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Anthologie de la poésie japonaise classique

Publié le par Nébal

Anthologie de la poésie japonaise classique

Anthologie de la poésie japonaise classique, traduction, préface et commentaires de G. Renondeau, Paris, Gallimard, coll. Poésie – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série japonaise, [1971, 1978] 2016, 256 p.

POUÈTES POUÈTES

 

Cela a longtemps fait partie des running gags débiles de ce blog : ma détestation de la polésie et des pouètes. Comme de juste, je forçais le trait, par provocation idiote… J’imagine que ça ne trompait personne, d’autant qu’il me fallait bien confesser, de temps à autre, que j’avais lu et apprécié Rimbaud et Baudelaire ado (comme un ado, quoi), et qu’un Totor Hugo par-ci, un Totor Hugo par-là, eh bien, ma foi…

 

Depuis ? Ah, ça se complique – mais j’imagine que c’est ma méconnaissance, alors, qui prime : le fait est que je ne connais rien à la poésie contemporaine, en français ou dans d’autres langues – enfin, avec tout de même une exception pour Ian Monk, hop et hop. Oui, il y avait de la pose, dans tout ça – mais, si je ne méprise pas le registre autant que j’ai pu le prétendre, le fait demeure que je n’y suis globalement guère sensible, outre que je suis ignare.

 

Ces derniers temps, avec mon engouement nippon et la reprise des études, la question a pris un tour plus sérieux : il me fallait en apprendre au moins un minimum concernant la poésie japonaise. Une perspective qui ne m’enchantait pas forcément, à la base – surtout parce que mon expérience de lecteur de haïkus s’était vite avérée désastreuse : je n’y comprenais absolument rien… Mais j’ai bien fini par tenter le coup – et je me suis découvert un attrait inattendu pour la poésie japonaise classique ; mais disons « vraiment classique », celle des époques Nara et Heian surtout. J’en avais eu quelques aperçus dans des œuvres essentiellement poétiques, notamment les Contes d’Ise et Le Dit de Heichû, mais aussi dans d’autres œuvres citant occasionnellement de la poésie – par exemple, certains « journaux » (nikki) lus dans la brillante anthologie Mille Ans de littérature japonaise, éditée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty (et qui comprend certes des moments purement poétiques), et il me faudra creuser tout cela, c’est prévu. Autre exemple, dans les chroniques du « cycle épique des Taira et des Minamoto », et au premier chef dans Le Dit des Heiké ; voire, en remontant bien plus haut, dans le Kojiki même… Parallèlement, d’autres œuvres ont pu raviver mon intérêt plus que limité pour la poésie japonaise des ères prémodernes ultérieures – par exemple, Insectes, de Lafcadio Hearn…

 

Je me disais donc qu’il pourrait s’avérer utile de revenir sur la question, et de lire bien davantage de poésie japonaise classique. Autant dire que cette anthologie me tendait les bras : composée par Gaston Renondeau (dont j’avais apprécié le rendu sobrement élégant de sa traduction des Contes d’Ise, justement – un bien curieux personnage que ce général Renondeau…), elle envisage quelque chose comme, disons, douze siècles de poésie japonaise, du Man.yôshû à la Rénovation de Meiji, selon une périodisation classique (peut-être critiquable çà et là, mais c’est du pinaillage). Chaque période, ici, a ses spécificités – et c’est là que j’émettrais peut-être une très timide critique, car la sélection opérée par l’anthologiste appuie sans doute un peu trop sur des changements de forme drastiques – j’aurai l’occasion d’y revenir, et à plusieurs reprises. Par contre, le rendu très « simple » (faussement ?) de cette traduction me paraît donc un atout – c’est peut-être moins élégant que, disons, les circonvolutions archaïsantes dont est coutumier un René Sieffert, par exemple, mais cela parle bien plus intuitivement, et je suppose que c’est tant mieux, dans le contexte de la poésie japonaise classique.

 

Mais, pose de détestation de la polésie ou pas, le fait demeure : je ne me sens clairement pas armé pour livrer une critique pertinente en matière de poésie – encore moins que pour tout autre registre. Du coup, cette chronique va prendre une forme peut-être un peu inhabituelle, parce que je vais faire beaucoup de citations ; j’aurai bien quelques commentaires à émettre de temps en temps, ne serait-ce qu’au regard du contexte historique, mais l’essentiel résidera bien dans les extraits des œuvres traduites par Gaston Renondeau. Vous l’échappez belle, hein ? Le drame, c’est qu’il me faudra lire toute cette poésie pour la version YouTube de la chronique, ce qui promet d’être sportif…

 

Autre conséquence notable : cet article est pour l’essentiel une sélection dans ce qui était déjà une sélection – et je ne prétends certainement pas en avoir extrait « le meilleur », c’est même assez improbable : simplement ce qui m’a le plus parlé à titre personnel – moi, je, me, myself, I.

 

Allez, c’est parti.

 

LA PÉRIODE ARCHAÏQUE ET LA PÉRIODE DE NARA : LE MAN.YÔSHÛ, DONT QUELQUES POÈMES LONGS

 

Présentation

 

La première période envisagée par Gaston Renondeau est fort longue, puisqu’elle va « des premiers siècles de notre ère à la fin du VIIIe siècle ». Il rassemble donc plusieurs ères classiques en une seule. Cette mention des « premiers siècles de notre ère », toutefois, me paraît un peu douteuse, et il me paraît certain en tout cas qu’on ne peut pas remonter, au mieux (vraiment au mieux), au-delà de l’ère Kofun (250-538) ; plus probablement faut-il y voir l’ère Asuka, autrement pertinente ici, qui s'étend de 538 à 710, moment où débute l’ère Nara, avec l’installation dans la nouvelle capitale impériale – l’ère Nara s’achevant quant à elle en 794.

 

La question est compliquée, notamment parce que l’on rattache clairement Kofun à la protohistoire japonaise, et éventuellement Asuka aussi, mais pour partie seulement – car le rapport à l’écriture est alors problématique au Japon, et, à cette époque justement, les choses évoluent radicalement. Le japonais a longtemps été une langue purement orale – d’où cette longue protohistoire. C’est le modèle offert par le puissant voisin qui va s’avérer déterminant : la littérature japonaise originelle est en fait largement une littérature chinoise. Si une littérature proprement japonaise devait avoir une origine, ce serait, dit-on, avec le Kojiki, remis à l’impératrice Genmei en 712 – nous sommes déjà presque à la toute fin de notre période, à ce compte-là… Mais c’est de toute façon une œuvre hybride entre le japonais et le chinois, d'une lecture au mieux compliquée. En fait, la question se prolongerait encore quelques siècles, puisque la mise en forme d’une langue japonaise écrite distincte de la langue chinoise écrite (rappelons que les deux langues sont on ne peut plus différentes aux plans aussi bien de la grammaire ou de la syntaxe que des intonations, etc.) prendrait encore du temps, avec l’introduction des kana, etc.

 

Cependant, même avec cette ambiguïté fondamentale, une littérature japonaise se développe progressivement, dès l’époque « archaïque », mais surtout au VIIIe siècle (donc à l’époque de Nara pour l’essentiel) – et c’est une littérature qui est au premier chef poésie, selon des formes empruntées à la Chine mais bientôt adaptées, où le caractère syllabique prononcé de la langue japonaise s’accommode bien de procédés de composition poétique s’attachant au nombre de syllabes (ou de mores, plus exactement), et non à quelque autre aspect tel que la rime. On trouve assez tôt l’alternance classique entre vers de cinq et de sept syllabes, sur des formats plus ou moins longs, plus ou moins rigides. Ces poèmes proprement japonais sont appelés collectivement waka, mais se subdivisent en plusieurs sous-genres, dont les plus importants sont les poèmes courts, ou tanka (ceux qui connaîtront la plus longue prospérité, au point que le mot waka en viendra à terme à désigner les seuls tanka), et les poèmes longs, ou chôka.

 

En témoigne ce qui constitue probablement le premier vrai monument littéraire japonais, à l’époque de Nara, aux environs de 760 plus précisément (le cas du Kojiki, antérieur, étant donc très particulier – il ne serait véritablement lu que bien plus tard, dans le courant des « études nationales »). Je veux parler du Man.yôshû, ou « Recueil des dix-mille feuilles », qui constitue d’une certaine manière (et en dépit de certaines difficultés, notamment l’emploi selon les cas des caractères chinois pour leur valeur signifiante ou pour leur valeur phonétique), l’acte fondateur de la poésie japonaise classique, en compilant un très grand nombre de poèmes de l’époque archaïque et de celle de Nara – des poèmes par ailleurs très divers, qui pouvaient tenir aussi bien de l’épopée que de l’intime, célébrer l’édification d’un château ou une partie de chasse satisfaisante, aussi bien que déplorer la fin d’une idylle ou la mort d’un enfant, etc. Le Man.yôshû demeurera une référence de base, dûment complétée au fil des siècles par d’autres anthologies présentant un même caractère « officiel » (on parle d’ « anthologies impériales » ; il y avait bien sûr aussi des compilations « privées », et parfois du plus grand intérêt), et notamment, lors de la période suivante, le Kokinshû, qui constitue l’autre modèle éternel du poème classique nippon – peut-être insurpassable ; mais ça, ce sera plus tard, donc…

 

