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Marebito, de Shimizu Takashi

Publié le par Nébal

Marebito, de Shimizu Takashi

Titre : Marebito

Réalisateur : Shimizu Takashi

Titre original : Marebito

Année : 2004

Pays : Japon

Durée : 92 min.

Acteurs principaux : Tsukamoto Shinya, Miyashita Tomomi, Nakahara Kazuhiro…

 

Shimizu Takashi est surtout connu pour être l’auteur de Ju-On, ou The Grudge – et en fait l’abondante franchise, tantôt japonaise, tantôt américaine, qui a considérablement développé le propos de base. Tout avait commencé en pleine vague « J-Horror » ; le succès international de Ring, de Nakata Hideo, a permis le développement de la franchise (entamée à la télévision), avec les encouragements d’un Kurosawa Kiyoshi (en plein dans le mouvement alors, surtout pour Kairo – mais je vous avais causé il y a quelque temps de cela de Séance) et l’assistance d’un Takahashi Hiroshi, le scénariste de Ring (d’après – mais avec beaucoup de libertés – le roman de Suzuki Kôji). Du beau monde, pour un résultat que je ne suis sans doute pas en mesure de juger, m’en étant tenu au premier film (cinéma)… lequel ne m’avait pas convaincu ; sans doute parce que, à l’époque, l’enthousiasme pour ces films d’horreur nippons est passé par la répétition, sans cesse, des mêmes codes, avec plus ou moins de brio dans l’écriture comme dans la réalisation. De ce que j’en connais, Nakata reste à mon sens le meilleur – surtout pour son phénoménal Dark Water, qui est probablement le chef-d’œuvre du genre, même si le séminal Ring, avec tout son côté nettement plus bisseux, demeure le film qui m’a le plus fait flipper dans toute mon histoire de cinéphile. J’ai nettement moins accroché à Kurosawa Kiyoshi – mais plus pour des raisons de narration que de réalisation, le bonhomme sait bel et bien manier une caméra. On pourrait sans doute citer d’autres auteurs, plus anecdotiques… Mais, à vrai dire, à m’en tenir au premier film The Grudge, c’est dans cette catégorie que j’aurais envie, instinctivement, de ranger Shimizu – dans la mesure où ce film m’a fait l’effet d’un gloubi-boulga mélangeant sans vergogne le bon et le moins bon, l’impressionnant et le simplement grotesque (au mauvais sens du terme), les jolis plans et d’autres nettement moins maîtrisés… Au final, un film bordélique, partant un peu dans tous les sens, et qui, avec toutes ses qualités (car il y en a bel et bien), m’avait laissé au final une impression passablement désagréable ; d’autant que je m’étais pas mal ennuyé… D’où je n’ai pas cherché à voir plus avant ce que la franchise pouvait donner.

 

Shimizu Takashi, cependant, n’a pas fait que Ju-On – The Grudge et compagnie. Dans un registre assez proche, avec moins de fantômes japonais mais quelques-uns quand même, il a donc également commis ce Marebito (le terme désigne en principe un « esprit bénéfique », éventuellement porteur d’illumination, ai-je cru comprendre), dont j’avais eu des échos plutôt positifs. Un autre versant du genre, que j’étais très curieux de voir – mais qui s’est avéré à son tour une déception, pour des raisons finalement assez similaires…

 

Marebito, écrit par Konaka Chiaki d’après son propre roman, tourne autour du personnage de Masuoka Takuyoshi, incarné par… Tsukamoto Shinya (oui, le réalisateur de l’impressionnant Tetsuo, entre autres). Ledit Masuoka est un vidéaste, oscillant entre le professionnel et l’amateur – d’autant qu’il subit de longues périodes de chômage, qui l’affectent pas mal, lui qui se shoote aux antidépresseurs… mais interrompt subitement son traitement – mauvaise idée. En tout cas, il se promène partout avec sa caméra en train de tourner (le film, surtout au début, passe essentiellement par ses vidéos, d’un grain délibérément dégueulasse, et d’un cadrage toujours en mouvement). C’est ainsi qu’il a filmé, dans le métro, le suicide d’un homme (Kuroki Arei, incarné par Nakahara Kazuhiro) qui se plante un couteau dans l’œil. Il a vendu la vidéo, mais elle le fascine bien au-delà du seul intérêt pécuniaire ; il se repasse sans cesse la séquence, obsédé par le regard du suicidant – un regard exprimant la peur la plus absolue.

 

Désireux d’avoir lui-même ce regard, de ressentir cette peur ultime, Masuoka se lance… dans l’exploration du monde souterrain en dessous de Tokyo – avec comme déclaration d’intention, d’ores et déjà, qu’il est prêt à aller jusqu’au crime pour parvenir à ses fins. L’exploration, passablement onirique et se passant volontiers de la moindre justification scénaristique ou de simple cohérence, l’amène à croiser un clochard qui lui parle de la menace constituée par les Deros (créatures dont je connaissais le nom, mais sans connaître le « Shaver Mystery », j’en aurais au moins retiré ça…), puis le fantôme de Kuroki qui l’entretient du monde souterrain, de la Terre Creuse, d’Agartha… Après quoi Masuoka contemple l’espace d’un instant les « Monts de la Folie » (souterrains, donc), découvre une cité qui ne fait pas très « Choses très anciennes », et tombe enfin sur une jeune fille nue (Miyashita Tomomi), à la peau plastique et suintante, enchaînée par le pied…

 

Et il décide de la ramener chez lui (ellipse sur le pourquoi et le comment), et d’élever la pauvre créature – tout en se rendant bien compte, assez vite, que cette « F. », ainsi qu’il l’appelle, n’est probablement pas humaine.

 

On avance dans la zone à SPOILERS, attention…

 

Adonc, « F. », qui tient du vampire autant que du Dero, ou encore autre chose, a besoin de sang pour se nourrir (la succion fait forcément, plus que jamais, et délibérément, fellation, la jeune fille relevant en même temps d’un fantasme de gamine soumise) ; Masuoka, pour la préserver, emprunte donc sans autres atermoiements la voie du crime qu’il avait envisagé de suivre dès le départ…

 

À supposer, bien sûr, que ce ne soit déjà le cas ? Car une autre hypothèse est envisagée à demi-mots – au travers d’une femme qui file Masuoka, avant de l’aborder, et de laisser entendre qu’elle était son ex-épouse, et que la fille que l’homme retient captive, et traite plus comme un animal que comme une humaine, est leur propre fille… Lui dit ne pas avoir de fille, et ne pas connaître la femme – plus tard, la tuer ne sera dès lors pas un problème. Bien sûr, cette piste fait sens – qu’on y accole ou pas un délire vaguement hallucinatoire dû à l’arrêt des antidépresseurs (mais, euh, bof…).

 

Quoi qu’il en soit, Masuoka demeure lié à « F. », et n’hésite donc pas à tuer pour la nourrir ; c’est ainsi, finalement, et peut-être d’autant plus à mesure que les doutes sur sa santé mentale se font plus envahissants, qu’il devient le réceptacle de l’horreur ultime qu’il avait perçue dans les yeux de Kuroki…

 

Il y a de bonnes choses, dans cette histoire – je ne le nie pas. Il y en a hélas aussi de moins bonnes… Et, du coup, j’ai ressenti la même impression de dispersion un tantinet fâcheuse que pour The Grudge. Non que je tienne à tout prix à avoir des trames linéaires et des histoires qui se tiennent de bout en bout – loin de là. Simplement, ici, le mélange n’a pas pris – pour moi. Ainsi par exemple du jeu des références – permanentes, tantôt cryptiques, tantôt explicites, elles ont bien vite quelque chose de fatigant à mon sens, tant l’accumulation est forcée. Sans doute, l’épopée chtonienne de Masuoka, qui est tout autant périple onirique, justifie bien ce sempiternel passage du coq à l’âne – c’est à vrai dire le seul moyen de lui donner du sens. Mais le mélange fantômes/Deros/créatures lovecraftiennes/vampires, etc., dans un cadre qui est Tokyo/monde souterrain de Tokyo/Monde souterrain global de la Terre Creuse/Monde souterrain théosophique/Monde souterrain des Deros/Montagnes Hallucinées de Lovecraft, etc., d’abord vaguement enthousiasmant, m’a bien vite lassé. La greffe de la dimension davantage « psychologique » (tout ceci est un fantasme, Masuoka est un pervers et un fou qui séquestre sa fille et tue des femmes innocentes) en a en fait rajouté dans cet effet à mes yeux : l’idée, bonne à la base, est traitée un peu trop légèrement pour me convaincre ; l’ambiguïté qui lui est inhérente, bien loin de rendre cette hypothèse séduisante à la mesure de son potentiel, ne m’a fait l’effet que d’une énième échappatoire, n’ayant globalement pas plus de pertinence et d’à-propos que toutes les autres.

 

Mais tout ceci – ces regrets très personnels – ne m’aurait probablement pas autant déçu si la réalisation n’avait pas été à l’avenant. Car elle se disperse elle aussi… L’alternance entre image « cinéma » et vidéos illisibles ou peu s’en faut, d’abord amusante, m’a paru bien vite lassante – tant le début du film en abuse avec plus ou moins d’à-propos. Parallèlement, le début du film est paradoxalement d’autant plus bavard que Masuoka en est le seul véritable personnage – ses voix off incessantes m’ont là aussi assez vite saoulé. Le film hésite ensuite perpétuellement entre sobriété relative et effets plus grotesques – qu’ils soient dus au montage ou au cadrage, ils usent sans vergogne des codes de la « J-Horror » (visuels, auditifs et narratifs), là encore avec un à-propos contestable. La bande son est bien sûr du même ordre – la partition de Takine Toshiyuki évoque forcément celles de Kawai Kenji (pour les films fantastiques de Nakata, Ring, Ring 2, Dark Water…), mais avec beaucoup moins de réussite à mon sens.

 

La dispersion narrative, justifiable à certains égards, débouche ainsi sur, ou s’accompagne d’une dispersion d’un autre ordre, tenant cette fois à la réalisation. D’où cette sensation d’un à-propos fluctuant, qui pourrait sans doute faire sens, mais m’a surtout fait l’effet d’un manque d’âme. D’autant que les constants virages à droite ou à gauche, tout brusques qu’ils soient, m’ont bien vite paru souffrir de ce manque intrinsèque de cohérence : loin d’attiser ma curiosité, ma fascination, ou simplement mon plaisir (aussi pervers soit-il), ils m’ont amené à bâiller plus qu’à mon tour…

 

Au final, un film qui va un peu trop dans tous les sens, et est trop souvent le cul entre deux chaises, pour vraiment me parler. Mais ça tient sans doute de la manière propre du réalisateur, je suppose – en tout cas, pour moi, c’est globalement un effet similaire à celui de The Grudge tel que je l’avais vécu ; et ça m’incite pas mal à lâcher l’affaire avec ce réalisateur…

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L'île panorama, de Ranpo Edogawa et Suehiro Maruo

Publié le par Nébal

L'île panorama, de Ranpo Edogawa et Suehiro Maruo

Ranpo EDOGAWA et Suehiro MARUO, L’Île panorama, [Panorama-to Kitan], traduction [du japonais] par Miyako Slocombe, [s.l.], Casterman, coll. Sakka – Auteurs – 15x21, [2008] 2010, 270 p.

 

Bon, aujourd’hui, je devrais pouvoir faire (un peu plus…) bref (ouf, hein ?), puisqu’il s’agit d’évoquer l’adaptation en BD d’un bref roman que j’avais lu il y a peu – adonc, pour le contexte et pour l’intrigue et pour d’autres choses encore, je vous renvoie à mon compte rendu de L’Île panorama, d’Edogawa Ranpo.

 

RANPO PANORAMA

 

Le mangaka et illustrateur Maruo Suehiro est un admirateur de longue date d’Edogawa Ranpo, qu’il a abondamment illustré (voir son Ranpo Panorama), et adapté plusieurs fois (outre le présent ouvrage, il y a aussi La Chenille, peut-être d’autres choses encore ?). Ce qui n’a sans doute rien d’étonnant, dans la mesure où l’on a fait de l’écrivain le fondateur du courant « ero guro nansensu », ou « ero guro » tout court, qui est le genre de prédilection de Maruo – à vrai dire, il est considéré comme un des maîtres du genre, voire le maître, point barre. Ceci étant, le roman L’Île panorama ne correspond sans doute pas à cette définition (contrairement à La Chenille)… L’adaptation par Maruo n’en a pas moins quelque chose de logique, à sa manière, au-delà de la filiation des auteurs – d’autant que le roman, étonnamment graphique, posait là un vrai défi de représentation.

 

L’ADAPTATION : FIDÉLITÉ ET APPORTS PERSONNELS

 

Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire, donc. Globalement, l’adaptation par Maruo est très fidèle – dans les meilleurs moments comme dans les moins bons (la conclusion policière, avec le détective récurrent d’Edogawa Ranpo ai-je l’impression – je n’avais pas fait gaffe en lisant le roman –, est plus encore expédiée, mais c’est une manière comme une autre de mettre en avant ou d’assumer sa dimension pas mal accessoire ; les toutes dernières cases n’en sont pas moins parfaites).

 

On y trouve cependant quelques apports personnels, tout à fait bienvenus.

 

Au registre de l’ambiance, cela peut passer par des choses très brèves et pourtant bizarrement bien vues – comme la mention du suicide d’Akutagawa Ryûnosuké, le célèbre écrivain laissant derrière lui cette seule note : « Vague inquiétude »…

 

On remarque aussi l’insertion d’une scène gore (au sens fort) à l’efficacité certaine : Hitomi Hirosuke se rendant compte que son « double » décédé Komoda Genzaburô avait une fausse dent, arrache de ses seules mains et sur le moment même – dans le cimetière, devant la tombe ouverte – une de ses propres dents, pour prendre la place du défunt…

 

Le rajout le plus essentiel, cependant, concerne l’autre versant du diptyque « ero guro » : la BD, longtemps très chaste (au point où ça m’étonnait, eu égard au positionnement de l’auteur – mais je suppose qu’il s’agissait en fait d’en jouer ?), explose sur le tard dans une frénésie pornographique, l’île panorama arpentée par les nymphes et les satyres, d’abord peu ou prou des éléments de décor, étant ainsi à la fois subvertie et pleinement accomplie dans une orgie évoquant peut-être davantage Rome que la Grèce antique, encore qu’il ne s’agisse que de représentations (enfin, « que »… et c’est bien l’ensemble de la BD qui est œuvre de « représentation », j’imagine…) ; pour autant, cette furie explicite, aussi brève soit-elle, n’a au fond rien de gratuit : le contexte de l’île la justifie pleinement, et j’ai l’impression qu’en usant de cette carte, Maruo se montre paradoxalement d’autant plus fidèle à l’esprit d’Edogawa Ranpo, sinon à la lettre de son roman. J’ajouterai en effet que cela participe de la dimension utopique de l’île panorama, qu’il s’agisse d’en exprimer le plaisir esthétique ou de faire les gros yeux devant la fascination éventuellement (éventuellement, hein) malsaine du personnage pour le factice et l’illusoire. En chroniquant le roman, j’avais mentionné à cet égard que j’avais trouvé une dimension sadienne dans cette utopie – pas tant pour un contenu érotique ou a fortiori pornographique sous-jacent, même si on le devine, donc, qu’en raison de son jeu sur les « tableaux vivants », la mise en scène de la chair, etc. (peut-être aussi une utopie de l’enfermement, parfois ? avec son lot de règles ?). C’est là aussi quelque chose qui ressort d’autant plus dans cette adaptation.

 

LE GRAPHISME

 

Cependant, à l’évidence, c’est le dessin de Maruo qui fait tout l’intérêt ou presque de cette adaptation globalement très fidèle – comme de juste.

 

Je dois avouer que, au premier regard, et sans doute en raison de mes attentes élevées, tant on m’avait dit du bien de Maruo, et plus encore, j’ai été presque un peu déçu, voire craintif pour la suite… En fait, j’avais l’impression d’y retrouver – un peu comme pour La Maison aux insectes d’Umezu Kazuo, même si le style est très différent – cette étrange opposition entre les décors, superbes, parfaits, fascinants (et dans une relation complexe et habile avec la mise en page), et les personnages, plus « déconcertants »… avec notamment une gestuelle étrange, des dissymétries improbables, des effets de perspective qui passent plus ou moins bien…

 

Les visages

 

Première impression qui s’avère heureusement rapidement erronée. D’autant que les visages, notamment, sont ici un véhicule de l’émotion autant que de la narration assez remarquablement employé (et finalement plus convaincant que l’inévitable sueur à grosses gouttes et la bouche systématiquement ouverte sur un cri, traits semble-t-il récurrents du manga d’horreur avec lesquels j’ai encore un peu de mal, j’avoue).

 

Le visage de Hitomi Hirosuke, changeant, est ainsi merveilleusement expressif – jusque dans sa fadeur, paradoxalement. Sa transformation, impliquant la pousse de la barbe, temporairement, dépeint le « héros » en clochard céleste, et exprime visuellement sa folie intérieure ; tandis que sa fine moustache de dandy, par la suite, quand il a pris la place de son « double », devient le seul marqueur ou presque de son visage de marbre, exprimant cette fois une élégance froide (et non moins inquiétante) en parfaite adéquation avec le tableau factice et truqué de l’île panorama.

 

Chiyoko, l’épouse de Kodoma Genzaburô, bénéficie aussi de cette belle attention – la femme d’allure élégante et douce se muant progressivement en victime au fur et à mesure du développement de sa relation avec l’imposteur, puis de sa visite de l’île panorama ; ce qui correspond parfaitement à son rôle dans le roman.

 

Les décors

 

La vraie force de l’adaptation est cependant ailleurs – comme de juste. Le roman est par essence très graphique – au-delà de la pirouette du double qui le fonde, et qui constitue le récit au sens le plus classique, son moment fort est incontestablement la (longue, très longue) visite de l’île panorama par Hitomi Hirosuke/Kodoma Genzaburô et Chiyoko.

 

La part d’intrigue demeure dans le roman – notamment dans la mesure où il appuie page après page sur la menace représentée par l’imposteur, que trahit son enthousiasme plus malsain à chaque nouvelle merveille, tandis que la jeune femme, sentant venir le drame, tend toujours un peu plus vers la panique pourtant mêlée de résignation. J’ai l’impression, ici, que c’est une dimension largement amoindrie dans la BD : l’hôte est avant tout d’une élégance froide – tranchant sur l’enthousiasme maladif de son modèle – et la panique est moins sensible chez Chiyoko… Mais peut-être est-ce effectivement une approche plus adaptée au support BD.

 

Par contre, il y a les tableaux… et là Maruo s’en donne à cœur joie, pour le plus grand plaisir du lecteur. Dans le roman, la démesure de l’île est sans cesse mise en rapport avec son côté factice, mais les descriptions littéraires peuvent s’autoriser bien des facéties qui seraient trop dangereuses ou paradoxalement trop fades sur le plan pictural…

 

Mais Maruo maîtrise parfaitement son art et parvient ainsi à rendre, et même à sublimer, le propos initial, en lui conférant une majesté dans la représentation, qui, pour le coup, écrase le seul roman – en autorisant une identification qui lui est inaccessible, en dépassant le seul champ de l’intuition pour asseoir (imposer ?) une image parfaitement construite dans le regard du lecteur.

 

C’était sans doute le plus gros défi de cette adaptation, et il a été brillamment relevé. Pour le coup, avec un matériau aussi casse-gueule, la BD parvient probablement à dépasser le roman, en usant habilement des spécificités de chaque médium.

 

Le plus fort étant peut-être que la féerie visuelle n’exclut jamais le factice – le principe même des « panoramas » au sens « forain » qu’emploie Edogawa Ranpo dans son roman, l’abondance des trompe-l’œil par essence impossibles à figurer dans le format BD, sont intelligemment employés dans l’adaptation, quitte à faire un détour du graphisme au texte (ce qui questionne au passage l’idée même de représentation) ; mais c’est bien l’alliance des deux qui fait le neuvième art, après tout…

 

Et le travail de mise en page, à cet égard, est plus que remarquable : il est parfait.

 

C’est ici que la bande dessinée brille avant tout, et qu’elle acquiert paradoxalement sa singularité. Très beau travail d’adaptation, et, malgré la maîtrise de Maruo, ça n’était pas gagné d’avance…

 

Bon, un auteur de plus à approfondir…. Mazette, il y en a tant.

 

(Oh et lisez donc ceci sur le Cafard Cosmique. Oui.)

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Soleil, de Yokomitsu Riichi

Publié le par Nébal

Soleil, de Yokomitsu Riichi

YOKOMITSU Riichi, Soleil, [Nichirin], traduit du japonais par Benoît Grévin, postface de Benoît Grévin, Toulouse, Anacharsis, coll. Fictions, [1923-1924, 2003] 2016, 125 p.

 

Voilà une très jolie trouvaille des éditions Anacharsis – un court roman japonais de 1923 qui, au-delà des influences qui l’ont marqué et d’éventuelles voies parallèles que je discuterai bientôt, conserve aujourd’hui toute sa force et tout son brillant.

 

L’AUTEUR

 

Yokomitsu Riichi, né en 1898, n’est probablement pas le plus connu en France des écrivains de cette génération de Taishô – celle des « écrivains maudits », parmi lesquels on compte toutefois quelques stars, comme Akutagawa Ryûnosuké ou le futur Prix Nobel Kawabata Yasunari ; ce dernier était d’ailleurs un ami et collègue de Yokomitsu Riichi, lequel a eu son importance en son temps, en prenant la tête d’un mouvement « moderniste », le « néo-sensationnisme » (shinkankaku-ha), appelant à dépasser jusqu’aux apports les plus récents, du côté du réalisme comme du roman prolétarien.

 

La dimension expérimentale de l’auteur avait cependant déjà été mise en lumière avec entre autres (l’auteur a aussi commis d’importantes nouvelles) le roman qui nous intéresse aujourd’hui, Soleil, paru tout d’abord en épisodes en 1923.

 

Yokomitsu, à partir de là, a eu un parcours un peu confus… ou pas ? Quoi qu’il en soit, le Japon nationaliste et militariste des années 1930 et 1940 l’a progressivement amené à revoir peu ou prou toutes ses conceptions, au point de la contradiction absolue et du reniement total… À sa mort en 1947, il n’avait sans doute plus grand-chose à voir avec le trublion d’antan, et sa réputation s’en est probablement ressentie.

 

DE SALAMMBÔ À SOLEIL

 

Mais nous n’en sommes pas là : quand paraît Soleil, notre auteur a tout juste 25 ans, et l’envie de changer les choses. Pourtant, dans l’optique de ce court roman, il s’agissait bien d’intégrer une influence fondamentale – mais tout autant de la dépasser à sa manière…

 

En 1919, Yokomitsu découvre émerveillé Salammbô, de Flaubert, dans sa première traduction japonaise, due à Ikuta Chôkô, et parue en 1913 (pour rendre certains aspects stylistiques du texte français, le traducteur avait d’ailleurs eu recours à des effets très personnels, parfois bien éloignés du texte original ; par un juste retour des choses, les dialogues, dans Soleil, reposent sur des traits spécifiques à la langue japonaise, en tant que tels intraduisibles ; le traducteur Benoît Grévin s’en explique dans sa passionnante postface, et ses solutions pour résoudre cette difficulté m’ont paru très pertinentes, si elles sont par essence différentes). Fasciné par cette lecture, Yokomitsu est pris de l’envie de s’en inspirer – mais pas pour en faire « simplement » un pastiche : bien davantage pour exprimer ses propres conceptions, qui plus est dans un cadre tout autre, changeant radicalement le rapport à l’authenticité historique et donc à la documentation.

 

LES SOURCES HISTORIQUES

 

Yokomitsu décide en effet de situer son histoire dans un cadre bien différent de la Carthage en proie aux mercenaires décrite par Flaubert : celui du Japon protohistorique – aux environs du IIIe siècle de notre ère (à la lisière des ères Yayoi et Kofun).

