abondante est loin de s’en tenir au seul cinéma ; toutefois, il a donc été particulièrement important dans ce domaine, et y a consacré nombre d’ouvrages – éventuellement très divers, car il s’agissait aussi bien de livres « généraux », sous forme d’ « histoires du cinéma japonais » (le premier titre du genre fut, en 1959, The Japanese Film: Art and Industry, coécrit avec Joseph Anderson, et séminal ; l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, A Hundred Years of Japanese Film – le titre français n'est guère éclairant... – en est le quatrième et dernier exemple, datant de 2001), que d’ouvrages plus spécialisés, notamment d’importants essais consacrés à Kurosawa Akira ou Ozu Yasujirô.

 

En plus de quarante ans de publication d’ouvrages consacrés au cinéma japonais, l’auteur a eu l’occasion d’envisager le médium sous divers angles – ses différentes « histoires du cinéma japonais » ont semble-t-il chacune une approche particulière, destinée à éviter les redondances. Dans le présent ouvrage, il faudrait donc mettre l’accent sur une dichotomie que l’on a pu croiser ailleurs, mais sur laquelle l’auteur insiste particulièrement : le cinéma « représentationnel » contre le cinéma « présentationnel ». Avec le risque de sombrer dans l’essentialisme, Donald Richie assimile plutôt le premier à l’Occident (il représente, il est réaliste, il prétend montrer la réalité), tandis que le médium présentationnel serait typique, sinon de l’Asie, du moins du Japon, qui ne s’embarrasserait pas de la « réalité nue », et jouerait davantage des effets de style – en relevant toutefois que des courants notables en Occident, comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme, joueraient également de cette approche. J’avoue être un peu sceptique – même si cette problématique est régulièrement reformulée au fil de l’ouvrage, et y gagne à mon sens, en se focalisant sur la notion ambiguë de réalisme cinématographique (ou artistique, plus généralement) ; toutefois, cette opposition entre Occident et Japon, pour le coup, me paraît bien trop lapidaire.

 

Ce premier aperçu, plus ou moins convaincant, ne doit cependant pas dissuader de lire la suite ; parce que, si cet ouvrage a ses défauts (dont un plan naze – le reste, j’y reviendrai…), il brille cependant bien davantage par ses qualités, et se dévore avec un plaisir de (presque) tous les instants. Ceci d’autant plus que l’auteur sait se montrer très précis, très pointu, mais prend soin de toujours emmener le lecteur avec lui, sans jamais le perdre, au fil de développements limpides et pénétrants.

 

En témoigne peut-être surtout la très longue partie consacrée à ce cinéma muet dont nous n’avons presque rien conservé : bien loin, par exemple, de ne reléguer la question des benshi qu’au rang d’anecdote pittoresque, il livre une analyse serrée de ce phénomène, qui en dégage toute la complexité. Non que les anecdotes manquent, à vrai dire, mais elles font pleinement partie de la démonstration ; un (double) exemple (pp. 28-29) :

 

Les benshi effectuaient même des enregistrements, lesquels se vendaient bien et s’écoutaient sans l’accompagnement du film. Un des derniers benshi déclamait toujours son plus grand succès, Le Cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, sur la scène, mais sans projection du film ; il enregistra même un 78 tours d’une partie de son texte, et les ventes furent excellentes.

Les benshi étaient utilisés de beaucoup d’autres façons. L’un d’entre eux, par exemple, résolut un épineux problème de censure. Il s’agissait d’un film produit par la firme française Pathé, La Fin du règne de Louis XVI – Révolution française (c. 1907, non conservé), un titre incendiaire du fait que le Japon avait proclamé son propre souverain comme étant d’ascendance divine. « La veille de la projection, le film français fut retiré sous prétexte de menace pour l’ordre public. » À sa place apparut un autre film, Histoire extraordinaire de l’Amérique du Nord : le Roi des grottes (Hokubei kiden : gankutsuo, 1908, non conservé). C’était en réalité le même film, sauf que désormais Louis XVI était le « chef d’une bande de voleurs » et la populace attaquant la Bastille devenait « un groupe de citoyens loyaux aidant la police à supprimer les hors-la-loi, l’action se déroulant dans les montagnes Rocheuses ».

 

Après quoi chaque réalisateur notable se voit accorder de longs et pertinents développements (le plus souvent). Ce qui n’empêche pas l’auteur d’exprimer sa subjectivité… Du côté des « stars », Ozu et Kurosawa suscitent les développements les plus flatteurs, sans surprise, mais, par exemple, Mizoguchi beaucoup moins : Donald Richie admet qu’il a réalisé d’excellents films, mais son traditionalisme au regard des techniques de réalisation ne l’inspire guère, et les commentaires sont régulièrement sceptiques, le concernant.

 

Maintenant, le véritable atout de cet ouvrage est sans doute de mettre en lumière des réalisateurs moins connus en Occident, mais qui sont traités ici sur un pied d’égalité avec les réalisateurs les plus adulés et qui s’exportaient le mieux. Il y a vraiment des analyses passionnantes à cet égard, et qui savent aussi, le cas échéant, prendre un peu de distance, pour le mieux (ainsi dans la lecture « critique » de la « Nouvelle Vague » japonaise, pour l’auteur essentiellement un concept de marketing : des indépendants antérieurs doivent être relevés, et, si Oshima a fait une brillante et intègre carrière, c’était aussi en s’émancipant de cette désignation promotionnelle, sans renier son engagement politique). En somme, c'est une mine, et j'y ai pioché bien des références.

 

Vers la fin de l’ouvrage, cependant, les choses se gâtent – d’une manière que j’ai trouvé assez brutale et passablement navrante. Donald Richie, si pertinent jusqu’alors, me paraît sombrer un peu dans une posture de « vieux con »… Sur la base d’une lecture bancale de la notion de « cool Japan », peut-être, l’auteur n’a que mépris pour le cinéma japonais « exporté » des années 1990… De Kitano, il ne retient que l’ultraviolence – puis y associe un sentimentalisme sirupeux qui ne vaut pas mieux ; les notices en fin d’ouvrage portant sur ses films sont systématiquement méprisantes. La vague de l’horreur nippone, tout au plus peut-on en sauver (peut-être) Kurosawa Kiyoshi. Tsukamoto ? Pas le moindre intérêt – Tetsuo, c’est du « facile » fait pour plaire aux jeunes, c’est, autrement dit, du « manga »…

 

En fait, ce dernier terme revient alors régulièrement, et systématiquement de manière négative – or, en bien des endroits, on a l’impression que, pour le coup, Donald Richie ne sait absolument pas de quoi il parle. Notez, je ne m'y connais pas non plus, hein... Mais là, ça se voit. Et ça ressort d’ailleurs d’autres allusions sur la dimension commerciale et transmédiale de tous ces phénomènes (Dragon Ball est un jeu informatique, etc.). Le cinéma d’animation, qui n’avait pas du tout été traité jusqu’alors, mais l’est en bloc, de ses origines à nos jours, en fin de volume, en fait très souvent les frais – et les notices, là encore, sont éclairantes : Richie ne panait visiblement pas grand-chose à Akira, par exemple, outre que ses retours sont paradoxaux sur le plan technique.

 

Mais tout cela renvoie sans doute à une attitude de l’auteur jusqu’alors davantage implicite : un profond scepticisme, au mieux, à l’égard du film de genre. Si le chanbara et les films de yakuzas peuvent occasionnellement retenir son attention (et encore, quand c’est Kurosawa qui signe les premiers), globalement la matière est délaissée, et plus ou moins bien comprise peut-être (le cas de Fukasaku m’intrigue un peu, notamment). La science-fiction, le fantastique ? Rien ou presque : la première se limite à Godzilla, et mieux vaut donc ne pas en parler du tout ; le second, passé Les Contes de la lune vague après la pluie, point de salut (allez, peut-être Kwaidan de Kobayashi Masaki, « décoratif »). C’est fâcheux…

 

Pourtant, dans ces derniers développements, tout n’est pas non plus à jeter – car l’auteur, évacuant bien vite et dans une grimace qui en dit long les Kitano comme les Ghibli, avec la « J-Horror », Miike et Tsukamoto au milieu, consacre tout de même des développements plus amples à des réalisateurs bien moins connus de par chez nous, avec une ultime focalisation sur le documentaire qui est tout à fait passionnante.

 

Notons que le livre s’achève (donc) sur des notices de films qui étaient alors disponibles en vidéo ou DVD – la liste est bien sûr obsolète, et pas qu’un peu, mais on peut y trouver des pistes intéressantes, entre deux persiflages d'autant plus agaçants qu'ils sont ainsi lapidaires.

 

Le Cinéma japonais est globalement un bon ouvrage – longtemps passionnant car passionné, même. Mais on regrettera que, sur le tard, les préjugés de l’auteur se montrent aussi envahissants, et si souvent en dépit du bon sens. Cela reste une lecture intéressante, mais sans doute à prendre avec des pincettes…

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Les Notes de l'ermitage, de Kamo no Chômei

Publié le par Nébal

Les Notes de l'ermitage, de Kamo no Chômei

KAMO NO CHÔMEI, Les Notes de l’ermitage, suivi de Histoires de conversion, [Hôjôki 方丈記 ; Hosshinshû 発心集], présentés et traduits du japonais par René Sieffert, calligrammes de la couverture par Sôryû Uesugi, Paris, Publications Orientalistes de France, coll. Tama, [1212] 1995, 94 p.

RELECTURE : LA QUESTION DE LA TRADUCTION

 

Énième relecture d’un très court texte, splendide, et dont je ne me lasse pas… Du coup, j’avais déjà eu l’occasion d’en parler sur ce blog, sous le titre Notes de ma cabane de moine – l’essai classique de Kamo no Chômei, datant de 1212, était alors traduit par le Révérend Père Sauveur Candau, et accompagné d’une abondante postface de Jacqueline Pigeot. Je l’avais brièvement mentionné à nouveau lors de ma relecture de l’anthologie Mille ans de littérature japonaise, éditée (et traduite) par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty – c’était en fait dans cette édition, sous le titre Écrit de l’ermitage, que j’avais découvert cette merveille, il y a de cela presque une quinzaine d’années… Mais, entre cette première lecture et celle que j’avais chroniquée ici même, j’étais régulièrement repassé par ce texte, dans une autre traduction française – et pour le coup la meilleure, je crois : celle de René Sieffert, sous le titre Les Notes de l’ermitage ; et c’est à cette version que je retourne aujourd'hui.

 

René Sieffert, éminent japonologue, était sans doute le plus important traducteur français de la littérature japonaise classique : rien que sur ce blog, je peux ainsi renvoyer au premier tome des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, aux dits de Heichû, de Hôgen, de Heiji et (surtout) des Heiké, ainsi qu’aux Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari – mais on lui doit aussi d’autres traductions que j’ai pu aborder sans que cela ne ressorte sur ce blog, par exemple du Man.yôshû, du Conte du coupeur de bambou, ou encore (et surtout ?) du Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, et il y aurait sans doute bien d’autres titres à mentionner (y compris dans une littérature plus contemporaine – voyez, ici, Les Belles endormies, de Kawabata Yasunari) ; je vous dirai bientôt quelques mots, d’ailleurs, de l'anthologie poétique classique De cent poètes un poème – c’est toujours du René Sieffert.

 

Ce traducteur méticuleux, extrêmement précis, a toutefois, ai-je l’impression, un trait caractéristique qui peut s’avérer problématique, à l’occasion : désireux de rendre au mieux la langue japonaise classique, il fait souvent le choix d’un français un peu (ou pas qu'un peu) archaïque – quitte à perdre en spontanéité ce qu’il y gagne en élégance… Des décisions mûrement réfléchies, certes, mais qui n’en sont pas moins des partis-pris, admis comme tels – voyez, dans Le Dit du Genji, ce moment important de la préface où le traducteur explique avoir pris pour modèle Saint-Simon disséquant la cour de Versailles. Dans certains cas, je crains que ce ne soit un peu trop pour ma pomme – tout spécialement quand c’est de poésie qu’il s’agit ; j’aurai l’occasion d’y revenir, donc, en traitant de De cent poètes un poème, mais c’est aussi vrai du Man.yôshû, etc. (ou, d'ailleurs, et peut-être plus encore, des passages chantés des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu) – et on peut ici l’opposer, par exemple, à Gaston Renondeau, je suppose, traducteur incomparablement moins précis, mais dont le rendu simple et sobre, par exemple dans les Contes d’Ise ou l’Anthologie de la poésie japonaise classique, parle davantage au cœur, plutôt qu’à l’intellect…

 

Mais, pour le coup, les choix de Sieffert traduisant le Hôjôki de Kamo no Chômei s’avèrent absolument pertinents – et, cette fois, les circonvolutions affectées de la langue n’obscurcissent jamais le propos, qui demeure limpide et sûr de bout en bout. Citons, par exemple, ces premières phrases du bref essai – que tous les Japonais connaissent par cœur, dit-on (p. 17) :

 

Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde.

 

Sur la grosse vingtaine de pages constituant Les Notes de l’ermitage au sens strict, la langue, d’une infinie pureté, est toujours belle et toujours juste – et finalement d’un abord simple, limpide, ce qui était bien le propos. Et c’est toujours pertinent, dans les deux temps pourtant très distincts de l’essai.

 

CATASTROPHES : LA MAISON COMME IMAGE DE L’IMPERMANENCE DU MONDE

 

Je ne vais pas rentrer excessivement dans les détails (mais un peu quand même...) – d’autant que j’avais déjà mentionné pas mal de choses dans ma précédente chronique, et qui globalement demeurent « vraies » après cette nouvelle relecture, ce qui n’est certes pas toujours le cas… Je vous y renvoie donc si jamais vous désirez d’autres commentaires nébaliens sur ce texte que j’adule.

 

Rappelons simplement que l’essai, passé l'image initiale envisagée plus haut, s’ouvre sur une litanie rapportant les catastrophes essentiellement naturelles qui, en l’espace d’une dizaine d’années à peine, ont affecté voire détruit encore et encore la capitale, Heian (future Kyôto) : un immense incendie, un redoutable typhon, deux années de famine faisant des dizaines de milliers de morts dans la seule capitale impériale (les chiffres avancés par Kamo no Chômei paraissent semble-t-il crédibles aux exégètes), et enfin un terrible tremblement de terre, sans précédent nous dit l’auteur, et dont les répliques se sont fait sentir pendant trois mois…

 

À ces catastrophes naturelles, toutefois, Kamo no Chômei adjoint étrangement (ou pas...) la tentative très malvenue du tyran Taira no Kiyomori, alors au faîte de sa puissance, de déplacer la capitale – et c’est la seule véritable allusion au chaos politique du Japon d’alors, qui basculait de la société aristocratique de Heian à la civilisation médiévale des guerriers, et d’abord celle de l’époque du shogunat de Kamakura (en 1212, quand Kamo no Chômei écrit son classique, on est en plein dedans) ; désir, peut-être, de ne pas trop se mouiller ? La littérature du temps en est pourtant bien autrement affectée, dans l’ensemble – des Histoires qui sont maintenant du passé visant à convertir le peuple à la foi bouddhique, en ces temps troublés qui ne peuvent être que ceux de la « fin de la loi » prophétisée par le Bouddha historique (j'y reviendrai), aux premiers états (car il ne serait fixé par écrit que bien plus tard) du « cycle épique des Taira et des Minamoto »… En même temps, le lien se fait tout naturellement avec la pièce maîtresse de ce dernier, Le Dit des Heiké ; la métaphore de l’eau représentant le temps, et de la maison représentant l’impermanence de toute chose (mujô – c’est la notion-clef, d’inspiration bouddhique), chez Kamo no Chômei, trouve un écho dans les premières lignes de la chronique guerrière, qui en déroulent le propos en guise d’avertissement – citons-les à nouveau (traduction de René Sieffert là aussi, donc) :

 

Du monastère de Gion le son de la cloche, de l’impermanence de toutes choses est la résonance. Des arbres shara la couleur des fleurs démontre que tout ce qui prospère nécessairement déchoit. L’orgueilleux certes ne dure, tout juste pareil au songe d’une nuit de printemps. L’homme valeureux de même finit par s’écrouler ni plus ni moins que poussière au vent.

 

La gloire et la décadence des Taira illustrent donc exactement le même propos que les maisons sans cesse bâties, sans cesse détruites, dans le Hôjôki.

 

LA SÉRÉNITÉ DE L’ERMITAGE (OU : KAMO NO CHÔMEI 1 – THOREAU 0)

 

Toutefois, Kamo no Chômei ne s’en tient pas là – la deuxième partie de son essai est consacrée à sa vie en tant qu’ermite (il s’est « retiré du monde », et sans doute un peu par dépit et rancœur, vers l’âge de cinquante ans) dans une minuscule cabane, et même de plus en plus petite à mesure que les années passent (le titre originel de Hôjôki renvoie à une unité de mesure des surfaces, dimension qui ne ressort pas des traductions françaises) ; Kamo no Chômei nous parle alors des bienfaits du détachement… Mais avec une extrême simplicité, quelque chose d’un peu bonhomme, qui le rend extrêmement sympathique. Moine mais pas dévot (il prie le Bouddha et prononce le saint nom d’Amida… quand il y pense, de son propre aveu), Kamo no Chômei n’a (ici, du moins...) rien d’un prédicateur intransigeant, blâmant la moindre faute chez son « semblable » et lui promettant plus qu’à son tour l’enfer ou une mauvaise renaissance… Non que ces questions ne le préoccupent pas : les Récits de conversion qui concluent cette édition montrent assurément qu’il y attachait de l’importance – mais sur un ton finalement assez doux, et, peut-être surtout, lumineux ; sans se faire non plus d’illusions sur son propre cas – on l’imagine sourire un brin, quand, en dernier recours, il fait cet aveu que sa cabane lui plaît bien, beaucoup même, et que cela démontre qu’il n’est pas suffisamment « détaché » ; on devine qu’il pourrait aussi s’adresser ce reproche pour continuer, dans ces conditions, de jouer de la musique (on sait qu’il était un musicien accompli), de composer de la poésie (il n’était ici pas sans talent, mais tout de même davantage médiocre dans ce registre), ou, bien sûr… d’écrire Les Notes de l’ermitage.