Pour l’heure, tenons-nous-en au Man.yôshû – car tous les poèmes cités par Gaston Renondeau pour cette première période en proviennent. Et, d’emblée, mon compte rendu comportera un certain biais… En effet, les poèmes longs, ou chôka (constitués d’un nombre variable, car indéterminé, de vers alternant en principe cinq et sept syllabes, pour finir sur deux vers de sept syllabes), sont assez rares dans l’ensemble de cette anthologie – et probablement, en fait, dans l’ensemble de la poésie japonaise ? On en compte quand même quelques-uns, et tout particulièrement aux sources de la pratique poétique nippone. Le Man.yôshû en figure donc un certain nombre, même si les poèmes courts, ou tanka, sont bien plus nombreux (4207 contre 265, je crois que c’est clair… Mentionnons pour mémoire qu’il y avait d’autres types de poèmes dans cette compilation, dont certains en chinois, mais bien plus minoritaires encore de manière générale ; celui qui s'en tire le mieux est le format du sedôka, avec ses six vers, 5-7-7-5-7-7, ce qui le rapproche donc du tanka en termes de longueur, mais il n’y en a que 62 exemples dans tout le Man.yôshû). Les poèmes longs ont dès lors quelque chose d’exceptionnel dans cette anthologie, qui privilégiera ensuite systématiquement les poèmes courts, tanka d’abord, plus loin haïkus (avec l’exception hors-concours des pièces de nô de l’époque Muromachi) – en fait, les chôka « meurent » pendant l’ère Heian… Cependant, dans le contexte particulier de la compilation originelle, ce sont souvent les poèmes qui m’ont le plus parlé, même si à des titres divers. Noter aussi qu’ils datent tous du VIIIe siècle – et tant pis pour la « période archaïque », dont la pertinence ici est décidément un brin douteuse.

Morceaux choisis

 

Commençons par le « dialogue de deux pauvres » de Yamanoue no Okura (660-733), un diplomate qui s’était rendu en Chine et en avait été fortement imprégnée de pensée confucéenne ; mais il était aussi connu, semble-t-il, pour ses poèmes sur les miséreux et les enfants – en témoigne sans doute le présent poème, qui, au-delà du poignant tableau de la pauvreté, a aussi, j’imagine, quelque chose d’une réflexion éthique (pp. 49-51) :

 

[Le premier pauvre]

Dans la nuit où la pluie tombe

Mêlée au vent,

Dans la nuit où la neige tombe

Mêlée à la pluie,

Il fait un froid

Contre lequel on ne peut rien.

Je mâche à petits coups

Un morceau de sel dur

Je bois à petites gorgées

De la lie de saké dans l’eau tiède.

Tout en soufflant

Et reniflant

Je caresse une barbe

Rare.

Je puis bien me vanter

Qu’en dehors de moi

Il n’est homme qui vaille…

Mais il fait si froid

Que je tire sur ma tête

Ma couverture de chanvre.

J’y ajoute

Autant que j’en possède

Mes vêtements de toile sans manches.

Mais la nuit est vraiment froide…

De ceux plus pauvres encore

Que je ne suis

Le père et la mère

Sans doute ont faim et se gèlent.

La femme et les enfants

Sans doute gémissent d’une faible voix.

En pareille circonstance

Comment t’y prends-tu

Pour mener ta vie ?

 

[Le second pauvre]

Le ciel et la terre

Sont vastes, dit-on

Mais pour moi

Comme ils sont étroits !

Le soleil et la lune

Brillent, à ce qu’on assure,

Mais pour moi

Ils ne luisent guère.

En est-il pour tous de même

Ou pour moi seulement ?

Par fortune

Je me trouve homme.

Comme tous les autres hommes

Je suis fait.

Ma veste de toile

Non doublée

Pend en lambeaux

Comme du varech.

Ce ne sont que haillons

Jetés sur mes épaules

Dans ma cabane

Qui penche, croulante,

Le sol nu

Est jonché de la paille tirée d’une botte.

Mon père et ma mère

Dorment près de mon chevet.

Ma femme et mes enfants

À mes pieds

M’entourent

En geignant.

Du foyer

Aucune fumée ne s’élève

Dans la marmite

Les araignées ont tissé leurs toiles.

On a oublié

Comment on fait cuire un repas.

Nous sommes là gémissants

Comme l’oiseau nue

Quand le chef du village

Porteur de sa canne

Jusque dans notre chambre

Vient nous appeler

Pour raccourcir,

Comme on dit,

Un bâton déjà

Trop court.

Est-elle donc à tel point

Sans remède

La vie de ce monde ?

 

Deux petites précisions, concernant les propos du second pauvre : quand il se dit « homme », il faut entendre par-là le genre humain, pas le sexe masculin, mais avec également une connotation bouddhique liée au cycle des réincarnations – cette condition, supérieure à celle des animaux, se mérite, elle est un privilège. Quant au chef du village qui vient « raccourcir un bâton déjà trop court », il faut entendre par-là qu’il prélève des taxes sur un ménage au revenu déjà insuffisant.

 

Certains des poèmes longs repris dans cette anthologie ont un contenu mythologique, et éventuellement épique, qui me les a rendus plus appréciables encore dans leur dimension de récits – cela sera parfois toujours le cas dans la poésie ultérieure, mais dans un registre davantage allusif, format court oblige, où par ailleurs l’affectation aura régulièrement sa part (combien de variations sur le Bouvier et la Fileuse ! Mais, là encore, le cas des pièces de nô de l’époque Muromachi est à part). Dans ce registre, j’avoue avoir été séduit notamment par cette évocation anonyme (on sait seulement que l’auteur a vécu au VIIIe siècle) de « la légende d’Urashima » (pp. 69-71) :

Un jour de printemps

Couvert de brume,

À Suminoe

Me promenant sur le rivage

Je regardais les barques de pêche

Qui se balancent sur les flots.

Alors j’ai pensé

À une histoire de jadis.

Le jeune Urashima

De Mizunoe

Était fier de sa pêche

Au thon et à la dorade,

De sept jours

Il ne rentra pas à la maison.

La limite de la mer

Il avait franchie dans sa barque.

Soudain,

Ramant vers lui, vint

La fille

Du dieu de la mer.

Ils s’entretinrent

Et s’éprirent l’un de l’autre.

Ils échangèrent des serments

Et se rendirent au pays de la vie éternelle,

La main dans la main

Ils entrèrent tous les deux

Dans une demeure

Splendide de l’enceinte

Du palais du dieu

De la mer

Sans vieillir

Ni mourir

Un long temps

Il passa,

Mais l’insensé

Étant fils de ce monde

Parla ainsi

À son épouse :

Quelques moments je voudrais

Retourner à la maison,

Prendre des nouvelles

De mon père et de ma mère.

Je reviendrai,

Disons… demain.

Quand il eut parlé

Sa femme dit :

Si dans ce monde de vie éternelle

Tu veux revenir

Et comme maintenant

Vivre avec moi

N’ouvre jamais

Le coffret de toilette que voici.

Il en fit le serment

Et le répéta.

À Suminoe

Revenu

Il chercha sa maison :

Il ne vit plus de maison,

Il chercha son village :

Il ne vit plus de village.

Perplexe,

Il restait là, pensif.

Depuis trois ans seulement

Qu’il avait quitté la maison

Se pouvait-il que jusqu’à la clôture

Elle eût disparu ?

Si, pour voir, j’ouvrais

Ce coffret,

Comme autrefois

La maison ne serait-elle pas là ?

Il entrouvrit

Le précieux coffret de toilette et alors

Un nuage blanc

S’échappa de la boîte

Et se répandit

Jusqu’au pays de la vie éternelle.

Bondissant sur ses pieds

Il cria, agitant ses manches,

Trépigna,

Se roula à terre.

Soudain

Son esprit s’affaiblit,

Sa peau qui était si jeune

Se couvrit de rides,

Ses cheveux qui étaient noirs

Devinrent blancs.

Bientôt

Le souffle lui manqua

Et finalement

La vie le quitta.

Du jeune Urashima

De Mizunoe,

Je vois le lieu de la demeure.

 

Dans un genre relativement proche, encore que le principe mythologique s’y montre autrement discret, ou en tout cas différemment connoté, j’ai trouvé très poignant cet autre poème anonyme du VIIIe siècle, intitulé ici « En regardant le tombeau de la jeune fille d’Unai » (pp. 72-74) :

Depuis son âge non encore fait

D’enfant de huit ans

Jusqu’au moment où ses cheveux

Furent noués en un flot lâche

La jeune fille d’Unai

À Ashinoya

Resta invisible

Aux gens du voisinage,

Car elle était enfermée

Comme une chrysalide en son cocon.

« Nous voulons la voir ! »

Disaient, irrités,

Ceux qui venus la courtiser

Assiégeaient la maison.

Un garçon de Chinu,

Un autre d’Unai,

Dans une compétition ardente

Comme une hutte en feu

Se lançaient tour à tour

Des défis d’une voix forte.

Mettant la main sur la poignée

De leurs sabres bien affilés,

Portant à l’épaule un arc d’un bois neigeux

Et un carquois

Ils juraient de sauter dans l’eau

Et même dans le feu.

Ils dressaient l’un contre l’autre

Leur rivalité.

Alors la jeune fille

Parla ainsi à sa mère :

Lorsque pour ma personne

Insignifiante comme un méchant bracelet de pierres

Je vois des hommes vaillants

Se disputer,

Même si je vis

Peut-on parler pour moi d’union ?