 

Or c’est là une période pour laquelle nous manquons cruellement de documentation… Si l’archéologie a pu mettre en évidence les traits saillants d’une culture matérielle de ce Japon d’avant l’écriture, et donc pas encore sinisé, l’absence quasi-totale, justement, de données écrites sur ces temps-là laisse le champ libre aux spéculations les plus variées.

 

Mais c’est une absence « quasi-totale », donc : nous disposons bien de quelques traces écrites, très limitées, et comme de juste originaires du grand voisin chinois. Yokomitsu s’intéresse tout particulièrement à un très bref passage de la Chronique des Trois Royaumes (Sanguo Zhi), qui date de la fin du IIIe siècle de notre ère, et qui discute des Barbares environnant l’Empire du Milieu ; parmi eux, le « peuple des Wa », ainsi que sont désignés les habitants de l’archipel nippon.

 

Or ce texte étonnant, s’il poursuit en partie les rares données antérieures décrivant hâtivement « l’organisation » du « peuple des Wa » au travers de petites chefferies rivales, comprend une anecdote pour le moins étrange – évoquant une sorte de « reine-chamane » du nom de Himiko, qui aurait suscité un embryon de centralisation étatique en unissant trois « royaumes », dont celui de Yamatai, désignation qui ne manque pas de faire penser au cœur mythique du Japon, appelé Yamato (à ceci près que l’emplacement géographique du Yamatai de Himiko et du Yamato « classique » diffère, le premier se trouvant sur Kyushu, le second sur Honshu).

 

Bien évidemment, les sources écrites japonaises, ultérieures de quatre ou cinq siècles, et notamment la tradition mythique contenue dans le Kojiki puis le Nihon Shoki, ne comprennent rien de la sorte – établissant de leur côté une succession dynastique impériale pour cette période dont on sait qu’elle n’a rien d’authentique (si les ultranationalistes la prenaient volontiers pour argent comptant, par principe)…

 

Séduit par cette « histoire parallèle », et peut-être là poussé par un vague sentiment de subversion à l’égard de tendances nationalistes (donc) qu’il ressentait peut-être, en même temps, Yokomitsu décide de raconter l’histoire de cette Himiko – mais pas vraiment celle que rapporte la chronique chinoise : l’auteur en livre en quelque sorte, pardon pour le vilain terme un peu ridicule ici, une « préquelle » ; il ne s’agit pas de parler de la reine-chamane Himiko régnant sur ses trois royaumes, dans son palais où les hommes étaient interdits de séjour, et pas davantage de la tradition matriarcale qu’elle avait semble-t-il mise en place ; ce qui intéresse l’auteur, c’est comment elle en est arrivée là.

 

Or les sources écrites n’en disent donc absolument rien, pas plus que du contexte culturel de ce pré-Japon largement inconnu… et fantasmé. D’où une différence essentielle avec le matériau historique : si Flaubert, pour écrire Salammbô, s’était abondamment documenté, les sources étant nombreuses et son ambition de réalisme essentielle, Yokomitsu, lui, profite en fait du vide des sources écrites pour recréer un monde – et c’est là une chose qui m’intéresse tout particulièrement, notamment en ce que cette approche me semble relever à certains égards davantage de la fantasy que du roman historique, j’y reviendrai.

 

LE RÉCIT

 

La trame est somme toute élémentaire – ce qui sied en fait bien à ce récit « mythique » –, et, par ailleurs, elle est très vive : le roman est court, une centaine de pages au plus, et perpétuellement en mouvement.

 

Nous y suivons donc Himiko, qui n’est pas encore la reine-chamane du peuple des Wa, mais « simplement » une princesse du pays maritime d’Umi (sur Kyushu, comme les autres « royaumes » cités, on ne traverse jamais la mer) ; elle doit épouser bientôt le prince Hiko no Ôe, qu’elle aime autant qu’il la taquine. Mais c’est alors que surgit en Umi un voyageur inconnu, ensuite identifié comme venant du pays rival de Na – on apprend bientôt qu’il s’agit en fait du prince du pays Na, Nagara… Malgré les tensions ancestrales entre les deux pays, Himiko plaide pour que l’on épargne l’homme de Na… et c’est là le début de ses malheurs.

 

Car Nagara est fou amoureux de Himiko – et, selon les mœurs du temps, qui nous renvoient en Europe, sinon à Hélène (mais peut-être, après tout), du moins aux Sabines (ceci étant, quitte à faire une référence à la fois antique et contemporaine, je serais tenté de mentionner la Lavinia d’Ursula K. Le Guin…), Nagara entend bien ravager l’Umi et enlever la beauté pour l’épouser – faisant de sa violence même un argument…

 

C’est le début d’un cycle d’affrontements barbares, les chefferies de Kysuhu n’étant en fait guère plus que des bandes, soumises au bon vouloir arbitraire de despotes régnant par la force et la cruauté. Les hommes, ici, sont tous (ou presque – Hiko no Ôe et Wakaro, les deux maris que Himiko s’est choisis successivement, sont peut-être différents, mais rien de certain au fond) autant de brutes avides de posséder la princesse par la force, et prêts pour cela à tuer quiconque se trouverait sur leur chemin ; elle passe ainsi de main en main, ses mariages « choisis » étant plus qu’éphémères… Et son itinéraire baigne dans le sang.

 

Germe bientôt en elle le désir de vengeance, plus particulièrement quand elle tombe aux mains des maîtres d’un autre pays, appelé Yamato (mais ce n’est donc pas le Yamato « classique » de Honshu), deux frères rivaux et visiblement prêts à s’entretuer pour elle. Maîtresse femme par la force des circonstances, habile à manœuvrer les hommes tous réduits en face d’elle à leurs pulsions les plus bestiales, elle saura aussi, le moment venu, paraître elle-même sur le champ de bataille pour mettre fin à un monde…

 

LA (RE)CRÉATION D’UN MONDE

 

L’histoire, pour être simple, ne manque pas de force – et elle s’habille régulièrement d’atours oniriques (ainsi avec la harde de cerfs emportant Himiko et Kawaro) autant qu’épiques (la bataille finale, avec un volcan en éruption à l’arrière-plan !).

 

Mais la grande habileté de l’auteur, dans cette (re)création d’un monde, réside dans une adéquation de tous les instants entre le fond et la forme, dont résulte un effet de dépaysement voire plus radicalement d’exotisme, les deux aspects se renforçant sans cesse comme dans une boucle de rétroaction.

 

Plus libre que ne l’était Flaubert pour recréer sa Carthage, Yokomitsu pioche certes dans le savoir archéologique, mais ne compte pas le laisser s’interposer entre lui-même et son histoire – il peut donc laisser passer sans y attacher plus d’importance quelques anachronismes qui lui paraissent préférables à l’authenticité, pour épicer son récit d’images fortes (ainsi des rites funéraires, par exemple, avec les tertres kofun et plus encore les « statues-cylindres » haniwa, en fait un brin postérieurs).

 

C’est qu’il vise à une authenticité d’un autre ordre – et dans un sens « supérieure », car liée aux fonctions du récit : c’est la puissance d’évocation qui doit l’emporter – et elle est tout autant immersion dans un monde radicalement différent (presque un « monde secondaire » de fantasy, en ce qui me concerne – oui, oui, j’y arrive…), où tout est prétexte à l’édification fascinée du lecteur, à condition de savoir doser les éléments pour que rien ne sombre dans l’artifice, et pas davantage dans une pénible exposition lourde de détails malvenus ; c’est à travers la fluidité et le naturel que s’exprime cette authenticité parallèle.

 

D’où, par exemple, les allusions nombreuses mais sans autres détails à la culture matérielle de la période – tout particulièrement les bijoux, et notamment les « pierres-courbes » (magatama) et « pierres-tubes » (kudatama), mais aussi ces étonnants colliers de becs d’oiseaux, etc.

 

LA NATURE ET LES HOMMES

 

Pourtant, la singularité et la force de Soleil, qui en font une vraie merveille bien digne d’attention comme d’éloges, réside encore dans d’autres procédés. Un, tout d’abord, oscille entre fond et forme, et c’est la dimension « naturalisée » du monde recréé par Yokomitsu – l’évocation, sans cesse entremêlée au mondes des hommes, qui du coup n’en est pas vraiment séparé, de l’animalité et de la végétation.

 

L’animalité s’exprime ainsi tant dans les nombreuses allusions à la chasse, avec notamment ces sangliers et plus encore ces cerfs omniprésents, que dans la thématique de la bestialité, à travers les pulsions irrépressibles de ces « chefs » qui sont autant de brutes.

 

La dimension « végétale » est probablement plus subtile – mais, au travers d’un champ lexical d’une précision et d’une richesse sensibles, elle imprègne tout autant cette humanité farouche d’avant la civilisation, vivant dans la nature et en faisant intégralement partie.

 

LES DIALOGUES ET LA LANGUE

 

Tout cela participe de la dimension « archaïque » de Soleil. Mais s’il est un point où elle ressort tout particulièrement, c’est encore ailleurs : dans les dialogues.

 

Je l’avais rapidement mentionné plus haut : le traducteur Benoît Grévin, qui a fait un superbe travail, évoque dans sa postface cette difficulté insurmontable, car témoignant de subtilités de la langue japonaise absolument inconnues (ou presque, mais à ce stade…) en français – Yokomitsu, dans Soleil, bouleverse la langue japonaise, en en exprimant un état « antérieur » (aux besoins de son récit, il est dans son livre parfois archéologue, parfois anthropologue, mais bien avant tout romancier) sans les complexes et subtils registres de politesse qui l’imprègnent, et sont autant de moyens de préciser, chez les locuteurs, les sentiments et les intentions ; il en va de même, d’ailleurs, pour le jeu des particules finales, qui ont un rôle éventuellement similaire, et dont l’auteur se passe délibérément ici.

 

Il en résulte une langue unique et tout à fait « autre », qu’il était impossible de rendre directement en français. L’idée étant cependant celle d’un archaïsme aux couleurs d’exotisme, le traducteur a eu recours à des procédés différents pour exprimer le même esprit, contre la lettre le cas échéant. Et si la dimension incantatoire des dialogues, presque chantés dans leurs nécessaires répétitions, peut s’accommoder de la traduction, l’archaïsme au regard des relations sociales et éventuellement hiérarchiques est rendu ici notamment par un emploi des « moi » et « toi » qui, tout en s’inscrivant globalement dans ce principe de scansion, le dépasse en exprimant, au-delà de la poésie ou dans un autre registre poétique, un caractère « brut », quelque part entre l’homme des cavernes et le mythe des origines, avec en outre quelque chose d’essentiellement autoritaire, appuyant la rudesse des chefs, tout en exigences, d’une manière étonnamment appropriée.

 

Ce n'est pas la seule difficulté de la traduction : il faut évoquer également les titres honorifiques, construits par association (par exemple « souverain-des-hommes » pour rendre « roi », etc.). Là encore, l'approche du traducteur est tout à fait pertinente.

 

LE GENRE, ENTRE ROMAN HISTORIQUE ET FANTASY ?

 

Inventif dans le fond comme dans la forme, Soleil est une lecture d’un charme étonnant, une affaire d’immersion autant que de poésie. Le roman, au-delà de l’influence assumée et même revendiquée de Salammbô, garde une forte singularité.

 

On peut toutefois être tenté d’établir des parentés, permettant de cerner un peu plus le propos. Mais c’est à plus ou moins bon droit… Quand la quatrième de couverture évoque « un Miyazaki par anticipation », ça me laisse passablement perplexe. Quand la postface évoque les mangas et animes de même, car c’est sans autre précision, et en traitant du médium plutôt que du genre.

 

Il y a pourtant une autre piste, qui n’est pas mentionnée une seule fois ici (sinon par la bande et par déduction à partir de ce que je viens de citer), et c’est la littérature de fantasy

 

Le monde recréé par Yokomitsu dans Soleil, étant peu ou prou le fruit de sa seule imagination, à peine fortifiée par quelques rares données archéologiques sur la culture matérielle et quelques paragraphes perdus dans d’antiques chroniques chinoises, et prête le cas échéant à « violer l’histoire pour lui faire de beaux enfants », me paraît davantage appeler la comparaison avec la fantasy moderne, à cette époque même juste naissante dans le monde anglo-saxon, plutôt qu’avec la forme ici très aléatoire et pour le coup si peu appropriée du « roman historique ».

 

Et peu importe l’aspect surnaturel ou pas à cet égard – en relevant tout de même que ce « monde secondaire » est plus d’une fois ambigu (délibérément) à ce sujet.

 

J’ai en effet l’impression que cette parenté (et peu importe qu’elle soit consciente ou pas, admise ou pas) est d’autant plus remarquable qu’elle vaut pour les deux tendances qui se distinguent dans le genre naissant dans le monde anglo-saxon : on trouve après tout dans Soleil, tant un monde barbare et brutal, où la morale tente de se manifester mais cède éventuellement le pas au nihilisme, à la façon d’un Robert E. Howard, qu’une entreprise de (re)création d’un monde cohérent et « autre », archaïque par essence, (re)création qui passe au moins autant par la forme que par le fond, et affiche ainsi leur caractère indissociable – ce qui nous conduit plutôt du côté d’un Lord Dunsany ou d’un J.R.R. Tolkien.

 

Bien sûr, lecteur de fantasy, je prêche peut-être un peu pour ma paroisse… Mais d’autant plus que je suis persuadé que les amateurs du genre apprécieront ce très puissant roman qu’est Soleil, aussi fort que bref, à l’admirable pouvoir d’évocation et au style subtilement travaillé – et très joliment rendu.

 

Un excellent roman, une très belle exhumation.

 

EDIT : Par ailleurs, cet infect et abject snob de mes couilles de Gérard Abdaloff en parle ; enfin, il en parle... Il t'insulte, beaucoup - et il en parle un peu. Quelle grosse merde, alors...

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Mille Ans de littérature japonaise, de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (éd.)

Publié le par Nébal

Mille Ans de littérature japonaise, de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (éd.)
Mille Ans de littérature japonaise, de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (éd.)

NAKAMURA Ryôji et CECCATTY (René de) (éd.), Mille Ans de littérature japonaise, tome I : anthologie du VIIIe au XIIIe siècle, édition revue, Arles, La Différence – Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1982] 1998, 211 p.

 

NAKAMURA Ryôji et CECCATTY (René de) (éd.), Mille Ans de littérature japonaise, tome II : anthologie du XIIIe au XVIIIe siècle, édition revue, Arles, La Différence – Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1982] 1998, 284 p.

 

Je poursuis ma (nécessaire) découverte de la littérature classique japonaise, avec cette anthologie couvrant la période allant du VIIIe au XVIIIe siècle. Ce n’est pas totalement une découverte : en effet, lors de ma première crise nipponophile d’ampleur, j’en avais lu le tome II (impossible alors de mettre la main sur le premier), dont j’avais gardé un souvenir assez marquant – et tout particulièrement du premier texte qui y figurait, l’Écrit de l’ermitage, de Kamo no Chômei, un de mes textes fétiches depuis, et que j’ai relu sans cesse, éventuellement dans de nouvelles traductions (je l’avais chroniqué sous le titre Notes de ma cabane de moine). Tout ne m’avait pas forcément autant parlé, mais j’en gardais quand même globalement un excellent souvenir. Qui n’est pas pour rien, sans doute, dans l’idée de cette relecture cette fois « complète », tome I inclus.

 

La matière est immense. Si le Japon n’a découvert l’écriture que tardivement, et en recourant à des solutions éventuellement absurdes, tant l’adoption de l’écriture chinoise n’avait pas de sens pour une langue obéissant à une structuration fondamentalement différente, voire on ne peut plus différente (et c’est une difficulté qui pèse encore aujourd’hui, un millénaire et demi plus tard…), l’archipel du soleil levant n’en a pas moins assez rapidement développé une tradition littéraire d’une extrême richesse – d’abord, inévitablement, à l’école de la Chine, le puissant Voisin qu’il était impossible d’ignorer (ou presque – en fait, le Japon a connu plusieurs périodes de « fermeture » à cet égard, entrecoupées d’autres où les échanges étaient quotidiens et essentiels), puis davantage dans une lignée spécifique, la littérature japonaise s’émancipant pour générer son domaine propre.

 

Bien sûr, il était totalement inenvisageable, et a fortiori sur un format aussi court (les deux tomes sont brefs, et on aurait pu faire l’économie de cette division purement éditoriale), de tenter quoi que ce soit d’ « exhaustif »… Les éditeurs, Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, ont donc dû faire des choix, qui se sont développés en partis pris : proposer autant que possible des textes pas encore traduits ou alors guère aisés à se procurer (ce qui explique, par exemple, l’absence des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari, ou du Dit des Heiké – mais Le Dit du Genji y est resté, car vraiment trop incontournable ?), et retraduire de toute façon le cas échéant ; livrer autant que possible des textes complets – et opérer sinon une sélection significative ; établir tout un maillage reliant les textes retenus entre eux, manière d’opérer, peut-être pas une systématisation de la littérature japonaise classique, mais du moins d’en dresser un panorama cohérent, l’inscrivant dans une histoire propre (c’est une dimension de l’anthologie que j’ai tout particulièrement appréciée) ; enfin, livrer des aperçus aussi divers que possible de la littérature classique japonaise : on y trouve des pièces de théâtre aussi bien que des essais, des haïkus comme des romans fleuves...

 

Et autant le dire de suite : l’entreprise, pour ardue qu’elle était, a débouché sur une réussite incontestable. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que tous les textes ici rassemblés m’ont passionné, car ce n’est pas le cas ; il s’en est même bien trouvé pour me laisser parfaitement indifférent au mieux… Pour autant, ils ont tous leur place ici, et le paratexte limité (délibérément) mais très bien fait, très pertinent, incite à les envisager sous un œil particulier, qui rend même les textes les moins séduisants finalement instructifs quant à ce dont ils témoignent au regard de la civilisation nippone.

 

JOURNAL DE TOSA, DE KI NO TSURAYUKI

 

Voyons maintenant ce qu’il en est au juste, au cas par cas. Premier texte, datant de 935, le Journal de Tosa (Tosa nikki), dû au poète Ki no Tsurayuki (qui avait notamment participé à l’élaboration de l’anthologie poétique classique Kokinshû, livrant en particulier une préface théorique – et, fait inédit, en japonais – constituant un véritable traité critique de l’art poétique, avec classifications et règles formelles, etc.). C’est un texte important dans la genèse d’une littérature spécifiquement japonaise, notamment en ce qu’il a semble-t-il été rédigé en kana, à la différence d’œuvres antérieurs déjà évoquées ici comme le Kojiki ou, dans un genre plus proche et sauf erreur, les Contes d’Ise (notons d’ailleurs que le Journal de Tosa cite plusieurs fois Narihira) ou Le Dit de Heichû, utilisant tant bien que mal une écriture chinoise guère adaptée à la structure même de la langue japonaise ; or les kana étaient alors réservés aux femmes… d’où le « travestissement » de l’auteur pour ce « journal » (genre important de l’époque), censément écrit par une femme, tandis que lui-même y est désigné – de manière un peu cryptique et pourtant éloquente – à la troisième personne comme étant « le vieil homme ». Ce qui est déjà un procédé littéraire intéressant – et il en va sans doute de même pour cette ultime phrase du texte : « Il reste des événements qui dépassent la mémoire et l’expression. / De toute façon, je déchirerai ces pages. »

 

Il s’agit pour l’auteur, au-delà de son déguisement, de rapporter jour après jour son trajet de retour en bateau depuis la province où il a été gouverneur pendant plusieurs années, vers la capitale, Kyoto. Les événements du trajet, à l’instar de ce qui se passe dans les Contes d’Ise et Le Dit de Heichû, mais en dehors de leur sphère essentiellement galante, sont autant d’occasions pour livrer des poèmes – des waka, « poèmes japonais » donc, mais obéissant en fait à la structure des tanka d’origine chinoise tels qu’on les rencontrait notamment dans les Contes d’Ise, et surtout l’anthologie poétique « originelle » du Manyôshû (on notera d’ailleurs que le texte évoque la parenté de la Chine et du Japon, si son écriture autorise pourtant une relative émancipation de l’archipel du soleil levant…).

 

Ces poèmes aussi nombreux que brefs sont ici systématiquement rendus en deux alexandrins (cela vaut pour l’ensemble de l’anthologie), choix de traduction sans doute discutable, et très éloigné de ce que j’avais pu lire dans les œuvres précédemment citées, mais peut-être y gagne-t-on bel et bien en émotion et en élégance ce que l’on y perd en précision ?

 

Or tout le monde sur ce navire est poète – y compris les enfants ou les marins… même s’ils s’exposent sans doute davantage à la critique impitoyable des autres voyageurs, plus cultivés et habiles – en principe.

 

Le Journal de Tosa présente peut-être aussi une évolution par rapport aux Contes d’Ise et au Dit de Heichû (pour m’en tenir au peu que je connais) en ce que ses circonstances mêmes impliquent davantage de suivi – il y a bien une narration globale et chronologique (les jours sont marqués), qui fournit dès lors plus qu’un cadre aux poèmes ; net progrès, je suppose.

 

Ce caractère suivi, par ailleurs, s’exprime notamment dans la récurrence, chez tous ces poètes, accomplis ou non, d’un thème essentiel : la mort de la fille de Ki no Tsurayuki – lequel, du fait du « travestissement » auquel il se livre pour ce Journal, n’exprime donc ses sentiments qu’indirectement, ou, ajoutant encore une distance supplémentaire, laisse des tiers le faire à sa place… du moins dans le cadre de ce qui relève bel et bien d’un procédé littéraire. Bien sûr, la nature – la mer indomptable et capricieuse, surtout, qui contraint régulièrement le bateau des voyageurs à prolonger ses escales – est une métaphore idéale pour retranscrire les peines du « vieil homme » et de ceux qui l’accompagnent… Et la joie du retour d’exil est pondérée par cette douleur que rien n’effacera – pas même la littérature.

 

Honnêtement, je n’en ferais pas forcément un texte qui m’emballe plus que cela en tant que tel… Mais à se pencher sur les circonstances de sa composition et toutes les subtilités dont il fait preuve, c’est indéniablement une œuvre forte, et d’autant plus impressionnante peut-être que cette forme du « journal poétique » nous est largement étrangère. Et c’est parfois très touchant. Il y a quelque chose là-dedans, ça oui !

 

JOURNAL D’IZUMI SHIKIBU, D’IZUMI SHIKIBU

 

Suit le Journal d’Izumi shikibu (Izumi shikibu nikki, tout début du XIe siècle a priori, mais cela a été contesté – fonction de l’identité de l’auteur), mais la parenté de titre ne doit pas dissimuler que nous sommes en fin de compte là dans quelque chose de bien différent par rapport au Journal de Tosa – tendant déjà nettement plus vers le genre romanesque naissant.

 

L’auteure supposée, Izumi shikibu donc, est d’ailleurs contemporaine de Murasaki shikibu, l’auteure du Dit du Genji (le texte suivant de l’anthologie est un extrait de ce classique parmi les classiques, par ailleurs roman fleuve, et le mot est faible…) – laquelle ne l’estimait semble-t-il guère (reconnaissant en gros ses talents littéraires, mais la jugeant « inconvenante »…). Ce sont toutes les deux de ces dames de cour qui livrent alors le meilleur de la littérature japonaise classique (et en japonais, là où leurs comparses mâles s’échinent bien trop souvent, par snobisme, à faire du mauvais chinois…) – et Murasaki shikibu aussi a d’ailleurs écrit un « journal ».