 

La sérénité l’emporte pourtant – une sérénité finalement souriante, oui, même après la litanie des catastrophes : le plaisir tout simple de contempler de beaux paysages – ne pas craindre la mort, ne pas être pressé non plus de mourir – observer les animaux, discuter avec un enfant… On a souvent comparé, et sans doute à bon droit, Les Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei au Walden de Henry David Thoreau – mais le ton du premier est bien plus charmant que celui du second, en ce qui me concerne ; l’expérience de l’Américain, bien moins « totale » (il ne restait en fait pas dans sa cabane, se rendait régulièrement en ville ou recevait chez lui, il y avait un biais d'emblée du fait du projet littéraire, etc.), suscite certes de fort belles pages consacrées à la nature, qui relient les deux œuvres, mais, dans sa « philosophie », Thoreau a souvent quelque chose d’un pénible donneur de leçons – pas Kamo no Chômei, et ce quand bien même c’est peut-être (voire probablement) son aigreur qui a décidé de son retrait du monde. Il a le sourire aimable et complice d’un bouddha. La litanie des catastrophes, dès lors, ne s’avère pas si apocalyptique, peut-être – voire pas si pessimiste qu’elle en a l’air ? C’est un constat, empreint de tristesse et de douleur assurément, et pourtant il demeure une échappatoire accessible à tous, dans ce détachement tout philosophique qui peut nous ramener, nous Occidentaux, à un Épicure. Et c'est toujours un constat, davantage qu'une leçon, mais à un deuxième niveau, car essentiellement intime : Kamo no Chômei communique une expérience – mais c’est au lecteur de décider qu’en faire, un lecteur que l’on ne brusquera pas. Finalement, peut-être Kamo no Chômei est-il ici inspiré, d’une manière ou d’une autre par d’autres courants philosophico-religieux de l’Extrême Orient classique – le taoïsme, tout spécialement, et son principe de non-intervention ? Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain dont je ne sais au fond rien…

UN APERÇU DES RÉCITS DE CONVERSION

 

René Sieffert, cependant, a complété ici le très bref Hôjôki par une sélection d’autres textes de Kamo no Chômei – une cinquantaine de pages (soit deux fois plus que Les Notes de l’ermitage à proprement parler) d’extraits de son Hosshinshû, ce que le traducteur rend par Histoires de conversion. Je ne m’étendrai pas sur la question, j’y reviendrai probablement un de ces jours en vous parlant de l’œuvre entière, car elle a été éditée depuis, sous le titre Récits de l’éveil du cœur, aux éditions du Bruit du Temps (où l’on trouvait donc aussi le Hôjôki, sous le titre de Notes de ma cabane de moine).

 

C’est un texte plus difficile à aborder : la limpidité du Hôjôki est telle que, même si c’est un produit de sa culture et de son temps, comme toute œuvre littéraire, il acquiert bien vite une dimension universelle pouvant dispenser le lecteur de se référer sans cesse à d’érudites notes de bas de page. C’est (beaucoup) moins vrai pour le Hosshinshû, dont les quelques extraits sélectionnés ici m’ont souvent paru hermétiques…

 

Comme mentionné plus haut, je suppose que l’on peut faire un lien entre ces récits et ceux contenus dans un autre ouvrage compilé approximativement à la même période : les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari). Le chaos de la fin de l’époque de Heian (soit pour nous la seconde moitié du XIIe siècle) apparaît, pour beaucoup, comme l’illustration de ce que, disons, « la fin des temps est proche ». Il s’agit donc de « sauver » les hommes, en leur enseignant la loi bouddhique – car le bouddhisme, jusqu’alors, avait essentiellement touché l’aristocratie : dans les campagnes, cette foi avait bien moins pénétré, et les paysans s’en tenaient pour l’essentiel au shintô, alors pas le moins du monde constitué et peut-être même pas désigné ainsi.

 

Noter au passage que Kamo no Chômei était le fils du desservant d'un important sanctuaire (shintô, donc), auquel il n'a pu succéder pour de complexes raisons politiques ; il s'est fait ermite (bouddhiste) tardivement, car il avait d'abord cherché à obtenir d'autres charges du même ordre, sans succès ; la biographie de l'auteur illustre ainsi le syncrétisme japonais.

 

Mais revenons aux Histoires qui sont maintenant du passé : les moines au biwa, itinérants (et qui joueraient plus tard un rôle fondamental notamment avec Le Dit des Heiké, colporté et transmis de la même manière), prirent donc sur eux de prêcher l'enseignement bouddhique au peuple. Pour ce faire, ils avaient recours à des histoires, souvent voire systématiquement merveilleuses, destinées à l’édification – des récits conçus de toutes pièces, que l’on disait s’être produits il y a bien longtemps en Inde (un pays où aucun Japonais n’avait jamais mis les pieds, ce qui autorisait toutes les fantaisies), en Chine ou au Japon (avec, dans ce dernier cas, abondance de références historiques et culturelles supposées garantir « l’authenticité » des miracles rapportés). On y vantait les vertus du Sûtra du Lotus, et plus généralement des Trois Joyaux : le Bouddha, son enseignement, les moines qui le transmettent.

 

Kamo no Chômei me paraît s’inscrire dans cette tendance avec son Hosshinshû : il y narre nombre de brèves histoires visant à l’édification, et illustrant les principes fondamentaux du bouddhisme, la causalité et la bienveillance, ainsi que, plus précisément, de la doctrine amidiste (comme souvent les Histoires qui sont maintenant du passé), assurant à tout un chacun le salut à la condition de prononcer en toute sincérité au moins une foi dans sa vie le Namu Amida-butsu. Rappelons, de manière plus générale, que c’est alors une époque d’intense activité religieuse – où deux courants majeurs du bouddhisme japonais, l’amidisme et le zen, quand bien même tous deux originaires du continent, acquièrent des traits propres à la culture religieuse de l’archipel (je vous renvoie si jamais à l'Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri, qui contient de passionnants développements relatifs à cette question fort complexe). Mais, contrairement aux Histoires qui sont maintenant du passé, les Récits de l’éveil du cœur de Kamo no Chômei, ai-je l’impression, ne sont pas systématiquement merveilleux – même s’ils le sont souvent.

 

Je crains cependant de ne pas pouvoir en dire plus ici – car le propos de nombre de ces récits m’échappe. Certains sont très explicites : ici, la jalousie, là, la vanité, font que telle femme ou telle homme, qui présentait pourtant aux yeux de tous un véritable caractère de sainteté, se réincarne en un tengu ou une sorte de serpent en punition de ses mauvais penchants ; par contre, la sincérité, la générosité, la bienveillance, assurent à tous, même à ceux qui ont d'abord mené une « mauvaise vie » (litote, on parle régulièrement de criminels), « une heureuse renaissance » dans la Terre Pure, le paradis d’Amida, situé à l’ouest.

 

Mais d’autres textes sont bien davantage ambigus, et d’une morale plus difficile à trancher… À moins que ce ne soit d’emblée une erreur de les envisager ainsi ? Après tout, même le Konjaku monogatari, dans son ultime partie japonaise, délaissait en dernier ressort les Trois Joyaux pour narrer des histoires dites « vulgaires » (au sens de « profanes », mais parfois bien crues, oui...) – de ces récits qui enchanteraient, plus tard, un Akutagawa Ryûnosuke (on en a des exemples dans Rashômon et autres contes, surtout, ainsi que dans La Vie d’un idiot et autres nouvelles, si je ne m'abuse, et ailleurs aussi je suppose). Mais est-ce cela ici ? Je n’en suis franchement pas persuadé, en fait…

 

À l’évidence, ces récits ne m’ont pas autant parlé que le Hôjôki – de manière générale, ils sont forcément plus « dévots », et donc moins universels, ou en tout cas touchent bien moins un agnostique dans mon genre… Si je saisissais davantage le propos de l’auteur, histoire par histoire, peut-être cela me toucherait-il davantage ? Un de ces jours, je compte bien lire les Récits de l’éveil du cœur, et de manière plus… « scientifique » ? Bon, on verra.

 

TOUJOURS AUSSI BEAU ET FORT

 

Qu’importe : pour l’heure, c’est le Hôjôki qui m’intéresse. Et ce très court texte me paraît toujours aussi beau, toujours aussi fort.

 

Non que je compte m’en inspirer pour guider ma bien navrante vie, hein ! Je ne me retirerai certainement pas dans un ermitage, quant à moi – même si mon appartement n’est certes pas exactement un lieu de passage. Et le détachement, bon... Pas vraiment. Et, bien sûr, je ne suis pas le moins du monde bouddhiste.

 

Mais justement : je ne suis pas en train de vous vendre, là, une merdouille « spirituelle », ou, ce qui revient au même, un de ces affreux machins que l’on range sous l’enseigne « développement personnel » ! Les Notes de l’ermitage valent assurément bien mieux que ça. Au-delà du propos, il y a la pure grâce de la plume, resplendissante d’une authentique sérénité qui n’a absolument rien de la pacotille parfois bêtement qualifiée de « zen » (au sens le plus pseudo, simpliste et donc vulgaire) et compagnie qui encombre les rayonnages des librairies : le Hôjôki est un témoignage, pas un guide – et c’est une œuvre d’une extraordinaire poésie. Sa simplicité apparente le rend plus appréciable encore, et il n’a pas grand-chose à voir avec ces prêches invasifs que nous assènent régulièrement les trop nombreux ersatz de la soldatesque du penser-juste-et-vivre-bien. Il parle au cœur – suscitant la douleur, puis l’apaisement. On peut le lire sur un mode pessimiste, ou sur un mode optimiste – une question de focale ; il parlera dans les deux cas.

 

Et, huit siècles plus tard, le bref essai de l’ermite Kamo no Chômei brille plus que jamais d’une sagesse universelle et intemporelle.

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Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

TESSIER (Max), Le Cinéma japonais : une introduction, ouvrage publié sous la direction de Francis Vanoye, [s.l.], Nathan, coll. Nathan Université – 128, série Cinéma, [1997] 2003, 128 p.

CINÉMAAA, CINÉMAAAAAAAAAAAAAA (JAPONAIS)

 

Le cinéma est probablement le médium artistique qui a tout d’abord suscité ma curiosité et mon intérêt pour la culture japonaise – je crois que la littérature n’est venue qu’ensuite, et les mangas bien plus tard encore (tout récemment, en fait), ceci alors même que j’étais pile-poil dans la génération qui s’est prise la grosse vague manga en pleine face dans les années 1990. Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi au juste… Cela relève de la sensibilité, j’imagine, qui ne se partage pas vraiment…

 

Mais la découverte de quelques auteurs clefs – à l’époque, d’abord Kurosawa Akira bien sûr, dans une moindre mesure et un peu plus tard Oshima Nagisa, et dans un registre plus contemporain Kitano Takeshi – a façonné mes goûts, avec des attentes plus ou moins pertinentes, car tenant éventuellement à des clichés : vous savez, le côté « contemplatif » du cinéma japonais, tout ça, et en même temps un rapport particulier (en fait, divergent) quant à la violence et à la sexualité, re-tout ça… Cela ne veut pas forcément dire grand-chose, mais j’y trouvais bel et bien quelque chose que je ne trouvais pas ailleurs. Mouvement qui s’est prolongé, au tournant de l’an 2000, avec les films de la vague « J-Horror », dont je percevais sans doute la formule et l’épuisement rapide, mais en étant quand même super emballé sur le moment. Et, vers cette époque, c’est donc le cinéma qui m’a amené à la littérature – bientôt, cette dernière prendrait cependant la première place, tandis que mon intérêt général pour le cinéma (pas seulement japonais, donc) serait largement relégué en arrière pour des raisons que j’ignore, pendant des années ; je sors petit à petit de cette période « sans », mais c'est tout frais, à vrai dire un processus en cours…

 

La perspective d’un petit exercice pour la fac m’a incité à fouiller dans mes cartons pour en ressortir quelques lectures d’il y a une douzaine d’années – l’époque où j’avais déjà envisagé de me lancer dans des études de japonais, et, alors, avec une prédilection marquée pour le cinéma japonais. Je me rappelais avoir beaucoup apprécié les deux beaux volumes abondamment illustrés du Cinéma japonais de Satô Tadao, mais j’ai supposé qu’il valait mieux (re)commencer par un ouvrage beaucoup moins ample, constituant de son propre aveu « une introduction », celui de Max Tessier (l’équivalent d’un « Que sais-je ? » chez Nathan), dont je ne me souvenais pas plus que cela.

 

UNE INTRODUCTION – MAIS RICHE ; DES PARTIS-PRIS – MAIS ACCEPTABLES

 

Le Cinéma japonais : une introduction. C’est dit – mais c’est dit par Max Tessier, qui, à en juger par son omniprésence dans les bibliographies que j’ai pu consulter, a l’air d’être un des plus grands spécialistes français du cinéma japonais ? Je ne peux guère en dire plus pour l’heure, mais, en tout cas, ce premier contact a été (par deux fois) convaincant.

 

Il s’agit bien d’une introduction, mais très riche. L’auteur aborde nombre de réalisateurs et d’œuvres, que d’autres lectures ne mentionnent même pas au détour d’une simple note, alors qu’ils ont incontestablement leur importance dans cette histoire – puisque c’est là la perspective de cet ouvrage, qui déroule une chronologie ; et ça me va très bien. Oui, d’autres ouvrages, bien plus volumineux, se montrent à cet égard étrangement lacunaires… Pour autant, la densité de l’information n’est pas un problème – et le plan limpide, la plume directe et simple, rendent la lecture de cette introduction aussi agréable qu’instructive, jamais étouffante.

 

Autre point appréciable, mais qui va de soi à vrai dire : l’auteur ne se contente certes pas du cinéma japonais qui s’est exporté. Ses développements sont tout aussi amples concernant des « inconnus de par chez nous » que les grandes stars internationales comme le triumvirat de l’âge d’or des années 1950, Kurosawa-Mizoguchi-Ozu (en notant comment ce dernier ne s’est pourtant exporté que bien, bien plus tard), ou les figures davantage « Nouvelle Vague » comme Oshima ou Imamura. D’autres réalisateurs majeurs, mais d’abord au Japon seulement, sont étudiés avec une même ampleur, et nombre de films cités étaient alors totalement inconnus en France – et certains le sont peut-être encore aujourd’hui, même si les choses ont sans doute considérablement changé, ici : il faut noter que la première édition de ce livre datait de 1997, et celle que j’ai achetée, lue puis relue datait de 2003. L’auteur, dans une annexe en fin de volume (sans doute très précieuse à l’époque), livrait quelques développements sur la « vidéographie » du cinéma japonais en France, en mentionnant les principaux distributeurs – à l’époque, notamment Arte Vidéo, Fil à Film, etc. ; depuis, toutefois, l’action bienvenue de nouveaux éditeurs, en DVD, et là je pense au premier chef au boulot formidable accompli par Wild Side – Les Introuvables, mais il y en a bien d’autres, cette action donc a radicalement changé la donne, et pour le mieux ; même s’il reste encore beaucoup de choses à découvrir, je n’en doute pas.

 

Puisque j’ai mentionné cette annexe, il faut relever que ce petit ouvrage en compte d’autres, fort utiles pour défricher le champ (glossaire, bibliographie, vidéographie donc, mais aussi discographie) et pour l’approfondir sous un autre angle, éventuellement plus inattendu (études statistiques, etc.). C’est tout à fait bienvenu.

 

Maintenant, cette introduction n’est pas « froide » : l’auteur essaye autant que faire se peut de se montrer « objectif », la nature même du livre l’implique, et, globalement, il y parvient. On sent pourtant çà et là des partis-pris, mais qui n’ont rien de véritablement gênant… À l’évidence, par exemple, l’auteur est un grand admirateur du cinéma d’Ozu et de Naruse – domaine que je connais très mal (pour ainsi dire pas du tout, soyons francs – je n’en ai rien vu au-delà du seul Voyage à Tôkyô, et il va bien falloir y remédier un de ces jours…) ; cela le rend probablement moins enthousiaste pour d’autres approches du médium, diamétralement opposées le cas échéant – à titre d’exemple, moi qui adore tout ce que j’ai vu de Kobayashi Masaki, je n’ai pu que relever des commentaires régulièrement au mieux sceptiques sur ce style de réalisation qui aurait « vieilli », etc. L’auteur n’a pas l’air non plus des plus enthousiaste pour le cinéma fantastique ou SF, mettons, mais les aborde tout de même çà et là…

 

Des partis-pris, oui, des opinions – mais rien d’inacceptable ; et dès lors rien d’agaçant non plus, même quand mon point de vue est a priori totalement opposé. Le sérieux et la compétence de l’auteur, mais aussi sa manière limpide et sûre de faire découvrir tant de choses (je n’ai pas envie de parler de vulgarisation ou de pédagogie, termes dont les connotations un tantinet négatives sont ici hors de propos), m’incitent à la réception tranquille de ses commentaires et analyses, même quand je ne m’y reconnais pas à titre personnel. Je m’énerverai sur d’autres, voilà !

 

(J'ai parcouru tout récemment un autre ouvrage sur le sujet qui m'a paru très, très mauvais, mais bon, je ne peux pas en faire une chronique, alors...)

 

LE PREMIER ÂGE D’OR : LE CINÉMA MUET APRÈS LES PARTICULARISMES LOCAUX

 

Abordons maintenant cette histoire du cinéma japonais. Et c’est une histoire qui commence très tôt : très vite, à la fin du XIXe siècle, le procédé d’Edison est présenté au Japon, et arrive bientôt une équipe dépêchée par les frères Lumière, qui filme les premières images du Japon de Meiji. En cette époque où le nouveau régime a initié un ample mouvement de modernisation à marche forcée, le cinéma, même avec un léger temps de retard, est très tôt développé au Japon et progresse ensuite rapidement, au point où l’on a pu parler, pour les années 1920 et 1930, d’un véritable « premier âge d’or » du cinéma nippon, muet.

 

Un peu timidement (ou de manière parfaitement logique…), les premières réalisations du cinéma japonais empruntent souvent au registre théâtral, et notamment au kabuki – éventuellement dans une perspective où l’on échange des coups de sabre, ce qui donnera naissance au chanbara. Cette imprégnation du kabuki a des conséquences éventuellement inattendues… notamment concernant les rôles féminins, qui sont d’abord interprétés, comme au théâtre, par des hommes, les onnagata. Parmi eux, une figure notable et sur laquelle je reviendrai, mais en tant que réalisateur : Kinugasa Teinosuke – ces acteurs s’insurgent de ce que l’on donne des rôles à des femmes, au cinéma… Mais on s’y fera bien vite, ouf.

 

Ce n’est pas la seule « polémique » autochtone en la matière, et une autre est probablement bien plus importante : celle de la « dictature » des benshi. Dans les premières années du cinéma muet japonais, une part non négligeable de la population, et donc des spectateurs, était illettrée, et dès lors pas en mesure de lire les intertitres. Pour y remédier, on faisait appel aux benshi, qui étaient des comédiens racontant l’histoire en live, au fur et à mesure que le film se déroulait. Mais les benshi, très vite, ont pris des libertés avec les œuvres projetées… quitte à raconter absolument n’importe quoi, au gré de leur humeur. Les réalisateurs, scénaristes, acteurs, etc., trouvaient cela horriblement agaçant, et on les comprend. Mais les benshi rencontraient un grand succès – et l’un d’entre eux alla même jusqu’à dire dans la presse, sur un ton définitif, supposé mettre fin à toute polémique (tu parles… si j’ose dire), que, si les gens allaient voir des films, c’était avant tout voire uniquement pour entendre la voix du benshi : le benshi était le seul artiste dans cette affaire, et les films n’étaient rien et n’avaient absolument aucun intérêt sans lui. Ce discours ahurissant, heureusement, n’a pas duré éternellement, et, progressivement, le cinéma japonais s’est débarrassé de ces encombrants interprètes – même si quelques-uns ont continué leur travail bien plus tard, comme un étrange reliquat du passé (je vous renvoie notamment à cette scène hilarante des Pornographes de Nosaka Akiyuki durant laquelle un benshi est employé pour « raconter » un film porno…).