Je les attendrai

Au pays de la mort, dit-elle

Et soupirant

Dans l’ombre

Ainsi qu’un étang perdu dans la lande

Elle s’en fut de ce monde.

L’homme de Chinu

La vit cette nuit-là en songe

Il la poursuivit

Et la rejoignit dans la mort.

Resté seul,

L’homme d’Unai

Leva les yeux au ciel,

Gémit, rugit,

Il se jeta à terre

Grinçant des dents, poussant des cris

« Par un de mes semblables

Je ne serai jamais vaincu ! »

Et ceignant son poignard

Qu’on accroche à la hanche

Il partit sur les traces de son rival

Comme on cherche l’igname sauvage.

Les familles

Se réunirent

Et voulant laisser un témoignage

Qui durât de longues générations

Pour qu’en des âges lointains

On se transmît cette histoire,

La tombe de la jeune fille

Elles édifièrent au milieu,

Les tombes des deux hommes,

Elles édifièrent

De part et d’autre.

Écoutant cette histoire

Quoique je n’aie point connu ce temps

Comme pour une mort récente

Oh ! Combien j’ai pleuré !

 

J’apprécie tout particulièrement cette idée du témoignage pour les générations ultérieures : le poète avait-il conscience que son poème remplirait à son tour ce rôle ? On peut en douter… Mais, si lui pleurait devant les trois tombes, nous pouvons quant à nous être émus par son évocation. C’est peut-être ironique – ou plus probablement grandiose : d’une certaine manière, la substance d’une poésie demeurant en dépit de l’impermanence du monde – comme un rempart, peut-être.

 

Un dernier exemple, un peu plus court (néanmoins toujours un chôka), où un anonyme du VIIIe siècle, à nouveau, œuvre dans un registre plus abstrait d’une certaine manière, en décrivant le cadavre d’un homme noyé (pp. 82-83) :

 

Dans la mer où l’on entend

Les cris des oiseaux

À distance

Des hautes montagnes,

Ayant pris pour oreiller

Les algues du large,

Sans porter fût-ce un vêtement

Fin comme des ailes de mouche luisante,

Sur la grève marine

Où l’on prend le poisson,

Cet homme a passé la nuit là,

Sans conscience.

N’était-il pas un enfant chéri

Par sa mère et par son père ?

N’avait-il pas une femme

Tendre comme une jeune herbe ?

Transmettrai-je pour vous

Des paroles d’affection ?

Mais on a beau lui demander sa maison

Il ne dit pas sa maison.

On a beau lui demander son nom

Il ne dit même pas son nom.

Tel le petit enfant geignard

Il ne sait prononcer une parole.

Quoi que l’on en pense

Il y a de lamentables choses

En ce monde.

 

Oui, moi aussi, la conclusion me laisse sans doute un peu perplexe… Je préfère en retenir ce qui précède, et qui, à tort ou à raison, m’a évoqué quelque lointain ancêtre du « Dormeur du val », peut-être, avec son oreiller d’algues…

 

LA PÉRIODE DE HEIAN : L’ÂGE D’OR DU TANKA ET LE KOKINSHÛ

 

Présentation

On en arrive alors à la période Heian, soit de la fin du VIIIe siècle à la fin du XIIe siècle – une période que l’on présente souvent, mais peut-être un peu trop hâtivement (car il y a un sous-texte plus ou moins conscient à ce discours), comme constituant « l’âge d’or » du Japon : sa propre incarnation de l’Antiquité. Un Japon complexe, certes, où le modèle chinois et les aspirations qu’il serait sans doute encore trop tôt pour qualifier de « nationales » cohabitent dans un creuset culturel propice au développement de la littérature jusque dans ses formes les plus sophistiquées.

 

En tout cas, dans le cadre de cette Anthologie de la poésie japonaise classique, en changeant de période, on change de format – et peut-être de manière un peu artificielle ? Globalement, en histoire, les époques de Nara et de Heian peuvent être envisagées comme formant un tout, que le seul changement de capitale, finalement, n’affecte guère. Ce passage d’une ère à l’autre, si l’on y tient, a-t-il eu un impact réel sur la poésie ? En dehors du fait que l’on passe en même temps du Man.yôshû originel à, pour l’essentiel, une deuxième compilation de grand renom, le Kokinshû (dont sont extraits la quasi-totalité des poèmes que je vais maintenant citer), on est en droit de se poser la question… Même si une évolution notable paraît pouvoir être observée de manière objective : l’abandon, assez vite, du chôka, pour privilégier le seul tanka.

 

La sélection de Gaston Renondeau l’affiche nettement : en effet, tous les poèmes que je vais citer ici (et donc la plupart, sinon tous, des très nombreux poèmes compilés pour cette période) sont à vue de nez des tanka ; comme tels, ils adoptent la structure classique, concernant l’alternance du nombre de syllabes, 5-7-5-7-7 – et les autres formes de poésie, chôka en tête, semblent dès lors reléguées au passé ; et même au passé le plus lointain.

 

Morceaux choisis

 

Ceci étant, ces tanka, dont c’est « l’âge d’or », sont très divers. Je commence avec cet anonyme de l’époque Heian (p. 111) :

 

Plus encore

Que sur l’eau qui court

Écrire des chiffres,

Chose vaine est d’aimer

Celle qui ne vous aime.

 

La littérature de Heian était souvent l’affaire de femmes – Murasaki Shikibu (c. 973-c. 1014 ou 1025) est sans doute la plus célèbre, avec son monumental roman qu’est Le Dit du Genji, mais elle a aussi écrit de la poésie (nous en avons quelques exemples dans cette anthologie même) ; d’autres s’y sont appliquées, éventuellement dans le cadre de leurs « journaux » (j’y reviens de suite), comme Izumi Shikibu (née vers 970) ou encore Sei Shônagon (c. 965- ap. 1013), et on pourrait sans doute en citer bien d’autres, de bien des manières ; mais dame Ise (875-938), qui bénéficie en outre de l'antériorité, est peut-être considérée comme la plus importante dans l’art spécifiquement poétique. En voici une pièce (p. 136) :

 

Pas même en rêve

Je ne veux être vue de lui.

Car chaque matin

En regardant mon visage flétri

J’ai honte de moi-même.

 

Une autre célébrité, maintenant – un homme cette fois : Ki no Tsurayuki (c. 872-c. 945). Un personnage assez fascinant… Outre de très nombreux poèmes comme celui qui va suivre, on lui doit notamment une préface au Kokinshû, dont il fut le principal compilateur (et où l’on trouve donc ce poème), préface qui, fait semble-t-il jusqu’alors inédit, constituait un essai de théorie poétique remarquable, aussi sensible que pointu. Mais je note qu’il fut aussi l’auteur du Journal de Tosa, lu dans Mille Ans de littérature japonaise, excellente anthologie : le genre du journal (nikki) était alors naissant – en fait, le Journal de Tosa en est le plus vieil exemple dont on dispose. Pourtant, il semblerait qu’à l’époque, déjà, il ait été considéré comme une pratique réservée aux femmes, surtout parce qu’on y associait l’usage des kana encore très récents (les hommes lettrés se devaient d’écrire en kanbun, le « chinois littéraire » qu’ils prisaient par-dessus tout) – aussi l’avait-il écrit en tant que femme, et en se figurant lui-même, en tant qu'homme, comme un personnage extérieur, désigné à la troisième personne… Ce qui contribuait au passage à flouter les frontières entre ce genre et la fiction, mais aussi, donc, à orienter la littérature japonaise postérieure dans une voie lui permettant de s’émanciper de l’étouffant modèle chinois. C’était un texte étonnamment émouvant, par ailleurs… Mais voici donc un échantillon de sa poésie (p. 143) :

 

Fleurs de cerisier

Qui ne connaissez le printemps

Que depuis cette année,

Puissiez-vous ne jamais apprendre

Qu’un jour vous devrez tomber.

 

Bien sûr, les grands artistes ont leur disciples – qui rivalisent avec eux, le cas échéant. Mibu no Tadamine (c. 860-c. 920), bien qu’un peu plus âgé, fut un disciple de Ki no Tsurayuki, et participa avec lui à la compilation du Kokinshû. On y trouve les trois poèmes qui suivent (p. 145) :

 

Les herbes flottantes

Sans racines ne peuvent s’arrêter

Dans les remous d’une cascade.

De même mon cœur flotte

Sans trouver à se fixer.

 

***

 

Depuis notre séparation

Où elle me montra un visage

Froid comme la lune à l’aube,

Rien ne me semble aussi triste

Que le petit matin.

 

***

 

Le vent d’automne

Vibre comme une harpe

Dont le seul écho

Sans raison avive

Ma passion pour l’aimée.

 

Maintenant, un poème de Kiyohara no Fukayabu (dates inconnues, première moitié du Xe siècle), par ailleurs l’arrière-grand-père de Sei Shônagon (p. 148) :

Qui donc à l’amour

A pu donner

Son nom ?

Il aurait dû l’appeler

Tout simplement mourir.