 

Mais justement : le Journal d’Izumi shikibu n’a pas une forme de « journal » aussi marquée que le Journal de Tosa – le passage du temps n’y est pas figuré de manière aussi formelle (même si nous disposons régulièrement d’éléments chronologiques, permettant de déterminer que « l’intrigue » se déroule sur une année environ), et, par ailleurs, le récit est à la troisième personne (certains se sont basés sur ce fait pour douter qu’Izumi shikibu en soit bien l’auteure) ; et tout cela contribue à lui donner une forme bien plus romanesque. La prose, ici, se fait plus ample et subtile, plus riche à tous points de vue, s’autorisant d’ailleurs descriptions et dialogues, et d’un grand raffinement, quand ils étaient peu ou prou absents de ce que j’avais pu lire d’antérieur. S’il s’agit toujours de mettre en valeur des waka, la prose environnante n’a plus un caractère de prétexte d’importance éventuellement secondaire ; cet écrin plus luxueux que jamais a sa valeur propre… et, à vrai dire, j’ai tendance à croire qu’il brille bien plus que les poèmes qu’il est supposé mettre en scène, d’ailleurs (parce que, si ceux-ci sont toujours plus subtils, ils sont peut-être aussi toujours plus convenus – tant l’érudition, via notamment la citation, y a une part de plus en plus importante ; je dis peut-être des bêtises, hein – mais j’ai l’impression que le caractère « artificiel » de ces waka est du coup plus affiché que dans les Contes d’Ise, ou Le Dit de Heichû, ou encore le Journal de Tosa, malgré son contenu critique, donc… C’est là un trait de l’histoire de la littérature japonaise qui reviendra régulièrement par la suite). La prose, par contre, est étonnante et régulièrement remarquable – à titre d’exemple, les descriptions des amants soupirant après la lune et y trouvant, pour la forme, l’inspiration essentielle de leurs poèmes nécessaires… sont régulièrement autrement touchantes et justes et belles que lesdits poèmes.

 

Pour le reste, à la différence du Journal de Tosa, mais comme dans les Contes d’Ise ou Le Dit de Heichû, on retrouve ici un contexte purement galant : Izumi shikibu (pas nommé ainsi, bien sûr) et son Prince d’amant échangent sans cesse des poèmes courtois, qui sont autant d’occasions de geindre sur l’inconstance et l’ambiguïté des sentiments de l’autre…

 

Ayant donc enchaîné les lectures du genre ces derniers temps, j’avoue avoir probablement atteint un seuil de saturation – et ces minauderies m’ont pas mal indifféré, sauf sans doute quand la cruauté est de mise, ce qui n’est certes pas rare… L’expression de la jalousie, d’ailleurs, a ses bons moments (notamment à la toute fin) – et, bien sûr, la plume, du moins pour les passages en prose, est donc aussi belle que subtile.

 

On relèvera enfin combien l’œuvre entière tourne autour d’une notion essentielle de la littérature d’alors (et sans doute cela allait-il bien au-delà de ces romances) : l’éphémère (hakanashi), lié à l’inconstance (mujô) du monde – on y revient sans cesse. Une œuvre importante, donc – mais qui m’a sans doute moins parlé que la précédente, si ses apports sont indiscutables, et sa grâce de même.

 

LE ROMAN DE GENJI, DE MURASAKI SHIKIBU

 

Suit un extrait du fameux Roman de Genji (Genji monogatari) de la dame d’honneur Murasaki shikibu (973 ?-1014 ?), le grand classique par excellence de la littérature japonaise, et par ailleurs un roman fleuve – et c’est peu dire. Il n’y a plus l’ambiguïté des textes qui précèdent, où la prose servait la poésie, où la forme du journal hésitait entre réalité et fiction… Nous sommes cette fois indubitablement dans le genre romanesque.

 

En donner un extrait n’est sans doute pas évident, au regard de l’ampleur de l’œuvre… Les anthologistes ont choisi de livrer un des derniers chapitres du roman – les dix derniers constituant un livre dans le livre, après la mort de Genji. Plus précisément, il s’agit du cinquante-deuxième chapitre (sur cinquante-quatre), intitulé « L’Éphémère » (Kagerô), qui délaisse le faste de la vie de cour pour un cadre plus provincial, et, surtout, une intrigue centrée sur les amours tristes impliquant trois sœurs ; ici, on traite de la disparition de l’une d’entre elles – qui se fait nonne, mais a laissé des instructions à ses servantes afin de propager la rumeur de sa mort ; c’est une amourette « inconvenante » qui l’a poussée à ces extrêmes…

 

Le thème ressort du titre du chapitre, mais il faut sans doute aller plus loin que ce simple constat de l’inconstance du monde – d’une part en l’insérant dans une philosophie bouddhique plus globale, pessimiste (tendance amidiste semble-t-il), dont plus tard le splendide Hôjôki de Kamo no Chômei (figurant donc plus loin dans l’anthologie) sera une extraordinaire récapitulation ; d’autre part en mettant en avant le ton global de l’œuvre, souvent défini par le terme « aware », rendu par « tristesse » à l’époque moderne, éventuellement glissé dans une expression plus complète, « mono no aware no shiru » (que j’avais déjà croisée plusieurs fois, et pas toujours dans un contexte japonais, d’ailleurs), due au philosophe Norinaga Motoori, et qui met en avant la sensibilité (contrastant, dans une perspective nationaliste, avec une supposée froide rationalité chinoise), mais les anthologistes, se référant à un auteur contemporain, Karaki Junzô, préfèrent donc mettre l’accent sur « l’éphémère » et l’empathie que l’on peut ressentir pour (citation du chapitre) « ce qui est ainsi qu’il n’est pas ».

 

Difficile d’apprécier à sa juste mesure cet extrait – le contexte du roman change forcément la donne, a fortiori pour un chapitre aussi tardif, et tant les personnages foisonnent ; mais si la tristesse domine ici sur la splendeur, le raffinement de la langue est palpable, et, effectivement, la sensibilité très subtile de l’auteure – au point où l’on aurait envie de qualifier tout cela d’étonnamment moderne, avant de percevoir que l’expression n’en est que plus absurde…

 

Un jour, je lirai Le Dit du Genji – il patiente, avec ses 1500 pages serrées, dans ma pile à lire nippone ; je ne cache pas qu’il est assez intimidant…

 

« SI JE POUVAIS LES INTERVERTIR ! »

 

Extraits de roman encore (deux, brefs), avec « Si je pouvais les intervertir ! » (Torikaebaya monogatari), roman dit « de psychologie baroque » (auteur inconnu, fin du XIIe siècle). Là encore quelque chose qu’on serait tenté de qualifier de moderne, à ceci près que ce serait succomber à une vision bien naïve de l’histoire de la littérature autant que de celle des mentalités et des représentations…

 

Un homme a deux enfants avec deux femmes différentes : un garçon, tout d’abord, qui s’avère assez vite efféminé ; et une fille… du coup forcément garçonne. Le père peste tout d’abord contre ces bizarreries en tant que telles inacceptables ; d’où sa rengaine : « Si je pouvais les intervertir ! » Il est cependant amené à faire avec, et à éduquer ses enfants, non en fonction de leur sexe (génétique ou biologique, préciserait-on aujourd’hui), mais en fonction de leurs inclinations ; c’est ainsi que le garçon, tôt appelé « Princesse », devient dame d’honneur, tandis que la fille, logiquement « Prince », devient conseiller à la cour. L’histoire se complique quand un tiers (« l’Auditeur ») est amené à fréquenter les deux… et à tomber sous leur charme.

 

L’histoire, présentée ainsi, laisse supposer quelque peu la farce grivoise – et sans doute y a-t-il bien de cette dimension dans le deuxième extrait, quand l’Auditeur poursuit de ses assiduités le Conseiller… Mais ce n’est sans doute pas la dimension essentielle ; ce travestissement, cette subversion des codes sexuels, me font l’effet d’être bien plus subtils que cela ; et si les anthologistes nous disent que « tout rentrera dans l’ordre », je serais curieux de lire la chose en entier.

 

LES CENT POÈMES

 

Suivent Les Cent Poèmes (Hyakunin isshu), fameuse anthologie poétique composée semble-t-il par un certain Fujiwara no Teika vers le début du XIIIe siècle, et qui a eu une postérité inattendue… sous la forme d’un jeu de cartes.

 

Mais je serais bien en peine d’en dire quoi que ce soit d’autre : sous cette forme, débarrassée des contextes enrobant de prose les poèmes comme dans les Contes d’Ise, Le Dit de Heichû, ou, plus haut dans le recueil, le Journal de Tosa ou le Journal d’Izumi shikibu, j’y suis totalement insensible et n’y comprends rien de rien… Enfin, peut-être pas au point des haïkus, hein, j’y reviendrai.

 

Je relève simplement que l’on trouve, parmi les auteurs, aussi bien des hommes que des femmes, des empereurs comme des moines… Je relève aussi qu’outre l’anthologiste supposé, on trouve nombre de « Fujiwara no quelque chose » parmi les auteurs : sont-ce les régents qui ont fondé leur dynastie parallèle, récupérant pour un temps le pouvoir des empereurs suite à une politique matrimoniale bien pensée ? Je le suppose, mais…

 

CONTES DU MOYEN-ÂGE

 

On passe enfin à un petit assortiment de « contes du Moyen-Âge ». Trois viennent du Konjaku monogatari (vers 1120) : « La Voleuse inconnue » surprend un tantinet dans ce contexte – si nous sommes habitués sans doute à ces histoires où un homme fréquente sur une longue période une maison et la femme qui y réside, jusqu’à ce que, suite à une absence, tant la femme que la maison disparaissent, et c’est comme si elles n’avaient jamais été là, il n’en reste pas moins que le texte déploie une ambiance toute particulière, où, le cas échéant, la sexualité « déviante » n’est pas en reste ; en l’espèce, nombre de séquences de flagellation…

 

« Dans le fourré » inspirera sa célèbre nouvelle à Akutagawa Ryûnosuké, qui inspirera à son tour le célèbre Rashômon de Kurosawa Akira – mais ce qui fait l’essentiel de ces chefs-d’œuvre (les témoignages incompatibles) n’y figure pas : on y voit seulement le bandit leurrer l’époux et violer sa femme, après quoi cette dernière accable son lâche mari qui s’est fait berner et n’a rien fait pour la sauver…

 

« Un amour de Heichû » renvoie, bien sûr, au personnage de galant ridicule du Dit de Heichû, en mêlant deux anecdotes, celle sur la réponse « J’ai lu ! », et surtout celle, bizarrement scatologique, portant sur les circonstances de sa mort.

 

Il faut y ajouter deux contes issus cette fois du Uji shûi monogatari (début du XIIIe siècle), d’un style plus subtil : « Cent ogres marchent dans la nuit » évoque un moine assistant bien malgré lui à une assemblée de démons, qui aura aussi pour effet de le « téléporter » ; « Le Nez », qui suscitera là encore un fameux récit d’Akutagawa Ryûnosuké (de ceux qui l’ont rendu célèbre), est un conte comique sur un moine dont le nez est si long qu’un novice doit le lui soulever pendant qu’il mange, afin qu’il ne tombe pas dans sa soupe…

 

Reste un conte tiré du Tsutsumi chûnagon monogatari (fin du XIIIe siècle ou début du XIVe), « La Princesse qui aimait les chenilles », qui mêle satire sociale et waka à l’ancienne pour un résultat charmeur, avec cette futée mais rude jeune fille qui refuse d’être comme les autres et, par affectation philosophique, préfère collectionner les chenilles plutôt que les papillons – qu’importe les mauvaises blagues d’un séducteur curieux de cette marotte…

 

Fin du tome I – et bilan déjà plus que positif.

 

ÉCRIT DE L’ERMITAGE, DE KAMO NO CHÔMEI

 

Le tome II s’ouvre donc sur l’Écrit de l’ermitage (Hôjôki) de Kamo no Chômei (1212), bref et splendide essai sur l’inconstance du monde, le pessimisme, et le détachement de l’ermite. Un texte qui m’avait collé une sacrée baffe lors de ma première lecture de ce volume, par sa poésie au moins autant que par sa philosophie si ce n’est plus, et que j’ai relu bien des fois depuis, dans ce tome II ou dans d’autres traductions. Pas grand-chose à dire de plus ici que ce que j’en avais dit il y a quelque temps de cela, sous le titre Notes de ma cabane de moine… Toujours aussi fort, en tout cas.

 

LA RÉSERVE VISUELLE DES ÉVÉNEMENTS DANS LEUR JUSTESSE, DE DÔGEN

 

En fait de sagesse bouddhique, le texte suivant emprunte une voie radicalement différente… Il s’agit de (attention…) La Réserve visuelle des événements dans leur justesse (Shôbôgenzô), essai dû au moine Dôgen (1200-1253) – qui, s’il n’est pas l’introducteur de la pensée zen au Japon, est probablement l’auteur le plus éminent du domaine.

 

J’avais donc déjà lu ce texte au titre effrayant – trois extraits, en fait : les chapitres « La réalisation du kôan » (« Genjôkôan »), « Le temps-qu’il-y-a » (« Yûji ») et « La fonction-lune » (« Tsuki »), qui sont censés être relativement abordables. Relativement, hein… Bon, je n’y avais absolument rien panné à l’époque, et pas grand-chose de plus aujourd’hui… Tout au plus suis-je plus à même d’appréhender la réelle profondeur conceptuelle de ces extraits qui, à l’époque, m’avaient sans doute fait l’effet de délires mystiques dont il est impossible honnêtement de retirer quoi que ce soit.

 

En fait, il y a bien quelque chose ici – quelque chose qui me dépasse, sans doute, mais qui, au détour d’une sentence d’allure mystérieuse ou d’une anecdote telle qu’on en livre toujours dès que l’on parle de zen (en mettant éventuellement l’accent sur une irrationalité supposée du courant bouddhique), peut au moins temporairement se dégager, laissant entrevoir une authentique vision du monde (qui pour le coup relève bien d’une certaine rationalité).

 

Ainsi du rôle central du temps – dans une perspective que les comparatistes (parce que moi j’en serais bien incapable…) ont eu volontiers tendance à mettre en perspective avec la philosophie bien plus tardive de Heidegger.

 

Au-delà, on trouve sans doute des choses concernant tant l’appréhension du monde et du réel – avec notamment cette idée, que j’ai cru comprendre, d’un renversement du thème classique et déjà vu ici de l’inconstance du monde (j’ai l’impression qu’il en ressort bien davantage une complexité essentielle mais dénuée de connotations morales) – que de la possibilité de communiquer cette appréhension : la question, plus largement, du dicible – malgré l’hermétisme du texte, ou justement pour cette raison, elle passe, fait intéressant au regard de l’histoire littéraire qui est plus particulièrement l’objet de cette anthologie, par l’usage assumé et extrêmement subtil de la langue et de l’écriture japonaises, plutôt que de recourir par une habitude confinant au snobisme à la langue et à l’écriture chinoises, supposément plus « rationnelles » ; jeu déjà notable en soi, mais rendu plus subtil encore par le recours à des ambiguïtés d’écriture – ainsi de l’usage, au milieu des kanas, des idéogrammes chinois autrement bannis, mais utilisés phonétiquement comme dans les prémices de la littérature de l’archipel, et en jouant en même temps de la symbolique des caractères pour faire ressortir d’autres notions insaisissables autrement… et du coup probablement incommunicables (eh) au-delà du seul énoncé pour des lecteurs occidentaux (c’est tout particulièrement le cas dans le chapitre « La fonction-lune », et c’est ce qui explique ce titre en forme de concept redoublé à mi-chemin entre la philosophie et la poésie, à supposer qu’il y ait une différence entre les deux pour Dôgen).

 

Mais bon : rien panné… Je le relirai dans douze ans, hein ?

 

SOLILOQUE, DE GOFUKAKUSA IN NIJÔ

 

Après quoi nous avons… une petite-nièce présumée de Dôgen, désignée comme Gofukakusa in nijô, c’est-à-dire « la Dame de la Deuxième Avenue, concubine de l’Empereur Retiré Gofukakusa », ou, plus brièvement (ouf), « la Dame de nijô » (1258-c. 1320) – mais pas grand-chose à voir (re-ouf) avec la rugueuse philosophie bouddhique qui précède.

 

Son Soliloque (Towazugatari, littéralement « Parler sans qu’on me demande de le faire », titre qui me plaît tout de suite) est une volumineuse autobiographie, redécouverte seulement en 1950 (dans une copie incomplète du XVIIe siècle). C’est en fait un texte renvoyant à des pratiques antérieures – les « journaux » du premier tome, éventuellement mêlés du raffinement du Dit du Genji (même si c’est avec des connotations différentes), voire quelques renvois plus anciens à des textes tels que les Contes d’Ise ou Le Dit de Heichû, où les poèmes ont une place essentielle au milieu de la prose ; c’est pourtant subtilement différent, dans la mesure où c’est un travail d’une tout autre ampleur visant à retranscrire, non une séquence d’événements sur une période brève, mais bien l’ensemble d’une vie – enfin, plus exactement, l’essentiel : une trentaine d’années…

 

L’œuvre prise intégralement fait cinq tomes, dont sont livrés ici des extraits du début du tome I et du début du tome III. Il s’agit donc de l’autobiographie de la Dame de nijô, qui fut courtisane, connut bien des chagrins amoureux avec ses trois amants (qui lui ont chacun fait un enfant, sans qu’elle puisse exercer son rôle de mère pour autant), l’Empereur Retiré le premier, et changea après coup de vie, décidant de se faire nonne et de déambuler dans le Japon sous cette nouvelle occupation.

 

La langue est subtile, le propos régulièrement déchirant – tout particulièrement la fin du deuxième extrait. Pour autant, ça ne m’a pas plus passionné que cela, je dois l’avouer – le texte ayant donc en outre, sous cette forme, quelque chose d’un anachronisme, encore qu’une étude approfondie balayerait sans doute cette supposition hâtive.

 

LA MARGELLE DU PUITS, DE ZEAMI

 

Tout autre chose avec La Margelle du puits (Izutsu), qui est une pièce de attribuée au grand maître du répertoire Zeami (1363-1443) ; comme toutes les pièces du genre en principe, elle est très brève, et obéit à une structure assez contraignante, largement voire totalement définie par ledit Zeami dans ses écrits théoriques.

 

Pour autant, si les développements des anthologistes sur les rôles (le shité, essentiel, le waki, faire-valoir du premier, le chœur enfin) et les notions centrales du registre (hana, la « fleur », renvoyant à l’interprétation personnelle, et yûgen, la « grâce subtile », qui est un idéal esthétique) m’ont profondément intéressé, le texte de la pièce à proprement parler m’a paru bien plus hermétique, au point d’en être difficile à apprécier pour lui-même – c’est sans doute autre chose en représentation, quoique je ne suis pas bien certain qu’un Occidental, a fortiori ignorant de tout cela comme votre serviteur, pourrait y trouver quoi que ce soit de vraiment enthousiasmant… J’ai donc davantage apprécié ici le paratexte que le texte – ça arrive.

 

Notons quand même que cette pièce développe en fait un des Contes d’Ise (ledit conte, fort bref évidemment, est traduit dans la foulée) ; c’est l’occasion de retrouver encore une fois Ariwara no Narihira – dont les anthologistes avancent qu’il est probablement l’auteur du recueil, mais en laissant entendre que d’autres auraient pu jouer ce rôle, et notamment Ki no Tsurayuki, l’auteur du Journal de Tosa lu dans le premier tome.

 

Par ailleurs, la base du conte ne manque pas de charme – et pour une fois de vraie narration, en évoquant ces deux enfants, garçon et fille (le shité, ça m’a un peu surpris, incarne tout d’abord la fille – ou son spectre), qui grandissent côte à côte dans l’idée qu’ils se marieront un jour ensemble, à observer leur reflet dans le puits… mais qui, à mesure que les années s’abattent sur eux, perdent de leur confiance enfantine pour développer une timidité adolescente, puis une gêne toute adulte.

 

Autre aspect essentiel, la pièce a bien quelque chose d’un hommage, sans doute – à défaut d’autre chose, j’en ai retiré une sensation de mélancolie ma foi pas désagréable.

 

UN HOMME AMOUREUX DE L’AMOUR, D’IHARA SAIKAKU

 

Un Homme amoureux de l’amour (Kôshoku ichidai otoko) est le premier roman d’Ihara Saikaku (1642-1693), qui était jusqu’alors connu en tant que poète, auteur extrêmement prolifique de haïkaïs ; ce fut un grand succès commercial dès sa sortie en 1682 – comme ses romans ultérieurs, d’ailleurs ; ce qui en fait un moment fort du développement d’une littérature « populaire » japonaise.

 

Ihara Saikaku est le grand maître du genre ukiyo sôshi, ou « écrit du monde flottant », et ce roman serait même le premier du genre ; perçu, donc, comme étant de la littérature « populaire », avec les jugements de valeurs qui vont avec, le genre s’exprime d’abord, comme ici, au travers d’œuvres galantes voire pleinement érotiques (même s’il trouvera à s’illustrer autrement par la suite) ; il s’agit semble-t-il également de relever le « réalisme » de ces œuvres, ancrées dans un monde bourgeois très concret de l’époque d’Edo, bien éloigné des récits de cour fréquents jusqu’alors – et de plus en plus engoncés dans un formalisme irréel. En ce sens, les « écrits du monde flottant » développent aussi une philosophie passablement différente : c’est peu dire, que ce roman ne traite pas vraiment les choses de l’amour de la même manière que les œuvres galantes antérieures… Notamment en ce que le pessimisme bouddhique qui les imprégnait souvent n’est plus de mise ici – d’autant que l’auteur opère un retournement significatif, via justement le terme ukiyo, qui revient régulièrement (et dès la première page), et qu’il débarrasse insidieusement de ses connotations classiques de « monde (et amour) douloureux » : le « flot du monde » devient chez lui occasion de mettre en avant les plaisirs charnels – sans moralisme, sans excès de pudeur, et éventuellement de manière très souriante : à bien des égards, ce roman érotique relève de la comédie…

 

Et indéniablement de la parodie, en revenant régulièrement sur certaines de ces œuvres antérieures indépassables, mais implicitement (ou pas tant que ça…) critiquées – et plus encore sans doute les fades copies qu’elles avaient suscité à foison : ce texte, comme bien d’autres dans cette anthologie décidément très bien conçue, multiplie les renvois à d’autres œuvres majeures, antérieures (le Narihira des Contes d’Ise incarne toujours un idéal du séducteur, même sur un ton blagueur ; Les Cent Poèmes sont cités, et tout particulièrement la figure de Ki no Tsurayuki, renvoyant donc aussi au Journal de Tosa ; les Notes de chevet entraînent une parodie vacharde, qui n’épargne pas, globalement, le genre du « journal » ; l’Écrit de l’ermitage – avec un Kamo no Chômei « puant plus que Confucius lui-même » – y devient une technique de drague incongrue ; La Margelle du puits, éventuellement dans sa version , est immanquablement citée…) ou contemporaines (sauf erreur, Chikamatsu, on y arrive – juste après).

 

Tout cela est habile et souvent drôle. Les errances amoureuses du bourgeois Yonosuké, érotomane dès son plus jeune âge, séducteur impossible à contenir avant même ses dix ans, fournissent la trame (souple) de ce roman. « L'amour devait, jusqu'à l'âge de soixante ans, être sa torture. Il se divertit avec trois mille sept cent quarante-deux femmes et partagea les joies de sept cent vingt-cinq garçons. C'est le compte fidèle de ses cahiers. Comment a-t-il pu, depuis cet âge de la "margelle", continuer une telle vie où le foutre ne fut pas épargné ? » Ce qui donne le ton, je suppose…

 

Nous le voyons donc, au fil des brefs chapitres, multiplier les aventures amoureuses, auprès de jolies femmes et de tout aussi jolis garçons (à vrai dire, au début, nous le voyons, garçon, séduire les adultes, avec Kamo no Chômei pour argument, donc…), autant de prostituées et prostitués qui forment son monde au-delà des seuls marchands.

 

Le ton est agréablement léger, badin, parfois franchement drôle ; mais, contrairement à ce que les préjugés du temps pouvaient laisser penser (et sans doute tout autant les préjugés d’aujourd’hui, amenant à se pincer le nez devant le « populaire »), c’est aussi finement écrit, d’une plume vive et alerte, érudite aussi, et très habile dans le pastiche autant que dans la mise en place de situations réjouissantes.

 

Le roman complet fait 54 chapitres (comme Le Roman de Genji, et ce n’est probablement pas un hasard…) ; cette édition en reproduit vingt, qui parviennent miraculeusement à éviter l’écueil attendu de la répétition, et qui assurent un liant suffisant pour suivre l’évolution du personnage et ses désirs envahissants – dans la joie. Très chouette.