 

Une fois débarrassé des benshi, le cinéma japonais peut connaître son « premier âge d’or », qui est donc celui du muet. Notons que le muet perdurerait davantage qu’à Hollywood, au passage – Sunset Boulevard ou pas, le parlant a plus lentement conquis les studios japonais que les américains, pour des raisons techniques parfois (le rendu était initialement très mauvais), mais plus généralement pour des questions d'affinités, et certains grands réalisateurs ont eu du mal à faire la transition, ce qui inclut... un Ozu Yasujirô. Car, oui, Ozu est déjà là – Mizoguchi, aussi, et quelques autres, dont Kinugasa, évoqué plus haut mais en tant qu’acteur, et qui réalise alors des œuvres totalement barrées, passablement expérimentales, comme le phénoménal Une page folle, en 1926, que vous pouvez voir en ligne (par exemple) ; un sommet du muet qui, me concernant, vaut bien d’être cité aux côtés des chefs-d’œuvre d’un Murnau ou d’un Eisenstein (ou, maintenant que j’y pense, d’un Häxan, de Benjamin Christensen – la dimension psychiatrique est commune aux deux films, s’ils sont très différents au-delà).

 

Hélas, Une page folle a quelque chose d’une exception, même s’il y en a quelques autres… car la quasi-totalité des films muets japonais ont disparu – pour des raisons diverses, mais où les destructions ont eu leur part : le grand tremblement de terre du Kantô, en 1923, avait déjà entraîné bien des pertes – les studios étaient presque tous situés à Tôkyô, alors… Et je suppose que les bombardements américains entre 1942 et 1945 n’ont pas arrangé les choses. On « redécouvre » parfois des films que l’on croyait perdus – mais c’est rare, et leur diffusion, c’est encore autre chose : nombre de ceux qui restent sommeillent semble-t-il dans les archives des cinémathèques.

 

CINÉMA AUX ORDRES ET MODALITÉS DE LA « RÉSISTANCE »

 

Bien sûr, d’autres aspects historiques sont à prendre en compte, éventuellement liés – et notamment la prise progressive du pouvoir par les militaires ultranationalistes dans les années 1930, jusqu’à la Défaite de 1945. Depuis « l’incident de Mandchourie », mais plus encore quand la Seconde Guerre sino-japonaise débute « officiellement », puis plus encore, une fois de plus, après Pearl Harbor, les militaires attendent des cinéastes qu’ils livrent des œuvres exaltant le Japon, la dynastie impériale, l’armée, l’essence nationale. Ils veulent leurs propres Cuirassé Potemkine ou Triomphe de la volonté. Et, peut-être plus important en fait, par défaut, c’est surtout qu’ils ne veulent pas d’œuvres allant à l’encontre de cet esprit.

 

Certains réalisateurs embrassent cette nouvelle orientation sans vergogne – il est même possible que certains en aient tiré des films présentant des qualités appréciables, au-delà de leur sous-texte idéologique (comme l’a fait Eisenstein en URSS, par exemple). Mais, au-delà des éventuelles affinités ou des antagonismes politiques, les grands réalisateurs de l’époque antérieure préfèrent, au cas où, se faire plus discrets, en se consacrant à des sujets échappant à l’œil inquisiteur des militaires (des biographies, par exemple).

 

Une entreprise guère aisée, car les ultranationalistes à la tête du régime pouvaient repérer des entorses à l’esprit national dans des œuvres en apparence bien innocentes – voyez, en littérature, le cas de Tanizaki Junichirô livrant une version en japonais moderne du Dit du Genji de Murasaki Shikibu : tant pis pour les analyses de Motoori Norinaga et des « études nationales », pourtant aux sources de l’essentialisme nippon, cette œuvre monumentale est considérée peu ou prou « anti-japonaise », car fort peu virile…

 

Au cinéma, un cas l’illustre remarquablement bien – et ce sont les premières réalisations d’un certain Kurosawa Akira. Dans l’esprit réclamé par les autorités, il réalise son premier long-métrage, La Légende du grand judo, en 1942 – la biographie édifiante d’un grand artiste martial, voilà qui ne pouvait que plaire aux militaires ? Mais voilà : il y avait des passages jugés « sentimentaux » et, pire encore, « humanistes » (ce dernier qualificatif serait bientôt systématiquement associé au réalisateur), qui en tant que tels étaient « opposés à l’esprit japonais », alors même que la nation était engagée dans la « guerre de la Grande Asie orientale » – couic, on coupe ; par ailleurs, dans sa manière de filmer, Kurosawa avait quelque chose « d’américain », ce qui était plus que suspect… Il a fallu l’intervention de diverses figures (dont Ozu) pour que le film sorte enfin en 1943 – mais mutilé (définitivement). Pourtant, il rencontre un certain succès… et finalement on réclame à Kurosawa une suite ! Un pur film de commande, qu’il reniera très vite…

 

Mais le cas de Kurosawa est édifiant au-delà. En effet, au pouvoir quasi totalitaire des militaires ultranationalistes succède, après la capitulation, le pouvoir également très étendu du SCAP – c’est-à-dire de l’occupant américain. Et, aux yeux de MacArthur et de ses services, il ne fait aucun doute que le cinéma a eu sa part dans l’endoctrinement de la nation japonaise et la course à la guerre – en fait, c’est certain, il n’y a aucun doute à cet égard, on ne peut vraiment pas leur donner tort ; le problème, c’est que la politique de censure du SCAP va très loin, dans son obsession de « l’esprit féodal » qui a conduit le Japon au conflit – tout ce qui paraît « féodal » est suspect ; dès lors, tous les films « historiques », « en costumes », les jidai-geki, sont par essence suspects. Le genre, florissant dès les origines du cinéma japonais (notamment via les adaptations de kabuki), est concrètement interdit durant l’Occupation américaine.

 

Et, là encore, Kurosawa en fait les frais : peu importe son propos dans Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, film tourné immédiatement après la Défaite – le jidai-geki est « féodal », le film de Kurosawa éventuellement « dangereux », et il est donc interdit (il ne sortira que sept ans plus tard, en 1952, après le départ des Américains).

 

À vrai dire, la période de l’Occupation a sans doute eu une immense importance, dans le contexte précis de l’histoire du cinéma japonais – et, aux censures, et donc aux critiques (d’abord inaudibles mais qui se développeraient progressivement pour atteindre leur apogée dans les années 1960, via notamment la Nouvelle Vague), il faut probablement ajouter des influences, des emprunts, etc. Je préfère ne pas trop m’avancer sur ce terrain ici, cela appelle une étude beaucoup plus approfondie.

UN NOUVEL ÂGE D’OR – MAIS INTERNATIONAL

 

Mais les choses évoluent très vite – dès 1950, et, ironiquement peut-être, justement avec Kurosawa Akira. En effet, en 1950 sort Rashômon, superbe adaptation de deux nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke… et, l’année suivante, il remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise.

 

Une chose impensable jusqu’alors. Le cinéma japonais d’avant-guerre, à quelques très rares exceptions près, ne s’était pas exporté. Les Japonais comme les étrangers semblaient considérer que ces « sujets japonais » n’intéresseraient personne en dehors de l’archipel, et ne tentaient pas le moindre effort pour conquérir des marchés extérieurs. Bien sûr, la guerre n’a fait qu’accentuer cette conviction de l’incommunicabilité internationale du cinéma japonais… Pourtant, cinq ans seulement après la Défaite, le film de Kurosawa – parce qu’il porte en lui une certaine universalité ? – fascinera les spectateurs lors des festivals européens. Et il ouvrira ainsi la porte du marché international aux films d’autres réalisateurs japonais, qui seront à leur tour plébiscités à Venise, à Cannes ou à Berlin ; par exemple, des vétérans du muet comme Mizoguchi Kenji, ou encore Kinugasa Teinosuke (ultime avatar de sa complexe carrière), mais aussi des nouveaux venus comme Kobayashi Masaki. Et c’est un nouvel âge d’or du cinéma japonais.

 

Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes – car tout le monde ne bénéficie pas de cette ouverture. Aujourd’hui, quand on envisage le cinéma japonais des années 1950, ce fameux « âge d’or », on associe toujours les mêmes trois noms : Kurosawa, Mizoguchi, Ozu. Peut-être les envisageait-on ainsi à l’époque au Japon même… mais Ozu n’a en fait pas bénéficié immédiatement de cet enthousiasme européen pour le cinéma japonais : cinéaste du contemporain, du quotidien, ses films n’ont pas la patine exotico-historique qui séduit à l’autre bout du monde – aussi Ozu est-il alors largement ignoré dans les festivals européens, et tout autant par la critique européenne ; on ne le redécouvrira, en fait, qu’à partir des années 1970. Naruse, éventuellement associé à ce triumvirat, a semble-t-il vécu des difficultés semblables pour s’exporter.

 

Mais, au Japon même, il y a bientôt un effet pervers de cette reconnaissance internationale inattendue : on commence à parler de films « japonais » qui seraient « conçus » spécifiquement pour les spectateurs occidentaux… Il y en a eu, très clairement – et qui ont très légitimement été oubliés depuis. Hélas, il y a aussi eu des amalgames injustes : après les grands succès populaires qu’ont été, notamment, Les Sept Samouraïs ou Le Garde du corps (c’est-à-dire Yôjimbô), Kurosawa lui-même, qui avait ouvert la voie à tout ce cinéma, en paye le prix au Japon – son humanisme, son goût pour l’universel, son succès à l’étranger, sont autant d’éléments à charge. Il faut dire que la critique européenne, d’abord unanimement enthousiaste, use bientôt d’un discours similaire – Les Cahiers du cinéma, tout particulièrement, haïssent Kurosawa… Max Tessier consacre un encart éloquent à la critique française du cinéma japonais – une pièce de plus dans la longue histoire des facepalms des Cahiers, mais aussi au-delà… Il en résultera une longue traversée du désert, après le coûteux échec commercial de Dodes’kaden ; Kurosawa n’en sortira véritablement que grâce à des financements… eh bien, internationaux (Dersou Ouzala en URSS, puis surtout Kagemusha, Ran et Rêves, financements américains pour le premier et le troisième, français pour le deuxième), mais, heureusement, à cette époque, on commencera à revenir sur certains préjugés concernant cet immense réalisateur ; la tardive palme d’or pour Kagemusha a pu y aider.

 

Kurosawa se voit bien sûr accorder des développements conséquents ici – mais aussi ses collègues Mizoguchi et Ozu (ainsi que Naruse, dans une analyse comparative par rapport au précédent). Au-delà, Max Tessier s’intéresse aussi à des réalisateurs sans doute moins connus, mais qui valent cependant d’être cités, sur la durée parfois (tous par ailleurs n’avaient pas percé à l’étranger), et ce aussi bien dans le cinéma le plus « prestigieux » que dans les films de genre les plus populaires : Kobayashi Masaki (dont l’auteur ne raffole visiblement pas) aussi bien que Honda Ishirô (qu’il n’aime vraiment pas du tout), mais aussi Ichikawa Kon ou Fukasaku Kinji, Shindo Kaneto et Misumi Kenji, Uchida Tomu et Gosha Hideo, etc. Le film d’animation, par contre, est assez peu envisagé, même si quelques lignes sont consacrées à Tezuka Osamu.

 

Tout cela est très riche, et aiguise la curiosité du lecteur.

 

CRISE DES STUDIOS ET NOUVELLE(S) VAGUE(S)

 

À l’aube des années 1960, cependant, pour de nombreuses et parfois complexes raisons, le système traditionnel des grands studios rencontre des difficultés. Les réalisateurs phares de la décennie antérieure tentent de s’en accommoder voire de circonvenir le phénomène (la Yonki no kai de Kurosawa, Ichikawa, Kinoshita et Kobayashi), sans grand succès, tandis qu’au sein même des majors apparaissent des courants contestataires, qui se singularisent progressivement au travers d’une « Nouvelle Vague » du cinéma japonais, ainsi qualifiée – par un Oshima Nagisa, tout particulièrement – en référence à la Nouvelle Vague française. En fait, il vaudrait mieux employer l’expression au pluriel, et dans ses rapports très variables envers l’industrie cinématographique antérieure : Oshima et ses amis foutent le bordel à la Shôchiku (et c’est là que se joue cette Nouvelle Vague « au sens strict »), Imamura Shôhei à la Nikkatsu, et d’autres encore ici ou là. La crise des studios s’accompagne ainsi de l’émergence plus ou moins corrélée d’un cinéma d’auteur davantage indépendant, davantage iconoclaste aussi le cas échéant – mais un cinéma qui s’exporte plus ou moins bien, cette fois…

 

Et le mouvement a bientôt ses limites, il tend à s’essouffler. À l’aube des années 1970, après une décennie d’audaces enthousiasmantes, la Nouvelle Vague s’effondre progressivement sur elle-même, appelant à terme à un renouvellement du discours, et/ou à une approche différente des marchés nippon et international. Tandis qu’Imamura se réfugie plus ou moins dans le documentaire ou la télévision, Oshima l’agitateur participe de la révolution sexuelle à l’écran avec L’Empire des sens, production française débouchant sur un très médiatique procès pour « obscénité » ; mais, parallèlement à ce chef-d’œuvre, et dans une relation un peu ambiguë avec certains des premiers films d’Imamura semble-t-il, cette « révolution sexuelle » débouche en fait surtout sur l’industrie des « roman-porno » de la Nikkatsu. Ces films érotiques soft (ne pas se méprendre sur ce qualificatif de « porno » : la législation japonaise contre la pornographie était aussi stricte alors qu’elle l’était du temps du roman de Nosaka, et, d’une certaine manière, c’était même la raison d’être de L’Empire des sens), ces films donc étaient tournés à la chaîne et bénéficiaient d’un système d’abonnements assurant leur rentabilité immédiate – ils sont bientôt devenus la marque de fabrique de ce studio qui fut prestigieux, et ont occupé une place non négligeable (majoritaire, en fait) dans l’ensemble des productions du cinéma nippon des années 1970, voire 1980 ; il en reste semble-t-il quelque chose, d’ailleurs.

 

Le cinéma populaire de genre (à vrai dire, les roman-porno en font pleinement partie) connaît cependant encore quelques réussites, mais le ton nihiliste et outrancier aussi bien des chanbara à la Baby Cart que des films de yakuzas façon Fukasaku témoignent à leur manière délibérément excessive de la crise que connaît alors le cinéma japonais. Les kaiju-eiga dans la lignée de Godzilla (vite dénaturé en spectacle familial) sont très rapidement évoqués, et sévèrement, mais, n’y connaissant absolument rien (déjà que je ne connais pas grand-chose au reste…), je ne vais pas m’étendre sur la question. Par contre, on peut noter, dans le registre de l’animation, que, si la double révolution Akira et Ghibli n’a pas encore eu lieu, on se dirige insidieusement vers elle à la fin de cette époque troublée.

 

UN ENTRE-DEUX ? ET LA SUITE ?

 

Inévitablement, ce petit ouvrage très intéressant fait montre de quelques limites quand il aborde le cinéma précédant immédiatement sa parution (1997, réédition 2003 – à moins qu’il ne s’agisse seulement d’une réimpression ? Ce qui changerait la donne…). Car il s’est passé quelque chose dans ces eaux-là, qui ne pouvait pas vraiment être anticipé – notez que je crois qu’il y a eu des rééditions plus récentes, qui ont pu prendre en compte ces changements.

 

Quoi qu’il en soit, l’image persiste d’un cinéma japonais en crise. Pourtant, les décennies 1980 et 1990, difficiles au Japon même (enfin touché par la crise économique, la bulle spéculative des 80’s ayant finalement éclaté), s’accompagnent peut-être d’un vague renouveau international ? Le cas de Kurosawa a été évoqué, mais il faudrait peut-être aussi parler d’Imamura faisant son retour à la fiction, et y gagnant deux palmes d’or, pour La Ballade de Narayama puis L’Anguille

 

Mais le plus important est probablement ailleurs – avec l’émergence de nouveaux cinéastes, souvent résolument indépendants, et généralement méconnus de par chez nous. Avec tout de même une belle exception ? Celle de Kitano Takeshi, bien sûr – qui connaît, entre la date initiale de parution de cet ouvrage et celle de sa réédition, un pic de popularité à l’étranger, s’accompagnant comme au bon vieux temps de réussites festivalières (toujours Venise, Cannes, Berlin) sinon commerciales ; mais, de tout ça, j’avais déjà discuté à propos d’un autre ouvrage de la même époque, et dont j’avais fait l’acquisition et la première lecture dans les mêmes circonstances : Rencontres du septième art – je vous y renvoie si jamais. Mais Kitano est d’une certaine manière l’emblème des « espoirs et désillusions des nouveaux indépendants », pour reprendre le titre employé par Max Tessier…

 

Constat qui va sans doute au-delà, car le succès (au moins critique) de Kitano s’est aussi accompagné d’un mouvement plus populaire et commercial, celui de la « J-Horror », pour le coup pas le moins du monde mentionnée ici, et sans doute était-ce trop tôt pour ce faire. Dans la foulée de Nakata Hideo, on s’est intéressé à d’autres réalisateurs, au succès parfois éphémère, parfois davantage consolidé – on peut penser par exemple à Kurosawa Kiyoshi, ou, dans un tout autre registre, à Miike Takashi ; sans même compter les iconoclastes les plus frénétiques, comme Tsukamoto Shinya.

 

Mais qu’en est-il resté ? J’ai l’impression, mais peut-être biaisée, qu’il y a eu un très éphémère « troisième âge d’or », ou du moins que l’on a voulu y croire – c’était après tout celui que beaucoup au Japon appelaient de leurs vœux, et prophétisaient à l’occasion… sans en avoir fait grand-chose quand il a très brièvement acquis un semblant de réalisation matérielle. Finalement, la décennie ayant l’an 2000 pour pivot a peut-être été trompeuse, et l’engouement européen de cette période me semble avoir sacrément diminué – voire carrément disparu. Bien sûr, je ne sais pas du tout ce qu’il en est au Japon même, et peut-être de toute façon cette impression très personnelle est-elle erronée, pour une raison toute simple : à l’époque, j’allais régulièrement au cinéma… alors que cela fait des années maintenant que je n’ai pas remis les pieds dans une salle.