 

Oui, ils sont nombreux, ces tristes poèmes amoureux… Même s’il ne faut sans doute pas s’y méprendre : déjà, il y a bien d’autres thèmes que l’amour dans les poèmes rassemblés par Gaston Renondeau pour la période – ensuite, quand c’est bien de l’amour qu’il s’agit, il n’est pas systématiquement si triste, et le badinage peut aussi être de la partie. En fait, ce sont là des aspects que j’avais pu mentionner à la hâte (et avec plus ou moins de compétence, oui…) quand j’avais lu les Contes d’Ise (traduits également par notre général Renondeau – le nom d’Ise, ici, ne renvoie pas à la poétesse : on attribue l’essentiel de ces poèmes à un homme, son « héros » en fait, Ariwara no Narihira, 825-880, dont des œuvres sont bien sûr citées ici), ou encore Le Dit de Heichû, de manière peut-être plus explicite, car le ton y est d’emblée plus cocasse. Une fois de plus, cet article est une sélection au sein d’une sélection… Et il faut croire que ces amours tristes me parlent plus que tant d’odes à l’automne, figurant coucous et lespédèzes – c’est tout, on ne peut rien en conclure d’autre. Notez, nos poètes mouillent plus qu’à leur tour leurs manches dans la plupart des cas…

 

Mais, pour le coup, je vais conclure cette section avec trois poèmes passablement dépressifs, en dehors de tout contexte amoureux explicite – histoire de ! Commençons dans la joie avec Minamoto no Muneyuki, mort en 983 (p. 149) :

 

Dans le village de montagne

La solitude de l’hiver

Semble encore plus triste

Quand on songe que se sont évanouies, fanées,

Les figures humaines comme les plantes.

 

Continuons dans la joie avec « l’archevêque » Gyôson (1055-1135), qui aperçoit ici un arbre alors qu’il effectue une retraite ; notons au passage que nous délaissons enfin le Kokinshû, que nous avons longuement suivi – le présent poème est extrait d’une autre compilation, postérieure et moins renommée (p. 168) :

 

Ô, cerisier de montagne

Prenons-nous en pitié

L’un l’autre,

En dehors de tes fleurs

Je ne connais personne.

 

Et concluons (la période) dans la joie avec Fujiwara no Atsuyori, le moine Dôin (1090-c. 1182)

 

Mes pensées sont tristes,

A la vérité

Ma vie se prolonge

Mais je ne supporte pas ses misères

Et mes pleurs coulent.

 

LA PÉRIODE DE KAMAKURA : LA DÉCADENCE DE LA POÉSIE ?

 

Présentation

 

La période suivante est celle de Kamakura, qui s’étend de la fin du XIIe siècle au milieu du XIVe siècle. Si les deux périodes antérieures ont été abondamment traitées, fourmillant de nombreux extraits, au point d’occuper les deux tiers du recueil environ, ce foisonnement n’est plus du tout de mise pour toutes les périodes qui suivent, quelles qu’en soient les raisons.

 

Précisons tout de même qu’il faut ici se méfier de ses préconçus (et je vous renvoie notamment à l’Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, de Pierre-François Souyri) : le « Moyen Âge » japonais (et en cela est-il si différent de l’européen ?) n’est pas la « période sombre » que l’on a longtemps voulu, par artifice intéressé, opposer à la supposée gloire antique de Heian et à son éventuelle « Renaissance » ultérieure lors de l’époque Edo – simplement, il a une culture qui lui est propre, celle des bushi, qui génère des formes nouvelles tandis que, peut-être, la poésie, sur un modèle très conservateur, tend pour un temps du moins à devenir le loisir un peu badin d’une aristocratie impériale plus guère à la page et qui se contente de répéter inlassablement les mêmes codes…

 

En fait, la période suivante témoignera avec éclat de ces formes nouvelles associées au Moyen Âge japonais, avec le nô de Zeami ; mais, pour la période qui nous intéresse ici, les grandes œuvres ne manquent pas non plus – au-delà des seules chroniques historico-guerrières telles que Le Dit des Heiké, pensez par exemple aux fabuleuses Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei (également poète, et cité ici dans ce registre).

 

Mais le regard porté sur la poésie de Kamakura demeure assez peu enthousiaste, ici. On a l’impression, vraie ou fausse, d’une certaine « décadence » de l’art poétique, en dépit de réussites marquées occasionnelles. Impression renforcée par le nombre plus que limité des textes cités… Mais ce processus remontait sans doute déjà à Heian, et il est complexe à appréhender. Je suppose qu’un exemple l’éclaircira un tant soit peu, dès le premier poème de cette période que je citerai.

 

Mais nous pouvons donc constater que nous n’avons, dans cette Anthologie de la poésie japonaise classique, qu’un très, très bref aperçu de la poésie de Kamakura, et je suppose qu’il y a là comme un biais, donc – alors même que, au regard des dates de vie et de mort de nos auteurs, la scission avec l’époque Heian n’est peut-être pas si franche en matière d’arts et lettres qu’elle l’a été sur le plan politique.

 

Citons-en tout de même quelques exemples…

 

Morceaux choisis

 

Je commence avec Fujiwara no Ariie (1155-1216), dont je vais citer deux tanka ; le premier (p. 182) est titré ici « Hiver », et certes le jeu d’évocation des saisons est une pratique courante de la poésie japonaise (de manière plus marquée encore dans les haïkus, où cela deviendra un procédé de composition en tant que tel, autant qu’un thème – mais nous n’en sommes pas encore là) :

 

Regrettant l’année qui passe,

Les pêcheurs d’Ojima

À l’eau qui trempe leurs vêtements

Ajoutent les larmes

Qui tombent sur leurs manches.

 

Ce poème me plait bien, sans quoi il ne serait pas ici, mais je suppose qu’il est l’occasion de faire une remarque d’ordre plus global, éclairant peut-être mes propos introductifs de cette section. En effet, il y a ici un jeu de mots sur le nom de l’île, Ojima ou Oshima (shima signifie « île »), et le verbe oshimu, qui signifie « regretter » – le genre de jeu de mots que l’on retrouve très, très souvent dans ces poèmes classiques. En fait, ce jeu de mots précisément se retrouve dans d’autres poèmes, plus loin dans l’anthologie, et je ne suis vraiment pas certain que Fujiwara no Ariie ait été le premier à en faire usage… La valeur poétique demeure, dans le cas présent – mais tous ceux qui usent de ce même jeu de mots ne brillent pas autant.

 

Et là, pour le coup, c’est probablement le signe, effectivement, d’une certaine « décadence » du genre poétique, dont les prémices remontent peut-être à Heian, et liée à l’affectation des poètes de cour – tout particulièrement de ceux que nous appellerions des « poètes du dimanche », et ils sont nombreux : certains d’entre eux reprennent sans cesse, comme par automatisme, les mêmes jeux de mots mille fois employés, ou, dans un registre assez proche, des épithètes poétiques (on serait tenté de dire « homériques ») devenues elles aussi autant de clichés, mais qui suffisent à occuper un ou deux vers – dans des tanka (ou, pire encore, des haïkus, plus tard – les générations ultérieures ne seront pas forcément épargnées par ce travers…), cela peut occuper jusqu’à deux vers, n’en laissant plus que trois pour que notre poète se montre un peu plus « inventif », voire « personnel »… Toujours ça de gagné, hein ? Mais, dans le cas du présent tanka, cela me paraît fonctionner – la répétition ultérieure du même procédé produira un effet tout autre…

 

Citons un deuxième poème de notre auteur – où l’amour triste a des accents de dépit voire de colère (p. 182 également) :

 

Je ne t’oublierai pas !

M’avait-elle assuré

En me disant adieu, pourtant

Depuis cette nuit-là, seule la lune,

Suivant son cours, est revenue.

 

Je passe maintenant à Minamoto no Sanetomo (1192-1219), qui ne fut pas que poète, mais aussi le troisième shôgun de Kamakura. Il est mort jeune, comme vous pouvez le constater – assassiné… En fait, politiquement, il n’a de toute façon guère brillé : titulaire de la charge du bakufu, il n’a guère été qu’une marionnette, notamment vis-à-vis des régents Hôjô complotant dans l’ombre… Mais il a par contre brillé en tant que poète, et a été très tôt reconnu à cet égard. J’en citerai deux œuvres, dont la première n’évoque certes pas le gouvernement militaire qu’il était censé exercer (p. 184) :

 

Quelle pitié !

À sa vue les larmes

Roulent sans fin :

Cet enfant qui n’a plus de parents

Cherchant en vain sa mère…

 

Je suppose que ce deuxième poème a un caractère allégorique (pp. 184-185) :

 

Oh ! Ces vagues mugissantes

Qui du large déferlent

Sur la grève

Dans un tumulte de déchirures, de cassures,

Et d’éclaboussures !

 

Mais on considère généralement que le plus grand poète de cette ère turbulente fut Fujiwara no Sadaie, plus connu sous le nom de Teika (1162-1241). Il avait d’ailleurs lui aussi œuvré en tant que compilateur, comme certains de ses illustres prédécesseurs. En voici deux échantillons, dont le premier développe le jeu sur les saisons précédemment mentionné (p. 191) :

 

Je promène mes regards :

Les fleurs, les feuilles rouges aussi,

Ont disparu.

C’est un soir d’automne

Dans ma hutte du bord de mer.

 

Deuxième poème, et retour à l’amour triste (p. 191 également) :

 

Même si tu prends un autre oreiller

Pour reposer ta tête

Garde-toi bien d’oublier

Le souvenir du clair de lune

Qui tombait sur cette manche trempée de nos larmes.