 

LA MORT DES AMANTS À SONEZAKI, DE CHIKAMATSU MONZAEMON

 

Un autre grand classique ensuite, tout aussi révélateur de cette évolution des mœurs, avec La Mort des amants à Sonezaki (Sonezaki shinjû, 1703), pièce de Chikamatsu Monzaemon (1653 ?-1724), considéré comme le plus grand dramaturge japonais.

 

Il s’agit en l’espèce d’une pièce de ningyô jôruri, c’est-à-dire de théâtre de « poupées » ou « marionnettes » (on parle aujourd’hui plutôt de bunraku – ce qui me rappelle utilement qu’il me faut revoir Dolls de Kitano Takeshi), genre où s’est le plus exercé l’auteur, s’il a aussi fait du kabuki.

 

En l’espèce, et comme le titre le laisse entendre, il s’agit d’une pièce portant sur le thème classique nippon, et peut-être justement de son fait car il l’a beaucoup mis en scène, du « double suicide » (shinjû – ce qui, chez Kitano puisqu’on y est, me renvoie avant tout à Hana-bi).

 

La pièce est assez courte (bien moins toutefois que l’exemple de de Zeami, plus haut), mais d’une richesse indéniable, dans le fond comme dans la forme – sur ce dernier point, je note quand même le « rôle » déconcertant du « récitant » qui, en gros, narre « en direct » ce qui dans le théâtre occidental relèverait des seules didascalies.

 

La pièce, en tout cas, témoigne d’un changement drastique dans les mentalités, à envisager sans doute en parallèle de l’Homme amoureux de l’amour d’Ihara Saikaku. Adieu le faste de cours mythiques, le propos est ancré dans le réel, éventuellement sordide – encore qu’avec des connotations différentes, puisque les bons bourgeois d’Ihara Saikaku sont ici remplacés par des personnages issus de classes sociales nettement moins aisées (la pauvreté y joue d’ailleurs un rôle déterminant dans la décision de suicide) ; de même, si le roman galant prêtait à rire, ce n’est pas vraiment le cas ici, la teinte morbide étant appliquée d’entrée et perpétuellement maintenue… L’idée étant en outre que la scène doit être dramatique en elle-même, sans artifices « artistes » virant au formalisme et au factice (révision du concept classique d’aware) ; le résultat est parlant, c’est très beau.

 

ENTRETIENS DE KYORAI, DE KYORAI

 

Après quoi nous avons l’Indicible… J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de parler de poésie japonaise classique, dans cette anthologie et ailleurs – et j’ai fini, bizarrement, par trouver un intérêt à ces waka anciens, au-delà de mes préventions instinctives, même si c’était surtout quand ils étaient enrobés d’une prose contextuelle. Mais le haïku, je ne peux pas…

 

Je dis « haïku », mais c’est un terme moderne ; à l’époque, on disait plutôt « hokku » d’abord, dans le cadre originel du renga (on dira plus tard renku), comme ici – il s’agit, disons, d’une enfilade qui lie (vaguement…) les poèmes en « moitiés » de waka – 17 syllabes d’un côté, et c’est le hokku qui donnera le haïkaï quand il sera pris isolément (mais qui ne l’est donc pas à la base), et 14 syllabes de l’autre, ce qui est le zenku. Ce sont donc des poèmes « vulgaires » (on avance même « comiques »…), d’une extrême brièveté, obéissant à des règles de composition strictes, et dont je n’ai jamais, au grand jamais, compris l’intérêt malgré bien des tentatives – notamment avec les Cent-Onze Haïkus de Bashô, le plus grand maître du genre.

 

Que l’on retrouve ici, forcément, au travers des Entretiens de Kyorai (Kyoraishô), et plus particulièrement de la partie dite « Propos du maître Bashô » (« Senshihyô »), texte publié (à titre posthume) en 1775. Kyorai (1651-1704), un des disciples de Bashô, y discute les poèmes du maître et de ses étudiants dont lui-même avec tout ce beau monde, chacun y ayant son mot à dire – mais avant tout le maître, comme de juste. Plus précisément, ces Entretiens portent surtout sur l’élaboration du renga (liant donc les poèmes comme dit à l’instant) En ville… (d’après les premiers mots du premier poème – ledit renga est traduit ici dans son intégralité… ce qui n’est pas grand-chose), signé de Bashô, Bonchô et Kyorai, issu de La Pèlerine du singe (Sarumino, Ichinakawa no maki), anthologie poétique de l’école de Bashô datée de 1691, et censée montrer ladite école à son meilleur.

 

Et je n’y comprends donc absolument rien… Je n’y vois ni sens, ni émotion, ni technique, ni beauté, ni humour, ni verve, rien. Je ne comprends pas. Les remarques de Bashô et de ses élèves distribuant les bons points et les mauvais points à tel ou tel poème me dépassent systématiquement, je n’en comprends jamais, absolument jamais, les raisons. Peut-être faudrait-il « éduquer mon goût » pour que j’en retire quelque chose, je ne sais pas… Mais je ne comprends pas l’intérêt de la chose. Dôgen, plus haut, était certes ardu, mais, sans tout comprendre, loin de là, je disposais de suffisamment d’éléments pour déterminer qu’il y avait bel et bien quelque chose à y comprendre au-delà de cette forme cryptique… Pas ici : ça me dépasse totalement.

 

C’est sur cette abomination (à mes yeux d’ignare) que s’achève l’anthologie à proprement parler – autrement plus qu’enthousiasmante. Deux textes figurent cependant en appendices, plus contemporains et sortant donc du cadre de ces Mille Ans…, sans que je comprenne toujours bien la raison déterminante de leur présence ici, si les liens ne manquent pas avec les textes qui précèdent.

 

CONTES DE TÔNO, DE YANAGIDA KUNIO

 

Tout d’abord, des extraits des Contes de Tôno (Tôno monogatari) du folkloriste et ethnologue Yanagida (ou Yanagita) Kunio (1875-1962), qui sont une retranscription toute ethnographique de contes et légendes issus de la tradition orale – et bien plus des « contes » au sens où nous l’entendons habituellement, par opposition aux monogatari de la littérature classique japonaise. En tant que tels, ils évoquent brièvement des anecdotes souvent surnaturelles du monde paysan – ce qui, à la fois, rapproche et distingue cette entreprise de celles de Lafcadio Hearn et notamment de Kwaïdan. C’est nécessairement brut de décoffrage, encore qu’étrangement élégant parfois.

 

Cela a en tout cas eu une certaine influence sur la littérature japonaise contemporaine, éventuellement dans le cadre d’une recherche d’ « archaïsme » (je vous parle prochainement de Soleil de Yokomitsu Riichi, d’ailleurs – à peu près contemporain) : Mishima Yukio prisait fort ces contes, y voyant « une miniature de la tragédie » (les liens de Yanagida Kunio avec l’extrême droite nippone, justement au travers de ces travaux ethnographiques qui étaient destinés à mettre en évidence une identité japonaise globale, n’y sont probablement pas pour rien), mais tout autant, dans un spectre politique bien différent, Ôé Kenzaburô ; pas cité ici, j’aurais envie de mentionner également, à vue de nez, Fukazawa Shichirô, pour sa superbe Ballade de Narayama (dont le caractère formellement ethnographique est pleinement assumé), qui donnera l’excellent film que l’on sait, signé Imamura Shôhei. Intéressant…

 

LA STRUCTURE COMPRÉHENSIVE DE L’IKI, DE KUKI SHÛZÔ

 

Le dernier texte de cette anthologie est vraiment très étonnant… Il s’agit de « La Structure compréhensive de l’iki » (« Iki no kôzô », 1930), essai du philosophe Kuki Shûzô (1888-1941). Celui-ci s’était formé à l’école de la philosophie occidentale, en Europe (où il a notamment rencontré Martin Heidegger). Et il y a trouvé des outils, notamment dans la phénoménologie de Husserl et dans l’herméneutique – laquelle deviendra sa méthode.

 

C’est ainsi au travers de ces outils conceptuels nés en Europe que le philosophe japonais entend disséquer la notion (complexe) d’iki, renvoyant à un idéal esthétique emblématique de l’époque d’Edo et de la civilisation urbaine de ce temps. C’est là qu’est le contraste qui fait tout le sel de cet article d’un abord ardu : le philosophe use d’une méthode et de notions implacablement sérieuses pour définir cet idéal de légèreté généralement mis en rapport avec l’activité de « séduction » – même s’il évoque en fait tout autant la « vaillance » et le « renoncement »…

 

Piochant volontiers dans les classiques de la littérature japonaise (dont certains figurant dans cette anthologie, bien sûr), le philosophe décortique donc la notion intrinsèquement japonaise pour en exprimer une éthique « débauchée » (il avait semble-t-il cette réputation – ce qui nous renvoie tout particulièrement à l’érotisme « bourgeois » d’Ihara Saikaku), et on le devine sourire derrière chaque concept… tout en restant parfaitement sérieux.

 

Du coup, même si l’essentiel m’a probablement échappé (ma culture philosophique, a fortiori contemporaine, est bien trop limitée pour pleinement appréhender tant le texte en lui-même que les subtiles notions qu’il emploie), j’ai bien aimé cet essai étonnant et iconoclaste, réjouissant enfin…

 

CONCLUSION

 

Peut-être pourrait-on en tirer la leçon de cette anthologie – qui est érudite mais jamais pesante, et plus qu’à son tour enthousiasmante ; en tout cas remarquablement conçue, et riche d’enseignements. Les éditeurs ont ainsi dessiné un fascinant panorama de la littérature classique japonaise, éclairant en soi, et donnant souvent le goût d’en lire davantage. C’est une réussite indéniable, que je vous recommande chaudement.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (24)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (24)

Vingt-quatrième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Dwayne O’Brady, l’avocat Chris Botti, la chanteuse Leah McNamara et quant à moi « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

I : L’OMBRE SUR LA FERME

 

[I-1 : Tess : Chris Botti, Michael Bosworth, « 45 » ; Danny O’Bannion, Jingles] La ferme de Danny O’Bannion est assiégée par les policiers, très nombreux. Chris s’est fait littéralement déchiqueter sous nos yeux. La voix dans le mégaphone nous dit que ce n’est qu’un exemple, et nous ordonne de déposer nos armes. Puis elle ajoute qu’ils ont pour ordres de nous prendre vivants, même si ça ne leur plaît pas… De mon côté, cela faisait quelque temps que j’appelais frénétiquement « Jingles ! », mais ça n’a a priori aucun effet… Michael Bosworth décide d’obéir aux flics, il laisse tomber ses lames et lève les mains. Le compte à rebours progresse… « 45 » hésite sur la marche à suivre. Leah finit par se mettre à genoux à son tour, et je fais de même quand le compte à rebours n’est plus qu’à 5 ; nous tentons toutes deux de dissimuler un Derringer sur nous… Je perçois, sans trop savoir comment, la frustration du policier au mégaphone, déçu que nous nous soyons tous rendus…

 

[I-2 : Tess : Jamie, Jerry] De nombreuses silhouettes en uniformes avancent vers nous en nous braquant. Ce ne sont clairement pas des flics de base, mais ce qui se rapprocherait le plus de forces spéciales dans ce contexte ; beaucoup sont équipés de mitraillettes Thompson – quelques officiers ont même des grenades ! Jamie et Jerry sortent de la ferme, les mains en l’air. Mais le simplet ne comprend pas les instructions du flic paniqué en face de lui et s’avance un peu trop… Un coup de feu résonne, le jeune policier a tiré par réflexe ; on entend le hurlement de douleur et d’incompréhension de Jerry, gravement blessé au ventre ; Jamie horrifié engueule le jeune flic… et est bientôt passé à tabac par les collègues de ce dernier – ils achèvent même Jerry !

 

[I-3 : Leah, Tess : « 45 »] « 45 » est près de Leah et moi ; les flics l’ont repéré, et en sont visiblement très contents. Ils nous fouillent… et trouvent nos Derringers ; nous sommes punies chacune d’un coup de crosse… Les flics se montrent particulièrement violents avec « 45 » (nous comprenons à demi-mots qu’il était connu pour avoir tué un policier). Mais il a une dernière surprise pour eux – il parvient à se dégager à coups de pied et sort une grenade de sa veste : « J’vais vous en faire bouffer, de l’Irlandais ! » Je tente de m’éloigner au cas où, mais les policiers se trouvent donc entre « 45 » et moi, et ce sont eux qui encaissent le choc … Les survivants révoltés poussent des hurlements de haine ; ils se vengent sur nous, et nous sombrons dans l’inconscience sous les coups…

 

II : CELLE QUI ERRAIT DANS LES TÉNÈBRES

 

[II-1 : Leah, Tess, Dwayne : Seth ; Brienne, Big Eddie] Nous nous réveillons (Leah et moi, mais aussi Dwayne – il a le souvenir d’un bruit qui l’avait réveillé dans son lit, mais avait presque aussitôt reçu un violent coup au crâne tandis que Brienne hurlait) sur un ciment froid ; les murs alentour ont une texture évoquant le crépis ; il y a une tenace odeur de moisissures, d’excréments, d’urine… Nous sommes dans une cellule de 5 m² environ, dotée d’épais barreaux. Nous avons tous un lourd collier autour du coup, relié à une chaîne – Leah se trouve à l’autre bout de ma chaîne. Il n’y a personne au bout de la chaîne de Dwayne… mais des traces de sang et des cheveux qui pourraient bien appartenir à Brienne ? Seth est là, lui aussi, sans personne à l’autre bout de sa chaîne. Quoi qu’il en soit, toutes les chaînes sont reliées à un anneau au sol. Non loin, on trouve un morceau de pain moisi et une casserole remplie d’eau croupie. Nous ne sommes autrement pas menottés, nos mains sont libres, nos pieds de même. Nous avons été fouillés, et n’avons plus que nos vêtements – en lambeaux désormais. Nous entendons des hurlements de douleur à distance – Leah reconnaît la voix de Big Eddie

 

[II-2 : Tess, Dwayne, Leah : Seth ; Brienne, Big Eddie] Je tâte mon collier, qui est fermé par un vieux cadenas rouillé. Dwayne s’approche des barreaux et appelle Brienne – il n’y a pas de réponse, mais nous reconnaissons tous maintenant les cris de douleur de Big Eddie... Le couloir donne sur d’autres cellules, mais nous ne pouvons pas déterminer s’il y a du monde à l’intérieur. Je vais inspecter le collier de Leah, j’y vois ce que je n’avais pu que sentir sur le mien. Mais je remarque que l’anneau central a un peu de jeu… Je me penche et m’en assure : c’est bien le cas, et on devrait pouvoir en faire quelque chose. Je l’indique à Leah, et nous essayons de le forcer ensemble – nous nous y écorchons les doigts, elle surtout ; pour ma part, je ressens davantage la fatigue… Mais je persévère, et sens que le jeu s’agrandit. Dwayne, de son côté, s’affaire sur sa chaîne, et essaye de défoncer son cadenas ; il réveille Seth au passage, terrifié, qui demande où nous sommes et depuis combien de temps ; toujours affairée sur l’anneau central, je lui réponds que nous n’en savons rien, et nous sommes réveillés il y a peu. Il voit ce que Leah et moi tentons de faire, et vient nous aider.

 

[II-3 : Dwayne, Tess, Leah : Seth] Dwayne entend des bruits de pas lourds et nombreux au bout du couloir, et nous percevons ensuite des ombres. Il arrête de s’exciter sur son cadenas, et recule au fond de la pièce – malgré les excréments… C’est en voyant Dwayne se déplacer que je prends conscience de ce que quelqu’un arrive ; et je réagis comme lui, Leah de même – nous laissons là l’anneau central et nous replions contre le mur du fond. Arrivent quatre individus, vêtus d’uniformes de matons, mais « mal attribués » : leurs gros ventres débordent et ont fait sauter des boutons. Ils ont des têtes larges, des bouches et des yeux qu’on ne peut s’empêcher de juger trop grands, leurs yeux sont décalés sur les côtés du visage. Par ailleurs, ils suintent, et on devine ici ou là des reflets verdâtres. Trois d’entre eux sont armés de pistolets et de matraques ; le dernier a un fouet et un lourd anneau de clefs bien rempli. Il donne un coup de pied dans les barreaux de la cellule, qui vibrent. Tous nous regardent. Ils parlent, mais il n’est pas facile de comprendre ce qu’ils disent – leur voix glougloute, leur discours est émaillé de clapotis… Ils semblent se concerter entre eux. Ils désignent parfois l’un d’entre nous, sans que nous ayons de certitude quant à savoir qui. J’essaye de positionner la chaîne de telle sorte qu’elle ne m’empêche pas de me défendre à coups de pied le cas échéant, mais sans trop y croire… Ils ont l’air de se mettre enfin d’accord. Le maton au fouet ouvre la porte de la cellule, tandis que ses trois compères nous braquent. Ils rigolent, d’un air sadique, mais n’en sont pas moins des professionnels sur leurs gardes. Celui au fouet désigne de la main Seth : « Lui, là. » Seth nous regarde, terrifié. Le gardien reprend : « Vous nous le donnez, ou on s’amuse ? » Il fait claquer son fouet. Leah s’avance un peu : « Mais où voulez-vous l’emmener, bon sang ? Qu’est-ce que vous comptez faire de lui ? » Le gardien lui assène un coup de fouet à la bouche, qui la fait chanceler. Seth se lève et vient l’aider à se remettre d’aplomb, puis soupire, et s’approche du maton – qui l’agrippe et le traîne sans ménagements jusqu’à la porte de la cellule après l’avoir libéré de sa chaîne ; il le confie aux gardes armés. Dwayne plonge la main dans les excréments et ramasse un étron – ce qui fait rire un des matons ; il le lui balance alors à la gueule… La riposte ne se fait pas attendre : le gardien vide son chargeur sur Dwayne, qui tombe mort. Les autres nous regardent froidement… puis s’en vont. Nous entendons Seth qui proteste, des bruits de coups, des cris de douleur…

 

[II-4 : Leah, Tess : Dwayne ; Seth, Herbert West] Leah et moi nous remettons à travailler sur l’anneau central – le sang de Dwayne ruisselle jusqu’à nos pieds… Leah parvient à forcer suffisamment pour que l’on entende un craquellement – la partie supérieure de l'anneau ne semble plus enchâssée, ce qui est un soulagement. Il en reste une bonne moitié, mais il est possible de la faire tourner. Alors que les hurlements de Seth cessent sur une note d’agonie, nous parvenons enfin à extraire l’anneau, qui cède d’un coup, aussi tombons-nous à la renverse. Les rivets ont lâché – ils font une dizaine de centimètres, et j’en prends un, qui pourra me servir de poignard de fortune ; je cherche d’autres objets pointus pour crocheter la porte de la cellule, mais rien de plus – je ne fais que m’écorcher encore davantage. Mais je tente de forcer la serrure avec mon « poignard ». J’entends au loin une autre voix qui hurle de douleur, tout en gardant un caractère étonnamment contenu… et reconnais la voix d’Herbert West. Mes efforts ne payent pas ; je rajoute peut-être un peu de jeu dans la serrure, mais coince le rivet à l’intérieur, et dois passer du temps pour le dégager – et je m’y agace… Mais Leah vient m’aider et se montre plus habile : nous entendons comme des petites « billes » qui tombent, le mécanisme est cassé. La porte s’entrouvre, et je m’avance dans le couloir, armée de mon rivet rouillé.

 

[II-5 : Leah, Tess : Dwayne, Herbert West] Il y a une lumière vague dans le couloir, nous n’entrapercevons qu’à peine les barreaux des autres cellules. Leah et moi sortons, en faisant en sorte de ne pas laisser traîner la chaîne qui nous relie. Nous jetons un coup d’œil aux cellules alentour, mais n’y voyons pas grand-chose… Leah, toutefois, voit un pendu, au rictus figé, et y reconnaît un client du Paddy’s, probablement même pas un criminel... Nous avançons. Çà et là, il y a d’autres cadavres abattus comme Dwayne. Leah est très affectée à la vue d’un corps visiblement piétiné avec un acharnement impensable et réduit à de la bouillie… Puis j’entraperçois au fond d’une cellule ce qui semble bien être une lame, à proximité d’un cadavre – à moins qu’il ne s’agisse de deux cadavres ? Oui, c’est bien un couteau – un vrai. Mais la porte de la cellule est entrouverte, et nous redoutons un piège… La lame m’attire, cependant, et je pousse très doucement la porte, au moment exact ou résonne le cri d’agonie de Herbert West.