 

Mais il y a un sérieux bémol, indéniablement : il faut cette fois accorder une place marquée au cinéma d’animation, aussi bien les productions Ghibli de Miyazaki Hayao ou Takahata Isao, que des choses un peu plus rudes peut-être, dans la foulée du Akira de Ôtomo Katsuhiro (d’après sa propre BD) : Ghost in the Shell de Oshii Mamoru (d’après l’abomination de Shirow Masamune), ou Perfect Blue de Kon Satoshi, etc. La nouvelle approche du « Cool Japan », variation nippone sur le soft power, avait en effet débouché dans les années 1990 sur une vague incomparable de popularisation à l’étranger, à la fois des mangas et des animés – dont l’impact demeure aujourd’hui, je ne vous apprends rien. En fait, je suppose que la « J-Horror » aussi en faisait partie, mais elle en a probablement bien plus vite démontré les limites, en suscitant sa propre concurrence internationale, avec la « K-Horror » (coréenne, donc) qui a un temps pris le relais ; en fait, le cinéma coréen, et au-delà la culture populaire coréenne, ont bénéficié de ces mouvements, au point de devenir de sérieuses alternatives aux productions nippones.

 

UNE TRÈS BONNE INTRODUCTION

 

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier, est exactement cela : une introduction. Mais une très bonne !

 

Dans son format de « Que sais-je ? ailleurs qu'aux PUF », il se montre vraiment très convaincant : limpide mais jamais au point du simplisme, dense mais jamais étouffant, relativement subjectif sans que cela soit envahissant, suffisamment objectif sans être dépassionné, ce petit ouvrage très riche remplit pleinement son objectif quand il suscite la curiosité du lecteur – ce qu’il fait presque à chaque page ; en tout cas, je suis moi-même un lecteur conquis.

 

Les occasions d’approfondissement qu’offrent les encarts et annexes sont particulièrement bienvenues, en fournissant des pistes pour creuser encore davantage cette très abondante et très enthousiasmante matière. Ce que je ne vais pas manquer de faire, au travers d’autres lectures « généralistes » mais plus amples, et d’autres études davantage ciblées. Mais c’est une très recommandable première étape.

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Rencontres du septième art, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dessin de couverture par Honoré

Dessin de couverture par Honoré

KITANO Takeshi, Rencontres du septième art : entretiens avec Akira Kurosawa, Shôhei Imamura, Mathieu Kassovitz et Shiguéhiko Hasumi, traduit du japonais par Sylvain Chupin, présenté par Michel Boujut, dessin [de couverture par] Honoré, Paris, Arléa, [1993, 1998-1999] 2000, 90 p.

KITANO AU SOMMET

 

Une relecture… Quand paraît aux éditions Arléa ce tout petit livre, en l’an 2000, Kitano Takeshi est au sommet – en tant que réalisateur, s’entend en Occident, car notre bonhomme est hyperactif et a bien d’autres activités au Japon, la principale étant celle d’animateur de télévision, sur un mode comique et éventuellement absurde dérivé de sa carrière initiale dans le manzai ; mais il est aussi acteur, bien sûr, et peintre, et écrivain…

 

Mais le sommet dont je traite ici porte donc sur sa carrière de réalisateur. Ce recueil d’interviews en témoigne à maints égards. À vrai dire, sa composition même implique sans doute au préalable un engouement marqué pour le cinéma de Kitano au tournant du millénaire : les quatre entretiens constituant ce petit livre ont été réalisés en 1993 pour celui avec Kurosawa, et en 1998-1999 pour les trois autres – si l’on se fie à ce dernier point de référence, le réalisateur vient d’être récompensé par le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour Hana-bi, celui de ses films dont on parle le plus ici, du coup, et il travaille sur son projet suivant, L’Été de Kikujiro. Cet engouement se prolongerait encore quelques années, avec au moins Aniki, mon frère, puis Dolls, et Zatoichi ; des films par ailleurs on ne peut plus différents les uns des autres.

 

Mais les interviews constituant ce livre ne sont pas « banales ». En effet, trois d’entre elles confrontent Kitano avec un autre réalisateur : les titans japonais Kurosawa Akira et Imamura Shôhei, le petit jeunot français Mathieu Kassovitz. Il s’agit bien, dès lors, de confronter des regards de cinéastes, ce qui peut aussi passer par l’échange de « trucs » techniques, par exemple. Le dernier entretien, un peu plus long, associe Kitano et son ami philosophe et critique Hasumi Shiguéhiko : le ton est forcément différent, et l’approche plus classique, mais cette discussion ne manque cependant pas d’intérêt. Et les quatre discussions ensemble constituent bien des Rencontres du septième art.

 

VARIATIONS DE LA CRITIQUE

 

Kitano au sommet, donc… Mais, mine de rien, parvenir à cet état de grâce n’avait rien d’évident, outre qu’il faut sans doute penser la carrière de Kitano cinéaste sous deux angles différents – au Japon, et à l’international.

 

Au Japon, longtemps, Kitano est d’abord et avant tout le guignol de la télé, et on ne le prend pas vraiment au sérieux – il le sait, il en joue même, quand il déboule, au premier jour de tournage de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, en tenue de kendo, braillant à son équipe technique : « C’est moi le réalisateur, maintenant ! » Le gag fait rire quelques-uns de ces techniciens... mais pas tous, et certains prendront bien soin d’enseigner le métier à ce bonhomme de la télé qui n’y connaît rien (j’y reviendrai), et ce pendant plusieurs tournages encore. Il faut dire qu’il est devenu réalisateur un peu par hasard : pour Violent Cop, il remplace en fait au pied levé le réalisateur initialement prévu, Fukasaku Kinji, très connu pour ses films de yakuzas sans concessions, et qui conclurait sa carrière, à l’époque où paraîtrait ce livre, avec le survival dystopique Battle Royale, dont le rôle le plus marquant, de très loin, reviendrait justement à Beat Takeshi. Violent Cop choque par... eh bien, sa violence, et sa réalisation non conventionnelle – mais il intrigue, voire séduit, et connait finalement un certain succès commercial ; la critique japonaise est divisée, l'hostilité est assez marquée, mais il s’en trouve bien quelques-uns pour noter que le rigolo de la télé s’en est remarquablement tiré, finalement.

 

Pourtant, les deux films suivants de Kitano rencontrent moins de succès, à tous points de vue – au point même de l'échec commercial presque fatidique. Mais le quatrième film de Kitano, Sonatine, s’il ne fonctionne pas au Japon, séduit en Occident, où il est projeté à Cannes (une dizaine d’années plus tôt, Kitano, ou plutôt Beat Takeshi, y avait déjà fait sensation pour son interprétation incroyable dans le Furyo d’Ôshima Nagisa – on avait pronostiqué une avalanche de récompenses tant pour le film que pour l’acteur… mais il n’en a finalement rien été, et, ironiquement, c’est un autre brillant film japonais qui a été récompensé par la Palme d’or cette même année, La Ballade de Narayama, d’Imamura Shôhei – qui s’entretient par ailleurs avec Kitano Takeshi dans le présent recueil).

 

Ce demi-succès… est suivi par un autre échec, Getting Any ?, que le réalisateur lui-même ne porte pas vraiment dans son cœur. Mais Kids Return convainc davantage – et surtout, en 1997, Hana-bi, dont le démarrage au Japon est « compliqué », mais qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, de manière très inattendue, et cela change radicalement la donne ; toutes choses égales par ailleurs, cette reconnaissance festivalière en Occident suscitant un véritable engouement global (et éventuellement rétroactif au Japon), peut rappeler, au début des années 1950, ce qui s’était produit avec le Lion d’or pour Rashômon, de Kurosawa Akira, événement-clef qui a permis au cinéma japonais, alors essentiellement confiné dans l’archipel, de se répandre à l’international, tendance confirmée très vite par le Lion d’argent attribué aux Contes de la lune vague après la pluie, de Mizoguchi Kenji. La Mostra et le cinéma japonais : une longue histoire !

 

Effet notable au Japon : Kitano, qui n’était alors que bien trop rarement pris au sérieux par la critique, en devient du jour au lendemain la coqueluche – il est ce brillant « nouveau réalisateur » indépendant qui, sait-on jamais, « sauvera » peut-être un cinéma japonais en déliquescence ? Quitte à opérer des retournements un tantinet déconcertants : au Japon, en s’appuyant sur la violence de ses films, on le compare sans cesse à « la star » (étrangère) du moment, Quentin Tarantino – alors que l’influence, si l’on y tient, doit clairement être renversée (de l’aveu même du réalisateur de Pulp Fiction, le cas échéant, qui avait notamment fait part de son intérêt pour Violent Cop) ; ce discours agace un peu Kitano (j’y reviendrai), mais, s’il a une chose à dire à propos de cette analogie perpétuelle (à l'époque) entre le cinéma de Tarantino et le sien, c’est, tout simplement, en définitive, qu’ils s’inspirent tous deux, pas tant l’un de l’autre, que des mêmes films, parfois un peu oubliés, de leurs prédécesseurs.

 

Sans vraie surprise, ces deux thèmes, plus ou moins liés, de la critique mesquine envers le réalisateur, et de la violence de ses films, sont centraux dans l’entretien avec Mathieu Kassovitz, pourtant plus crédible alors qu’il ne l’est devenu depuis, en tant que réalisateur, avec surtout La Haine et, plus particulièrement à propos ici, Assassin(s) – un film très critiquable quant au fond, à mon sens, mais dont je considère effectivement qu’il a été injustement écharpé, car il y a des choses très intéressantes dedans. Je reviendrai sur cet entretien (problématique) en ce qui concerne la question de la violence, mais on peut d’ores et déjà noter que Kitano s’y montre un spectateur attentif des films de Kassovitz (lequel, alors, n’avait vu de Kitano que Violent Cop et Hana-bi, sauf erreur, et est probablement un peu moins pertinent de son côté). Le thème de la critique et des récompenses festivalières internationales, ainsi que de leur impact, est aussi très important dans l’entretien avec Hasumi Shiguéhiko, où l’ambiance à Venise, et le ressenti de Kitano sur le vif, sont disséqués avec méticulosité, lucidité... et humour.

 

UN CINÉASTE QUI NE SAIT RIEN DU CINÉMA ?

 

Ce goût de certains films un peu oubliés, le visionnage très attentif dont Kitano est plus que capable (il se montre très précis et pertinent, professionnel en fait, en discutant notamment des derniers films, à l’époque, de ses interlocuteurs Kurosawa Akira, soit Madadayo – en 1993, qui serait son dernier film tout cours –, et Imamura Shôhei, à savoir L’Anguille, en 1997, sa deuxième Palme d’or), d’autres choses encore… Il y a comme un léger paradoxe – car Kitano se pose en cinéaste qui ne sait rien du cinéma, au fil de ces quatre entretiens, où sa posture est à la fois très humble… et pas dépourvue d’une certaine arrogance iconoclaste : c’est parce qu’il ne sait rien de ce qui a été fait et de ce qu’il « faut » faire, qu’il peut jouer au chien dans un jeu de quilles, qui chamboule tout avec une jubilation créatrice inaccessible aux réalisateurs plus « traditionnels » et (trop) conscients de leur médium.

 

Ses rares références de formation, toujours les mêmes, renvoient à des comédies qui ne semblent guère avoir perduré, pour ce qui est du cinéma japonais, et il ne s’étend guère sur le cinéma international, finalement. Homme de manzai et de télévision, bien qu’ayant une certaine carrière d’acteur de cinéma, il joue toujours, au moment de ces interviews, le rôle celui qui ne sait pas bien ce qu’il fait, au juste, quand il tourne des films.

 

Bien sûr, c’est un aspect important de ses propos concernant Violent Cop – son film de débutant. S’il l’a filmé de la sorte, et c’est bien ce qui a parlé au public, c’est à l’en croire parce qu’il ne savait tout simplement pas comment filmer, il n'en avait pas la moindre idée, et n'osait pas le montrer à son équipe technique, qui arrivait de toute façon très bien à cette conclusion toute seule... D’où ces longues scènes de « marche », ou encore cette tendance à filmer les protagonistes de face. Difficile d’imposer ce genre de « choix » à une équipe technique qui était donc persuadée de l'incompétence absolue du patron.

 

Mais cette singularité éventuellement iconoclaste ressort d’autres dimensions, où la technique cinématographique et les procédés narratifs se conjuguent de manière parfois originale – avec en tête le montage, étape particulièrement cruciale pour Kitano.

 

Ses projets de film sont souvent assez flous (et longtemps non titrés : plus précisément, le réalisateur, passé le cas particulier de Violent Cop, envisage ses films comme Film de Kitano 2, Film de Kitano 3, etc. : le titre Sonatine n’est ainsi apparu que très tardivement, vers la fin du tournage, et Kitano a longtemps voulu appeler officiellement Hana-bi sous le titre de Film de Kitano 7 ; il n’y a renoncé que sous la pression de ses collaborateurs, persuadés que c’était la pire des idées, et ce sont eux, finalement, qui lui ont soufflé le beau titre de Hana-bi – soit « feu d’artifice », mais littéralement « fleurs de feu »).

 

Si ces films ont un point commun dans leur élaboration, c’est qu’ils partent de la fin : il s’agit ensuite de trouver ce qui pourrait amener à cette fin – pour Kitano, c’est un procédé qui découle de l’art du sketch. Les bases sont donc finalement assez limitées, et très mobiles ; d’autant que Kitano apprécie une certaine spontanéité dans ses tournages, et les décisions sur le vif – alors même qu’elles peuvent totalement chambouler le projet initial.

 

De manière générale, le film « envisagé », le film tourné et le film monté peuvent être très différents – voire le sont systématiquement. Les conseils des gens compétents de son équipe technique se sont avérés ici particulièrement précieux – ainsi pour cette scripte un peu paniquée, qui suggérait de manière appuyée à un Kitano plus ou moins candide, dans ses premiers films, de prendre ici une vue d’une montagne, là une rue, etc. – c’était peut-être inutile sur le moment, mais « ça pourrait toujours servir ». Kitano l’a tôt constaté… Kurosawa, dans son interview, définit d’une certaine manière le cinéma comme un art de la transition ; mais en relevant justement que les transitions, chez Kitano, sont parfois fort étranges… C’est un compliment ! Et qui revient sous une forme un peu plus spécifique, quand les deux réalisateurs réfléchissent ensemble à la temporalité (plutôt qu’à l’écoulement du temps).

 

Hana-bi en est un exemple éloquent. L’histoire, au fond, est très simple – même si, au commencement du tournage, seule sa conclusion, ô combien brillante et terrible, était assez solidement établie (et encore : un point essentiel n'était alors pas défini, j'y reviendrai). Kitano, à son habitude, part donc de la fin, et trouve ensuite ce qui permet d’y amener – mais pas d’une manière linéaire, avec une forte relation de causalité : les flashbacks s’imbriquent dans un ensemble complexe constituant progressivement, mais à l’envers, plusieurs trames parallèles. Il faut y ajouter des plans de coupe étonnants, comme, bien sûr, ceux sur les peintures du personnage de l’ex-flic – peintures qui sont en fait celles de Kitano lui-même : rien de tout cela n’était prévu initialement, et user de ce procédé soulignait un rapport particulier du réalisateur à son film, dont il n’avait pas conscience, ou qui n’existait peut-être pas, jusqu’à ce que cette décision soit prise. Ces peintures naïves, à peine retouchées pour le film, c'est en effet Kitano qui les a peintes après son accident de moto, période de sa vie extrêmement douloureuse et riche en déceptions – soit exactement ce que vit le personnage de l’ex-flic délaissé et qui s'essaye à la peinture dans Hana-bi, et ceci alors que Kitano lui-même y incarne un autre personnage, le flic Nishi, ami du précédent... et dévoré par la culpabilité.

 

Toutes ces expériences aboutissent à ce que Kitano, couramment, essaye cinq ou six montages du même film avant de se décider pour celui qui sortira en salles. Et ces cinq ou six films, avec les mêmes images, sont totalement différents les uns des autres ; ce n'est pas une exagération, une image, mais un pur constat factuel.

 

Un autre aspect intéressant : l’adaptation du film à ses acteurs. C’est un point qui revient souvent dans les entretiens avec Kurosawa (qui raconte notamment comment il a fait pleurer la princesse de La Forteresse cachée – il n’en est pas fier, mais en a tiré des centaines de mètres de pellicule…) et Imamura – et si Kitano, lui-même acteur, explique que, dès lors, il ne s’emporte jamais contre eux, il n’en déplore pas moins que ces gens, dès qu’il y a une caméra à proximité, se mettent aussitôt à « jouer la comédie », quand lui attend de leur part des comportements plus spontanés, plus réalistes. Kurosawa et Imamura abondent tous deux... Quand il n’était qu’acteur, Kitano avait tendance à se plaindre des exigences démiurgiques des réalisateurs (ce qui va au-delà de la direction d'acteurs, mais concerne tout autant les décors, la météo, etc.) – mais, une fois passé de l’autre côté de la caméra, il a radicalement changé d’avis ! Non que la relation entre cinéastes et acteurs soit forcément mauvaise…

 

Et, parfois, tel jeu, en tant que tel pas critiquable, amène Kitano à revoir son histoire, et en profondeur le cas échéant, pour tenter quelque chose de différent – on revient toujours à cette versatilité. Hana-bi, à nouveau, en offre un exemple saisissant : Kishimoto Kayoko, qui joue le rôle de Miyuki, la femme de Nishi (Kitano Takeshi lui-même), était semble-t-il connue pour ses rôles à la télévision dans des drama assez bavards ; la comédienne était très habile dans ce registre, mais Kitano redoutait que les spectateurs l’identifient aussitôt à ces réalisations passées, au risque de nuire à la singularité et à l’ambiance de son film… Il a alors pris la décision radicale de supprimer toutes les répliques du personnage – sauf deux mots à la toute fin : le rôle initialement parlant est devenu (presque) totalement muet ; et, si vous avez vu Hana-bi, vous savez à quel point ce choix compte et s'avère pertinent, et même génial !

« TRUCS » DE CINÉASTES

 

En fait de cinéaste qui ne connaîtrait rien au cinéma, Kitano a tout de même développé une certaine acuité pour sa nouvelle profession, et quelques « trucs » qu’il échange avec ses prestigieux collègues, Kurosawa Akira et Imamura Shôhei – lesquels ont comme de juste bien des choses à lui apprendre, du fait de leur longue carrière.