 

Ah, ces manches trempées ! Tiens, ça sonnerait presque comme une épithète poétique, ça… Non ? Bon, qu’importe. Nous en avons déjà fini avec Kamakura…

 

LA PÉRIODE DE MUROMACHI : LA GLOIRE DU NÔ DE ZEAMI

 

Présentation

Et nous en arrivons donc à la période de Muromachi, de la fin du XIVe siècle à la fin du XVIe siècle – du moins est-ce ainsi que la délimite Gaston Renondeau ; en fait, la périodisation est ici un peu confuse, car on distingue souvent la fin de cette période, particulièrement agitée, sous d’autres noms, comme Sengoku, qui appuie sur le chaos de la guerre civile, ou Azuchi Momoyama, qui met l’accent sur les chefs de guerre Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi, et avec des dates limites plus ou moins indécises… jusqu’à ce que Tokugawa Ieyasu vienne trancher cette indécision, bien sûr.

 

Mais, surtout, dans le cadre de cette anthologie de la poésie japonaise classique, on change radicalement de format – et cette fois de manière franchement artificielle, je suppose. En effet, pour l’ensemble de la période, Gaston Renondeau n’a pas sélectionné des poèmes à proprement parler, mais a puisé, et uniquement, dans le pan de la littérature où cette ère a particulièrement brillé : le théâtre nô, et tout spécialement les pièces de Zeami (1363-1443), le grand maître du genre – au point en fait où sa parfaite maîtrise a quelque peu étouffé toute tentative de création, sans même parler d’innovation, dans ce registre après lui… Les pièces de nô comprenaient des passages en prose et d’autres versifiés, destinés à être chantés – comme, plus tard, le jôruri où brillera Chikamatsu Monzaemon (1653-1725), voyez par exemple mon retour sur le premier tome de ses Tragédies bourgeoises. Et c’est dans ces passages en vers que l’anthologiste (connu pour avoir été un grand amateur et traducteur de nô) a puisé ses exemples de la poésie de Muromachi (ce qu’il ne fera pas pour Chikamatsu lors de l’époque Edo…) – et uniquement dans ces pièces : nous ne sommes donc pas en présence de poèmes présentés comme tels. Et la mainmise étouffante de Zeami est ici manifeste : des sept pièces dont Gaston Renondeau cite des extraits, cinq sont assurément de sa plume, et très probablement une autre encore !

 

Forcément, le rapport au contexte n’est pas du tout le même que dans mes citations précédentes : il y a une histoire à rappeler au préalable… L’anthologiste livre donc des explications en tête de ces extraits, que je vais synthétiser à mon tour, avant de citer des passages versifiés.

 

Morceaux choisis

Je vais retenir ici deux nôs, tous deux signés par le maître Zeami. Outre leur auteur, ces deux pièces ont aussi en commun de faire référence à des événements historiques, figurant notamment dans Le Dit des Heiké ; c’est loin d’être systématiquement le cas, mais pour le coup ce sont ces extraits qui m’ont le plus parlé à titre personnel ; d’autant peut-être que les connotations religieuses, couramment associées au nô et notamment aux passages, peu ou prou obligés pour ce que je crois en savoir, où des fantômes font leur apparition, ces connotations donc sont peut-être un peu moins appuyées ? En fait, probablement pas, dans le second extrait du moins… Tant pis !

 

Nous commencerons par Kagekiyo ; avec un double extrait, en fait – et la bascule entre les deux moments n’est sans doute pas pour rien dans mon ressenti… Kagekiyo était un guerrier du clan des Taira (ou Heiké), vaincu par les Minamoto (ou Genji) dans la grande guerre qui, à la fin du XIIe siècle, a provoqué le changement d’ère et assuré la domination du pays aux bushi – événements narrés dans le « cycle épique des Taira et des Minamoto », dont le point culminant est donc Le Dit des Heiké. Suite à la défaite de son camps, Kagekiyo est exilé en Kyûshû, où il se mue en un pauvre vieillard aveugle et débile… Une fille qu’il avait eue d’une courtisane, et de longue date oubliée, se rend auprès de lui. Honteux de sa situation, le vieux guerrier accepte enfin de faire le récit de ses exploits à la bataille de Yashima (même si les Taira y ont été défaits), à la condition toutefois que la jeune femme partira ensuite pour le laisser seul dans sa lamentable et dégradante misère.

 

Dans ce premier extrait, Kagekiyo revient donc sur le grand guerrier qu’il était, au sommet de sa gloire (pp. 207-208) :

 

Dans les barques du clan

Épaule contre épaule, genou contre genou,

Se pressent [les guerriers]. Rayonnant de gloire

Kagekiyo, plus qu’aucun autre,

Dans la barque impériale, est indispensable.

Au-dessous de lui les guerriers

Sont nombreux et fameux.

Mais grande est sa renommée, que la barque en voguant porte au loin.

De son maître la faveur est constante,

Par tous il est envié…

En apercevant ses ennemis, il s’écrie :

« Quels présomptueux ! » et aux rayons du soleil couchant

Il brandit son sabre.

Dès qu’il se met à tailler, sans pouvoir résister,

Ses adversaires devant sa lame

S’enfuient de tous côtés.

« Ils ne m’échapperont pas ! »

« Quels lâches vous êtes tous !

Aux yeux des Taira comme des Minamoto, quelle honte ! »

En arrêter un est chose aisée, pense-t-il,

Et mettant son sabre sous son bras :

« Je suis Kagekiyo Shichibyôe le Mauvais,

Samurai des Taira ! » Ainsi se nomme-t-il

Et il s’élance pour en saisir un.

Mihonoya était venu :

Kagekiyo veut prendre le couvre-nuque de son casque,

Qui glisse, glisse de ses doigts.

Deux ou trois fois Mihonoya s’enfuit ; pourtant,

Puisque c’est l’adversaire qu’il a choisi, il ne le laissera pas échapper.

Il bondit, empoigne le casque :

Eiya ! Et comme il le tire [à lui],

Le couvre-nuque se déchire et reste dans sa main.

Son possesseur s’est enfui plus loin,

Il prend de la distance, puis se retournant :

« Tout de même, elle est terrible,

La force de tes bras ! » s’écrie-t-il.

À quoi Kagekiyo : « Ce sont les os de ton cou

Mihonoya, qui sont durs ! »

Et en riant ils s’éloignent l’un de l’autre.

 

Plus loin dans la pièce, quand il s’agit de la conclure en fait, le père et la fille se font leurs adieux – à jamais ; épisode horriblement poignant (pp. 208-209) :

 

Cette histoire évoque mon passé.

[Le corps] en décrépitude, l’esprit lui-même

Obscurci, quelle honte !

Ce monde après tout ne me causera plus longtemps

Ses souffrances : ma fin est proche.

Hâte-toi de t’en retourner. Quand je n’y serai plus

Pour mon âme donne ta prière afin que l’aveugle

Dans les ténèbres soit guidé par sa lumière,

Et dans les chemins difficiles trouve un secours.

« Adieu, je reste » dit-il, et elle : « Je pars. »

Ces seuls mots dits d’une seule voix,

Tel est le dernier souvenir que le père et la fille se sont laissé.

Je passe maintenant à une autre pièce de nô de Zeami, intitulée Kiyotsune. Nous retournons aux derniers temps de la guerre entre les Taira et les Minamoto, quand un des chefs Taira, Kiyotsune, conscient que la bataille est perdue et qu’il n’échappera pas à ses ennemis, fait le choix de se suicider (il n’est certes pas le seul dans ce cas, je vous renvoie, outre les chroniques du « cycle épique des Taira et des Minamoto » en elles-mêmes, à ce qu’a pu en dire Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon) – en conséquence, il est précipité dans cet enfer où les guerriers sont condamnés à livrer combat inlassablement, mais sa foi en le bouddha Amida, croit-il, l’en sortira un jour… Seulement, d’ici-là, Kiyotsune laisse derrière lui une épouse dévastée, et qui déduit du geste de son mari la fausseté de ses protestations d’amour, puisqu’il l’a tant fait souffrir de par son choix égoïste… Une nuit, l’esprit du défunt la visite en rêve – et l’apparition tourne bientôt à la querelle domestique (pp. 210-211) :

 

Ô surprise ! Celui qui m’apparaît pendant que je me suis assoupie

Est bien Kiyotsune…

Mais puisqu’il est certain qu’il s’est noyé

Comment pourrais-je le voir si je ne rêvais pas ?

Même si je rêve puisque vous daignez

M’apparaître, soyez remercié.

Pourtant, puisque sans attendre le terme naturel de votre vie

Vous vous êtes noyé, m’abandonnant,

Vos serments de jadis étaient des mensonges !

Aussi n’ai-je pour vous que de la haine !

 

Plus tard, l’échange s’apaise, cependant, et, à la demande de sa veuve, le fantôme de Kiyotsune lui fait le récit désolant de ses derniers instants (pp. 211-212) :

 

Or donc

Le buddha, les dieux, les trois Joyaux

Nous abandonnent, pensé-je le cœur serré.

Chez tous les hommes du clan

L’esprit est en déroute, le courage abattu,

Les forces évanouies, la volonté brisée.

Ils accompagnent ainsi Sa Majesté qui s’en retourne.

Spectacle pitoyable.

C’est dans un tel moment

Que j’appris que l’ennemi se portait sur le Nagato.