 

[II-6 : Tess, Leah : Fran, Maggie, Brienne ; Patrick O’Brien, Hippolyte Templesmith/« 6X »] Je me penche avec prudence… Le cadavre à côté semble alors bouger. Je ramasse la lame et me recule prestement. Je vois maintenant, non pas un ou deux cadavres, mais trois ou quatre – au moins. Je crois voir un cadavre se relever – mais tout autour ce sont des torses qui s’agitent. Et il y a des bruits du même genre tout autour ! Nous partons en courant vers la porte au bout du couloir obscur – l’éclairage varie sans cesse. Mais un amas de torses s’extrait d’une cellule en se précipitant vers celle d’en face, tentant de nous bloquer le passage – des torses liés entre eux, cousus grossièrement, et faisant comme un mille-pattes humain… Des bras et des jambes en jaillissent çà et là, animés. Les torses ne cessent de tourner sur eux-mêmes. Des visages humains sont aussi greffés dessus – je reconnais celui de Fran, Leah celui de sa collègue Maggie… D’autres encore qui ne nous sont pas inconnus. Leurs yeux nous fixent, et elles crachent nos prénoms (Fran le mien, Maggie celui de Leah…). Je tente de sauter par-dessus l’obstacle, et Leah n’a pas d’autre choix que de me suivre. Nous croyons y parvenir l’espace d’un instant, les bras de la créature ne parviennent pas à nous saisir… mais ils s’emparent sans difficulté de notre chaîne, et, tirant dessus, nous ramènent en arrière et nous font tomber sèchement. Nous reconnaissons d’autres visages : celui de la mère de Patrick, celui de Brienne, des Irlandais croisés ici ou là, des membres de nos familles respectives… Tous marmonnent nos prénoms ; ils semblent former comme une conscience humaine collective, dont le ton est tour à tour ou en même temps haineux et doux. Les propos deviennent progressivement plus cohérents : « C’est elles ? C’est elles ! C’est leur faute ! C’est leur faute à elles ! C’est parce qu’elles ont refusé de rendre les manuscrits à ʺ6Xʺ ! C’est pour ça qu’il nous a pris ! » Suivent des insultes de plus en plus violentes… Leah repère vers le milieu de cette créature des organes tout aussi grossièrement greffés, reliés par des veines et artères et la « chair végétale » que nous avons vue à plusieurs reprises – cela fait comme des grappes sombres et suintantes… Leah, bien que je lui sois attachée par la chaîne, me dit de fuir tandis qu’elle se jette sur ces organes – cela me fait l’impression qu’elle cherche en vérité à être dévorée par la créature, pour mettre fin à cet insupportable cauchemar… Mais je vois ainsi les organes qu’elle avait pris pour cible, et me met à les poignarder frénétiquement. C’est efficace, mais les bras et jambes alentour ne cessent de m’assener des coups et je souffre horriblement. Le sort de Leah est cependant bien pire : de nombreux membres s’abattent sur elle et la compriment, au point de l’écraser en faisant craquer sa cage thoracique… Elle en meurt sans même avoir le temps de hurler, son cadavre désarticulé s’étend juste à côté de moi, tandis que la créature, sous mes coups de poignard, arrête enfin de gesticuler – les visages sont maintenant yeux fermés et bouches béantes… Plus rien ne bouge dans le couloir. Mais le silence est bientôt rompu par de nouveaux hurlements lointains… et j’ai l’impression troublante d’y reconnaître notre gardien ? Je finis de dégager le cadavre de Leah, broyé, fracassé… Les hurlements s’arrêtent à nouveau. Assise par terre, terrifiée par le cours des événements, j’hésite sur la marche à suivre : la tentation du suicide est plus prégnante que jamais ; mais Tess est une battante qui refuse de s’avouer vaincue – il lui faut poursuivre… Ce qui implique une mesure « désagréable » : à l’aide de mon poignard, je me mets à scier le cou de Leah pour ne pas être entravée par son cadavre… Ce qui demande du temps, des efforts, et ne renforce pas exactement ma sérénité…

 

[II-7 : Tess] J’y parviens, pourtant – et reprends enfin ma route. J’entends de lourdes détonations au loin ; j’ai l’impression que la terre et les barreaux vibrent… Cela évoque clairement des explosions secouant le bâtiment. Je poursuis dans le couloir. Je passe devant un soupirail, obstrué par la terre – les explosions ont-elles pour but d’enterrer le bâtiment ? Et moi avec…

 

[II-8 : Tess : Patrick O’Brien ; Dwayne O’Brady, Leah McNamara] Mais il y a autre chose : des bruits « métalliques » devant moi, et aussi un léger bruit de pas dans le couloir ; prêtant l’oreille, je discerne bientôt des gémissements, et des bruits qui me font l’effet d’être « spongieux »… Ma pulsion suicidaire me reprend, subodorant une autre horreur encore pire que tout ce qui a précédé – mais je continue. Les bruits évoquent un craquellement métallique, et certains sons semblent correspondre à celui que pourraient émettre des tiges… Et j’entends alors une voix : « Putain, ça y est, je l’ai enlevé ! » C’est indubitablement la voix de Patrick… Je continue d’avancer, lentement, mon poignard oscillant indécis entre ma gorge et une cible éventuelle. Il y a un liseré de lumière derrière la porte. Puis elle s’ouvre, et Patrick en jaillit. Sa mâchoire est recouverte de sang, parfois séché, parfois ruisselant encore ; j’y devine les marques d’un appareil destiné à maintenir la bouche grande ouverte, dont il se serait tout juste débarrassé. Par ailleurs, son ventre est très gros, c’est comme s’il était « enceint ». Patrick trébuche sur le cadavre écorché d’un garde. Il essaye de se relever, regarde par réflexe ce qui l’a fait chuter… puis plonge la main dans ses tripes pour s’en repaître ; mais il recrache bientôt : « Pas eux, c’est dégueulasse ! » Je m’avance normalement vers Patrick. Le tintement de ma chaîne attire son attention – il ne m’avait semble-t-il pas remarquée jusqu’alors. « Less ? Mess ? » C’est comme s’il me reconnaissait, et en même temps pas tout à fait – je lis sur ses traits un effort de remémoration douloureux. Il me fixe, curieux. Je m’agenouille devant lui : « Patrick… » Il continue : « Mess ? Less ? » Je remarque qu’il saigne du nez. « Patrick, c’est moi… C’est Tess… » Il a l’air stupéfait : « Vivante ? » Mais il y a une sorte de joie en lui… Puis il me demande : « Et les autres ? Où sont les autres ? Pwayne ? Meah ? » Ils sont tous morts, il n’y a plus que moi… Nous… euh… Il secoue la tête, comme s’il se reprochait d’avoir fait une chose horrible : « Ils m’ont forcé… » Je lui demande de quoi il parle. « Les dévorer. Tous. Les amis, les familles… Mais le pire », dit-il en massant son gros ventre, « c’est que j’ai encore faim ! » J’hésite l’espace d’un instant – puis lui plante mon poignard en pleine gorge. Il hurle de surprise autant que de douleur quand sa tête part en arrière tandis que le sang gicle violemment de son cou ; la douleur est aussi « émotionnelle » – parce que c’est moi qui l’ai tué… Mais son ventre remue, c’est comme si quelque chose s’agitait dedans. Je me précipite dans la pièce illuminée au-delà de la porte… et j’entends Patrick derrière moi, malgré sa gorge qui pisse le sang en un jet continu : « Pourquoi t’as fait ça ? Je t’aurais juste demandé un œil ! Un œil, qu’on soit quittes ! » Je me retourne pour lui faire face, et de son ventre jaillissent ses tripes, qui me tirent vers lui… « Juste un œil ! » N’y tenant plus, horrifiée, désespérée, confrontée à la certitude d’une mort atroce et douloureuse, je me tranche la gorge…

 

[II-9 : Tess] Et je me réveille en hurlant, dans mon lit, à la ferme.

 

III : LA MISE EN GARDE DE LA SORCIÈRE

 

[III-1 : Tess, Leah, Chris : Michael Bosworth ; Hippolyte Templesmith] J’entends encore les échos du rire de Templesmith à mesure que je reprends conscience… Je ruisselle de sueur. Je n’ai pas conservé de séquelles physiques de cet affreux cauchemar, mais, quand je passe la main sur mon corps, il y a comme une douleur « mémorielle » – parce que j’y ai cru… J’entends Leah, Chris et Michael qui tambourinent à ma porte. Je reste prostrée, en sanglots, incapable de me lever comme de leur répondre… Chris parle de défoncer la porte, mais Michael lui dit qu’il peut très aisément la crocheter, et c’est ce qu’il fait. Ils entrent dans ma chambre. Chris me demande ce qui se passe. Je suis en état de choc, stupéfaite de les voir vivants ; les nerfs à vif, je suis partagée entre l’horreur et la joie ; bien incapable de lui répondre, je suis secouée par mes pleurs et ces violentes émotions qui s'enchaînent à toute vitesse. Chris insiste : « Ça va ? Ça va ? » Leah se montre plus douce, et, au bout d’un moment, je peux enfin lui répondre : « Un cauchemar… Templesmith… Vous étiez tous morts… Et je… je me suis tuée moi-même… » Le choc émotionnel est flagrant. Chris demande à Leah de rester avec moi, le temps que je me reprenne. Leah me dit que ce n’était rien qu’un rêve, mais non : il l’avait déjà fait, il sait faire…

 

[III-2 : Chris, Leah, Tess : « 45 », Michael Bosworth] « 45 » nous rejoint à l’étage, devant ma chambre. Il dit qu’une voiture arrive, et qu’il faut qu’on descende, c’est pour nous. Chris répond qu’il y va tandis que Leah reste avec moi. Mais les propos de « 45 » m’ont rappelé le début de mon cauchemar, et je me rends à une fenêtre donnant sur le devant de la ferme. Je vois deux voitures qui s’approchent : l’une appartient aux gardes, l’autre est bien plus luxueuse… « 45 » insiste : ça nous concerne, il faut descendre. Mais il doit bien se rendre à l’évidence que je ne suis pas pour l’heure en état, et Leah reste à mes côtés, tandis que Chris et Michael descendent – il ne les a pas attendus.

 

[III-3 : Tess, Chris : Howard, « 45 », Michael Bosworth ; Hippolyte Templesmith, Johnny « La Brique », Moira, Clive Donnelly] Les voitures s’arrêtent dans la cour tandis que l’aube se lève. Les gardes ouvrent le coffre de la voiture de luxe et en sortent quelqu’un de ligoté – c’est un homme, il a de toute évidence été battu violemment, et on devine qu’il crache des insultes dans son bâillon, sans tenir compte des gifles que lui assènent les gardes. L’un d’entre eux dit qu’il a été intercepté sur le chemin de la ferme – à l’en croire, il aurait un marché pour nous… Mais les gardes savent qu’il travaille pour Templesmith. Et, effectivement, je reconnais enfin le domestique, Howard, que j’avais entraperçu quand je m’étais rendu à la demeure de Templesmith pour faire du repérage… Chris, qui ne le connaît pas, s’approche de lui : « Alors, l’ami, qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ? » Il dit aux gardes de lui enlever son bâillon. Sitôt fait, Howard lâche un flot d’insultes contre les gardes. Puis il dit : « Où est ʺLa Briqueʺ, ou l’autre, là, la rousse ? J’avais un marché ! » Chris répond que « La Brique » n’est pas là, et moi non plus. L’autre poursuit : « Moira ? Clive ? » Chris répond qu’ils sont tous morts (moi y compris)… Mais ce n’est pas grave, lui et ses compagnons ont pris le relais ! Qu’est-ce que c’était que cet accord ? Howard regarde tout autour de lui, l’air décontenancé… Puis il dit qu’il s’agissait de lui faire bénéficier d’un sauf-conduit en échange d’informations sur Hippolyte Templesmith. « Ils sont vraiment tous morts ? », demande-t-il ensuite, l’air penaud. Chris le lui confirme – il y a eu beaucoup de morts dans nos rangs… « En échange, ils devaient me sortir de là ! » insiste Howard. Chris lui dit qu’il n’y a pas de problème : il répète ses informations, et bénéficiera du sauf-conduit ; on le libèrera, et on le conduira où il le souhaite… Howard lui lance un regard noir, il est visiblement très énervé : « Il a des oies, il baise jamais, il a des systèmes de sécurité bizarres ! » Chris lui dit que, s’il n’a rien de plus concret, son histoire s’arrêtera très vite… « Et si je dis que j’ai une information de valeur, j’aurai droit à mon sauf-conduit ? » Oui, si cette information nous intéresse… Howard exige qu’on le libère, et Chris demande qu’on lui desserre un peu les liens – mais, à la moindre entourloupe… La plupart des gardes retournent à leur poste – après avoir poussé Howard par terre un peu gratuitement –, mais « 45 » reste à le surveiller. Chris se charge lui-même des liens de Howard, en marmonnant : « Putains d’Irlandais… Mais si tu bouges un sourcil de trop, on s’occupera de toi… » Howard lui répond qu’en d’autres circonstances, la menace aurait pu l’exciter, mais il n’a pas la tête à ça. Il demande à Chris s’il a une lame, « n’importe quoi, un coupe-ongles, même »… Ce n’est pas le cas ; Michael, à côté, montre une de ses lames, mais n’a pas l’air spécialement désireux de la confier à Howard

 

[III-3 bis : Tess] J’ai entendu tout cela depuis l’étage ; consciente qu’il me faut bien agir, mais encore bouleversée, je décide de m’accorder un rail de cocaïne pour me requinquer et me donner le courage de poursuivre…

 

[III-3 ter : Dwayne : Brienne ; Diane Pedersen] À l’appartement de French Hill, le réveil de Dwayne sonne – il l’avait réglé pour revenir assez tôt à la ferme et que l’on affine nos plans, avant de partir pour Boston régler le cas de Diane Pedersen. Brienne fait celle qui dort encore, mais ça ne le trompe pas – alors elle admet être réveillée, et demande à Dwayne sur le départ de tenir sa promesse…

 

[III-4 : Chris : Elaine/« Howard », Michael Bosworth, « 45 » ; Danny O’Bannion, Hippolyte Templesmith] Howard suit Chris, Michael et « 45 » dans le salon, et réclame un whisky. Puis : « J’espère que vous êtres prêts… » Et il se met à déchirer sa peau ! Le sang coule à flots, mais apparaissent progressivement sous cette chair lacérée d’autres traits : ceux d’Elaine, l’ex de Danny O’Bannion… et maintenant de Hippolyte Templesmith ? Elle s’extrait de l’enveloppe de Howard, en râlant : « Vous avez vu toutes les merdes que j’ai dû subir pour arriver ici ? J’ai droit à mon sauf-conduit ! Et à mon whisky ! » Chris dit à « 45 » d’aller lui en chercher, mais le garde lui rétorque violemment, une fois de plus, qu’il n’est pas sa bonniche ! Il est furieux – mais sans doute aussi très décontenancé par le spectacle auquel il vient d’assister…

 

[III-5 : Leah, Tess, Dwayne, Chris : Elaine, « 45 » ; Danny O’Bannion, Hippolyte Templesmith] Leah et moi descendons à ce moment-là – et je reconnais donc Elaine. La cocaïne a peut-être un effet palliatif, pour le moment du moins, qui m’aide à digérer tout ça (même si la présence d’Elaine me renvoie à mon cauchemar…). Dwayne arrive à peu près en même temps – je le revois donc vivant lui aussi… Il va chercher le whisky que réclame Elaine, coupant court à l’hostilité entre Chris et « 45 ». Ce dernier reste avec nous, à surveiller la scène, tandis qu’un de ses collègues va téléphoner – sans doute à la résidence de Danny O’Bannion. Elaine, en me voyant, est surprise : « On m’avait dit que t’étais morte ? » Je lui réponds que je ne suis pas certaine que ça ait été un mensonge. « Bonne ambiance », conclut-elle… Mais elle en arrive à l’essentiel – comme dans mon cauchemar : « Vous savez qu’il sait pour ici ? Qu’il va attaquer ? » Oui… « Et vous êtes encore là ? Il faut partir ! Il faut partir tout de suite ! Et me conduire en sécurité, chez mes parents ! » Mais ce n’est pas notre priorité pour le moment. D’après Elaine, Templesmith avait prévu de lancer l’assaut le lendemain… mais il peut encore accélérer la cadence ! Chris doute qu’elle serait en sécurité chez ses parents ; mais Elaine lui répond qu’elle ne lui a pas demandé son avis, et qu’elle préfèrera les conseils d’autres que lui, merci… Mais j’appuie ce que vient de dire Chris – ajoutant qu’on n’en est plus là… Elle réclame quand même qu’on la conduise à Boston. Pour quoi faire ? Baratiner ses parents, choper leur pognon, se casser en Italie et s’y taper des beaux mecs ! Chris lui dit que ça n’arrivera pas : « Il sera là-bas et tu vas crever ! » Elle lui file une gifle qui le laisse coi, et s’enfile le whisky qu’a ramené Dwayne

 

[III-6 : Tess, Dwayne : Elaine, « 45 » ; Hippolyte Templesmith, Howard] J’aborde un autre sujet : qu’en est-il de ce costume de chair ? Elaine dit qu’elle a appris des choses chez Templesmith… Mais quelle est l’étendue de ses savoirs ? Pas grand-chose de plus, à vrai dire – et elle ne sait pas si elle le regrette ou si c’est déjà bien trop suffisant comme ça… Dwayne lui demande comment elle a fait. Elle n’a pas l’air d’avoir envie de répondre… Il va chercher une bouteille de bon whisky. Elaine se gratte les yeux, et semble faire un effort pour se reprendre. Elle prend la bouteille que Dwayne ramène et s’en verse une bonne rasade. Elle s’explique : elle avait farfouillé dans les notes de Templesmith, quand celui-ci s’absentait pour prendre du bon temps avec son domestique, Howard. Son éducation plus que « correcte » lui a permis de « comprendre » la retranscription d’un sortilège de « changement de peau » ; ce qui l’a intriguée… Elle l’a recopié, puis essayé – elle n’a pas tué Howard elle-même, elle a payé quelqu’un… Suivaient trois quarts d’heure de « méditation et psalmodie » ; l’expérience était visiblement traumatisante, et Elaine parle de la sensation d’étouffer qu’elle a ressentie tout du long – ça lui a bien coûté quelque chose… Mais voilà : « Un truc génial, c’est qu’on me prend souvent pour une conne ; et j’en profite… » Dwayne lui demande si elle a ses notes sur elle. « Tout se négocie, mais pas maintenant… » Dwayne laisse entendre qu’il peut l’envoyer à Boston le lendemain, ou même dans l’après-midi. Elle n’en revient pas de notre calme : « Vous comptez vraiment l’attendre ici ? C’est pas une blague ? » Puis elle explose : « Vous me saoulez tous ! Là, je vais prendre une douche, et ne suis pas contre de la compagnie ; mais quand j’en sortirai, j’espère que vous aurez assez de cerveau pour vous barrer d’ici et me conduire à Boston… » Elle se rend dans la salle de bain. « 45 », après avoir échangé quelques mots avec le garde qui avait téléphoné, garde l’œil sur la porte de la salle de bain – la proposition d’Elaine l’excite, visiblement…

 

[III-7 : Tess, Dwayne : Elaine, Danny O’Bannion] Je fais signe à Dwayne que j’aimerais lui parler dans un endroit hors de portée des oreilles curieuses. Je commence par lui dire que nous avions effectivement convenu d’un sauf-conduit avec Elaine ; quant à savoir s’il nous faut le respecter… Peu importe ; par contre, je ne suis vraiment pas rassurée à l’idée de la conduire à Boston, et Dwayne est du même avis : peut-être est-elle une nouvelle « caméra humaine » ? Et elle n’est sans doute pas très fiable de manière générale… Mais débrouillarde, aucun doute là-dessus. Mais je n’ai pas vraiment envie de m’associer plus avant avec elle ; et je n’ai pas envie non plus de me retrouver entre elle et O’Bannion, qui a sans doute été prévenu… J’ajoute que son apparition à la ferme correspond dans les grandes lignes à ce que j’avais vécu dans mon cauchemar – et qu’un assaut de la ferme avait suivi presque aussitôt, des dizaines de flics, et… après… après… Je ne parviens pas à en dire plus.

 

[III-8 : Dwayne, Tess : Elaine, Leah McNamara] Nous rejoignons les autres, mais Dwayne fait d’abord un saut dans la salle de bain – qui n’est donc pas verrouillée. Il s’empare de la robe (de soirée) d’Elaine, et la fouille, mais n’y trouve rien ; il suppose qu’elle avait dû se contenter d’un vêtement très fin pour son sortilège… Il n’y a pas d’autres objets intéressants dans la salle de bain. Dwayne garde sa robe, mais va lui chercher d’autres vêtements (pas parmi les miens ni ceux de Leah) ; il ne cherche alors en rien à dissimuler sa présence.

 

[III-9 : Dwayne ; « 45 » ; Danny O’Bannion, Elaine] Après quoi Dwayne va voir « 45 », qui garde la porte d’entrée, s’il a toujours un œil sur celle de la salle de bain. Il lui apporte un café. Il demande alors où est passé le garde qui a téléphoné – « 45 » répond qu’il fait son boulot… Dwayne lui demande quand il pense que Danny O’Bannion viendra : « Quand il voudra… » Dwayne, embarrassé, suppose qu’il a été appelé, par rapport à son ex, et… « Quand il voudra… » Réponse réflexe, même pas nécessairement chargée d’antipathie. Dwayne remarque néanmoins ses œillades envieuses en direction de la salle de bain. Il lui propose de prendre sa place un moment, s’il doit « s’absenter »… « 45 » hésite, finit par dire que c’est « gentil », mais qu’il n’a pas envie que Danny le pende par les couilles… Dwayne lui répond que Danny n’en a « plus rien à foutre ». « 45 » : « Me tente pas… » Dwayne poursuit ce petit jeu : elle attend, hein… Quand « 45 » lui demande pourquoi il insiste autant, il lui répond tout de go qu’il est preneur de toute information de la part d’Elaine – si elle doit se montrer plus coopérative ensuite… « 45 » demande à Dwayne pourquoi, dans ce cas, il ne s’en charge pas lui-même ? Dwayne répond qu’il est casé. « Oh, pardon… »

 

[III-10 : Tess/« La Rouge » : Seth ; Leonard Border, Hippolyte Templesmith] Seth a apporté les journaux du matin, et j’y jette un œil. La Gazette d’Arkham est largement consacrée à son gros titre : « ENLÈVEMENT D’UN JOURNALISTE ! » Il s’agit bien sûr de Leonard Border ; en une, la photo du cadavre de son garde du corps, dans le parking du Guardian’s ; d’après des proches, le journaliste aurait été menacé par Tess la Rouge elle-même. Serait-elle la coupable ? Le journal le suppose, bien sûr – me rendant responsable de l’enlèvement d’un de ses journalistes les plus talentueux. Un article évoque même une possible motivation : la question de l’invitation au gala de Hippolyte Templesmith, ce soir ! Tess la Rouge était-elle jalouse de n’avoir pas été invitée ? Rien d’autre de notable dans ce numéro et les autres journaux…

 

[III-11 : Dwayne, Tess : « 45 », Elaine, Michael Bosworth ; Brienne] Dwayne continue à tenter de persuader « 45 » d’aller passer un bon moment avec Elaine… Mais il insiste trop, et s’aliène « 45 ». Qui lui demande d’abord s’il s’agit d’un plan pervers, qu’il voudrait mater en douce… Non, non ! Elle est nerveuse, et si quelqu’un peut la détendre… « 45 » se braque : il a du travail, que Dwayne demande à ses potes ! Dwayne comprend qu’il ne sert plus à rien d’insister… mais va proposer la même chose à Michael ! Lequel a peur de se faire dégager – il sait bien qu’il n’a rien d’un sex-symbol… Dwayne l’incite quand même à tenter le coup. Michael rentre dans la salle de bain… et on entend bientôt le cri d’Elaine, qui lui balance le jet d’eau en pleine figure en lui gueulant de se barrer ! Michael s’empresse de quitter les lieux ; il regarde Dwayne d’un œil noir… puis il me rejoint et me réclame les clefs de l’appartement de French Hill. Je lui dis que c’est « occupé » (sans avoir conscience de ses bisbilles avec Dwayne), mais il s’en moque : il sait pour Brienne, et ce n’est pas un problème. Je lui demande si c’est vraiment le moment – mais oui : on fait ce qu’on veut, mais lui ne restera pas plus longtemps dans cette planque compromise… Je n’ai pas de raison de lui refuser les clefs, et les lui donne.

 

[III-12 : Dwayne, Tess : Elaine ; Hippolyte Templesmith] Nous patientons le temps qu’Elaine ait fini de se doucher… Après quoi, Dwayne et moi aurons à faire à BostonElaine sort enfin de la salle de bain ; elle n’aime pas les fringues que lui a sorties Dwayne, et me demande si je n’en ai pas des « vraies » – si… Je l’accompagne à ma garde-robe et la laisse se servir, en refusant le billet de 20 $ qu’elle insiste pour me tendre. C’est alors que je remarque qu’elle a un tic : elle ne cesse de se gratter l’œil gauche – quand je lui demande ce qu’il en est, elle me dit que cela fait quelques jours qu’elle est dans cet état : une allergie, sans doute… Dwayne s’en rend compte, et entend ses explications. Il lui ordonne de fermer immédiatement l’œil gauche. Elle refuse par principe, n’appréciant pas le ton qu’il emploie – mais il le lui ordonne à nouveau : « Ferme, et je t’explique… » Elaine obéit pour un instant – après tout… Dwayne attrape un papier et écrit quelque chose dessus ; Elaine, impatiente, ouvre à nouveau l’œil gauche, mais il l’exige qu’elle le ferme, lui tendant le papier pour qu’elle le lise du seul œil droit. Il lui explique ainsi qu’elle a été infectée par un produit de Hippolyte Templesmith, qui en a fait une « caméra humaine » : il voit maintenant par son œil gauche ! Elaine ouvre les deux yeux par réflexe, mais les referme aussitôt. « C’est une blague ? » Non… et il n’y a qu’un moyen d’y remédier. Elaine comprenant les intentions de Dwayne, hurle : « Non ! » L’œil gauche toujours fermé, elle se rend à une fenêtre, arrache un bout de rideaux, et se confectionne un bandeau. Elle maintient qu’il ne s’agit sans doute que d’une allergie… Mais Dwayne lui assure que non – il est toutefois prêt à s’accommoder pour l’heure de la solution du bandeau… Quant à moi, je suis très perturbée par cette scène, qui me réveille de mauvais souvenirs, et je ne veux pas m’impliquer… Après quoi Elaine, moins arrogante, presque au point de gémir, réclame à nouveau une voiture pour BostonDwayne va voir ce qu’il peut faire.

 

[III-13 : Chris, Leah : Elaine] Chris, pendant ce temps, avait abordé Leah discrètement, afin qu’ils quittent la ferme dès maintenant – et hors de question de prendre Elaine avec eux… Celle-ci, cependant, a perçu leur petit jeu, et, hystérique, réclame de partir avec eux ; elle attrape même Chris par l’épaule… et il lui fout une claque. Ce qui la choque : ça ne lui est semble-t-il pas arrivé très souvent… Elle reste coite, et ils s’en vont sans qu’elle réagisse davantage.