 

Kurosawa, que l’on surnommait parfois « l’Empereur », se montre ici d’une extrême humilité, et traite Kitano comme son égal – en faisant montre d’une immense bienveillance et d’une grande attention pour les qualités propres de son cinéma. Nous sommes pourtant en 1993, Kitano vient à peine de sortir son quatrième film, Sonatine... Mais Kurosawa a aimé ce qu'il a vu, ce qu'il dit sans attendre au tout début de l'interview. Par la suite, avec cet interlocuteur qui dit ne rien en savoir, Kurosawa échange en toute simplicité sur l’histoire du cinéma japonais – légende vivante, il a vécu lui-même tout ce qu’il rapporte… Et raison de plus pour louer la spontanéité de « Beat », puisque c’est ainsi que le réalisateur de Rashômon l’appelle encore : il a raison de ne pas tenir compte de l’opinion bornée de ces gens qui lui disent que l’on doit filmer comme ça, pas comme ça, etc. Ceci étant, la profonde sympathie de Kurosawa pour Kitano ressort peut-être aussi des « trucs » techniques qu’ils s’échangent, mais cette fois en toute simplicité, sans en faire un dogme : si « l’Empereur » est presque logiquement amené à parler de sa légendaire technique de tournage à trois caméras, à partir des Sept Samouraïs, il s’attarde finalement au moins autant et peut-être davantage sur d’autres techniques davantage liées aux préoccupations de Kitano lui-même – en s’accordant avec lui sur le moment crucial du montage, et, donc, l’importance des transitions (plus que de l’écoulement du temps – on lui a bien trop rebattu les oreilles avec ça depuis les années 1940 !). Ainsi de ces acteurs que la présence d’une caméra perturbe systématiquement dans leur jeu : avec sa technique de caméras multiples, Kurosawa filme les répliques les plus importantes au téléobjectif – la caméra qui enregistre, soigneusement positionnée, est donc en fait celle qui se trouve le plus loin de l’acteur, et cela change tout…

 

Imamura aussi a son « truc » en pareil cas, finalement assez proche : avec un acteur particulièrement difficile à contrôler, il avait usé d’un stratagème, prétendant le filmer avec telle caméra… alors qu’elle ne tournait pas : la vraie caméra était placée ailleurs, et l’acteur n’en savait rien ! Imamura n’a pas l’air aussi commode que Kurosawa – pourtant, sa bienveillance est également marquée… et dès le départ ! Le réalisateur de L’Anguille, puisque c’est le film dont on parle le plus ici, suite à sa toute récente Palme d’or, avait écrit une lettre à Kitano des années plus tôt, pendant le tournage de Violent Cop – comme une sorte de mise en garde contre les mauvais côtés du landernau cinématographique japonais, dont le jeune réalisateur issu de la télévision ne tarderait guère à faire l’expérience, et c’était en même temps un encouragement marqué à persévérer dans cette voie. Kitano ne l’oublierait pas… Là encore, la discussion entre les deux réalisateurs peut aborder des aspects techniques : la direction d’acteurs, donc, ou l’importance du montage… Mais ils parlent aussi de la difficulté de tourner des scènes de sexe ou de violence.

 

LE MALENTENDU DE LA VIOLENCE

 

La violence, donc – on y revient. C’est un trait communément associé au cinéma de Kitano – même si, et depuis notamment, il a sans doute fait à maintes reprises la démonstration que ce n’était pas un élément nécessaire de ses films, loin de là.

 

Reste que la critique, à l'époque, revenait sans cesse sur cette violence (oubliant commodément des réalisations bien différentes comme A Scene at the Sea, que je n'ai toujours pas vu, certes). Et cela avait même débouché, donc, sur cette assimilation, qui nous paraît bien étrange rétrospectivement, entre les cinémas de Kitano Takeshi et de Quentin Tarantino… Et Kitano en était donc parfois agacé. L’entretien avec Mathieu Kassovitz n’en est que plus problématique, parce que le réalisateur français s'attarde essentiellement sur cette question. Mais Kitano ne rechigne pas à répondre pour autant – il se montre très aimable, et livre son point de vue sur la question.

 

En effet, personne, et lui-même moins que quiconque, ne saurait prétendre que la violence serait totalement absente de son cinéma… Si la filmographie de Kitano a touché bien des registres, on l’a surtout connu en Occident, au premier chef, pour ses films mettant en scène des flics rugueux et des yakuzas qui, certes, jouaient gentiment sur la plage, mais pouvaient aussi bien se livrer aux actes les plus horribles dans les minutes qui suivaient – une approche délibérée : Kitano explique qu’il est porté à faire précéder les scènes violentes de moments de calme, pour que la violence ne soit que plus sèche et plus terrible encore, par contraste. Quelques années après ces entretiens, Aniki, mon frère, mais aussi Zatoichi, bien plus léger dans le ton et dans un registre bien différent, ne manquerait pas non plus de giclées de sang (éventuellement en CGI…).

 

Ce que Kitano n’apprécie pas, c’est que, d’une part, on ne retienne que cela de ses films, autrement plus subtils, et, d’autre part, que cela s’accompagne souvent d’une condamnation morale pour ce cinéma violent qui, forcément, rendrait violent… Pour Kitano, c’est bien évidemment absurde : la violence dans ses films n’a rien de glamour, c’est une violence qui fait mal – sans doute est-elle conçue pour provoquer un effet chez le spectateur, mais ce n’est certainement pas celui de la séduction et de la tentation : la douleur l'emporte en balayant tout le reste.

 

Et si cette violence fait mal, c’est aussi, au-delà des techniques de réalisation savamment employées, parce qu’elle provient de situations très réelles : Kitano raconte comment, gamin, dans le quartier d’Asakusa à Tôkyô, il côtoyait par la force des choses de jeunes voyous qui, eux aussi, s’échangeaient des « trucs » professionnels – l’enfant Kitano entendait, sinon voyait, des choses parfaitement horribles ! Des choses qu’il a retenu, certes, et qui, pour certaines d’entre elles, sont revenues dans ses films…

 

Mais il y insiste : c’est une violence qui fait mal – et c’est pour lui le seul moyen véritablement pertinent de figurer cette violence. Pour Kitano, et je ne lui donne certainement pas tort, les films qui présentent la violence comme quelque chose de parfaitement anodin, avec des dizaines de types qui meurent par balles en tombant d’un coup sans une goutte de sang, sans un cri… Ces films-là sont bien autrement pernicieux.

 

Ceci étant, Kitano rejette plus généralement les concerts d’indignations qui voudraient bannir la violence du cinéma. Pour lui, c’est absurde : il faut bien au contraire en tirer une forme d’éducation, qui pourrait s’avérer salutaire. C’est sans doute triste, mais la violence fait partie intégrante de ce monde : refuser de la voir en s'imposant des œillères est bien plus criminel que de la montrer dans un film.

 

Et puis… Il faut se méfier de nos préconçus, sur des sujets pareils, au regard de cinéastes un peu trop hâtivement connotés. Mais, ici, c’est surtout Imamura qui en fait la démonstration ! Les deux réalisateurs échangent donc sur le sexe et la violence au cinéma, et sur la perversion qui y est éventuellement associée. Et Imamura livre cet aveu : comme Kitano, à la différence que ce dernier fait tout bonnement dans le refus d’obstacle, Imamura déteste tourner des scènes de sexe, il ne sait absolument pas quoi dire aux acteurs, et il redoute sans cesse de livrer des choses trop intimes… On parle bien d’Imamura, célébré comme un cinéaste « charnel », et dont les scènes de sexe saisissent souvent par leur caractère frontal et animal ! Voyez, sur ce blog, La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, mais il y en aurait bien d’autres exemples… Nos deux réalisateurs, aiguillonnés par un tiers intervieweur qui en joue, supposent qu’il leur faudrait peut-être échanger les rôles : Kitano, mais pas avant l’âge de la retraite, attention, tournerait enfin des films érotiques « et pervers » ; Imamura, d’ici-là, tournerait volontiers quelque chose de bien violent… Il n’en a hélas pas eu l’occasion (même si, rétrospectivement, La Vengeance est à moi montrait probablement qu'il en était capable) : il est mort en 2006 sans s’y être essayé – mais en livrant comme testament cinématographique une histoire de « femme fontaine » avec De l’eau tiède sous un pont rouge

 

UN APPEL À LA DESTRUCTION ?

 

Ces Rencontres du septième art, même brèves, sont finalement assez denses et riches d’enseignements. Cependant, je suppose que je ne peux plus les lire de la même manière en 2018 qu’en… ça devait être 2003 ou 2004, si le bouquin est paru en l’an 2000.

 

Le monde a changé, depuis, qui amène à reconsidérer certaines questions. À l’époque, le cinéma japonais avait effectivement connu un certain regain à l’international, dont Kitano était sans doute l’archétype, mais aussi Imamura dans sa fin de carrière (il était certes d’une tout autre génération, mais sa dernière phase a bénéficié d’une grande attention en Occident), et bien d’autres auteurs dans bien d'autres domaines – c’était notamment l’époque de la vague « J-Horror », dans la foulée de Nakata Hideo, et qui avait pu aider à la reconnaissance internationale d’auteurs comme Kurosawa Kiyoshi, tandis qu’on s’intéressait aussi à des choses plus étranges, plus barrées, mais en même temps très diverses, aussi bien Miike Takashi dans une veine pop-trash que Tsukamoto Shinya dans un registre plus arty – sans même parler du boom de l’animation japonaise, qui avait certes commencé quelques années auparavant avec Miyazaki Hayao et Takahata Isao et plus généralement Ghibli, mais permettait aussi la découverte de choses différentes, comme Kon Satoshi, etc. Je n’ai pas l’impression que le cinéma japonais s’exporte aussi bien, depuis… Même Kitano, passé le pic de popularité de Zatoichi, s’est fait depuis bien plus discret à l’international.

 

À l’époque de ce livre, le retournement complet de la critique japonaise le concernant, suite au Lion d’or pour Hana-bi, avait eu tendance, mesquinement, à faire de Kitano, tout compte fait, le porte-parole d’une « nouvelle nouvelle vague » de cinéastes japonais, plus indépendants que leurs devanciers, et à même de « sauver » un cinéma japonais que les reliquats du système des studios plombaient toujours, sans même parler de la crise économique qui avait enfin atteint l’archipel depuis l’éclatement de la bulle spéculative. Il n’en a rien été.

 

Peut-être parce que Kitano lui-même ne voulait certainement pas de ce rôle ? Quitte à ce que, en réaction, il fasse les choses les plus folles… Même en début de carrière, il avait peu ou prou fait une tentative de suicide artistique avec Getting Any ?, que le réalisateur ne présente pas autrement dans ces entretiens, tout en admettant que c’était bien prématuré (pour lui, l’échec de son film tient surtout à ce qu’il avait voulu démonter le cinéma sans rien en connaître – on y revient toujours). Mais les films qui ont suivi Zatoichi (et que je n’ai pas vus, attention donc…), comme notamment Takeshis’, juste après, avaient peut-être un peu de cela également, sur un même mode autodestructeur sous couvert de comédie…

 

Est-ce si étonnant, de la part d’un cinéaste qui a aussi souvent traité du suicide ? On a tous en tête (si j'ose dire...) cette image de Sonatine, où il s’explose lui-même le crâne en affichant un grand sourire face caméra ; dans cette époque charnière au tournant de l’an 2000, Hana-bi, Aniki, mon frère ou encore Dolls sont autant de variations sur ce même thème…

 

La relecture de ces Rencontres du septième art, dès lors, permet peut-être de mettre en avant des thématiques que j’étais bien loin de percevoir à l’époque. Car Kitano, donc, ne veut pas être le sauveur du cinéma japonais – bien au contraire, il se décrit lui-même comme une menace, plus spécifiquement comme un cancer, selon ses propres mots. Dans un geste exceptionnellement marqué d’arrogance, Kitano Takeshi explique très sérieusement qu’il est responsable de la décadence du manzai, qu’il a littéralement tué ce registre de la comédie avec ses répliques très particulières et scandées à la mitrailleuse ; dans un même mouvement, bien loin de se poser en « sauveur » d’un cinéma japonais dont il n’a par ailleurs probablement pas grand-chose à faire (avec certes quelques exceptions, comme les notables comparses de ce livre, ou le camarade Fukasaku Kinji), il s’affiche plutôt comme une menace – une promesse de destruction, d’anéantissement : il a tué le manzai, il tuera le cinéma japonais ! Quelle part de sérieux faut-il y accorder, je ne saurais le dire – et pas davantage si ce n’est pas avant tout une prophétie d’autodestruction, même si j’ai tendance à voir les choses ainsi…

 

En témoignent peut-être son goût pour les « gags » les plus à même de le détruire ? J’avais évoqué plus haut le réalisateur se pointant en tenue de kendo au premier jour du tournage de Violent Cop, mais il y aurait bien d’autres trucs bizarres à mentionner… Et même à la remise du Lion d’or à Venise ! Kitano, ému, fait la remarque que le Japon et l’Italie se sont déjà alliés pour conquérir le monde (ouch !), et qu’ils semblent sur le point de le refaire, mais cette fois par le cinéma...

 

Non, ce n’est pas toujours facile de suivre Kitano dans ses blagues… Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent (et je suppose souvent à juste titre), le public japonais n’y est pas forcément toujours plus disposé que le public occidental. Il a ses propres soucis à cet égard... Revenant sur Venise, le réalisateur de Hana-bi livre cette remarque, qui me paraît constituer une conclusion intéressante :

 

Un gag, c'est très difficile à réussir, parce que ce doit être une résonance avec celui qui en est le destinataire. Comme je recevais un prix de cinéma, jouer les comiques en faisant l'idiot aurait dû avoir d'autant plus de force. Par exemple, si je dis : « Appelez-moi grand maître », c'est censé être un gag énorme, mais, dans le Japon d'aujourd'hui, au lieu que les gens rient, vous risquez fort de les entendre vous répondre : « D'accord. »

 

Kitano : artiste incompris.

 

(Tant mieux ?)

 

(Bon, j'ai plein de films à voir, ça fait assez longtemps que je le dis, bordel...)

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Jouer des parties de jeu de rôle

Publié le par Nébal

Jouer des parties de jeu de rôle

Jouer des parties de jeu de rôle, ouvrage dirigé par Coralie David et Jérôme Larré, Saint-Orens-de-Gameville, Lapin Marteau, coll. Sortir de l’auberge, 2017, 360 p.

LA THÉORIE RÔLISTE ET MOI, BON

 

La théorie rôliste et moi… Bon, on va dire que ça fait 2d6+4. Par là. Y a eu une époque où je me disais que ça serait bien de me renseigner un peu quand même, dont acte, alors GNS ici, OSR là, machin truc narrativo-végan bidule… Je me suis « investi » (…) pendant quelque temps – à mon échelle de novice, bien sûr… Un échec. Tout cela, finalement, ne me parlait guère, dans l’ensemble. De temps à autre, je trouvais bien un truc qui me faisait me dire : « Ah oui, tiens, c’est intéressant, ça… » Mais à la simple idée d’en chercher des applications pratiques, je défaillais – et défaille encore. Il m’a bien fallu, au bout d’un moment, admettre que j’avais globalement une vision pluuuuuuuutôt traditionnelle des choses, sans intégrisme toutefois (j’espère bien que non, bordel !) – et admettre en même temps que je ne pouvais finalement pas envisager ce loisir autrement que sur un mode… décontracté du gland, disons. Paresseusement spontané. Pas vraiment réflexif.

 

Ce n’est pas une revendication, un mot d’ordre, que sais-je. Plutôt un constat un peu désabusé, et très personnel – le souci, c’est moi, pas la théorie rôliste. Y a plein de gens très intéressants qui sont à fond là-dedans, et ils ont sans doute bien raison. Je ne doute pas qu’ils apportent plein de choses pertinentes à un loisir qui, comme toute chose en ce monde, évolue nécessairement (j’espère bien que oui, bordel !). Ils ont la raison pour eux – moi, je m’abrite timidement derrière ma tristement creuse flemme.

 

Cela ne faisait probablement pas de moi le lecteur idéal de ce Jouer des parties de jeu de rôle publié chez Lapin Marteau, dans la collection « Sortir de l’auberge », réfléchissant sur le loisir rôlistique et ses possibilités d’évolution – après un premier volume intitulé Mener des parties de jeu de rôle ; comme ça, c’est clair. L’ensemble a été bien accueilli par la communauté rôliste, ai-je l’impression – et j’étais relativement curieux, finalement, mais peut-être surtout du premier volume ? Pourtant, ces derniers temps, je suis probablement plus joueur que MJ – mais, le naturel, le galop, j’y reviendrai. Curieux, oui… Mais sans réelle intention de me procurer les onéreuses bêtes, pour être honnête – je savais que je ne pourrais pas en faire des lectures prioritaires, hors-contexte.

 

Je vais lâcher les Trois Mots Terribles, ici je crois qu'il le faut : SERVICE. DE. PRESSE. Que m’a aimablement proposé l’éditeur. Ça a un peu changé la donne, en m’incitant à faire passer cette lecture devant quelques autres – chose qui n’a rien de systématique, notez. Et, euh, relativement... Je l'ai quand même lu bien après réception. Mais, oui, j’étais curieux…

 

Et au final ? Un très bon livre. Aucun doute. D’une lecture agréable, toujours intéressant (ou presque), souvent utile. De la théorie rôliste si l’on y tient, mais au niveau des fiches de perso et des poignées de dés – quelque chose de très concret, finalement, et susceptible d’intéresser pas mal de monde, des novices débordant d’enthousiasme aux vétérans casse-couilles « MOI MÔSSIEUR J’AI COMMENCÉ AVEC LA BOÎTE ROUGE ». Avec plein de gens entre les deux.

 

Même si, pour le coup, identifier un lecteur cible peut s’avérer compliqué… Et je redoute un peu que ce volume assez costaud et cher (joli et aéré, en même temps) ne parvienne pas jusqu’aux débutants – ce qui serait dommage, parce qu’ils y trouveraient plein de choses utiles ; pour ainsi dire, ces choses que j’aurais vach’ment apprécié qu’on me les dise ou montre quand, ado, je me dépatouillais tout seul dans mon coin avec les gros bouquins austères de ce loisir chelou.

 

LE MENEUR PENSE, LES JOUEUSES JOUENT ?

 

Le livre part d’un… semi-paradoxe, disons. Il y a depuis pas mal de temps déjà toute une littérature sur le jeu de rôle et autour du jeu de rôle – mais elle semble souvent reproduire (et renforcer) une distinction éventuellement fâcheuse mais bel et bien omniprésente entre le meneur de jeu et les joueuses (pour reprendre le code de ce livre, OK, j’ai pas de problème avec ça), qui a pu être inconsidérément étendue au travers d’un discours simpliste figeant les rôles (si j’ose dire). Le MJ, c’est le gars sérieux de la bande – celui qui lit les livres et gère tout, absolument tout ; les joueuses ? Bah, elles arrivent, elles posent les pieds sous la table, elles font leurs petits trucs… Et tant mieux que ça n'aille pas au-delà ! T’imagines l’horreur si elles se mettaient à lire des trucs et des machins ?! Ah ah ah la bonne blague ah ah. Dès lors, vous imaginez un peu les joueuses réfléchir sur ce qu’elles font ? Ah ah ah la bonne blague ah ah ! Tiens je vais la poster sur Discussions de rôlistes celle-là.

 

Ah ah ah.

 

Soyons sérieux… Parce que la réflexion, comme son nom l’indique, c’est pour le gars sérieux – le meneur de jeu.