Alors, prenant une barque, je m’éloignais de la rive, sans but,

Le cœur plein d’une grande tristesse.

Il est vrai que les vicissitudes de ce monde

Ne sont que rêves après rêves.

Comme les fleurs du printemps de Hôgen, les feuilles rouges des érables de l’automne de Juei

Se sont dispersées et flottent sur la mer.

La barque solitaire

Par le vent d’automne qui souffle du Rivage des Saules

Est poussée vers le large

Comme par l’ennemi vainqueur.

Ce rassemblement des hérons dans les pins…

Ne seraient-ce pas les étendards des innombrables Minamoto qui ondulent au vent ?

À cette pensée mon courage m’abandonne.

Oh ! Misère !

Après tout, ce corps éphémère comme la rosée doit disparaître,

Figure passagère emportée par les vagues comme une herbe flottante

Ou dérivant à l’aventure dans une barque.

Pour ne plus souffrir d’une détresse au terme inconnu

Je décide d’en finir en me jetant dans la mer.

Sans rien dire – « Il y a des pins à Iwashiro… » – je montai sur l’avant

Et sortis de ma ceinture une flûte.

Je jouai un air pur, je chantai un imayô, composai un rôei.

Passé, avenir, apparurent à mes yeux ; tôt ou tard il faudrait finir sous la vague légère

Le passé ne revient pas. Point ne s’arrête le temps ; ma volonté est brisée.

Je ne veux voir dans cette vie qu’un voyage

Qui ne doit pas laisser un regret.

Aux yeux du monde, j’aurai été un dément, diront les uns ;

Les autres resteront indifférents.

Je regardai la lune qui dans la nuit descendait vers l’Ouest, Allons ! Je l’accompagnerai !

Adoration au buddha Amida ! Ô Tathâgata Amida !

Daigne venir à ma rencontre !

Et sur cette dernière imploration,

De la barque je me jetai dans le flot qui se retirait.

Ô tristesse !

Mon corps misérable s’enfonça parmi les épaves du fond de la mer.

 

Notes explicatives : « Hôgen » désigne une ère, ou plus exactement le coup d’État qui la singularise, et qui a précipité la lutte armée entre les Taira et les Minamoto, affaire narrée dans Le Dit de Hôgen. « Juei » désigne également une très brève ère (1182-1184), celle où se déroule l’action et qui augure du pire pour les Taira. L’incise mentionnant Iwashiro comprend un jeu de mots un peu gratuit (voir plus haut) sur matsu, qui signifie à la fois « pin » et « attendre » ; qu’il s’agisse d’une vraie béquille ou d’ironie, maintenant… Quant à imayô et rôei, ces deux termes désignent des sortes de poèmes chantés, mais les uns de style japonais et les autres de style chinois – l’occasion, peut-être, de noter que tout un pan de la poésie japonaise n’est pas évoqué ici, et Gaston Renondeau lui-même l’admet : les productions les plus populaires, sous forme de chansons le cas échant.

 

Quoi qu’il en soit, nous en avons fini avec Muromachi – ne reste plus qu’une ère, couramment appelée Edo, mais que Gaston Renondeau préfère appeler ici « période des Tokugawa ».

 

LA PÉRIODE DES TOKUGAWA : LE RÈGNE DU HAÏKU

 

Présentation

C’est l’ultime période « classique » (ou « prémoderne ») ; elle débute en 1603, avec l’établissement du nouveau shôgunat par Tokugawa Ieyasu, et s’achèvera avec la Rénovation de Meiji, en 1868.

 

Une fois de plus, Gaston Renondeau opère un changement de format drastique : si la période Muromachi, avec les nôs de Zeami, nous avait ramenés à des textes relativement longs, nous revenons maintenant à des textes courts, et même plus courts que jamais, puisque l’intégralité, sauf erreur, des poèmes cités pour cette période sont des haïkus – généralement ce que l’on met en avant dans la poésie japonaise, comme étant son expression la plus singulière et la plus pure.

 

Les haïkus (ou hokku, ou haikai) sont des poèmes composés de trois vers faisant cinq, sept et cinq syllabes. Ils sont en fait dérivés des poèmes courts classiques, les tanka, dont ils constituent la première partie, les trois premiers vers, donc – en reste deux (de sept syllabes chacun), que, dans le cadre du renga, jeu poétique collectif, un poète pouvait être amené à composer dans un souci d’enchaînement des haïkus à proprement parler ; mais le haïku a ensuite gagné son autonomie.

 

Cependant, au-delà de cet aspect purement formel, le haïku se distingue aussi par ses thèmes (même si l’on retrouve des grands classiques de la poésie nippone, et tout particulièrement l’évocation des saisons, souvent avec des « mots-clefs », ou encore l’idée de l’éphémère, très à propos dans ces œuvres si brèves) et peut-être plus encore par son ton – qui, originellement du moins, se veut léger, voire humoristique, et, le cas échéant, vulgaire. Il y a bien cet aspect d’ « illumination » que l’on associe un peu facilement au haïku, plus ou moins bien compris, en Occident, cette confrontation de l’instant et de l’infini notamment, mais aussi beaucoup d’autres choses ; c'est fou ce qu'il peut y avoir dans ces toutes petites choses, en fait.

 

Dit-on.

 

Car, ne nous voilons pas la face : je ne suis certes pas le mieux placé pour en parler... En fait, disons-le, cette anthologie, qui m’avait beaucoup séduit jusqu’ici, m’a nettement moins parlé dès lors qu’elle s’est consacrée au haïku. C’est que je n’y comprends pas grand-chose, et même probablement rien… Et que cela ne touche pas davantage ma sensibilité, ce qui est probablement plus gênant encore. L’intérêt du haïku, trop souvent, me dépasse – sa candeur affichée, notamment, me laisse perplexe. Je n’en sais pas la raison – peut-être les deux vers manquants du tanka me donnent-ils une impression de manque… Je ne sais pas.

 

J’y travaille – j’ai accompagné l’achat de la présente Anthologie de la poésie japonaise classique d’un autre recueil, dans la même collection, Haïku : anthologie du poème court japonais, ainsi que d’un volume comprenant l’intégralité des haïkus du « seigneur » Bashô (en bilingue, la bonne idée) – on verra si, à force, mon goût se développe…

 

En fait, ça n’est pas exclu : je suppose que le haïku, comme beaucoup de choses finalement, demande à être apprivoisé. Si j’osais la métaphore, mais pourquoi pas après tout, je dirais que j’envisage la question un peu à la manière des strips de Peanuts, la génialissime BD de Charles M. Schulz – un format proche, si ça se trouve… Pendant des années, je n’ai rien compris à ce qui faisait l’intérêt des mésaventures de Charlie Brown, Snoopy et compagnie – et puis, à force de tentatives, le satori est venu ! Aujourd’hui, je me régale à la lecture de ce monument… Ce que je ne comprends plus, c’est comment j’ai pu y être aussi hermétique pendant si longtemps ! Alors, les haïkus… Peut-être. Un jour. Beau.

 

De toute façon, dans le cadre de cet article, il va quand même me falloir en citer – quelques-uns… Ceux, çà et là, qui m’ont vaguement évoqué quelque chose, en dépit de mon absence totale ou presque de goût pour le procédé, ce qui ne me facilite certes pas le tri… Notez, je n’étais sans doute guère plus compétent jusqu’alors. Mais là, à ce stade…

 

Morceaux choisis

 

À tout seigneur, tout honneur, commençons donc avec ce satané Bashô (1644-1694), considéré comme le grand maître du haïku – et comme la figure centrale de la poésie d’Edo, le grand poète de ce temps, quand son grand romancier était Saikaku (1642-1693 – il avait été haïkiste, par ailleurs, et prolifique, avant de révolutionner la fiction), et son grand dramaturge Chikamatsu (1653-1725). Bashô… Je m’y suis frotté à plusieurs reprises – par exemple à travers le recueil à son nom Cent Onze Haiku, ou encore dans l’excellente anthologie composée par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, Mille Ans de littérature japonaise (qui l’abordait toutefois de manière relativement indirecte). Mais sans succès… Il faudra bien, pourtant ! Et je vais à terme creuser la question, avec cette intégrale que je viens d’évoquer. D’ici-là, voici sept haïkus de Bashô, parmi les nombreux à être cités dans ce recueil, qui ne m’ont pas laissé totalement indifférent, quoi (pp. 220-224) :

 

Elles vont bientôt mourir

Les cigales ; on ne s’en douterait pas

Lorsqu’on les écoute.

 

***

 

À ma lampe,

Plus d’huile, je me suis couché. Dans la nuit

La lune entre par la fenêtre.

 

***

 

Détesté d’ordinaire,

Que le corbeau lui-même

Est beau les matins de neige !

 

***

 

Il mange les serpents,

M’a-t-on dit du faisan. Terrible

Me paraît maintenant son cri.

 

***

 

Si réjouissant au départ

Comme il est bientôt triste

Le bateau aux cormorans !

 

Ici, j’imagine qu’une petite explication s’impose : les pêcheurs font plonger les cormorans, et ce sont les oiseaux qui attrapent les poissons ; mais, systématiquement, les hommes soustraient leurs proies aux cormorans. Le spectacle ravit d’abord le poète, par son pittoresque peut-être, mais la prise de conscience, progressive, de ce qui se produit réellement, l’amène enfin à envisager la scène avec mélancolie sinon écœurement…

 

Encore deux !