 

[III-14 : Dwayne, Tess : « 45 », Elaine, Seth ; Danny O’Bannion, Brienne, Michael Bosworth, Chris Botti, Leah McNamara] « 45 » ramène Elaine dans le salon ; elle est furieuse et l’agonit d’insultes – mais il s’en moque complètement. Seth va alors s’entretenir avec « 45 », puis avec Dwayne et moi : O’Bannion a donné l’ordre de la garder dans l’appartement de French Hill. Dwayne refuse vigoureusement : pas après ce qu’on vient d’apprendre ! Ou alors on déménage Brienne… Mais il n’a sans doute pas vraiment le choix. Il va parler à Elaine : « Si tu t’avises d’enlever ce bandeau un seul instant et qu’il se passe quelque chose là-bas, c’est de moi qu’il faudra avoir peur… » Elaine est plus boudeuse qu’effrayée, toutefois. Des gardes vont l’accompagner à la garçonnière ; Dwayne leur répète ses instructions : elle ne doit surtout pas ôter son bandeau… Elaine, devant cette scène, comprend que Dwayne ne blague vraiment pas – c’est du sérieux… Dwayne, finalement, est plutôt satisfait maintenant de ce que Michael se soit rendu à l’appartement – mais Chris et Leah l’embarqueront sans doute pour se rendre à BostonElaine s’en va avec plusieurs gardes.

 

IV : LES RÔDEURS DANS LA MAISON MAUDITE

 

[IV-1 : Dwayne, Tess : Stanley ; Leonard Border] Dwayne va chercher de quoi manger et boire, il est bien temps d’aller rendre visite à Leonard Border dans la cave – je l’accompagne, me disant qu’il me faudra de même aller voir Stanley à l’étage… Mais, alors que nous nous rendons à la cave par l’extérieur, j’entends comme un bruit de chute et d’atterrissage… et un « Ouf ! » de Stanley, qui s’est mal réceptionné ; je me précipite dans cette direction, et Dwayne également. Sous une fenêtre, l’herbe a été couchée par la chute du bibliothécaire, et nous le voyons tenter maladroitement de fuir – il s’est visiblement cassé une jambe… Arrivant à la lisière d’un champ, il se jette à plat-ventre dans les plantations, mais c’est bien trop tard, et nous nous emparons de lui sans souci. Dwayne le relève et le confie brutalement aux gardes qui restent. Le bibliothécaire réclame notre pitié, à son habitude, répétant qu’il ne nous sert plus à rien… Dwayne fulmine : « On t’avait dit que, si tu faisais pas de conneries, tu serais libéré ce soir ! » Un des gardes, aux paroles de Dwayne, sort son revolver et braque Stanley ; je crie : « Non ! Surtout pas ! » Dwayne dit au garde de ranger son arme, et l’accompagne (je suis également) pour ramener le bibliothécaire dans une chambre verrouillée à l’étage, et dépourvue de fenêtre ; on lui laisse un peu d’eau et de nourriture… C’est comme s’il était abêti par sa captivité, il devient de plus en plus puéril et geignard. Je lui dis de se calmer – et, hors de portée de ses oreilles, je dis aux gardes qu’il ne faut surtout pas qu’il lui arrive quoi que ce soit ; ils acquiescent sans vraiment comprendre…

 

[IV-2 : Dwayne, Tess : Leonard Border] Après quoi Dwayne et moi reprenons ce que nous avions prévu de faire… Nous nous rendons donc à la cave où est enfermé Leonard Border – mais, alors que je passe la porte la première, nous constatons que la chaise à laquelle il avait été ligoté est vide… Le journaliste, en embuscade, a essayé de passer dans mon dos pour m’attaquer avec un tesson, mais Dwayne l’a repéré suffisamment à temps, et il lui fracasse sa bouteille sur le crâne. Border chancelle, sonné, et lâche son tesson. Dwayne en a plus que marre : « Vous faites tous chier aujourd’hui ! » Border, stoïque, lui rétorque : « Vous m’excuserez de tenter de sauver ma vie… Si vous devez m’exécutez, faites-le vite. » Dwayne pète un plomb : « Ce soir ! CE SOIR, putain ! Vous faites tous chier ! » L’aveu impromptu ne surprend pas vraiment le journaliste… Dwayne le ligote une nouvelle fois, mais plus à la chaise ; il y passe du temps, ainsi qu’à enlever tout ce qui pourraît être utile au journaliste ; et il l’enferme de nouveau.

 

[IV-3 : Dwayne, Tess : « 45 »] « 45 » vient alors nous voir, afin de nous demander ce que nous comptons faire. Dwayne répond que nous allons partir pour Boston, et en reviendrons d’ici quatre ou cinq heures – les gardes pourront partir quand nous serons de retour. Mais « 45 » parle pour ses collègues : il n’en est pas question ! Ils ne sont pas des lapins à tirer ! Dwayne s’y résout (en râlant : tout ce qu’il a fait dans la cave n’a donc plus de sens !) : dans ce cas, il faut transférer nos prisonniers, et surtout les garder en vie ; il pense à un love hotel… Mais j’interviens : se pose aussi le problème des récipients pour le rituel… Mais nous avons une relative confiance en notre capacité à graver à nouveau le symbole aklo – nous ferons avec les baignoires de l’hôtel…

 

[IV-5 : Dwayne, Tess : Stanley, Leonard Border] Nous nous rendons donc tous ensemble au love hotel. Tandis que les gardes surveillent nos prisonniers, Dwayne et moi gravons à nouveau le symbole aklo pour des baignoires. Du moins, j’y parviens sans souci – au point d’être bizarrement fière de moi… mais ce n’est pas le cas de Dwayne, qui doit s’y reprendre à plusieurs fois, son agacement ne lui facilitant d’ailleurs pas la tâche ! Il pète même une canalisation – le directeur de l’hôtel vient s’en plaindre… mais se rappelle alors qui nous sommes tandis que Dwayne lui jette un regard noir, et il n’insiste pas davantage. Après plusieurs tentatives, Dwayne parvient enfin à reproduire lui aussi le symbole aklo

 

À suivre…

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Imperium : Manuel de la Guilde Spatiale

Publié le par Nébal

Imperium : Manuel de la Guilde Spatiale

Imperium : Manuel de la Guilde Spatiale, 2016, 27 p.

 

Dernier petit supplément en date pour Imperium, ce Manuel de la Guilde Spatiale arrive peut-être un peu tard en ce qui me concerne, dans la mesure où j’avais déjà conféré à la Guilde un rôle important dans ma chronique. Inévitablement, il en résulte des « incohérences » : certains aspects de la Guilde tels qu’ils sont développés ici rendent moins logiques certains de mes choix, au point parfois de générer après coup des incompatibilités. Des choses pas bien graves le plus souvent, parfois plus gênantes… Des choses que l’on peut encore tordre pour rétablir la cohérence globale, d’autres pour lesquelles c’est peine perdue… La chronique étant en cours, je ne vais pas me montrer plus précis dans ce bref article. Mais peu importe : il n’en reste pas moins que c’est là un supplément tout à fait bienvenu, et qui sera sans doute utile dans bien des parties d’Imperium.

 

C’est que la Guilde constitue un des plus grands secrets de l’univers de Dune – avec bien sûr l’épice, mais justement : les deux sont intimement liées… La dimension « secrète » de ce supplément en réserve bien sûr la lecture aux maîtres de jeu (je vais me restreindre, mais il y aura peut-être quelques rares SPOILERS dans ce qui va suivre – autrement dit : OUSTE, LES/MES JOUEURS !) ; et, pour une fois, ou disons de manière plus marquée que souvent (la principale exception jusqu’à présent étant probablement le Manuel du Bene Tleilax), le livret contient bien des choses qu’un fanatique de Dune ne connaîtra pas pour autant. En effet, si le supplément puise comme d’habitude à la source ultime qu’est le cycle de Frank Herbert (reléguant les sagouineries du fiston dans les oubliettes les plus obscures), et le cas échéant dans la Dune Encyclopedia, il reste cependant bien des éléments encore trop flous dans la perspective d’un tel guide – d’où des apports personnels, parfois spécifiés comme « apocryphes », et dont l’utilisation est laissée à la discrétion des joueurs. En ce qui me concerne, ces apports me paraissent bienvenus le plus souvent – le « réseau-conscience », par exemple –, et tout particulièrement sans doute quand ils éclairent l’histoire de la Guilde.

 

Car la Guilde n’est pas liée qu’à l’épice : elle est – ou elles sont ensemble – la condition sine qua non de l’existence même de l’Imperium (le monopole sur les voyages interstellaires, et le monopole bancaire qui l’accompagne, justifient son pouvoir immense, ne pouvant être adapté aux cadres classiques de la société galactique ; la Guilde est un pouvoir autre et – personne n’en doute et certainement pas l’Empereur – un pouvoir par essence supérieur). On le sait, le calendrier de l’Imperium a pour point de départ la fondation (supposée) de la Guilde – en fait sans doute plus exactement sa « reconnaissance », car il y avait une pré-Guilde dont le rôle a été essentiel dans la politique galactique d’alors, déterminant celle des 10 000 années à venir. Revenir sur cette histoire, c’est aussi lever le voile sur quelques mystères de l’univers de Dune, et non des moindres, et qui pour certains m’embarrassaient pas mal : ainsi, le voyage interstellaire étant basé sur le mélange, comment un pré-Imperium a-t-il pu se développer avant la Guilde, et donc avant les navigateurs repliant l’espace ? L’explication réside dans ce fait qu’il existait déjà des moyens – technologiques, quant à eux – de faire des voyages interstellaires, et sans s’embarrasser de la limite ultime de la vitesse de la lumière, via déjà une sorte d’hyperespace. Seulement ces voyages étaient longs, aléatoires, voire dangereux… Du coup on comprend ainsi comment un embryon d’empire galactique a pu se développer avant la Guilde, tout en justifiant pleinement son rôle essentiel à partir de là. Ce qui a en outre des conséquences sur le long terme, toujours sensibles 10 000 ans plus tard : par exemple, les fondateurs de la Guilde ont beau être à l’origine des exilés ixiens, leurs descendants n’en sont pas moins extrêmement hostiles à la science d’Ix – redoutant que de nouvelles « machines pensantes » puissent remplir la fonction des Navigateurs, et mieux encore si ça se trouve… D’où le conservatisme acharné de la Guilde, qui n’est pas le moindre soutien des interdits du Jihad Butlérien. Cette méfiance, voire cette hostilité, s’étend bien sûr pour les mêmes raisons au Bene Tleilax… même si, dans le cadre de la politique classique de l’Imperium, c’est peut-être bien malgré tout le Bene Gesserit qui constitue la Némésis de la Guilde ; et que les deux institutions prisent autant le secret et les plans à très, très long terme n’y est bien sûr pas pour rien.

 

L’histoire de la Guilde est aussi l’occasion de développer des lieux bien particuliers : les Jonctions sont à peine esquissées, les long-courriers forcément un peu plus, mais c’est surtout ici le havre de Tupile qui ressort, dont personne en dehors de la Guilde ne connaît la localisation, voire simplement l’existence. Un cadre intéressant… mais à manier avec précaution, bien sûr.

 

Enfin, les secrets de la Guilde sont aussi largement d’ordre technologique (NT X) – occasion de revenir sur l’invention apocryphe du commorium (déjà évoqué dans le supplément Maison Moritani), même si, dans ses implications, je trouve a priori qu’il ressemble en fait un peu trop à l’épice pour constituer une véritable alternative ; c’est à débattre, j’imagine…

 

La structure hiérarchique et administrative de la Guilde, complexe, est détaillée par le menu. Elle fournit un cadre de choix pour bien des secrets, et regorge de pistes d’aventures…

 

Mais il s’agit d’aventures au sein même de la Guilde. Celle-ci est trop hors-normes pour qu’un personnage guildien, quel qu’il soit, puisse vraiment intégrer le traditionnel Jeu des Maisons d’Imperium. Dès lors, si l’on trouve ici des règles pour la création de personnages guildiens (y compris les Navigateurs eux-mêmes, bien qu’ils soient évidemment injouables, n’ayant plus rien d’humain et étant confinés dans leurs cuves…), c’est dans une perspective déjà évoquée plusieurs fois dans la gamme, remplaçant le Jeu des Maison par un Jeu des Chapitres (Bene Gesserit), un Jeu des Sietch (Fremen), voire un équivalent tleilaxu, etc. : c’est une tout autre perspective de jeu, centrée sur ces organisations et secrets particuliers, et impliquant que tous les joueurs soient guildiens (ou tous Bene Gesserit, ou tous Fremen, ou tous Tleilaxu…). L’idée séduira plus ou moins, fonction des intérêts et intensions de chacun, mais il y a très certainement de la matière.

 

Quoi qu’il en soit, les Navigateurs eux-mêmes étant hors de propos, les joueurs incarnent dans une telle chronique des Agents et Émissaires – pleinement guildiens, mais aussi parfaitement humains, s’ils peuvent régulièrement être assimilés à des Mentats particuliers (créés en dehors de l’ordre des Mentats, d’où des tensions). Le Conditionnement guildien joue à vrai dire un grand rôle dans cet esprit, si les Vocations proposées sont plus variées ; je redoute quand même à vue de nez que des personnages conçus dans cet esprit se ressemblent un peu trop… Mais c’est à vue de nez, et je dis sans doute des bêtises. Quoi qu’il en soit, c’est là un cadre de chronique pouvant s’avérer tout à fait palpitant, où le jeu politique habituel d’Imperium prend peut-être des teintes plus sombres et machiavéliques encore, d’espionnage et de conspirationnisme…

 

Une annexe enfin sur la classification planétaire selon la Guilde – complexe, distinguant une vingtaine de types planétaires. Un peu gadget sans doute, mais de ces gadgets qui peuvent en fait avoir des conséquences insoupçonnées et autrement enthousiasmantes que ce que l’on pourrait croire au premier abord.

 

Un bon supplément, donc. Il faut comme souvent le manier avec précaution, tant il peut perturber la dynamique d’une chronique d'Imperium, mais c’est vrai de bien d’autres, et globalement ça vaut sans doute le coup.

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Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

Publié le par Nébal

Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

MIYAMOTO Musashi, Traité des Cinq Roues, [Gorin no sho 五輪書], introduction, traduction intégrale [du japonais] et épilogue par Maryse et Masumi Shibata, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose – Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, [c. 1645, 1977] 1983, 188 p.

Miyamoto Musashi est une légende – ou pas ; entendons par-là qu’il s’agit bel et bien d’un personnage historique, mais dont la vie a tellement fasciné qu’elle a suscité bien des mythes, au sein desquels il n’est pas toujours aisé de trier le vrai du faux ; c’est au point où il est devenu lui-même un personnage de fiction, suscitant quantité de livres (par exemple le Musashi de Yoshikawa Eiji, en deux tomes chez nous, La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière, faudra que je lise ça un jour ; mais dans un autre registre, on peut noter qu’il figure dans La Voie du Sabre de Thomas Day, par exemple), de films (dont la série d’Uchida Tomu – faudra que je voie ça –, mais il y en a bien d’autres), et la liste pourrait être prolongée indéfiniment. Il faut dire qu’il a peut-être lui-même contribué à sa légende – je suppose que pour un personnage pareil l’humilité n’est pas davantage envisageable que la vantardise. Quoi qu’il en soit, il est le plus grand sabreur de son temps (en gros le début de l’époque d’Edo, ou juste avant – il est né en 1584 et mort en 1645), et on dit de lui qu’il n’a jamais été vaincu en duel (on lui attribue 60 affrontements du genre, qu’il a donc tous remportés – certains ont été abondamment commentés, constituant sa légende ; l’introduction du présent ouvrage revient volontiers sur ces récits « biographiques », et c’est tout à fait enthousiasmant). Ce qui est assurément suffisant pour en faire une figure à part…

 

Mais il y a plus. Car la Voie de la Tactique qui fait l’objet du présent ouvrage implique, d’une certaine manière, une curiosité globale et une incitation à connaître bien des arts, et à s’y exprimer dans une égale mesure. Miyamoto Musashi n’était donc pas qu’un immense sabreur – et qu’il compare dans le présent ouvrage le samouraï au charpentier n’a rien d’un hasard. Il s’est donc exercé dans plusieurs domaines, notamment artistiques – la peinture, la calligraphie, l’écriture enfin, surtout avec cet essai fondamental rédigé dans ses vieux jours, alors qu’il s’était retiré dans une caverne afin de méditer sur le monde : le Traité des Cinq Roues (Gorin no sho – c’est une traduction possible, on trouve aussi Livre des cinq anneaux, ce qui devrait tout particulièrement parler aux rôlistes).

 

À s’en tenir à une vision simpliste, forcément réductrice, le Traité des Cinq Roues est un essai sur l’escrime, et une méthode de l’escrimeur. En fait, cela va très vite bien plus loin : Miyamoto dénonce ceux qui prétendent suivre la Voie en se focalisant sur la seule escrime – ce n’est pas la Voie. Car il s’agit de la Voie de la Tactique, et cela va bien au-delà du seul maniement du sabre, des gardes et des gestes destinés à pourfendre. La Voie de la Tactique est plus englobante – et notamment, si elle enseigne comment un sabreur peut triompher dans un duel, elle vaut tout autant pour la « tactique de masse », c’est-à-dire les batailles : ici, Miyamoto Musashi inscrit son Traité des Cinq Roues dans la filiation, disons, de L’Art de la guerre de Sun Tzu. Mais cela va encore au-delà – car la Voie de la Tactique est riche d’enseignements pour quiconque, et dans un cadre quotidien. D’où la portée inattendue de l’ouvrage – qui, bien loin de ne rester qu’un manuel d’escrime passablement pointu et à même de séduire les seuls samouraïs, dans leurs seules activités martiales ou éventuellement militaires, s’est hissé au statut d’ouvrage fondateur, mêlant philosophie et « spiritualité » (d’où la collection…), peut-être un des plus essentiels à la compréhension de la mentalité japonaise : les traducteurs l’inscrivent dans une filiation directe avec le Kojiki, moment shintoïste, et les Dialogues dans le Rêve, moment bouddhiste (zen), le Traité des Cinq Roues étant alors le moment du bushido (je dois avouer toutefois ne pas être plus convaincu que ça par ces développements hermétiques et tenant régulièrement de la paraphrase… ou de l’incantation) ; par ailleurs, l’anecdote est connue, le Traité des Cinq Roues a connu au XXe siècle des applications inattendues dans le monde économique, les finances et la gestion – des écoles dans ces matières, au Japon, inscrivaient l’étude du traité de Miyamoto Musashi dans leurs programmes, et, de l’autre côté du Pacifique, on disait aux traders et compagnie affolés par la concurrence nippone que c’était là l’ouvrage à lire pour comprendre comment pensait l’Ennemi…

 

Si ces applications ultimes sont parfois étonnantes, il n’en demeure pas moins que le Traité des Cinq Roues est effectivement englobant dans son propos, et susceptible de bien des lectures dans bien des domaines. Il est une méthode – et une méthode critique, rationaliste d’ailleurs (ce qui le distingue par exemple du Hagakure) –, résultant de l’expérience et de l’étude, deux aspects de la Voie de la Tactique auxquels l’auteur revient sans cesse ; les très brefs « chapitres » des cinq « livres » le répètent systématiquement, exhortant le lecteur à réfléchir, à méditer sur ce qu’il vient de lire (cela participe énormément du caractère incantatoire du manuel) – mais en lui rappelant toujours qu’il faut avant tout pratiquer.

 

Les « cinq roues », ou « cercles », ou « anneaux », sont issus de la tradition extrême-orientale, sensible notamment dans les cimetières japonais imprégnés de symbolique shintoïste. Entendus au sens le plus strict, ils représentent les cinq éléments (successivement, Terre, Eau, Feu, Vent et Vide), et je suppose qu’ils peuvent tout autant renvoyer au cinq directions, etc. Cette symbolique – riche par essence d’un contenu latent qui ne demande qu’à s’exprimer – fournit la trame de l’essai de Miyamoto Musashi (par ailleurs assez bref : dans la présente édition, le paratexte occupe en gros le même volume que le texte), ou plus concrètement son plan. La succession de ces « cinq roues » permettra d’exposer au mieux la Voie de la Tactique – qui est celle de « l’école » martiale de Miyamoto Musashi, qu’il a fondée lui-même, celle des « deux sabres »

 

Le premier livre est celui de la Terre. L’auteur s’y présente rapidement, et développe surtout ses intentions dans l’essai – ce qui passe par l’explication de ce plan. D’autres points sont sans doute plus saillants et d’emblée constructifs – ce qui inclut les exhortations à étudier et expérimenter, mais aussi l’attention essentielle apportée à la question du « rythme », fondamentale, et mettant au premier plan des préoccupations du sabreur l’adaptation, seule à même d’assurer sa victoire ; or il faut que cette victoire soit assurée. La bonne compréhension de la méthode, assortie de sa pratique quotidienne, devrait en être la garantie. Pour autant, la Voie de la Tactique n’est donc pas que la voie de l’escrime – cette focalisation excessive reviendrait à se fourvoyer, et c’est une chose que l’auteur dénonce dans les autres « écoles » (qu’il critiquera concrètement dans le quatrième livre, celui du Vent). Enfin, le sabreur sur la Voie de la Tactique ne doit pas être isolé des autres activités, artistiques comme laborieuses ; sa spécificité a sans doute quelque chose d’une illusion, d’où la comparaison éloquente avec le charpentier – c’est aussi manière d’appuyer sur la nécessité pour l’escrimeur de bien connaître son art, sur un plan théorique mais tout autant pratique, ce qui passe par exemple par la bonne connaissance de ses « outils » (là encore, cela vaut pour les outils « théoriques », mais aussi plus concrètement pour les armes – et pas seulement les siennes, d’ailleurs, mais tout autant celles de ses ennemis ; à noter d’ailleurs que si le Gorin no sho traite avant tout de l’usage du sabre, il consacre pourtant des développements aux autres armes, telles que lances, hallebardes… et fusils, d’introduction relativement récente alors au Japon, et qui changent tout).

 

Deuxième livre, celui de l’Eau – qui est probablement celui qui attire le plus directement l’attention de l’escrimeur, dans la mesure où c’est ici que Miyamoto Musashi décrit le plus concrètement une méthode martiale, les principes essentiels de son école des « deux sabres ». Ce qui inclut notamment les gardes, les assauts, interruptions, parades, mais aussi le regard, la position des mains, celle des pieds… On y retrouve toutefois l’importance supérieure de l’adaptation. Mais le plus important est peut-être ailleurs – et, paradoxalement, dans ce qui éloigne le livre de la seule escrime : Miyamoto Musashi inscrit ici dans la pratique concrète du duel la nécessité d’un regard plus étendu, englobant notamment la spiritualité (qui est avant tout vision du monde, dans l’optique « rationaliste » du traité, et surtout pas fausse dévotion d’essence superstitieuse – cela renvoie à la fameuse anecdote de Musashi se rendant à un duel, trouvant heureusement un sanctuaire sur sa route, et s’y arrêtant pour prier les dieux et les bouddhas de lui accorder la victoire ; mais Musashi réalise qu’il n’a jamais prié auparavant, et qu’il serait sans doute malvenu d’en appeler aux puissances supérieures pour ce seul motif utilitaire, et motivé par la peur – aussi le jeune sabreur s’en va-t-il sans prier… et gagne son duel, bien sûr).