 

En clair, les conseils aux rôlistes, quatre-vingt-quinze fois sur cent (au doigt mouillé, le meilleur critère d’évaluation des jets de dés), sont des conseils aux meneurs.

 

(Quand il ne s’agit pas en plus de conseils aux auteurs, mais là on débouche sur des trucs assez glauques, consanguins, et comme y a peut-être des enfants qui regardent…)

 

C’est un réflexe très commun – et je n’en suis certainement pas épargné. Instinctivement, j’ai sans doute longtemps eu tendance à voir les choses ainsi (nouveau témoignage de mon bête conservatisme ludique ?). Le Lapin Marteau lui-même n’en est peut-être pas totalement exempt, d’ailleurs – qui a sorti le bouquin de conseils aux meneurs avant celui de conseils aux joueuses. C’est que ça paraît dans l’ordre des choses.

 

Sauf que ça ne devrait pas. Bien sûr que les joueuses ont leur mot à dire – et certaines (révolutionnaires) l’ont fait spécifiquement sous cet angle de joueuses. Il en découle pour elles plein d’occasions de réfléchir sur leur pratique, de se demander comment l’améliorer, de tenter des trucs différents… Le meneur ? Eh bien, c’est une joueuse, lui aussi… Quand il y en a un, d’ailleurs – ce n’est plus toujours le cas (même si le présent ouvrage, globalement, traite surtout de jeux à MJ, pour ne pas brusquer le quidam à poil dur). Et envisager les choses ainsi, réflexe salutaire même en étant tardif, c’est l’occasion de rééquilibrer la balance – de repenser les rôles, sur un mode, disons, « démocratique » ? L’autocratie du MJ prendra fin, le moment venu – nous en sommes à l’avant-veille du matin de l’antépénultième jour avant celui qui précède celui du Grand Soir, et là il fera moins le malin !

 

Sauf que non… Il ne s’agit bien sûr pas d’opposer les deux. La mauvaise blague ah ah.

 

Non : le mot d’ordre de ce livre, c’est de jouer ensemble.

 

(Un truc de SJW à l’évidence.)

 

Et c’est bienvenu, et ça fait du bien.

 

CRÉATION ET DÉVELOPPEMENT DU PERSONNAGE, OU : ÇA VA MIEUX EN LE DISANT – BEAUCOUP MIEUX

 

Avec toutes ses qualités, nombreuses, dont je vais tâcher de rendre compte ici, Jouer des parties de jeu de rôle n’est pas sans failles pour autant – et l’une, pas dramatique sans doute, concerne le plan, qui me laisse un peu perplexe. Je vais donc le bidouiller un peu dans ce compte rendu, pas forcément de manière beaucoup plus satisfaisante à vrai dire, avec une première rubrique portant sur la création, l’interprétation et le développement de personnages, et une deuxième sur le fait de jouer ensemble ; une troisième proposera enfin des pistes plus spécifiques pour faire évoluer les parties – en incluant quelques trucs qui ne me parlent vraiment pas du tout, sans qu’il faille en déduire qu’ils seraient en tant que tels mauvais ou ineptes.

 

Commençons par le commencement, et donc avec la création de personnage – processus qui se prolonge ensuite en cours de jeu, au plan de la technique comme de l’interprétation, avec plusieurs pistes de réflexion des plus utiles.

 

Ce qui implique de poser d’abord quelques notions ? Le recueil s’ouvre sur une « discussion » entre Anne Richard-Davoust et le Grümph intitulé « La bonne joueuse, tu vois, elle lance les dés… » L’allusion à un sketch antédiluvien porte, car le volume dans son ensemble prend soin de ne pas parler de la « bonne joueuse », ce qui reviendrait aussi à parler de la « mauvaise » (encore qu’il y ait quelques exceptions, « cette joueuse-là » évoquée en fin de volume par Selene Tonon y ressemble quand même pas mal, et j’y reviens très vite). Après tout, les outils contenus dans cet ouvrage ne sont pas impératifs, un catalogue exhaustif de comportements obligatoires sous peine d’exclusion du Groupe et de déportation dans les rizières (et plus vite que ça, déviationnistes !). Ce sont des conseils, variés – une boîte à outils, où on pioche ce dont on a besoin, ou même, plutôt, ce que l’on a envie d’essayer ; et si ça ne marche pas, ben, c’est pas dramatique, hein… Tout ne sert pas forcément maintenant, et on pourra peut-être y revenir plus tard… Finalement, cette « interview » liminaire, sous cet aspect un peu alambiqué, développe peut-être surtout d’autres notions qui demeureront en filigrane sur toute la durée du recueil – celle de roleplay, par exemple, et l’idée que jouer un rôle, ça n’est pas nécessairement faire dans le théâtral à base de tchatche envahissante (horreur glauque), c’est aussi participer à un combat et choisir de porter ce coup plutôt que tel autre… Le jeu de rôle est un loisir accessible aux timides, aux gens qui n’ont pas de bagout (c’est heureux…) ; « peu » parler, de la sorte, n’implique en rien d’être une « mauvaise joueuse », une notion (?) bien trop réductrice et arbitraire pour faire sens dans pareille étude (et au-delà).

 

Ceci étant posé, nous y arrivons : la création de personnage. Pas un passage obligé, néanmoins une première étape assez commune. Coralie David (la codirectrice de l’ouvrage avec Jérôme Larré) y dédie les deux premiers articles (sous cette forme) de Jouer des parties de jeu de rôle, d’abord « Créer un personnage », puis « Développer un personnage au fil du jeu ». N’y allons pas par quatre chemins : ces deux textes sont vraiment excellents. Vraiment. Ce sont des exposés très complets, très pertinents, très clairs enfin et peut-être surtout. La problématique est toujours très concrète, et le ton posé, jamais directif, est très approprié. J’avais lu une critique, mais je ne sais plus laquelle, pardon, qui faisait de même l’éloge de ces deux articles en disant en gros qu’il faudrait qu’ils figurent dans tous les bouquins de jeu de rôle. Je suis tout à fait d’accord – au stade de la création de personnage, et au-delà, car ça remplacerait très utilement ces mini-machins chiants et lapidaires (ou abscons) que l’on trouve dans tout livre de base, et qui sont censés expliqués comment on joue au jeu de rôle, sans jamais y parvenir ; à la différence desdits chapitres, les articles de Coralie David, limpides, ont aussi ceci de précieux que, tout en s’adressant en priorité à des novices, ils contiennent en même temps bien assez de matériau pour intéresser les vieux briscards, et même, figurez-vous, les inciter à tenter des trucs un peu différents, pour une fois. Bilan sans appel : qu’on élève illico une statue à la gloire de Coralie David !

 

Après quoi Romain d’Huissier poursuit sur ce mode, avec simplement un peu moins de brillant (ce qui en soi n’est pas une critique, c’est seulement que les articles qui précèdent sont vraiment très bons), et livre donc quelques clefs pour « Interpréter un personnage ». Revient ici une dimension déjà marquée dans les textes de Coralie David, que l’on pourrait résumer banalement par cette sentence plus précieuse qu’elle n’en a l’air : « Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant. » Beaucoup mieux, même – car, à la vérité, non, rien de tout cela ne va sans dire : le vétéran en retirera peut-être même une forme d’illumination, « ah mais en fait j’ai toujours fait comme ça alors qu’on peut aussi faire comme ça », ce qui est en plein dans l’optique du recueil, et le novice, quant à lui, bénéficiera là encore de conseils très concrets et autrement éclairants que ce que le livre de base lambda contient à ce sujet.

 

Ces articles figurent tous dans la première partie de l’ouvrage, consacrée aux « bases ». Il y en a d’autres, mais que je préfère envisager plus loin. Par contre, il faut peut-être y associer deux autres articles figurant bien plus loin dans le recueil, et plus ambigus, car ils sont en fait à la lisière des « bases » et du « jouer ensemble », penchant tantôt de tel côté, tantôt de l’autre – ou en même temps, comme des bateaux de Schrödinger. Il s’agit de deux articles dus à la même autrice, Selene Tonon, et intitulés « Dépasser ces clichés » et « Ne pas être cette joueuse-là » (quel étrange goût des adjectifs démonstratifs !), le second constituant en fait, ce qui ne manque pas de m’étonner, la première conclusion de Jouer des parties de jeu de rôle, qui en compte deux.

 

« Dépasser ces clichés » me paraît devoir être cité ici car il pose des questions concernant la création de personnage et l’interprétation, sur un mode « général » qui me paraît approprié aux « bases », ou tout autant, à vrai dire, au « ça va mieux en le disant » : il s’agit, sujet très sensible en ce moment, de voir comment introduire de la variété en jeu de rôle, au sens de l’interprétation de personnages d’un genre différent, d’une orientation sexuelle différente, ou encore d’une ethnie différente. En évitant les mauvais clichés. L’article est indéniablement pertinent, et son ton très posé franchement agréable. J’avouerai toutefois, mais c’est une chose à la fois très personnelle et très ponctuelle, circonstancielle, et finalement indépendante de l’article, que l’omniprésence des empoignades sur toutes ces questions depuis quelques mois m’a (instinctivement ?) incité à prendre un peu de distance avec tout ça – ou, dit autrement, à ne pas trop m’impliquer, lâchement sans doute. L’article est bon – mais je ne peux pas (n’ose pas, ne veux pas, je sais pas) en tirer tout le sel maintenant ; il me faudra en fait y revenir plus tard – le format du livre, et les notes d’intention des éditeurs et auteurs, incitent de toute façon à picorer ainsi, fonction des circonstances, dans un recueil qui s’y prête parfaitement.

 

L’autre article de Selene Tonon, « Ne pas être cette joueuse-là », en conclusion donc, poursuit dans un sens cette thématique, là encore à la lisière de la création/interprétation et du jouer-ensemble, avec une louche de « ça va mieux en le disant », en décortiquant une phrase de synthèse : « Je joue avec les autres en les laissant jouer. » Le propos général tourne donc autour du « savoir-être », finalement résumé par un unique principe : celui de la bienveillance. Mais on y identifie avant tout des comportements toxiques, de divers ordres, qui nuisent à la partie. Du coup, le ton, cette fois, est plus directif – ce que j’ai un peu regretté… Oui, ces comportements sont nuisibles, il faut en parler, expliquer ce qui ne va pas, etc. À cet égard, même à s’en tenir au listing, l’article est pertinent (et complète celui de Cédric Ferrand, notamment, sur lequel je reviendrai plus loin). Mon souci, en fait, concerne le retournement de la problématique… car chaque comportement à prohiber se voit compenser par une « pensée positive » ; et ça, rien que l’intitulé, ça me donne envie de hurler. C’est bête, sans doute, mais j’ai fait un gros blocage sur les thérapies cognitivo-comportementales truc-machin et la pensée positive de manière générale, du coup ça m’a complètement sorti du truc – et même agacé. En clair, cet article m’a paru tomber dans le travers impératif que la même autrice avait très habilement et très pertinemment su éviter dans « Dépasser ces clichés », pourtant autrement casse-gueule en apparence. Mais bon, ça, on va dire que c’est moi… Un refus d’obstacle tristement subjectif.

VARIATIONS SUR LE JOUER-ENSEMBLE

 

Le recueil obéit donc à un autre plan, mais, à mes yeux, s’il est un deuxième ensemble à dégager, c’est celui, crucial, du « Jouer ensemble ». Tel est d’ailleurs le titre du premier article que je vais citer ici, signé Emmanuel Gharbi, mais il me paraît possible de l’étendre à d’autres articles épars dans le recueil (dont les deux de Selene Tonon que je viens d’évoquer, puisque le jeu sur les stéréotypes comme les comportements toxiques ont forcément un impact sur la dimension collective du jeu de rôle ; mais je n’y reviendrai pas au-delà). Ce premier article tourne essentiellement autour de la notion de « contrat social », disons – mais entendue largement, puisque cela inclut la logistique autour des parties, aussi bien la bouffe que la prise de notes, etc. Mais, de manière moins prosaïque, il s’agit, pour le meneur et pour les joueuses, de bien s’entendre sur ce qu’ils souhaitent faire au juste, en prenant en compte la dimension collective et même sociale de ce loisir particulier qu’est le jeu de rôle. Même chose que précédemment : cela ne va pas forcément sans dire, et cela va sans doute bien mieux en le disant – même, comme ici, de manière passablement sèche. Certains sujets sont dès lors un peu mis en avant, plus délicats – comme les tabous des joueuses, les « limites », en évoquant des outils tels que la « carte X », etc. Je ne suis sans doute pas bien certain de ce que je pense de tout cela, quant à moi (enfin, si, sur un truc : le contrat social, c’est important), mais il y a assurément de quoi cogiter sur la base des conseils et réflexions figurant dans cet article.

 

Je suppose que l’on pourrait directement y accoler un autre qui se situe pourtant bien plus loin dans le recueil, « S’approprier un jeu », par Raphaël Bombayl. Hélas, il ne m’a vraiment pas marqué, pour le coup… Et un survol de la fiche de synthèse (il y en a une après chaque article ou presque) n’y a rien changé.

 

Un troisième article me paraît entrer en résonance avec le concept fondamental de contrat social, mais sur un mode plus ciblé, ou disons plus pointu – car il aborde en fait des questions d’ordre très général, à la différence des cas que je vais évoquer dans la rubrique qui suivra : il s’agit d’ « Exploiter la distinction entre joueur et personnage », de Guylène Le Mignot, titre éventuellement trompeur – en tout cas, je ne m’attendais pas spécialement à ce contenu, disons ; oubliez le truc du « ce que sait le joueur, ce que sait le personnage », ce n’est pas du tout le propos. On revient en fait ici à la question de base : que veut-on jouer au juste ? Mais l’approche est plus théorique, qui confronte des concepts précis, comme ceux de joueur auteur et de joueur acteur, ou – et c’est le passage de l’article qui en justifie (plus ou moins) le titre – celui de bleed ; un sujet que je trouve vraiment intéressant, j’en aurais bien lu davantage. À cet égard, c’est probablement l’article le plus pointu, en mode « théorie rôliste », de l’ensemble – avec peut-être celui d’Arnaud Pierre plus loin, mais, euh, broumf… On y reviendra. Quoi qu’il en soit, l’article de Guylène Le Mignot m’a fait l’effet d’être un peu inégal, mais il y a indéniablement des choses à creuser là-dedans.

 

Sur ces (globalement) bonnes bases, il est donc temps de voir ce que cela implique au juste, que de jouer avec les autres. Je relève ici deux pistes, mais il pourrait y en avoir d’autres, éventuellement reléguées dans la troisième rubrique, pour des raisons dont je m’expliquerai le moment venu.

 

On commence avec Julien Pouard, et « Coopérer et rivaliser ». Tel est le titre de l’article, mais, honnêtement, j’ai surtout retenu l’aspect « rivalité »… Il faut dire qu’il va contre les réflexes traditionnellement associés au jeu de rôle, même avec ses sources dans le wargame – c’est ce fameux jeu où il n’y a pas de gagnant. Je suis partagé sur cette question… La rivalité peut sans doute constituer un outil propice à des développements amusants en cours de campagne, mais ce n’est pas sans risque – notamment au regard de l’ambiance autour de la table : clairement, si la rivalité doit intervenir, c’est à mentionner impérativement dans le contrat social. Avec quelques précautions, il y a sans doute de quoi faire, mais j’avoue demeurer un peu sceptique à cet égard – ayant l’impression, ou le préjugé, que les risques l’emportent sur les bénéfices ; pis j’ai un formatage idéologique anti-compétition, ça ne me rend pas les choses aisées…

 

Nous retrouvons ensuite Coralie David et Jérôme Larré pour un article peut-être plus généraliste : « Créer du jeu pour les autres ». Là, on en est en plein dans la thématique du jouer-ensemble au sens le plus pratique, au-delà des principes ou tabous, qui relèvent quant à eux de plus hautes sphères – même si un principe essentiel demeure en guise de fondation de tout le reste : l’attention aux autres, l’écoute (qui a aussi un autre corollaire, la disponibilité). L’approche est très concrète, directement utile, et « va bien mieux en le disant ». Le genre de choses qui font tout l’intérêt de Jouer des parties de jeu de rôle.

 

Enfin, un dernier article peut être mentionné ici… un peu par défaut. Parce qu’il balaye large, en fait – renvoyant à des éléments de création et interprétation des personnages, de contrat social, de coopération et d’expériences plus ciblées ; en somme, si je le classe ici, ben, c’est pour qu’il soit au milieu, quoi… On y retrouve Coralie David et Jérôme Larré, mais associés cette fois à Peggy Chassenet, pour un texte intitulé « Se laisser surprendre ». Un intitulé qui peut recouvrir pas mal de choses… et, euh, c’est bien le cas, donc. On y trouve aussi bien des réflexions sur l’aléatoire systématique en jeu (dont le principe même… me sidère, en fait ; heureusement, les auteurs montrent bien en quoi ce n’est pas une solution, ouf) que des considérations relevant de la création de personnage, et notamment de son background (sujet bien mieux traité plus haut par Coralie David en solo), ou des conseils de jeu dans la lignée de « Créer du jeu pour les autres » (y a comme une impression de répétition, pour le coup…), enfin, et c’est le véritable apport de cet article, une illustration de tous ces thèmes au regard du genre de la romance – un genre qui n’est absolument pas pour moi, il me met vraiment mal à l’aise ; même si je vais tenter sous peu, en tant que joueur, une approche davantage « drama » qu’à mon habitude, car cela me rend curieux en même temps… Mais, pour le coup, j’ai des limites, là maintenant du moins, et, finalement, la « carte X »… Euh… Non, mais… Euh.

 

QUELQUES TRUCS PLUS CIBLÉS

 

On trouve enfin des développements plus ciblés, mais d’ordres très divers… et avec une réussite très variable, cette fois. À mes yeux du moins – mais c’est que, à plusieurs reprises, ces articles développent des optiques de jeu... qui ne me parlent vraiment pas du tout, mais sauront sans doute parler à d’autres, moins bornés que votre serviteur.

 

Des personnages... particuliers

 

Deux articles se penchent sur des types de personnages particuliers, mais que l'on peut trouver dans nombre de jeux, pour voir ce qu’il est possible d’en tirer d’intéressant. Deux articles presque antinomiques – car le premier traite des « incapables », et le second des « génies ».

 

Commençons par les gros losers, avec Sandy Julien, et « Faire d’un incapable un héros ». Les incapables sont ces types qui ne brillent nulle part ou pas où il faut, que ce soit le produit d’un mauvais tirage aux dés à la création de personnage, d’une volonté délibérée, ou d’une méprise quant à l’orientation du jeu (contrat social, le retour de la vengeance ?). Sujet intéressant… mais article guère convaincant à mes yeux, surtout parce qu’il est très redondant. Pour le coup, ça ne va pas mieux en le disant.