 

De temps en temps les nuages

Nous reposent

De tant regarder la lune.

 

***

 

Tombé malade en voyage

Mes rêves errent

Sur une plaine dénudée.

Bashô, dans l’optique de cette anthologie, est vraiment le maître du haïku ; nul autre n’est autant cité. Bien d’autres poètes sans doute sont envisagés, et pas des moindres « objectivement », j’imagine (par exemple, Buson, 1716-1783, ou Issa, 1763-1828), mais ils ne produisent pas le même effet – sur moi en tout cas : à tout prendre, ils m’ont encore moins parlé que Bashô…

 

Je vais quand même citer trois autres haïkus, dus à trois auteurs différents. Tout d’abord, ceci, signé Enomoto Kikaku (1661-1707 ; p. 230) :

 

Sur mon chapeau

La neige me paraît légère

Car elle est mienne.

 

Ensuite, ceci, par Morikawa Kyoroku (1656-1715 ; p. 237) :

 

Dans la chambre d’un daimyô

J’ai dormi, mais là aussi

Il faisait froid.

 

Sauf erreur, les deux précédents poètes faisaient partie du cercle de Bashô. Ce n’est pas le cas pour le dernier que je vais citer, plus tardif : le moine Ryôkan (1758-1831). Un dernier pour la route, oui… et peut-être, de tous ces haïkus, celui qui m’évoque le plus quelque chose, même vaguement ; et sans doute le connaissais-je déjà, vous aussi probablement (p. 253) :

 

Le voleur

M’a tout emporté, sauf

La lune qui était à ma fenêtre.

 

C’est l’ultime poème cité par Gaston Renondeau dans cette anthologie, et je me dis que ce n’est peut-être pas un hasard.

 

POUÈTES POUÈTES !

 

Cette incompréhension radicale du haïku mise à part, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cette Anthologie de la poésie japonaise classique – le genre d’ouvrage que l’on a envie de partager, d'où ces abondantes citations… Je suppose pourtant que ça n'était pas gagné. Mais, intéressé tout de même à la base par la poésie de Nara et de Heian, qui a ici comblé mes attentes, j’ai également apprécié d’avoir d’autres aperçus de l’art poétique japonais, ainsi (ce n'était pas du tout prévu) que du nô : les extraits de La Margelle du puits, de Zeami, dans Mille Ans de littérature japonaise, m’avaient fait un peu peur, mais ce que l’on trouve ici me parle bien davantage, et il me faudra peut-être fouiller un peu dans tout ça...

 

Une expérience à prolonger, donc – y compris avec ces satanés haïkus ! Avec de la chance, cela finira par m’évoquer quelque chose… Après tout, c’est ce qui s’est produit pour un certain nombre de tanka et de chôka des ères antérieures. Alors, pourquoi pas ?

 

La polésie…

 

Je parle de polésie…

 

Tout est foutu.

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Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 5 : Moissons vengeresses (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 206 p.

A PU LA BABALLE !

 

Gunnm, t. 5 (« édition originale »). Le titre officiel est Moissons vengeresses, mais, en ce qui me concerne, ça aurait très bien pu être « Le Tome de la dernière chance », après le très pénible arc du motorball, qui, en s’étalant sur les tomes 3 et 4, avait peu ou prou anéanti à mes yeux tout ce qui faisait l’intérêt de la série dans ses très bons deux premiers tomes.

 

Je sais, tout le monde n’est pas de cet avis, vous trouverez plein de fans de l’arc du motorball sur le ouèbe, d’aucuns vous diront même que c’est ce qu’il y a de mieux dans cette BD (sérieux ?!), alors j’ai forcément tort...

 

Mais je m’en cogne un peu, en fait : pour moi, ça a constitué un moment au mieux médiocre, voire franchement mauvais, de la série, très fainéant sur le plan du scénario, en mode carrément automatique (un énième tournoi qui se passe du moindre fond), et, dans le tome 4 du moins, passablement fainéant aussi au plan du graphisme. Très déçu au sortir du tome précédent, donc, j’avais voulu laisser encore une chance – une dernière chance – à la série de Kishiro Yukito, en voulant bien envisager que le tome 5, pour la bonne et simple raison que « a pu la baballe », pourrait remonter le niveau. Enfin, ça n’était sans doute pas si difficile, au vu de la simili-catastrophe du tome 4… Disons plutôt : « pourrait remonter le niveau suffisamment pour que je m’y intéresse encore ».

 

Et vous savez quoi ?

 

Ben, globalement, c’est ce qui s’est passé. Ouf.

 

Alors on n’atteint probablement pas de nouveau les sommets (allez, oui, « les sommets ») des tomes 1 et 2 (sauf peut-être au plan du dessin ? C’est bien possible, en fait…), mais c’est tout de même incomparablement meilleur que les tomes 3 et (surtout) 4, de sinistre mémoire, et suffisamment bon du moins pour renouveler mon intérêt pour le manga culte.

 

Parce que MORT AU SPORT !

 

Aheum.

 

TOUT VA (BEAUCOUP TROP) BIEN

 

Je zappe (aha) le (très bref) prologue pour l’heure, il sera bien temps d’y revenir.

 

Kishiro Yukito s’autorise une ellipse… et nous reprenons donc deux ans plus tard – deux ans après l’épiphanie lourdingue de Gally jouant à la baballe avec le surfeur mystico-bourrin Jasugun. La charmante cyborg, cela dit, ne s’empresse pas de partir sur la piste de son mystérieux passé probablement martien… En fait, elle semble même avoir remisé la baston de côté – au point d’avoir laissé traîner son corps de Berserker dans un entrepôt, quelque part…

 

Le kif de Gally, maintenant, c’est la musique. De retour auprès d’Ido, et avec la souriante Shmila dans leurs valises tant qu’à faire, l’ex-étoile filante du motorball se réjouit de sa petite vie de famille dans ce bon vieux coin de Kuzutetsu – elle a repris ses habitudes au Kansas, le bar où traînent les hunter-warriors du coin et qu’elle avait fût un temps sauvé de la menace incarnée par Makaku ; mais c’est en tant que rock star qu’elle fait son grand come-back – ce qui est aussi débile que vous le supposez, mais aussi rigolo également –, en jouant du Yes (allons bon) au synthé pour sa horde de fans en transe.

 

Tout le monde sourit, tout le monde est gentil, tout va bien, tout va pour le mieux dans la meilleure des décharges.

 

Ce qui ne doit pas durer, hein ? À vrai dire, même dans cette atmosphère de sérénité totale, Ido a tout de même une vague inquiétude : lui se demande ce qu’il a bien pu advenir du corps de Berserker qu’il avait attribué à Gally, et qu’elle avait dû abandonner pour concourir au motorball – pour la jeune femme, c’est du passé, elle n’en a de toute façon plus besoin, mais notre cybernéticien, implicitement, devine qu’il pourrait y avoir là une menace : pareil outil de destruction ne devrait pas être laissé à qui veut bien le ramasser…

 

T’as bien raison, mon gars Ido.

 

ZAPAN, OU LE RETOUR DE LA VENGEANCE… DEUX FOIS

 

Car une fâcheuse association va mettre un terme aux jours heureux et même idylliques de ce qui est donc devenu une (plus ou moins) petite famille.

 

Et là, flashback – enfin, dans ce compte rendu, mais c’est en fait sur ceci que s’ouvre ce tome 5. Retour, donc, deux ans en arrière, au moment même où Gally affronte Jasugun sur la piste du motorball. Triste hasard, parmi les téléspectateurs de l’événement, figure un gros con qui se rappelle à notre mauvais souvenir : Zapan, le hunter-warrior plus qu’arrogant, que Gally avait continuellement humilié au fil des deux premiers tomes. Le gros con semble néanmoins avoir eu l’ambition de chercher la rédemption : figurez-vous qu’il officie maintenant dans une sorte de soupe populaire ! Zapan qui aide les gens ? Allons bon. Il faut dire qu’il a bien une bonne raison de le faire : la belle à croquer Sara, sa compagne, tellement aimable que ça pourra pas durer.

 

Ben oui : Zapan, qui ne s’est jamais remis de son humiliation par Gally, craque à la seule évocation de son nom lors de la retransmission de la course/baston… et, c’est bien malvenu, il décapite par mégarde la gentille Sara. Mais C’EST LA FAUTE À GALLY, D’ABORD !

 

Comme de juste.

 

Deux ans plus tard… Oui, il est un peu lent à l’allumage, le gazier. Mais il compte bien se venger… Enfin, s’il « compte » quelque chose, parce que, autant le dire, il a pété un (putain de gros) fusible, au point de se muer en une sorte de serial killer (TAN ! et RIP au passage), trimballant partout dans un bocal la tête de la pauvre Sara ; et l’ex-hunter-warrior de voir sa (très vilaine) tête mise à prix, à charge pour ses anciens collègues de mettre fin à ses exactions contre une bonne somme de caillasse. Gally ne joue plus à la chasseuse de primes, la guitare synthé c’est tellement plus fun (et futuriste), mais elle aura bien son rôle à jouer dans cette affaire, au côté d’un hunter-warrior inédit, moustache fournie et cabots obéissants, qui a son idée de ce qui doit être fait et pour de très bonnes raisons. Vous savez très bien comment ça va se finir : humiliation de Zapan le retour, et…

 

Mort du gros con.