 

Troisième livre, celui du Feu – qui porte sur le combat. Ce qui n’est donc pas la même chose que l’escrime, du livre de l’Eau… Le combat va bien au-delà, impliquant mille et une choses que celui qui se concentrerait sur la seule escrime serait bien en peine de comprendre – ce qui, immanquablement, le conduira à sa perte. C’est du coup, des cinq livres, celui qui établit le plus le parallèle entre le duel et la bataille, ou « tactique de masse » : ce qui vaut pour un contre dix, vaut pour dix contre cent, etc. Chaque point traité, chaque méthode, est ainsi envisagé sous les angles complémentaires du duel et de la bataille. Il y a cependant plus : des exhortations à repérer les failles et à en tirer profit, à tirer avantage de tout pour se placer d’emblée dans la meilleure des positions et pourfendre sans coup férir son adversaire. Cela concerne notamment la bonne connaissance de l’environnement – afin de piéger l’ennemi dans une position difficilement défendable ; mais cela va encore au-delà de ce passage obligé de la stratégie ou tactique. Ce qui m’a le plus séduit dans ce livre (qui est à mon sens et de loin le plus intéressant et stimulant du Traité des Cinq Roues), c’est sa propension à l’opportunisme et à la ruse – qui tranche peut-être sur les représentations instinctives du guerrier « honorable » (peut-être d’autant plus pour nous autres Occidentaux abreuvés de mythes chevaleresques, arthuriens et compagnie ?) ; non que Miyamoto Musashi manque d’ « honneur » – mais il sait qu’il s’agit avant tout de tirer parti de la situation, afin de l’emporter ; car l’emporter est tout ce qui compte au regard de la Voie de la Tactique. Par exemple, c’est pourquoi il faut se battre dos au soleil, et faire tourner l’adversaire le cas échéant pour s’assurer la meilleure position. Les cris relèvent également de cette approche : il s’agit d’effrayer et déstabiliser l’adversaire ; mais il est bien des moyens de le déstabiliser, qui vont au-delà de la seule peur, s’ils relèvent bien de la psychologie – l’adaptation, comme toujours, y a une part essentielle… mais sans doute des anecdotes concernant les plus fameux duels de Miyamoto Musashi éclairent-ils tout particulièrement cet aspect, en mettant en avant la ruse du sabreur – ainsi arrivait-il souvent en retard sur l’horaire convenu, laissant son adversaire bouillir pour lui faire perdre son calme et en profiter le moment venu ; bien sûr, cette réputation étant connue, arriver à l’heure ou même en avance était alors une tactique préférable… et pas moins déstabilisante. Cela pouvait même concerner les moyens de se rendre sur place – tout étant propice à susciter l’incertitude chez l’adversaire, opportunité supplémentaire de le vaincre. Même l’usage (récurrent) par Musashi de sabres de bois plutôt que de vrais sabres peut éventuellement éclairer cet aspect sous un jour particulier – la part d’humiliation dans cette pratique n’est probablement pas innocente… Je le suppose, du moins – mais je dis peut-être des bêtises. En tout cas, l’initiative demeure essentielle ; on pense au dicton « la meilleure défense, c’est l’attaque », et il y a sans doute un peu de ça ici, mais, une fois de plus, cela va au-delà – d’autant que l’on y retrouve l’idée essentielle du rythme : il ne faut jamais le perdre, mais tout faire pour que l’adversaire s’en éloigne – en le livrant à l’improvisation (j’emploie ce terme avec une connotation négative, par opposition à l’adaptation), et en le poussant à réagir au coup par coup, afin de l’empêcher de garder en tête la seule chose qui compte : pourfendre l’ennemi. Du coup, ce livre consacré au combat est probablement celui qui est le plus riche d’enseignements au-delà des seules disciplines martiales et militaires…

 

Quatrième livre, celui du Vent – il s’agit cette fois pour l’auteur de décrire les autres écoles que la sienne : il y a celle qui privilégie le sabre long, celle qui privilégie le sabre court… Certaines décortiquent tout particulièrement les gardes, en rajoutant de nouvelles à celles que Musashi avait décrites dans le livre de l’Eau, d’autres encore qui insistent sur la position et le mouvement des pieds… Sans surprise, cette description a un but essentiellement critique : Miyamoto Musashi entend bien démontrer, après tout, que son école des « deux sabres » est la meilleure, qu’elle est pleinement la Voie de la Tactique. Outre cette dimension « promotionnelle », deux aspects doivent sans doute être retenus de ce livre : d’une part, on y retrouve cette idée essentielle que la focalisation sur la seule escrime est une erreur, un dévoiement de la Voie – la Voie de la Tactique véritable est autrement englobante, et guide le sabreur en dehors des seuls duels ; d’autre part (et surtout, puisque c’est là une idée qui n’avait pas été développée avant, cette fois ?), même si ces autres écoles se fourvoient, il est important, capital même, de les connaître : la Voie de la Tactique impose de savoir comment agissent et réfléchissent les autres – c’est là une condition essentielle et peut-être même nécessaire de la tactique, dans l’optique sans cesse répétée de pourfendre l’ennemi, but à ne jamais perdre de vue.

 

Et reste enfin un cinquième livre, celui du Vide – qui tient en deux pages… C’est le plus déconcertant, à n’en pas douter, car il relève d’une mystique passablement ésotérique – et empruntant sans doute à des traditions philosophiques et religieuses de l’Extrême-Orient avec lesquelles nous ne sommes que trop rarement familiers (votre serviteur ignare parmi tant d’autres). L’hermétisme du texte ne me facilite pas la tâche, tant celle de la compréhension que celle de la communication… Miyamoto Musashi semble y revenir sur son idéal de connaissance – celle-ci est essentielle sur la Voie de la Tactique. Pour autant, je crois y comprendre qu’elle ne doit surtout pas paralyser le sabreur – qui doit savoir, mais ne doit pas se laisser intimider ou circonvenir par ce savoir au point de perdre l’initiative. Ce « Vide » en lui a donc des aspects paradoxaux et pourtant essentiels. Il a aussi – dimension absente jusqu’alors – des implications éthiques, éventuellement : la Voie de la Tactique n’est pas seulement méthode pour l’emporter – dans cette perspective mais aussi dans bien d’autres, elle est intrinsèquement « bonne ». Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain intimidant et qui me dépasse à n’en pas douter. Notons seulement que c’est sans doute, dans le Traité des Cinq Roues, le moment le plus « spirituel », expliquant sa portée inattendue sous cet angle (même si je tends donc à croire que, toutes choses égales par ailleurs, c’est le livre du Feu qui est le plus riche d’enseignements au-delà de la seule pratique du sabre) ; en tout cas, on voit ici plus particulièrement sa « sagesse quotidienne », valable pour tous.

 

Ceci étant dit, que penser de ce texte ? Il est d’un abord relativement malaisé, tout d’abord. Miyamoto Musashi, s’il n’était sans doute pas dénué d’intentions littéraires – et je suppose que ses répétitions incantatoires ont quelque chose de délibéré et peut-être même d’essentiellement littéraire –, n’était probablement pas le plus habile et élégant des essayistes. Ce n’est pas seulement une question de distance culturelle : à comparer par exemple le Traité des Cinq Roues avec un autre essai majeur de la tradition japonaise, disons les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, antérieures, il en ressort une certaine sécheresse de l’essai de Miyamoto Musashi, bien éloignée de tout raffinement poétique ; et sans doute ai-je choisi mon camp… Pourtant, il y a probablement de la beauté dans l’art du sabreur bien compris – sous cet angle, le traité n’est donc pas exempt d’aspects esthétiques. On avouera que la traduction de Maryse et Masumi Shibata (relativement ancienne, et qui aurait bien bénéficié d’une mise à jour – d’autant qu’elle passe par des procédés étranges, ainsi des notes de traduction insérées dans le texte même plutôt qu’en bas de page ou en fin de volume, ce qui est régulièrement pénible… sans même parler de choix de traduction « douteux » : Musashi qui explique comment il faut « shooter » dans la balle, ça m’a quand même fait tout drôle… Je vous épargne les bizarreries typographiques) n’arrange peut-être pas les choses, ne brillant pas exactement par l’élégance ; en fait, ce style pénible et lourd ressort tout autant du paratexte, ce qui est probablement révélateur… Quoi qu’il en soit, le Traité des Cinq Roues, en l’état, ne brille pas par le raffinement stylistique, ou la beauté, plus humblement. Par ailleurs, j’avoue (mais ça c’est moi) être passablement rétif à la spiritualité, sinon hostile : le mysticisme me fatigue vite… et m’irrite bientôt. Ici, on ne va sans doute pas jusque-là, mais cela explique sans doute que je n’ai pas trouvé plus instructives que cela nombre des prescriptions du livre. Même à l’égard de la littérature de stratégie et tactique, le Traité des Cinq Roues est à mes yeux écrasé par la superbe et la majesté de L’Art de la guerre. Pourtant, on y trouve des choses tout à fait intéressantes (j’insiste : surtout dans le livre du Feu en ce qui me concerne), et parfois à la limite de la fascination…

 

Dimension importante du livre sans doute, incluant cette fois le paratexte : une longue préface et un long épilogue (ce dernier mentionné comme étant du seul fait de Masumi Shibata, je ne sais pas ce qu’il en est du reste), qui, malgré la lourdeur stylistique mentionnée à l’instant, et certains développements abscons et guère convaincants, mais pas moins récurrents, sur la spiritualité nippone, focalisés sur les œuvres antérieures que sont le Kojiki et les Dialogues dans le Rêve, se révèlent globalement bienvenus voire passionnants.

 

De la préface, on retiendra surtout les éléments de biographie de Musashi – essentiellement les plus célèbres duels de sa jeunesse (où sa ruse me paraît donc essentielle – tranchant sur les clichés de courtoisie chevaleresque), mais aussi, si ses errances de vagabond plus ou moins rônin sont mal connues, d’autres anecdotes ultérieures pas moins intéressantes (j’ai tout particulièrement retenu celles concernant son fils adoptif, qui ont quelque chose d’aussi romanesque que les récits mythifiés des duels ; de même pour les conditions de rédaction du Gorin no sho).

 

L’épilogue s’éloigne davantage de la matière du texte… au point de ne pas avoir toujours de véritable rapport, ni avec le Traité des Cinq Roues, ni avec Miyamoto Musashi. Toutefois, l’article consacré aux relations entre Japonais et Européens de 1543 (premier contact, avec des Portugais) à la fermeture des frontières (avec le bémol des Hollandais au large de Nagasaki) est tout à fait intéressant, et détaille quelque peu un sujet que j’aurais bien envie d’approfondir (parmi les anecdotes qui y sont narrées, j’aime beaucoup celle du marin espagnol un peu niais expliquant comment l’Espagne a bâti son empire colonial à partir des missionnaires chrétiens… et le confiant tout naturellement à un représentant des autorités nippones : bien ouéj… Mentionnons aussi les développements témoignant de ce que les fusils n’ont pas forcément été introduits par les Européens, même si leur rôle a bien été déterminant en la matière). L’article suivant, portant censément sur le choix du soleil pour emblème du drapeau nippon, est d’un intérêt autrement limité – d’autant qu’il s’éparpille beaucoup, avec une énième reprise de la rengaine du Kojiki et des Dialogues dans le Rêve complétés par le Traité des Cinq Roues, etc. Reste peut-être le jugement, mais sans doute trop lapidaire, sur la vie intellectuelle durant la période de fermeture… Bof ; en l’état du moins.

 

Au final un livre séduisant sans doute au premier abord, déconcertant peut-être ensuite, plus ou moins convaincant dans le fond comme dans la forme, au-delà de son statut de classique suffisant à en faire une lecture plus que recommandable. Et un paratexte globalement bienvenu, en dépit de sa forme lourde au possible. Et derrière tout ça, la figure du sabreur invaincu, Miyamoto Musashi, sage autant que guerrier…

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Dimension Avenirs Radieux, de Patrice Lajoye (éd.)

Publié le par Nébal

Dimension Avenirs Radieux, de Patrice Lajoye (éd.)

LAJOYE (Patrice) (éd.), Dimension Avenirs Radieux, Encino, CA, Black Coat Press, coll. Rivière blanche – Fusée, 2016, 275 p.

 

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J’ai commis une nouvelle, titrée « Vingt-trois », dans cette anthologie éditée par Patrice Lajoye… N’hésitez pas à faire part de vos retours.

 

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (17)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (17)

Dix-septième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Le jouer incarnant le Docteur Suk, Vat Aills, était absent. Les PJ présents étaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée et principale conseillère Németh, et l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl.

 

[Ipuwer] Ipuwer est à bord de son ornithoptère, en plein vol de nuit, seul, pour retourner à Cair-el-Muluk. Il a repéré, environ à mi trajet, deux appareils dans son dos, qui le suivent, et l’ont probablement pris en chasse. Il prend instinctivement de la vitesse, et les autres également ; ils semblent plus maniables que son propre appareil – question de blindage, sans doute. Son appareil est ainsi plus solide, mais, à pleine vitesse, maintenir une bonne stabilité s’annonce difficile… Ipuwer lance un appel radio pour que les ornithoptères s’identifient, mais n’obtient pas de réponse. Il décide alors de se livrer à une acrobatie lui permettant de se retrouver dans le dos des deux appareils ; c’est un bon pilote, et il y parvient [dépense d’un point de Karama], mais la question de la stabilité est bien de plus en plus préoccupante… et le canon laser de série monté sur son ornithoptère fait des siennes, l’empêchant de profiter dans l’immédiat des bénéfices de sa manœuvre. Les deux appareils non identifiés en profitent, et entament chacun une manœuvre de contournement, l’un en virant à gauche et l’autre à droite. Ipuwer saisit l'occasion de se repérer ; il sait qu’il y a, non loin, un petit archipel fait d’îlots et de barrières de corail, et suppose que cet environnement particulier pourrait être utile en cas de menace grave – il fait en sorte de voler dans cette direction. Par ailleurs, si c’est la nuit, les conditions de luminosité sont bonnes, du fait de l’absence de nuages et des lunes presque pleines. Ces informations en tête, Ipuwer décide de s’en prendre à l’appareil de droite (ce qui le rapproche de l’archipel). La manœuvre d’esquive de sa proie ne lui sert à rien : cette fois, il tire et touche ; l’appareil ennemi est toujours en état de vol, mais assurément endommagé et ne pourra pas poursuivre éternellement comme cela. L’autre ornithoptère, cependant, se trouve du coup dans une position plus favorable pour s’en prendre à Ipuwer, et fait feu sur ce dernier ; le siridar-baron, oppressé par les problèmes de stabilité de son ornithoptère, n’ose pas tenter une manœuvre d’esquive, et préfère encaisser éventuellement le coup, en misant sur la qualité de son blindage. Il subit une première salve, qui fait des dégâts relativement élevés (Ipuwer bénit son blindage supplémentaire ; il est lui-même un peu touché dans l’habitacle, mais son armure légère le protège), puis manœuvre pour éviter un deuxième tir – et tout autant l’assaut de l’autre appareil, qui s’est mis en position. Ces tirs successifs ont définitivement compromis la stabilité de l’ornithoptère d’Ipuwer – il en perd le contrôle, et envisage l’atterrissage d’urgence, dans un terrain qui ne s’y prête guère : il est en plein dans l’océan, l’archipel est assez proche, mais pas encore atteint. Il parvient toutefois à faire la démonstration de ses talents de pilote, et redresse son appareil in extremis. Toutefois, il lui faudra se poser au plus tôt – de nouveaux échanges de tir le démontrent suffisamment. Arrivant devant un îlot d’environ 500 m de long et 100 à 150 m de large, avec un petit bosquet en son centre, Ipuwer tente donc l’atterrissage, ayant tout juste le temps de décélérer un peu. C’est cependant une réussite, et il parvient à se poser sans trop de dégâts sur la longue plage de sable blanc. Sitôt au sol, Ipuwer s’empresse de rassembler tout le matériel utile (ce qui inclut un fusil d’assaut, deux médkits, un communicateur et des grenades), puis se précipite au milieu des arbres assez denses et touffus pour s’abriter, tandis que les deux ornithoptères font des cercles au-dessus de l’îlot…

 

[Bermyl : Ipuwer] Pendant ce temps, Bermyl, au Palais de Cair-el-Muluk, n’est pas totalement inconscient de la situation concernant Ipuwer : il a appris, de ses agents sur place (au sein des troupes militaires du Mausolée), que le siridar-baron est parti seul dans la nuit avec son ornithoptère [grosse réussite sur un jet de Sécurité faisant office de rattrapage]… L’assassin leur dit de s’assurer de sa position et de ce qu’il est sain et sauf, enfin de le ramener au Palais en cas de grabuge…

 

[Bermyl : Antonin Naevius, Nefer-u-pthah ; Németh, Vat Aills, Ipuwer, Druhr] Après quoi Bermyl, conformément aux instructions de Németh, se rend aux environs du club du Diamant, déguisé, pour superviser les opérations concernant Antonin Naevius – il a affecté Nefer-u-pthah à sa filature, et en obtient régulièrement des rapports (que la discrétion nécessaire ne facilite pas toujours, cependant). Pour l’heure, le jeune Ophélion débauché se saoule avec constance, au sein d’un petit groupe d’ivrognes de la haute, dans son genre. La beuverie ne semble pas devoir prendre fin de sitôt… Bermyl décide de faire pression sur le patron pour obtenir la fermeture anticipée de l’établissement (ce qui s’était déjà produit par le passé ; le patron n’est visiblement pas très content mais se plie à la demande, en laissant toutefois entendre que Bermyl aura une dette envers lui). Le temps de pousser sans violences les ivrognes récalcitrants vers la sortie, il se passe encore bien une demi-heure. Bermyl se déplace, trouvant une planque sur le chemin allant du Diamant au Palais. Antonin Naevius et ses camarades soiffards (trois femmes et deux hommes) campent un moment devant le Diamant, en dépit des plaintes des riverains, puis l’Ophélion, fatigué d’attendre et supposant qu’il ne trouvera pas d’autre établissement du genre pour poursuivre la nuit, décide de retourner au Palais – en y invitant ses camarades de beuverie. Bermyl prend sans souci de l’avance sur le petit groupe qui titube et braille ; il donne des instructions aux gardes pour qu’ils ne laissent entrer qu’Antonin Naevius, seul, repoussant les ivrognes de sa compagnie. Le noble visiteur, confronté à cet obstacle, ne manque pas de faire un esclandre, mais, à mesure que sa cuite commence à se muer en gueule de bois, il se lasse de la situation, et se résoud à entrer seul dans le Palais, prenant tant bien que mal la direction de ses quartiers. Bermyl l’intercepte en chemin, en jouant la surprise. Antonin Naevius est complètement saoul, et se plaint qu’il veut encore boire ; Bermyl dit que cela peut s’arranger, et le conduit dans une pièce discrète non loin des appartements du Docteur Suk, Vat Aills, et y ramène de l’alcool en quantité. Antonin Naevius boit comme un trou, vomit, boit encore, etc. Bermyl tente de l’interroger en même temps : comment se passe son séjour ? Avec tous ces troubles politiques… Antonin Naevius n’a pas l’air de bien savoir ce dont parle l’assassin ; il s’en fout complètement. Par contre, il se plaint sans cesse de l’absence d’Ipuwer : c’est pour lui qu’il était venu ! Pour passer du bon temps avec le « siridar-baron » (l’expression est toujours un peu moqueuse dans sa bouche)... Bermyl tente de l’interroger sur les gens avec qui il boit, mais c’est peine perdue : l’Ophélion boit selon les circonstances avec qui se trouve là, et ne retient jamais les noms, qui n’en valent sans doute pas la peine… Bermyl tente de lui montrer le portrait-robot de Druhr, ce qui fait sourire Antonin : même dans son état, il se souvient que Bermyl est un agent des renseignements de la Maison Ptolémée… Mais il n’a rien à en dire : il l’a peut-être vue, ou peut-être pas, elle a l’air « pas mal »… Bermyl, conscient de ce qu’un interrogatoire a de futile dans ces conditions, continue de faire boire le jeune Ophélion, sans plus lui poser de questions ; déjà bien plein quand il était entré dans le Palais, il n’avait cessé depuis de boire comme un trou, aussi n’y a-t-il pas besoin d’attendre bien longtemps pour qu’il s’effondre… Bermyl fait alors en sorte de le confier aux bons soins de Vat Aills.

 

[Ipuwer] Ipuwer s’est dissimulé au milieu des arbres. Il emploie un médkit, qui lui permet de reprendre un peu d’aplomb – il reste blessé, mais pas au point où cela affecte vraiment ses capacités. Son ornithoptère, pour être endommagé, ne présente pas de risque d’exploser ; il aimerait le piéger, trouver par exemple un moyen de tirer sur l’appareil, si les autres se posent à portée, pour le faire sauter, mais il manque de connaissances vraiment pratiques et des outils adéquats pour ce faire ; il reste dissimulé, à portée, avec une bonne ligne de vue, l’arme prête à faire feu – envisageant aussi, encore que dans le vide, de s’emparer d’un des appareils ennemis, s’ils venaient à se poser. L’un des deux reste en vol, à faire des cercles au-dessus de l’îlot. L’autre – celui qui avait été endommagé – se pose sur la plage, un peu plus loin de celui d’Ipuwer ; il est prêt à décoller en urgence si jamais. Un homme en sort, brandissant une arme de poing, et un kindjal à la ceinture. Il est vêtu de noir, sans autres traits distinctifs. Il avance précautionneusement en direction de l’épave de l’ornithoptère d’Ipuwer, en jetant des coups d’œil à droite, à gauche. Ipuwer, sans en avoir la certitude, se doute qu’un pilote est resté aux commandes de l’appareil ennemi ; il est impossible de s’en prendre à lui en l’état, mais il a par contre une bonne ligne de visée pour celui qui est sorti ; il lui tire dessus… et fait mouche : il l’atteint en pleine tête, son crâne explose, et il s’effondre aussitôt. Ipuwer reste dissimulé, attendant de voir la réaction des autres ; il y avait bien un pilote à bord de l’ornithoptère, qui prépare l’appareil pour un décollage accéléré, mais reste au sol pour l’instant ; peut-être a-t-il communiqué avec l’autre ornithoptère ? En tout cas, celui-ci se rapproche, et ses cercles au-dessus du bosquet se font maintenant à vitesse minimale (50 km/h environ), et à basse altitude. Ipuwer a toutefois la certitude que l’appareil en question n’est pas doté de bombes, comme certains – il n’a qu’un canon laser standard. Ipuwer essaye alors de se rapprocher discrètement de l’ornithoptère au sol, comptant faire usage de ses grenades. L’habitacle est trop protégé pour qu’il puisse assurer un lancer efficace, mais l’arrière de l’appareil, déjà endommagé par ses tirs, est sans doute fragilisé. C’est donc sa cible : ses grenades en rajoutent aux dégâts, et il est maintenant certain que l’ornithoptère ne redécollera pas sans réparations – et sans doute plus que de simples réparations de fortune. Par ailleurs, son lancer de grenade bien assuré a eu des répercussions sur l’habitacle, et le pilote est gravement blessé – peut-être n’est-il pas mort, mais il semble bel et bien hors de combat. Ipuwer, satisfait – voire plus : cette situation de danger et d’action le fait jubiler ! –, retourne sous le couvert des arbres.

 

[La scène d’Ipuwer étant longue, et toujours pas achevée, tandis que Németh n’a pas encore eu l’occasion de jouer, et que Bermyl n’avait pas grand-chose de plus à faire en « temps réel », j’ai décidé de triturer un peu la chronologie : les scènes suivantes, de Németh et Bermyl, ont donc lieu dans la matinée, quelques heures après les scènes d’Ipuwer ; nous prenons donc de l’avance ici, et opèrerons un flashback ensuite pour revenir à Ipuwer.]

 

[Németh : Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Ludwig Curtius, Bermyl ; Cassiano Drescii, Lætitia Drescii] Németh, dans la matinée, se prépare à l’arrivée des DelambreAnneliese Hahn et Clotilde Philidor, avec leurs suites, et l’émissaire des Ptolémée, le Maître d’Armes Ludwig Curtius. Elle a confié à Bermyl la tâche de leur surveillance (elle se méfie de tout le monde maintenant, et cela fait beaucoup d’invités d’un coup…) ; dès que possible, elle compte également s’entretenir avec Ludwig Curtius de la situation de crise et des conditions de sa mission sur Delambre (pour l’heure, le protocole l’empêche de le voir avant ses invitées). Németh a décidé de procéder avec les Delambre comme elle l’avait fait la veille avec Cassiano et Lætitia Drescii : elle les reçoit en privé dans ses quartiers, plutôt que de se plier aux faufreluches dans le cadre d’une réception officielle et publique.