 

« Jouer des génies », par Olivier Caïra, m’a bien davantage botté. Le ton agréablement léger dissèque en même temps très bien la figure du génie dans les œuvres de fiction pour en tirer des enseignements aisés à transposer dans une partie de jeu de rôle, et permettant dès lors de jouer un personnage bien plus intelligent que soi-même sans que cela ne sonne systématiquement faux. L’article est très réussi – mais il a eu un autre effet, me concernant, en soulignant la regrettable absence, dans ce recueil, d’un équivalent consacré aux personnages très doués en matière de relations sociales – un autre genre de génies, dont l’interprétation en jeu de rôle me paraît à vrai dire plus problématique encore que celle des Sherlock et compagnie ; mais peut-être y a-t-il, les concernant, des « trucs » équivalents ? Je n’en ai aucune idée, mais serais très curieux de lire ça.

 

(D’autant que j’aime bien jouer des personnages « sociaux », moi le gros timide, allez comprendre, mes frustrations qui causent, si ça se trouve, merci Sigmund, fallait pas.)

 

La tacatacatique du rôliste

 

Et là… On en arrive à des trucs plus… « problématiques ». Mais pas dans l’absolu, notez : en fonction des seuls critères dérivés du Je, Me, Myself, I. Forcément les plus pertinents, hein.

 

Avec tout d’abord… ben, un article qui fait un peu tache dans le recueil – pas forcément mauvais, et sa place ici peut être justifiée à maints égards (ce que les éditeurs font comme de juste), reste qu’il ne traite finalement pas du tout de la même chose que, eh bien, tous les autres articles… Alors en plus, le placer dans « les bases », entre l’article sur l’interprétation de Romain d’Huissier et celui sur les fautes dans le théâtre d’impro de Cédric Ferrand (j’y arrive), ben, ça jure un peu quand même.

 

Il s’agit en effet d’ « Aider son personnage à gagner : le b.a.-ba de l’exploration de donjon », par Géraud G. Bon, je n’ai que très exceptionnellement exploré des donjons en jeu de rôle sur table… Ce n’est pas un truc qui m’attire, même si une séance ou deux avec un enrobage différent, je ne suis certainement pas contre – mais ça ne m’attirait pas davantage ado. Dans le cadre de cet article, cela m’attire à vrai dire encore moins, car l’approche est ultra méticuleuse au niveau tactique, et dans l’optique de « gagner » ; à ces deux niveaux, ce n’est tout simplement pas ce que je recherche.

 

(Sur table. Dans un jeu vidéo, je dis pas.)

 

L’inspi à piocher (mais pas forcément inspirée)

 

Autre « article » isolé dont je ne sais que faire : celui, un de plus mais vraiment pas le meilleur, du duo éditorial Coralie David et Jérôme Larré, intitulé « Se renouveler », et dont je ne suis pas bien sûr qu’il renouvelle grand-chose.

 

C’est une liste de réactions possibles à tel ou tel événement. Bon, pourquoi pas… Le truc qui m’ennuie, et là je ne suis vraiment pas en train de faire le vétéran, je n’en suis pas un, c’est que rien, dans tout cela, ne m’a vraiment paru constituer une alternative à ce que d’autres joueurs ou moi-même auraient pu faire. Je n’ai jamais été surpris, encore moins enthousiasmé. Du coup, ben, une inspiration à piocher, mais pas vraiment inspirée… Ce qui fait comme un contraste avec les autres livraisons du duo, autrement heureuses, dans ce recueil qu’ils ont fort bien coordonné.

 

L’angoisse des matchs d’impro

 

Et arrive le moment terrible… avec une dose d’aveu façon 36 15 My Life, comme on disait au XIVe siècle.

 

Voilà : je hais le (mgniii !) spectacle vivant. De manière systématique – enfin, à une exception près : les concerts. Parfois. Pas toujours. Mais alors le théâtre, sur scène ou de rue, etc., le cirque, les performances, ce genre de trucs… AAARGH ! Je hais tout ça. Au sens où ça me met mal à l’aise, où ça me fait peur même, et je crois que c’est de cette peur que provient la haine. De la coulrophobie étendue à tous les saltimbanques, en somme.

 

Les clowns, saletés ! Les mimes !

 

Et...

 

LE THÉÂTRE D’IMPRO !

 

Or on compare souvent le jeu de rôle aux matchs d’impro. Je ne suis pas bien certain que ce soit à bon droit – ne serait-ce que parce qu’il me faut bien justifier que j’adore l’un quand je déteste viscéralement les autres (sans vraiment les connaître en même temps, oui, bon, OK, ça va)… La scène, le statut de spectateur, la performance – autant d’éléments que j’utiliserais volontiers dans mes réfutations peut-être un peu quand même sophistiques.

 

Pourtant, je suppose que d’autres rôlistes sauront en retirer des éléments précieux et utiles… En fait, cela relève de la certitude, au sortir de l’article de Cédric Ferrand intitulé « Garder la balle en l’air » ; qui est clairement un bon article. L’auteur identifie les « fautes » relevées dans les matchs d’impro, et voit ce qu’il est possible d’adapter au contexte rôlistique. C’est pertinent. C’est même… intéressant.

 

Sur une base de matchs d’impro.

 

Allais-je donc renier tous mes préconçus ? HORREUR GLAUQUE !

 

Heureusement, non – parce qu’un dernier article m’a permis de m’y raccrocher comme à la planche du salut : « S’entraîner », par Arnaud Pierre. Qui propose donc des exercices « d’échauffement » employés avant les matchs d’impro. La perspective même de « m’échauffer » avant une séance de jeu de rôle me laisse un peu perplexe, celle, à plus long terme, de « m’entraîner », au moins autant (vous ai-je dit que je haïssais la performance ? oui ?). Le contenu exact de ces exercices, par chance, a justifié ma haine en dernier recours. J’ai lu ça les yeux exorbités de bout en bout ; après quelques pages, j’ai commencé à montrer les crocs, à grogner, à baver… Ouf ! Pensez donc, j’avais eu très peur, après l’article de Cédric Ferrand ! Mais là c’est bon, j’ai retrouvé toute ma détestation, toute ma mauvaise foi, toute ma puérilité. Merci, donc – au moins pour ça.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

HAINE.

 

OUVERTURES

 

Pardon.

 

Oubliez ça.

 

Parce que ce recueil est globalement de très grande qualité. Outre les brillants articles du début, que les novices devraient tous lire (mais...), sans qu’ils soient pour autant inutiles aux vieux machins, on trouve dans Jouer des parties de jeu de rôle plein de pistes de réflexion intéressantes, pour tous les niveaux, pour tous les goûts.

 

Certes, arrivé à terme, on peut avoir le sentiment qu’il y a quelques oublis, sinon lacunes… J’ai évoqué le cas des PJ sociaux, mais on pourrait peut-être se pencher sur de tout autres domaines. À titre d’exemple, je me suis demandé si le jeu de rôle virtuel n’avait pas quelques spécificités à creuser – ce qui a peut-être été fait pour les meneurs, mais en tout cas pas ici pour les joueuses. Ce n’est qu’une interrogation – et la réponse est peut-être tout simplement : « Non, il n’y en a pas. » Mais au cas où… Ce genre de choses, quoi.

 

Mais les éditeurs eux-mêmes, comme de juste, concluent leur ouvrage sur des ouvertures vers d’autres questionnements, d’autres approches – incluant des jeux « moins traditionnels », impliquant de repenser le distinguo meneur/joueuses ; ce qui peut aussi, bien sûr, se faire quand une joueuse devient meneur, etc. Il y a aussi « l’échec utile », ou encore l’échange avec la communauté rôliste...

 

Et l’injonction ultime qui passe bien : « Jouez, jouez et rejouez ! » Effectivement ce qu’il y a de mieux à faire.

 

Jouer, toujours – et finalement, toujours décontracté du gland. Y a pas d’incompatibilité.

 

Un bon livre, donc, bien fait, d’une lecture agréable. J’ai été conquis, probablement davantage que je ne le pensais. Me faudra peut-être jeter un œil à Mener des parties de jeu de rôle, du coup… et guetter les futures publications du Lapin Marteau.

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Européens et Japonais, de Luís Fróis

Publié le par Nébal

Européens et Japonais, de Luís Fróis

FRÓIS (Luís), Européens et Japonais : traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit par le R.P. Luís Fróis au Japon, l’an 1585, préface de Claude Lévi-Strauss, [traduit du portugais par Xavier de Castro], Paris, Chandeigne, série Lusitane, [1585, 1993-1994, 1998, 2003] 5e édition 2015, 93 p.

LE JÉSUITE AMOUREUX DU JAPON

 

J’avais découvert bien tardivement les éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone, avec le passionnant ouvrage qu’est La Découverte du Japon, somme de documents sur l’image fantasmée de Cipango aux yeux des Européens, puis, en gros, sur la première décennie d’échanges entre Européens et Japonais, vers le milieu du XVIe siècle. Ce livre convoquait des textes d'un certain nombre de grandes figures historiques, incluant, avant la « découverte » du Japon à proprement parler, Marco Polo et Christophe Colomb, mais aussi, à l’époque même, saint François Xavier – car, si ce sont des marchands portugais et espagnols qui ont tout d’abord mis le pied sur le sol japonais, ils ont été bien vite suivis par des religieux, prêtres de la Compagnie de Jésus, dont « l’apôtre des Indes » est assurément le plus célèbre ; pour autant, il était loin d’être le seul.

 

Or, dans cet ouvrage, les témoignages les plus fascinants et instructifs, les plus « objectifs » aussi, dans une certaine mesure, étaient dus à un autre jésuite, moins connu, et arrivé quelque temps après François Xavier : le Portugais Luís Fróis (1532-1597). Un bonhomme assez fascinant, et un observateur méticuleux du Japon et des Japonais – bien plus subtil que ses frères en Jésus-Christ. Et un véritable amoureux de ce pays si étrange, littéralement situé aux antipodes… Si les obligations du révérend père Fróis l’amenaient à voyager beaucoup, et à revenir de temps à autre à Macao, par exemple, il n’en reste pas moins que le Japon était devenu son pays d’adoption – il y a vécu une trentaine d’années, avec de brèves interruptions seulement ; lors d’un de ces séjours à Macao, sentant que la mort viendrait quelques mois plus tard, il a semble-t-il fait état de son souhait de mourir au Japon – qui était devenu sa patrie ; ce qui s’est produit en 1597, à Nagasaki. Une sorte de Lafcadio Hearn avant l’heure ?

 

En tout cas, Luís Fróis n’était sans doute pas un jésuite comme les autres – encore que parti sur des bases assez proches : quand il arrive au Japon, en 1563 (soit vingt ans après le premier contact entre Japonais et Européens, et une dizaine d’années après la mort de François Xavier), il ne sait pas grand-chose du pays, et rien de sa langue. Cependant, il s’attèle à la tâche, et en obtient bientôt une perception très fine des us et coutumes des Japonais, et une maîtrise admirable de leur langue – lui qui était d’abord accompagné par un interprète, fait dès lors lui-même office d’interprète pour d’autres missionnaires jésuites célèbres, ses supérieurs, comme Francisco Cabral et Alessandro Valignano. Il rencontre aussi des figures majeures de l'histoire japonaise, et surtout Toyotomi Hideyoshi, lors d’une importante audience en 1586 – dont le bilan n’est toutefois guère favorable aux jésuites : si Oda Nobunaga, son prédécesseur, avait fait preuve de son ouverture envers les chrétiens (pour des raisons toutes politiques sans doute), ce n’est pas le cas de Hideyoshi, qui initie dès l’année suivante les persécutions qui culmineraient dans les premières décennies de l’époque d’Edo, le christianisme interdit ne subsistant plus dans l’archipel que dans des petites communautés de « chrétiens cachés » ; je vous renvoie le cas échéant au roman Silence, d’Endô Shûsaku.

 

Quoi qu’il en soit, l’acuité et l'érudition de Luís Fróis n’échappaient certainement pas aux autres jésuites. Désireux de mieux connaître le pays qu’ils étaient supposés évangéliser, ils ont chargé le prêtre portugais d’écrire une histoire du Japon, ainsi qu'une histoire des premières années de l’implantation du christianisme dans l’empire du soleil levant. On a parfois dérivé de ces études la conviction que Luís Fróis était le premier des japonologues.

 

Mais un autre texte, plus obscur, est peut-être plus révélateur encore de la relation entretenue par le jésuite avec le Japon – le présent petit « traité », de moins d’une centaine de pages, un recueil d’observations très lapidaires, sans véritable argumentaire (en apparence, du moins), et qui constitue un témoignage précieux sur les mœurs des Japonais dans la seconde moitié du XVIe siècle, mais aussi sur le regard que les Européens portaient sur ces mœurs. Cependant, ce texte n’a pas eu le même retentissement initial… car il avait été perdu sans avoir jamais été publié. On n’en a retrouvé la trace que près de trois siècles plus tard, en 1946, tout au fond des archives madrilènes – et il a connu sa première publication une dizaine d’années plus tard. En français, il a fait l’objet d’une première publication chez Chandeigne en 1993, avec un appareil scientifique conséquent, qui a hélas disparu de cette version poche – laquelle est toutefois agrémentée d’une très, très brève préface de l’éminent Claude Lévi-Strauss.

 

TOPSY-TURVYDOM (EN PORTUGAIS ?)

 

Le « traité » de Luís Fróis est donc très bref, et consiste en très lapidaires paragraphes numérotés et classés par thèmes, consistant à opposer (ou nuancer, parfois) les différences de mœurs entre les Européens et les Japonais. La structure est globalement toujours la même : en Europe nous faisons comme ci, les Japonais font comme ça. Point. Pas d’autres développements, pas d’analyse à proprement parler, ce n’est pas le propos. En fait de « traité », nous avons donc des listes plus ou moins développées de « couples » de comportements, dans une relation binaire, dans des registres parfois très anecdotiques, d’autres fois plus subtilement riches.

 

Il est vrai que la chose était tentante alors, et l’est sans doute autant, ou presque autant, aujourd’hui. Il y a une tendance forte à remarquer que les Japonais « font tout à l’envers » – ce qui, en tant que tel, ne veut certes pas dire grand-chose. Mais… C’est comme s’ils le faisaient exprès ! dit-on. De la manière de monter sur un cheval à la manière de coudre, en passant par la construction des bâtiments, la préparation des repas, l'arrangement des coiffures ou l'art de la guerre, ou aujourd'hui la conduite automobile, le reflet dans un miroir apparaît systématique… Le « traité » de Luís Fróis en est bien sûr une éclatante démonstration, mais d’autres ont eu le même ressenti, en d’autres temps. Claude Lévi-Strauss cite ainsi dans sa préface Basil Hall Chamberlain, auteur en 1890 d’un essai intitulé Things Japanese, et qui comprend un article titré « Topsy-Turvydom », qui fait exactement le même constat, en reprenant un certain nombre d’exemples déjà croisés chez Luís Fróis deux siècles plus tôt, et pour beaucoup toujours valables aujourd'hui – ceci, bien sûr, sans que l’Anglais en ait eu conscience, car le texte du jésuite était inconnu alors.

 

La confrontation de ces deux textes et d’autres témoignages encore semble confirmer cette curieuse impression – en en étendant le champ éventuellement, d’une manière capitale ; car il ne s’agit pas tant, ici, d’opposer le Japon et l’Europe, ce qui ne serait qu’un bien banal ersatz d’ethnocentrisme… que le Japon et le reste du monde ! En y incluant ses plus proches voisins asiatiques – à cet égard aussi éloignés du Japon que le sont la France ou l’Angleterre. Exemple bateau : au Japon on construit en bois, en Chine ou en Corée on construit en pierre, etc.

 

Ce jeu de contraires est par ailleurs si poussé qu’il aboutit à la fascination – et une fascination souvent empreinte de sympathie, au-delà du seul étonnement. Claude Lévi-Strauss, en exergue, cite Platon : « Car c’est le plus contraire qui est au plus haut point ami de ce qui lui est le plus contraire. »

 

Et, au fond, cette impression n’est peut-être pas si curieuse ? Il y a même là un réflexe assez commun, finalement. Claude Lévi-Strauss, toujours lui, en cite un intéressant exemple… il y a 2500 ans de cela, avec Hérodote décrivant la civilisation égyptienne dans des termes très proches. Mais l’anthropologue fait alors une remarque importante : chez Hérodote, Luís Fróis et Basil Hall Chamberlain, le constat est là, et appuyé, il est au cœur même du discours, mais, là où d’autres en auraient tiré sans vergogne un bête tableau eurocentré raillant la « bizarrerie » des Japonais comme une énième preuve de leur infériorité en termes de civilisation, nos trois auteurs, eux, ne tombent pas (ou seulement de manière exceptionnelle) dans ce vilain travers – décrire la civilisation d’en face en termes d’opposition, bien loin de réduire le sujet d’étude à la barbarie, revient en fait à reconnaître l’existence de ladite civilisation, et autant que possible sur un pied d’égalité (si quelques réflexes de rejet demeurent). C’est aussi cela qui fait de Luís Fróis un précurseur de l’anthropologie – et un observateur bien singulier dans le contexte de l’évangélisation du Japon dans la seconde moitié du XVIe siècle.

 

OBSERVER, NE PAS JUGER (SAUF DANS UN CAS)

 

En effet, la structure même du « traité », dans son aspect très sec, plus que laconique, est telle que le jugement n’y a que très rarement sa place – au sens le plus littéral, d’ailleurs : deux ou trois lignes pour exprimer une divergence de modes de vie sont ici bien suffisantes. Luís Fróis observe – il ne juge pas ; sans doute sait-il que juger affaiblirait la pertinence de ses observations ? L’opposition, ou la nuance – car en vérité le « miroir » n’est pas parfait, et les mœurs des Japonais, parfois, divergent d’avec les européennes plus qu’elles ne s’y opposent –, ne s’accompagnent le plus souvent pas de jugements de valeur : ici c’est ainsi, ailleurs c’est comme ça – et au fond il n’y a pas grand-chose de plus à en dire.

 

Certes, il ne faut sans doute pas tout prendre au pied de la lettre, ici : Luís Fróis est un homme, pas une machine « neutre », et parfois il exprime son étonnement en des termes où pointe malgré tout la possibilité du jugement et de la critique. On peut aussi supposer que la « neutralité » des termes, en un certain nombre d’occasions, s’avère trompeuse : consciemment ou pas, le jésuite emporté dans son tableau peut parfois être amené à forcer un peu le trait. Et parfois un terme connoté lui échappe (encore que pas toujours dans le même sens : c'est régulièrement l'Europe qui trinque, dans ce cas). Quelques précautions sont donc à prendre, ces observations sont parfois à manipuler avec des pincettes, mais, le plus souvent le tableau est juste et aussi « objectif » que possible. Froid, dépassionné ? Cela, je n’ose pas le dire – car, dans l’exposé le plus abstrait comme dans les rares expressions plus sentimentales qui parsèment le « traité », la fascination de l’auteur pour le Japon ne fait guère de doute, une fascination qui peut se muer en amour, même particulièrement interloqué ; car l'auteur, après des décennies sur place, conserve la précieuse possibilité d'être étonné par les gens qu'il croise au quotidien. Il y a toujours, au minimum, une sincère curiosité, et parfois bien davantage.