 

[Németh : Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Namerta, Ludwig Curtius ; Ipuwer] Les Delambre et leur suite en sont sans doute étonnées, mais, alors même que Németh entame son discours expliquant cette entorse au protocole en raison des circonstances, elle se trouve bientôt dans l’incapacité totale de dire le moindre mot, et est obnubilée par la figure de Clotilde Philidor – c’est comme si la jeune femme, bien qu’effacée de nature, brillait d’une manière toute particulière ; en outre, sans être en mesure de l’expliquer, Németh acquiert la certitude que toutes deux ont un lien d’une nature inconnue – en tout cas, elle n’a jamais ressenti cela auparavant… Mais son trouble s’accroît quand elle a soudainement la sensation de « quitter son corps » ; c’est comme si son « corps astral » se déplaçait dans la pièce, et venait à prendre la place de la jeune Delambre – dans sa position, Németh est donc amenée à regarder vers l’estrade… mais est surprise de ne pas s'y voir elle-même : à sa place, se tient, en majesté, son père, feu le siridar-baron Namerta, qui, dans ses atours noirs, a la posture d’un roi sur son trône ! Németh remarque cependant que ce Namerta-là ne correspond pas pleinement à l’image qu’elle avait gardé de son père au moment de son décès : il fait plus jeune. À tout prendre, elle se dit que, pour un observateur extérieur, il donnerait l’impression d’être le frère aîné de Németh et Ipuwer, plutôt que leur père… Puis la vision s’interrompt, et c’est comme si Németh réintégrait sur-le-champ son corps. En dépit de tous ses efforts, elle est très affectée par l’étrangeté de la scène, et ne parvient pas à dire le moindre mot – elle bégaie de vagues excuses pour l’accueil inhabituel des Delambre, avec une extrême maladresse qui ne lui ressemble pas. Németh puise tout au fond de ses réserves de discipline pour se reprendre. Elle parvient enfin à détacher ses yeux de Clotilde Philidor, et, sans le fixer pour autant, regarde dans la direction de Ludwig Curtius, en guise de repère familier, pour faire le vide.

 

[Németh : Anneliese Hahn, Clotilde Philidor, Ludwig Curtius ; Ipuwer, Linneke Wikkheiser] Németh est enfin en état de parler. Elle souhaite la bienvenue aux Delambre, et s’excuse tant bien que mal pour cet accueil inhabituel, qu’elle justifie par des raisons de sécurité – sans s’étendre sur son trouble à l’instant. Mais Anneliese Hahn ne la laisse pas poursuivre plus avant, et l’interrompt avec une certaine brusquerie – c’est son naturel, de manière notoire, sans doute ne faut-il pas y voir une hostilité caractérisée. La Delambre dit ne rien comprendre à ce que Németh raconte ; elle voudrait bien en savoir davantage… mais, tout autant sinon davantage, elle fait part de sa hâte de rencontrer Ipuwer – le fameux bretteur, qui trouvera enfin quelqu’un de plus doué que lui ! Elle n’accorde visiblement pas beaucoup d’importances aux faufreluches, ce n’est pas son genre : si Németh considère que les circonstances justifient cet accueil « différent », soit – ça ne la gêne en rien. Par contre, l’absence d’Ipuwer est ressentie bien autrement – même si la Delambre ne l’aurait jamais admis en ces termes ; elle est déjà lancée dans le duel, à sa manière, et dissimule (mal) son impatience et sa curiosité sous les bravades dont elle est coutumière… Németh, consciente de tout cela, l’assure qu’Ipuwer est tout aussi impatient de la rencontrer, et que sa réputation la précède, et… Mais la Delambre trouve que, décidément, Németh tourne beaucoup trop autour du pot – avec un manque de tact étonnant pour une noble de si haut rang, elle ne se prive d’ailleurs même pas de faire la remarque que Németh n’a « pas l’air bien », revenant sur son trouble encore tout récent… Németh cherche toujours à se justifier, parlant de troubles religieux… Mais Anneliese Hahn s’en moque ! Qu’importe le protocole, qu’importe les justifications ! Elle veut juste savoir en quoi tout ceci la concerne – et au diable l’étiquette ! Németh adopte en conséquence un ton plus autoritaire… et à la limite de l’insulte quand elle avance que la Delambre, qui n’est pas en position de diriger une Maison noble, si cela pourrait très éventuellement arriver un jour, n’est tout simplement pas en mesure de comprendre le poids de ses propres attributions (Németh se rend-elle compte qu’elle affiche du coup pleinement que c’est elle qui règne sur la Maison Ptolémée, et non son siridar-baron de frère Ipuwer ?). Mais c’est bien comme ça qu’il fallait parler à Anneliese Hahn : si le précédent écart en la matière de Németh, vis-à-vis de Linneke Wikkheiser, avait sans doute, au-delà de son efficacité à court terme, généré un incident diplomatique, ce n’est pas le cas ici, bien au contraire. Anneliese Hahn, de toute façon bien trop arrogante pour se sentir ainsi rabaissée ou a fortiori humiliée, apprécie en fait cette rudesse tout sauf protocolaire. Németh gagne ainsi l’assurance qui lui faisait défaut depuis sa vision. Les mensonges les plus éhontés, le cas échéant, sont de nouveau à sa portée – elle prétend ainsi qu’Ipuwer s’est absenté, non par caprice, mais pour une mission essentielle, lui qui, dans la plénitude de sa fonction bien comprise, entend régler les problèmes lui-même plutôt que de déléguer… Németh se fait ensuite plus rassurante – allant jusqu’à dire que la crise serait éventuellement réglée en quelques heures à peine… De toute façon, elle en tiendra informée ses honorables invitées – et les convie à un dîner privé dans la soirée.

 

[Bermyl, Németh : Clotilde Philidor, Anneliese Hahn, Ludwig Curtius ; Ipuwer] Clotilde Philidor, qui n’est pas de nature à se manifester ou encore moins à se plaindre, accepte la situation sans un mot ; Anneliese Hahn, qui apprécie le langage militaire et direct, ne se plaint pas davantage – c’est comme si elle était déjà ailleurs, et elle a même entrepris sans plus attendre de taquiner Ludwig Curtius pour qu’ils échangent quelques touches ; à vrai dire, ils en sont au stade des bourrades lourdement amicales et des grossièretés de caserne… et elle inquiète enfin un tantinet Bermyl quand, sans plus de cérémonies, elle dégaine son épée dans la salle même, refusant par caprice d’attendre de se trouver dans un endroit plus approprié pour l’escrime ; elle n’a que faire des « endroits appropriés », et contraint d’ores et déjà le Maître d’Armes à se battre ici-même, peu importe ses tentatives de la raisonner… Bermyl perçoit bien cependant que le comportement fantasque de la Delambre n’a rien de menaçant : son épée n’est pas tournée contre Németh, elle ne fait que témoigner de son je-m’en-foutisme frivole, et de son goût plus ou moins conscient de la bravade. Par contre, à suivre sa joute avec Ludwig Curtius, l’assassin est bien vite convaincu du fait que la garçonne est une escrimeuse à la hauteur de sa réputation… et probablement à même de battre Ipuwer ; elle aime faire la démonstration de son talent, à l’évidence, mais le fait est qu’elle peut se le permettre. À mesure que la situation se détend, et tandis que Clotilde Philidor semble patienter le temps que sa fougueuse cousine se soit défoulée, l’assassin et faux troubadour trouve le moment propice pour jouer de sa balisette ; il sait que Clotilde Philidor en joue, et avec talent dit-on… Il l’observe discrètement, afin de voir si elle est sensible à son jeu – mais la jeune femme, aussi effacée qu’on le prétend, ne semble pas y prêter la moindre attention. Németh, qui n’a pas bougé depuis la fin de son allocution, cherche de nouveau à percer la jolie jeune femme, mais sans plus de succès – au point où cela commence à la troubler à nouveau. Peu désireuse de se retrouver dans les mêmes circonstances que précédemment, elle ne tarde pas à se retirer pour récupérer.

 

[Bermyl : Nefer-u-pthah ; Elihot Kibuz] Bermyl, une fois libre, entend bien obtenir de son agent Nefer-u-pthah un rapport concernant les allées et venues d’Elihot Kibuz, le Maître-Assassin fantoche – qu’il l’avait chargée de filer. Nefer-u-pthah livre un rapport parfaitement creux, témoignant de déplacements d’une banalité insondable : il n’y a absolument rien de suspect dans le comportement de Kibuz. Il se livre pour l’essentiel à de la paperasserie (c’est resté dans ses attributions) ; il sort bien sûr du Palais à l’occasion, mais dans l’exercice de ses fonctions, rien de plus… Bermyl demande à son agent ce qu’elle pense au juste de la probité du Maître-Assassin fantoche, et de la pertinence de sa mission de filature. Elle répond qu’elle est convaincue de l’innocence de Kibuz, et que sa mission ne sert à rien – d’autant que, consciente d’être un bon élément, elle se montrerait sans doute bien plus utile et efficace si on l’affectait à quelque chose d’autrement important… Et Bermyl ne peut s’empêcher de la trouver un peu trop empressée à qualifier sa mission d’inutile. Il lui dit de laisser tomber la filature… puis lui demande tout de go si elle-même n’aurait pas quelque chose à se reprocher dans cette affaire. La manœuvre est hardie… mais rate dans les grandes largeurs. Nefer-u-pthah est visiblement outrée, mais pas bête au point d’en faire état, autrement qu’en affichant sa probité et invitant l’assassin à s’en assurer quand il le voudra et comme il me souhaitera. Du coup, Bermyl n’en sait pas davantage, et se l’est aliénée… Il s’éloigne enfin, inquiet de ce que d’autres agents de ses services ne soient pas fiables…

 

[Bermyl : Ipuwer] Bermyl a toutefois d’autres chats à fouetter. Ipuwer n’est toujours pas rentré… Il contacte ses agents au campement du Mausolée, sur le Continent Interdit, mais ils n’ont rien de neuf à lui confier… et n’ont même pas eu la présence d’esprit, alors que Bermyl supposait que cela allait de soi, de dépêcher des ornithoptères sur le trajet pour rejoindre le siridar-baron ! Bermyl, furieux, leur ordonne de le faire, et tout de suite ; un agent, après avoir obtempéré, honteux, suggère qu’il serait peut-être plus efficace d’envoyer des ornithoptères depuis Cair-el-Muluk, qu’Ipuwer aurait dû atteindre depuis le temps… Bien sûr ; et Bermyl s’en charge aussitôt.

 

[Flashback, pour revenir à la séquence d’Ipuwer.]

 

[Ipuwer] L’ornithoptère en vol n’obtient pas grand-chose à survoler ainsi l’îlot – la couverture des arbres maintient le secret quant à la position exacte d’Ipuwer. Le pilote décide alors de procéder autrement, il s’éloigne, puis se retourne vers le bosquet pour le balayer de rafales de son canon laser, en aveugle. Ipuwer avait bien compris ses intentions ; il ne peut pas faire grand-chose de plus pour se dissimuler davantage, mais trouve une position de relative sécurité. Ceci étant, les rafales soutenues de l’ornithoptère, dans ces conditions, n’ont que de très faibles chances de l’atteindre ; à la limite, les dégâts qu’elles font parmi les arbres seraient probablement plus dangereux, mais ce n’est pourtant même pas le cas… L’appareil change à nouveau de tactique, revient se positionner au-dessus du bosquet – Ipuwer comprend vite que l’ennemi va user de ses grenades, là encore en aveugle. C’est peine perdue – il est presque impossible de le blesser ainsi dans ces conditions. Au bout d’un moment, l’appareil lâche l’affaire – sans doute parce que ses réserves en carburant ne sont pas inépuisables. Mais il a très probablement signalé sa position, Ipuwer n’a aucun doute à cet égard… Aussi aménage-t-il au mieux son environnement, se fabriquant avec les moyens du bord un abri plus solide, après avoir lancé un appel radio sur la fréquence d’alerte en usant du langage de bataille [du coup, il y a sans doute ici une incohérence au niveau de la chronologie, mais on peut globalement s’en accommoder…]. Quelques heures plus tard, deux appareils aux couleurs des Ptolémée arrivent enfin… mais en même temps que deux autres appareils « inconnus ».

 

À suivre…

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Hell, de Tsutsui Yasutaka

Publié le par Nébal

Hell, de Tsutsui Yasutaka

TSUTSUI Yasutaka, Hell, [Heru], traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, [s.l.], Wombat, coll. Iwazaru, [2003] 2013, 155 p.

 

S’il n’est pas exactement une star chez nous (ce qu’il est semble-t-il chez lui, ou bien davantage en tout cas), Tsutsui Yasutaka n’en est pas moins un des rares auteurs japonais « catalogués SF » à être publiés chez nous : Hell est en fait sa quatrième traduction française – mais publiée hors-genre, comme les précédentes d’ailleurs… Par ailleurs, il est indirectement « connu » d’une autre manière : le dessin animé Paprika, de Kon Satoshi, unanimement loué (et qu’il faudra bien que je voie un jour, c’est prévu…) est une adaptation d’un de ses romans. Entamant sa carrière dans les années 1960 avec des textes évoquant Philip K. Dick ou J.G. Ballard (excusez du peu), il s’en est toutefois un peu détaché au fil des années, pour livrer une « métafiction » ou « hyperfiction » (pas bien certain de ce que l’on entend par là) résolument à part – trajet qui lui a valu là encore la comparaison avec Ballard, mais aussi, éventuellement, Kurt Vonnegut ou Italo Calvino (re-excusez du peu).

 

Difficile à vrai dire de ranger ce court roman qu’est Hell dans une catégorie ou une autre ; sans doute oscille-t-il quelque part entre science-fiction et (surtout) fantastique, avec un thème pareil, mais ça reste avant tout une œuvre qui brille par sa singularité. Oui, « qui brille » : en en entamant la lecture, j’espérais un bon bouquin, mais j’ai trouvé bien mieux que ça…

 

Un bouquin sans vraie trame, ceci dit – ce qui pourra déconcerter, mais ne m’ennuie pas le moins du monde, a fortiori dans la mesure où sa construction d’une extrême habileté garantit pourtant un liant de tous les instants, au gré d’une structure en apparence aléatoire mais aussi fluide qu’elle est souple.

 

L’auteur nous invite donc à un voyage en Enfer. Ce qu’est cet Enfer au juste (si tant qu’il soit pertinent de ne serait-ce que se poser la question), on ne le sait pas vraiment, et on ne le saura jamais tout à fait. On évoque aussi bien, traditionnellement, un monde des morts qu’une conscience collective, ou réalité intersubjective disons, connotée tout autrement – d’autant que l’onirisme y a sans doute également sa part, autorisant des visites d’un monde à l’autre ; et peut-être après tout ce monde-là n’est-il que le fantasme, mettons, au hasard, d’un vieillard qui se sent trop vieux et se sent partir, écrasé sous le poids d’innombrables regrets et jamais bien sûr de ce qu’il désire au juste ? Tout est envisageable…

 

Sur un plan religieux, qui est tout de même le premier que nous considérons et en partie du moins celui qui demeure jusqu’à la fin, il peut renvoyer tant à un Enfer japonais qu’à un Enfer chrétien (éventuellement via Dante, les allusions ne manquent pas – encore qu’il a peut-être davantage des allures de Purgatoire, à ce compte-là) ; on est parfois tenté de mettre en avant cette deuxième conception – et puis on se rend compte qu’il semble n’y avoir là-bas que des Japonais (du moins lors de la scène impressionnante du crash aérien) ; mais qu’importe ? Ce qui semble caractériser aux yeux de certains cet Enfer, c’est qu’il est un monde sans Dieu – or, font-ils eux-mêmes la remarque, en y repensant, le Japon contemporain étant largement sans Dieu lui aussi, la différence est somme toute discutable… à moins qu’elle ne réside dans une forme de prise de conscience, qui serait tout autant dépassement ? En effet, plus que la singularité de l’endroit, c’est sa ressemblance à l’extrême limite de l’identification avec le réel qui frappe avant tout. La différence – car il y en a bien une –, c’est son vide émotionnel : les morts que l’on y croise ne ressentent plus rien, ils sont atones, apaisés, jamais furieux quand tout les inciterait à l’être, pas davantage jaloux ou agressifs, pas davantage amoureux ou émus, même pas curieux… Pourquoi le seraient-ils, d’ailleurs ? Instinctivement, ils savent tout ; et, quand ils se croisent, ils n’ont même pas à se poser la moindre question – ils savent déjà. Comme par une sorte de télépathie qui serait tout autant omniscience.

 

Et nous avons donc nombre de morts qui se croisent – et quelques vivants aussi, à l’occasion d’un rêve, d’une visite, d’une conjonction temporaire de ces deux mondes à la frontière extrêmement fine. Des personnages de toute sorte, de Takeshi, brillant cadre à la carrière aussi gratifiante que sa vie amoureuse, à Sasaki, clochard mort de froid dans son abri insuffisant, en plein hiver, sa femme Jitsuko à ses côtés – est-elle morte elle aussi ? Les deux hommes se croisent, en tout cas – parce qu’ils sont en fait liés, les décisions de Takeshi ayant abouti au licenciement du alors futur clochard ; avec dans le rôle de l’intermédiaire Izumi, cet employé dont Takeshi couchait avec la femme, Sachiko, et qui est quant à lui mort dans un accident d’avion. Ou à cette brute épaisse de yakuza, Yûzô, morte il y a plus longtemps de cela d’un coup de couteau : enfants, à la fin de la guerre, ils jouaient ensemble – de même qu’ils jouaient avec Nobuteru, qui est lui bien vivant, mais si vieux… Et après toutes ces années, le souvenir l’obsède encore, de cette bêtise de gamin, quand il avait poussé Takeshi qui ne s’est ensuite jamais remis de sa chute – Takeshi devenant cadre et devenant galant étant indissociable de ses béquilles, handicap dont il avait fait une force, et ce jusqu’à la toute fin ; mais maintenant, en Enfer, il n’a pas plus de béquilles…

 

Ceci n’est qu’un aperçu bien limité du complexe maillage de relations (sans doute le thème essentiel du roman) qui unissent tous ces personnages si différents ; et c’est aussi ce qui explique, justifie et rend d’autant plus appréciable la structure narrative du roman qui, au gré des rencontres et des souvenirs, saute d’un personnage à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un monde à l’autre. C’est superbement habile, d’une pertinence indéniable ; sans jamais sombrer dans l’artifice, sans jamais perdre non plus le lecteur à force de « sauts » le frustrant dans sa compréhension, le roman progresse ainsi dans tous les sens, et pourtant avec unité. Il n’y a donc pas d’intrigue à proprement parler, sans doute, mais c’est « simplement » qu’il n’y en a pas besoin. Le but est absent (encore que la toute fin présente peut-être une ambiguïté à cet égard), mais la balade vaut pour elle-même.

 

Elle est donc faite de rencontres, qui sont autant d’occasions de souvenirs – encore que le terme ne soit peut-être pas tout à fait exact, dans la mesure où les morts, du moins, semblent donc dotés d’une forme d’omniscience, en tout cas en ce qui concerne les individus qu’ils croisent (bien sûr, il n’en va pas de même de la raison de leur présence en cet endroit étrange, qui les intrigue éventuellement mais sans qu’ils cherchent vraiment à la déterminer – ils ont par ailleurs une connaissance instinctive de certaines « institutions », de certains « principes » de cet outre-monde, sans savoir comment au juste, et sans là non plus chercher à savoir pourquoi). Et c’est ainsi que le maillage fait sens, dans sa complexité, son réseau qui dépasse le hasard pour les lier tous, aussi improbables que ces liens puissent paraître (sociologiquement, mettons). S’en dégage sans doute un tableau critique et quelque peu morbide d’une société japonaise qui, de l’immédiat après-guerre, fait de ruines et de privations, aux crises à répétition à l’aube du XXIe siècle, en passant par les années fastes d’une croissance impensable et aussi traumatisante à sa manière, était propice à bien des vilénies, bien des horreurs – sous l’écœurante façade des conventions, toutes plus ineptes les unes que les autres.

 

Toutefois, l’absence d’émotion des protagonistes morts remet tous ces éléments à plat – ce qui vaut pour l’histoire « extérieure » autant que pour l’histoire « intime ». Et si les personnages ont quelque chose d’archétypes figurant à la limite de la caricature les images essentielles de ce Japon contemporain, ils n’en sont pas pour autant creux – en fait, et de manière très paradoxale du fait de leur caractère atone et détaché, ils ont toujours ce quelque chose d’indéfinissable qui fait l’humain ; et, pour être morts et paisibles, ils sont parfois d’une vitalité saisissante. Les rencontres avec les vivants l’illustrent, sans doute – tout particulièrement, peut-être, celles tournant autour de ce bar relativement chic où Izumi se rendait régulièrement, pour épier la gloire d’une starlette de la télévision dont il était fou amoureux, et qui y venait systématiquement avec sa cour d’artistes, l’étoile montante du kabuki qui irrite les vieilles familles de cet art, le chanteur escroqué par son agent, l’écrivain ambitieux et avide de reconnaissance critique autant que de succès populaire… La mort, inéluctable, même pour ces bons-vivants, fait tomber les masques – et c’est en fait peut-être un moment privilégié pour apprécier la vie.

 

Les bars et les restaurants sont d’ailleurs des endroits privilégiés de ces rencontres : Le Noctambule autant que L’Inferno, dans un monde ou dans l’autre – et qu’importe puisqu’ils sont justement des lieux de passage –, accueillent une clientèle variée, autorisant un mélange que la société japonaise ne devrait pas permettre. Les ennemis ou rivaux y discutent posément de leurs sales coups ; le futur yakuza, affamé dans l’immédiat après-guerre, s’y bâfre à la table de bourgeois costumés, et, par-delà les décennies, des morts perçoivent la scène, plus que jamais conscients des scléroses absurdes de l’étiquette et des masques qu’emprunte la « morale » dans une société bâtie sur de semblables impostures…

 

Et ils parlent. Et de quoi parler, en un endroit pareil, sinon des circonstances de leur mort ? C’est un passage obligé – par-delà l’omniscience des défunts : il faut en parler, peut-être même pas pour l’accepter (l’absence d’émotion en ce monde rend cette « nécessité » superflue), plutôt peut-être pour signifier son acceptation, étape qui n’a pas moins d’importance. D’où ce catalogue de morts éventuellement absurdes, parfois inattendues, d’autres fois d’une implacable inéluctabilité relevant presque de la logique. Le yakuza périt d’un coup de couteau, le clochard meurt de froid… Ici un accident de voiture qui pourrait être un meurtre, là un crash aérien suite à un détournement par des pirates – la faute à pas de chance… Plus encore sans doute en prenant conscience de la présence à bord de Nobuteru, que les pirates ont fait descendre à une escale avec les femmes – et qui survit donc in extremis… Le plus étonnant cependant est que, outre la manière sereine qu’ont les morts d’envisager leur fin (mais peut-on parler de « fin » puisqu’ils sont maintenant en Enfer, sans certitude quant à la suite des opérations – et s’en moquant sans doute ?), celle-ci ne manque parfois pas d’un certain humour tordu, « tragicomique » oui, qui contribue à l’atmosphère subtilement décalée du roman…

 

Le tableau, globalement morbide bien sûr, n’en est pas moins de toute beauté – presque enchanteur à sa manière. Il bénéficie de personnages étonnamment solides, et ce quand bien même le récit pourrait donner au premier coup d’œil l’image méprisante de leur insignifiance. En fait, même sans émotions, ils existent bel et bien – même s’il leur faut pour cela exister à travers les autres. Dans ce monde où rien n’a de sens, tout est comme de juste pardonné, et reste l’humanité, forcément plus grise que noire ou blanche, en cela authentique au-delà des archétypes.

 

Superbement construit et diablement malin, Hell est – je vais employer l’expression honnie – un vrai coup de cœur. Je ne vois pas comment on pourrait ressortir indifférent de cette calme promenade entre la vie et la mort, entre le présent et le passé, dans un ailleurs qui a tout de l’ici et où nous apprécions la compagnie de tous, pour ce qu’ils sont. Et qu’un thème aussi morbide et éventuellement chargé d’aigreur critique ait en définitive ce côté étrangement lumineux n’est pas la moindre réussite de ce roman remarquable.

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