 

Mais... Eh bien, chaque règle à son exception… Pour les jésuites qui évangélisent le Japon en cette seconde moitié du XVIe siècle, les bonzes incarnent l’Ennemi – bien sûr… Luís Fróis, ici, ne diffère pas de ses frères : quand il rapporte les croyances impies et les turpitudes des bonzes tous plus immoraux, mesquins, bêtes et hypocrites les uns que les autres, la neutralité n’est plus de mise, et les dénonciations et accusations sont frontales. Une chose très sensible dans La Découverte du Japon – et pas que chez les jésuites eux-mêmes, d’ailleurs : la Pérégrination de Fernāo Mendes Pinto est probablement plus fourbe à cet égard (et incomparablement plus malhonnête) que les lettres de François Xavier et des siens. Cela se vérifie à nouveau ici, même si le ton, demeurant lapidaire, ne véhicule dès lors pas la même emphase que les protestations indignées coutumières des ministres de la foi catholique dans leur correspondance professionnelle. En contrepartie, le vague respect craintif éprouvé par les jésuites envers les moines zen, qu’ils considéraient les plus redoutables et de loin, au travers de leurs sophismes pernicieux, ne ressort guère, cette fois, du « traité » de Luís Fróis.

LE MONDE EST DIVERS ET LE MONDE CHANGE – DANS TOUS LES SENS

 

Le cas très particulier des bonzes mis à part, cette absence globale de jugements de valeur est donc un atout marqué du petit « traité » de Luís Fróis. Elle est aussi ce qui en fait un document précieux, un témoignage utile aussi bien aux historiens qu’aux anthropologues.

 

Toutefois, je ne suis ni l’un ni l’autre… Ma lecture étant celle d’un béotien, elle peut peut-être davantage s’autoriser de ces jugements de valeur, honnis à bon droit dans le champ scientifique ? C’est tentant, du moins – mais avec là aussi une appréciable contrepartie : ce petit essai contient dans son principe même les éléments qui démontrent l’inadéquation fréquente d’une approche davantage « subjective », pour ne pas dire « passionnée » ; et c’est un enseignement non négligeable de cette lecture, sans doute.

 

J’aurais pu citer des dizaines d’extraits – portant sur les pratiques martiales comme sur l’alimentation, le théâtre, la construction navale, la mode, etc. ; auquel cas j’aurais sans doute été tenté de mettre en avant les plus « drôles »… car nombre de comportements observés par Luís Fróis, sans même parler des oppositions qui vont avec, ont de quoi faire sourire le lecteur distant, jamais épargné par les normes de la société dont il fait partie.

 

Mais il m’a paru davantage intéressant de piocher plutôt dans une thématique guère drôle, mais peut-être davantage édifiante : le chapitre II, « Des femmes, de leurs personnes et de leurs mœurs ».

 

32. Chez nous, selon leur naturel corrompu, ce sont les hommes qui répudient leurs épouses ; au Japon, ce sont souvent les femmes qui répudient les hommes.

[…]

34. En Europe, l’enfermement des jeunes filles et demoiselles est constant et très rigoureux ; au Japon, les filles vont seules là où elles le veulent, pour une ou plusieurs journées, sans avoir de comptes à rendre à leurs parents.

35. Les femmes en Europe ne quittent pas la maison sans la licence de leur mari ; les Japonaises ont la liberté d’aller où bon leur semble, sans que leur mari n’en sache rien.

[…]

38. En Europe, l’avortement pour autant qu’il y en ait, n’est pas fréquent ; au Japon, c’est une chose si commune qu’il y a des femmes qui avortent jusqu’à vingt fois.

[…]

45. Chez nous, il est rare que les femmes sachent écrire ; une femme honorable au Japon serait tenue en piètre estime si elle ne savait pas le faire.

[…]

51. En Europe, ce sont ordinairement les femmes qui préparent à manger ; au Japon, les hommes et même les gentilshommes mettent un point d’honneur à faire la cuisine.

[…]

54. En Europe, il est très inconvenant qu’une femme boive du vin ; au Japon c’est très fréquent, et lors des fêtes elles boivent parfois jusqu’à rouler par terre.

[…]

56. Les femmes d’Europe, si elles portent un châle, se dissimulent encore davantage pour converser avec autrui ; au Japon, les femmes se découvrent pour parler, car faire autrement serait discourtois.

 

Bien sûr, encore une fois, les observations du jésuite ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre, et il peut forcer le trait ici ou là. On relève aussi des tournures sans doute moralement connotées, même si c'est assez ambigu, parfois. Ce tableau n’en est pas moins étonnant, au regard de ce que nous savons (ou croyons savoir) de la place des femmes dans le Japon contemporain, une société notoirement patriarcale (plus que d’autres, disons). C’est un sujet que j’avais pu aborder dans ma chronique de Japon, la crise des modèles, de Muriel Jolivet ; je vous avais promis aussi un retour sur Japonaises, la révolution douce, d’Anne Garrigue… mais j’ai trop fait traîner, et serais incapable d’en traiter maintenant, mes excuses – très bon bouquin, ceci dit. En même temps, dans ces ouvrages et dans bien d’autres encore, les féministes japonaises rappellent souvent combien la condition des femmes s’est dégradée durant l’époque d’Edo, qui nous sépare du temps de Fróis, et ce sans doute en raison de la philosophie officielle de la période, qui était le néoconfucianisme.

 

Bien sûr, « dégradée » n’est pas un terme scientifiquement neutre, il est connoté idéologiquement, dans une perspective qu’on pourrait qualifier d’évolutionniste au sens de l’anthropologie sociale ; et c’est bien pourquoi un anthropologue ne devrait pas en faire usage – mais ces féministes le peuvent assurément, et moi de même, je suppose (je suppose...). Comme elle, je regrette cet état de fait – et cela n’a rien de neutre. J’ai une notion de progrès social et sociétal, qui me porte à juger l’évolution de la condition des femmes au Japon durant l’époque d’Edo sous un jour négatif. Mais, en même temps, pouvait-on trouver illustration plus éloquente de ce qu’il n’y a pas d’historicisme, qu’il n’y a pas de flèche du temps ? Le monde change – tout le temps. Et non, l’histoire ne se répète jamais exactement. Et, non plus, il n’y a pas de schéma d’évolution prédéfini – au choix, on en dérivera un relativisme un peu las… ou une raison de plus de faire bouger les lignes, de telle manière plutôt que de telle autre, en pleine conscience – car l’autre manière n’est jamais exclue en tant que telle. Tout en sachant que chaque point de vue est idéologiquement construit, on peut s'en accommoder et ne pas s'interdire la moindre opinion sur ce qui serait souhaitable.

 

UNE INTÉRESSANTE CURIOSITÉ – OU BIEN PLUS

 

Européens et Japonais, pour un si petit ouvrage, et si « factuel », est d’une appréciable densité et riche d’enseignements divers. C’est une confirmation de la singulière acuité de son auteur, en même temps qu’une ouverture sur d’autres mondes (l’Europe du XVIe siècle, à certains égards, pourrait être envisagée comme aussi exotique à nos yeux que le Japon d’alors) ; le cas des bonzes excepté, le jésuite brille par un désir d’objectivité qui n’était probablement pas la norme à cette époque, et ne l’est à vrai dire pas forcément toujours aujourd’hui. Le « traité » rapporte une forme très particulière d’observation participante, et, sous son aspect laconique, il offre bien des opportunités de réfléchir, au-delà du seul cas japonais, à la relativité des mœurs dans l’espace comme dans le temps, et à la diversité des modes de vie dans un monde complexe et toujours changeant. Et ça, c’est toujours admirable.

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Ursula K. Le Guin (1929-2018) : un hommage par ansible

Publié le par Nébal

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Photo : Marian Wood Kolisch, NYT

Dans les premiers temps de ce blog, il y a de ça… longtemps, je livrais de temps à autre des articles en forme de nécrologies – activité aussi vaine que déprimante. Les personnalités appréciées tombent comme des mouches, mais au fond, puis-je vraiment dire que ces disparitions de célébrités m’affectent à titre personnel ? David Bowie serait peut-être l’exception – et encore. À l’évidence, d’autres disparitions sont bien plus concrètes à mes yeux et me touchent bien davantage – encore la semaine dernière, à vrai dire –, dont je ne peux pas parler ici…

 

Mais le cas d’Ursula K. Le Guin, décédée le 22 janvier, est peut-être un peu à part, pour le coup – et en lien avec ce blog, ce qui m’incite à lui consacrer cette brève note. En effet, ici-même, vingt-trois livres d’Ursula K. Le Guin (dont deux rassemblent en fait plusieurs titres) ont été chroniqués – ce qui en fait l’auteur le plus exposé (directement) sur ce blog. Lovecraft est à peu près au même niveau, mais il y a de la triche, car nombre des chroniques portant sur ce dernier se basent sur des publications très brèves et confidentielles de Necronomicon Press, etc., ce qui fausse un peu le décompte, sans même parler des très nombreuses « collaborations », etc. ; la différence, qui situe bien Lovecraft en tête, oui, c’est que j’ai beaucoup chroniqué des ouvrages sur Lovecraft ou autour de Lovecraft. Mais les autres auteurs les plus fréquemment chroniqués ici, les Ballard, les Tolkien, les Pratchett, etc., sont assez loin derrière Lovecraft et Le Guin. Ogawa Yôko, peut-être, mais via des omnibus...

 

C’est pas un concours, hein. Juste un témoignage de ce que l’œuvre d’Ursula K. Le Guin a beaucoup compté pour moi – elle faisait vraiment partie de mes autrices préférées, tout spécialement en science-fiction, dont elle incarnait pour moi le meilleur.

 

Le « cycle de l’Ekumen », tout particulièrement, contient nombre de chefs-d’œuvre, cet ensemble plus ou moins relâché développant des questionnements qui me touchent particulièrement, en usant des outils de l’anthropologie (hérités des prestigieux parents, le père surtout, Alfred Kroeber) pour explorer des sujets politiques et sociétaux complexes et passionnants. Je vous renvoie, le cas échéant, à l’article où j’ai secondé Erwann Perchoc, « Le Cycle de l’Ekumen : rapport sur les cultures humaines issues des expériences haïniennes, leurs histoires et leurs relations », dans le Bifrost n° 78, consacré à l’autrice, et que j’avais si longtemps, ainsi que bien d’autres, appelé de mes vœux. Mais l’essentiel du cycle a été chroniqué sur ce blog, avec une exception de taille, toutefois : La Main gauche de la nuit, qui fut mon premier Le Guin, avant que je ne démarre le blog, et qui m’avait collé une énorme baffe – un effet réitéré quelque temps plus tard, mais sur ce blog cette fois, avec Les Dépossédés. Ces deux livres, tout le monde doit les lire. Mais bien d’autres ouvrages du cycle doivent être mentionnés – notamment L’Anniversaire du monde, brillant recueil de nouvelles, même si d’un abord peut-être un peu austère mais à propos et qui en vaut la peine, ou encore Quatre Chemins de pardon ; un cran en dessous, néanmoins très bons en tant que tels, figurent, en un même volume, Le Nom du monde est Forêt et Le Dit d’Aka, mais aussi les premiers titres du cycle, Le Monde de Rocannon et Planète d’exil – le troisième roman de l’ensemble, La Cité des illusions, étant le seul à ne pas vraiment m’emballer. Je ne trancherai pas la question de l’appartenance ou pas au cycle de L’Œil du héron, mais, même mineur, il demeure une lecture appréciable. Mentionnons enfin quelques nouvelles dans Le Livre d’or de la science-fiction : Ursula Le Guin.

 

L’autrice avait bien sûr livré d’autres œuvres de science-fiction, « hors cycle » : L’Autre Côté du rêve, par exemple, ou, plus singulier et à mon sens bien plus intéressant, même si là encore pas toujours des plus facile à aborder, La Vallée de l’éternel retour. Cela vaut aussi pour la fantasy, ainsi avec Le Commencement de nulle part.

 

Mais, bien sûr encore, en fantasy, il faut accorder une place particulière à « l'autre grand cycle » d’Ursula K. Le Guin : celui de « Terremer ». Une œuvre séminale, même si je ne peux pour ma part la situer au même niveau que « l’Ekumen ». C’est surtout que la trilogie originelle (Le Sorcier de Terremer, Les Tombeaux d’Atuan et L’Ultime Rivage, trois romans rassemblés dans le volume sobrement intitulé Terremer) me paraît avoir un peu vieilli, sans avoir mal vieilli – et son côté « jeunesse » est peut-être plus flagrant, à tous les niveaux. Cela reste une lecture très recommandable, avec un très bel univers, et un sous-texte subtil et profond. Dans ce cycle, toutefois, ce que j’ai préféré, c’est le recueil de nouvelles Contes de Terremer (ne pas s’y méprendre, il n’y a pas de lien spécifique avec le film du fiston Miyazaki, pas très bien accueilli semble-t-il, et que je n’ai toujours pas osé voir). L’ensemble doit être complété avec deux romans plus tardifs, Tehanu et Le Vent d’ailleurs, qui m’ont moins marqué.

 

Ursula K. Le Guin écrivait encore assez récemment. Il y a une dizaine d’années seulement, elle avait par exemple livré une autre série de fantasy, la trilogie dite « Chronique des Rivages de l’Ouest », avec un positionnement éditorial « young adult » qui ne doit pas tromper : toutes choses égales par ailleurs, Dons, Voix et Pouvoirs ne sonnent pas forcément plus « jeunesse » que la trilogie originelle de Terremer, et même plutôt moins, à vrai dire, au-delà de la dimension initiatique marquée. Que ces couvertures hideusement connotées ne vous éloignent pas de la lecture de ces trois romans, car, dans leur registre de fantasy anthropologique, ils sont tout à fait convaincants, et même plus que ça.

 

Mais, dans un autre genre, peu de temps après, Ursula K. Le Guin avait également livré Lavinia, qui est probablement son dernier chef-d’œuvre. Ce roman résolument inclassable demeure une de mes lectures fétiches de l’autrice, et à vrai dire bien au-delà.

 

Du côté des « inclassables », se pose la question orsinienne… C’est mon moment de faiblesse – mon seul véritable échec avec l’autrice : je n’ai pas du tout accroché aux Chroniques orsiniennes, qui m’ont laissé sur le carreau… au point de l’abandon. Ce qui n’est pas normal. Il me faudra sans doute y revenir… Par contre, j’avais beaucoup apprécié le roman associé Malafrena. Dont j’avais extrait cette citation en une date de sinistre mémoire, et qui était remontée dans mon fil Facebook il y a très peu de temps :

 

Il y avait quelques volumes dépareillés du Moniteur, le journal du gouvernement français. Il examina l'un d'eux datant de 1809 et découvrit qu'il était le porte-parole des autorités, semblable en cela à tous les journaux qu'il avait lus jusqu'alors. Mais peu de temps après, il tomba sur un ouvrage du début des années quatre-vingt-dix. D'abord il ne se souvint pas de ce qui s'était déroulé à Paris à cette époque – les moines ne s'étaient pas montrés très compétents en matière d'histoire récente. Il arriva aux pages consacrées aux discours prononcés par MM. Danton, Mirabeau, Vergniaud ; ils lui étaient inconnus. De Robespierre il avait entendu prononcer le nom, en compagnie de ceux de Voltaire et du diable. Il revint aux années quatre-ving-dix et se mit à lire avec assiduité. Il avait dans les mains la Révolution française. Il lut ce discours dans lequel l'orateur exhortait le peuple à exprimer sa colère contre le temple des privilèges, et qui se terminait par « Vivre libre, ou mourir ! » Le papier journal jauni par l'âge s'effritait dans les mains du garçon ; sa tête était penchée sur les colonnes arides de paroles adressées à une Assemblée morte par des hommes décédés depuis trente ans. Il avait les mains froides comme si le vent soufflait sur lui, la bouche sèche. Il ne comprenait pas la moitié de ce qu'il lisait, ignorant à peu près tout des événements relatifs à la Révolution. Cela n'avait pas d'importance. Il comprenait qu'une révolution avait eu lieu.

Les discours étaient pleins de fanfaronnade, d'hypocrisie et de vanité ; de cela il avait conscience. Mais ils parlaient de la liberté comme d'une nécessité humaine au même titre que le pain et l'eau. Itale se leva et fit les cent pas dans la petite bibliothèque paisible, se frottant la tête et fixant d'un regard vide rayonnages et fenêtres. La liberté n'était pas une nécessité, c'était un danger : tous les législateurs de l'Europe n'avaient cessé de le répéter depuis dix ans. Les hommes étaient des enfants et devaient être gouvernés, dans leur propre intérêt, par les rares individus possédant l'art du commandement. Que voulait dire le Français Vergniaud en posant les termes d'un tel choix – vivre libre ou mourir ? Ce ne sont pas là des choix que l'on propose à des enfants. Ces mots s'adressaient à des hommes. Ils avaient une résonance sèche et étrangère ; ils manquaient de cette logique inhérente aux déclarations en faveur d'alliances ou de contre-alliances, de censures, de répressions, de représailles. Ils n'étaient pas raisonnables.

 

C’est qu’Ursula K. Le Guin était aussi une femme d’idées, et de combats, qu’ils s’expriment dans sa fiction ou dans de très nombreux essais : grande féministe, questionnant les identités et les genres avec acuité, anarchiste subtile, notamment dans son regard anthropologique – ardente par ailleurs à la défense des genres de l’imaginaire, ainsi qu’en témoigne en dernier ressort Le Langage de la nuit, recueil d’articles publié récemment aux Forges de Vulcains, et qui constitue ma lecture leguinienne la plus récente.

 

Il y a bien plus, nombre de romans, nouvelles et essais qu'il me reste à lire. Et d’autres aspects pourraient être envisagés, j’imagine, comme son œuvre poétique, qui m’est totalement inconnue, ou son activité de traductrice, qui a par exemple contribué à faire connaître dans le monde anglo-saxon et au-delà dans le monde entier l’excellent Kalpa Impérial d’Angélica Gorodischer.

 

Ursula K. Le Guin était une immense autrice – une figure majeure des littératures de l’imaginaire, sans plus d'équivalent. Non : une figure majeure de la littérature tout court. #UnNobelPourUrsulaLeGuin, sauf que c'est trop tard... Je lui dois certaines des plus belles et puissantes lectures dont ce blog a pu se faire l’écho. Bon vent, Madame – un vent d’ailleurs, bien sûr ; qu’il vous conduise à l’ultime rivage, et encore au-delà – car le monde est toujours plus vaste, et toujours plus riche de sa diversité, ainsi que vous l’avez si brillamment démontré au cours d’une carrière exemplaire.

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