 

Vraiment ?

 

THE COMING OF DESTY NOVA

 

C’est qu’il y a un sushi – le deuxième membre de la fâcheuse association que j’évoquais plus haut… Le bonhomme dont on n’avait guère jusqu’alors eu que d’inquiétants aperçus çà et là, le type dans l’ombre, toujours là où il ne fallait pas – disons-le : l’esquisse du Vrai Méchant Ultime de la série ? Du moins est-ce ainsi qu’on était alors porté à l’envisager.

 

Un certain Desty Nova – qui fait véritablement son apparition dans la BD dans ce tome 5.

 

De lui, nous savons qu’il est un scientifique et un « docteur » de talent, en fait probablement de taille à rivaliser avec Ido, voire à le surpasser – et, comme notre aimable camarade cybernéticien, nous supposons qu’il vient de Zalem… Ce qu’il fait à Kuzutetsu ? Eh bien, des expériences, sans doute…

 

Des expériences qui peuvent s’avérer très dangereuses – parce que c’est lui le bonhomme qui a hérité du corps de Berserker de Gally.

 

Et du cerveau de feu Zapan…

 

Desty Nova est à peu près tout ce qu’on pouvait supposer, en pire. Il est totalement cintré. En témoigne bien sûr la « justification » de ses expériences : le scientifique dit vouloir « maîtriser le karma », ce qui nous renvoie sans doute à la mysticaillerie dont Kishiro Yukito, comme bien d’autres j’imagine, ne semble pas pouvoir faire l’économie dans son manga de SF-action. Ça vaut ce que ça vaut… J’imagine toutefois que l’outrance du personnage quand il fait cette révélation joue plutôt en sa faveur, en fait : c’est tellement tordu, voire objectivement ridicule (surtout dans la mise en scène qui en fait délibérément des caisses), qu’il n’y a qu’un savant fou dans son genre pour bosser sur un truc pareil.

 

D’une certaine manière, cela participe de l’outrance de ce cinquième tome, qui en rajoute en permanence, avec autant de personnages « bigger than death » qui font des choses absolument folles – mais d’une folie amusante, à la différence des automatismes fainéants du motorball. La démesure de Desty Nova est dès lors sans doute bienvenue – et probablement tout autant l’humour tordu qui l’environne sans cesse, jusques et y compris dans ses moments les plus terriblement menaçants : dégustation de flans et assistante-compagne SM-chaudasse du nom d’Eli au premier chef – c’est assurément débile, mais plutôt pertinent pour ce personnage.

 

Or Desty Nova n’a pas le monopole de la démesure – Zapan en Berserker, vous vous en doutez, ça vaut bien un Makaku, voire bien pire encore. En face, Gally qui ne s’est guère battue ces deux dernières années, c’est assez bien vu aussi, je suppose : amusant de la voir faire son kéké avec sa guitare synthé lors de ses chaleureuses retrouvailles avec Zapan, mais il faudrait au moins trois Lords of Synth (bon sang que j’adore ce truc…) pour mettre un terme à ses délires vengeurs et homicides, une fois qu’il a endossé le corps de Berserker de Gally – et peut-être bien à l’initiative dudit corps…

 

LE NIVEAU DU DESSIN REMONTE…

 

La qualité du récit n'est sans doute pas transcendante, mais c'est à l’appréciation de chacun. Pour ma part, j’ai bien aimé, voire plus que ça – du moins cela a-t-il (pour l’heure ?) chassé ce vilain arrière-goût que j’avais en bouche depuis ma lecture des tomes 3 et plus encore 4… Et non sans paradoxe, si ça se trouve, car l’action, dans ce tome 5, retrouve la démesure grotesque et réjouissante de la lutte contre Makaku dans le tome 1, démesure que le motorball aurait logiquement dû favoriser dans son principe même, à ceci près que la compétition, avec ses règles, venait en fait y apporter un sérieux bémol ; l’automatisme de ces épisodes, bien sûr, n’arrangeait rien à l’affaire…

 

Contraste, donc, avec l’action dans ce tome 5 – qui est, oui, démesurée. Ici, chaque coup de poing rase trois pâtés de maison, chose peut-être assez commune dans le manga d’action, mais qui rend très bien ici, parce que Kishiro Yukito, ai-je l’impression, y apporte bien plus de soin que dans les deux tomes précédents. Graphiquement, c’est incomparablement meilleur : le tome 4 m’avait vraiment effrayé à cet égard, tant il se montrait terne, même dans l’épisode du Gregory Cicuit qui était le moins mauvais, mais là, on retrouve au moins le niveau des deux premiers tomes, et j’ai même un peu le sentiment que cela va encore au-delà.

 

Surtout, la mise en scène d’un aspect à mes yeux essentiel de la BD est autrement convaincante : le techno-gore (disons) fait son grand retour (là où le motorball l’avait paradoxalement atténué), avec des personnages démembrés, éviscérés, décapités, mais qui continuent (parfois) de vivre et même de se battre – et, juste retour des choses, c’est cette fois Gally qui en fera tout particulièrement la démonstration, face à un Zapan hideux autant qu’intimidant, qui serait ridicule s’il n’était pas aussi dangereux. Irréprochable.

 

Mais c’est à tous points de vue que ce tome 5, graphiquement, se montre plus convaincant – l’action outrancière comme le character design (un atout de la BD que, là encore, le motorball avait inconcevablement passé à l’as) : Gally retrouve son charisme et son charme en délaissant ses postures de guerrière-sportive pour privilégier celles d’une rock star certes à la limite du ridicule (mais c’est amusant), Shmila aussi redevient davantage qu'une silhouette avantageuse en retrouvant son caractère horriblement sympathique, et peut-être faut-il même mentionner Eli (pourtant une caricature particulièrement débile, aucun doute à ce propos), ou la très éphémère mais marquante Sara, pour faire le tour des personnages féminins – on devrait d’ailleurs y inclure le garçon manqué qui fait la navette entre Desty Nova et Gally, un personnage très secondaire, dont je ne sais pas s’il aura une quelconque place dans la suite des opérations, mais qui, ici, me plait bien, avec ce qu’il comporte d’avatar de Yugo, (peut-être faussement) cynique et (assurément) débrouillard. La faune du Kansas est tout aussi aimable, de la petite et hyperactive Koyomi au vieux hunter-warrior Murdoch en papy idéal. En face, Desty Nova suinte la folie de laboratoire, Zapan défiguré la folie furieuse… Tout est excessif, et en même temps parfaitement à sa place.

 

Forcément, cette attention au graphisme participe en tant que telle de la narration, qui en bénéficie largement – en fait, pour le coup, les deux dimensions sont sans doute indissociables.

 

… ET CELUI DE LA BD AUSSI (OUF)

 

Du coup, le niveau global de la BD remonte sacrément. Je n’osais plus vraiment y croire, après les navrants deux tomes de l’arc du motorball, mais ce tome 5 nous ramène bel et bien à tout ce qui, pour moi, faisait l’intérêt des deux premiers tomes de Gunnm.

 

Je ne prétendrai pas que c’est aussi bon – mais sans l’exclure : au fond, je n’en sais rien, il faudrait que je reprenne tout ça pour que la comparaison fasse sens. Et sans doute le scénario n’a-t-il, pris avec du recul, pas forcément grand-chose de transcendant, loin de là, ou en tout cas de bien original. C’est même certain. Mais ça marche – ça marche à nouveau. Notamment parce que le dessin brille à nouveau.

 

C’était le tome de la dernière chance ? Eh bien, chance accordée : je lirai le tome 6 le moment venu. Avec, toujours, la crainte que Kishiro Yukito dérape à nouveau vers la facilité du motorball, mais aussi l’espoir qu’il livre bien ce que j’attends de lui depuis ma découverte enthousiaste de Gunnm quand j’étais ado : une chouette BD d’action SF, ultra fun, visuellement inventive, complètement dingue de par sa réjouissante outrance techno-gore, portée enfin par des personnages forts au character design irréprochable. On verra.

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Perfect Blue, de Satoshi Kon

Publié le par Nébal

Perfect Blue, de Satoshi Kon

Titre : Perfect Blue

Titre original : パーフェクトブルー, Pafekuto Buru

Réalisateur : Kon Satoshi

Année : 1997

Pays : Japon

Durée : 80 min.

Acteurs principaux (voix) : Iwao Junko (Mima), Matsumoto Rica (Rumi), Tsuji Shinpachi (Tadokoro), Ôkura Masaaki (Me-Mania)…

KON SATOSHI, TROISIÈME (OU PREMIÈRE)

 

Je poursuis ma découverte assurément bien tardive de l’œuvre de feu Kon Satoshi, grand maître, si éphémère, de l’animation nippone, qui a pas mal chamboulé les choses dans le domaine. J’avais commencé par son unique série, Paranoia Agent, qui m’avait fait de l’effet et c’est peu dire, et j’avais poursuivi avec Paprika, son dernier long-métrage, admirable adaptation d’un roman de Tsutsui Yasutaka (Kon Satoshi s’est toujours présenté comme un fan de l’auteur de Hell, pour citer un titre pas forcément si éloigné dans l’esprit, à défaut de La Traversée du temps, son œuvre la plus célèbre, mais très jeunesse, qui a toutefois débouché sur une autre remarquable « adaptation » animée, très libre, par Hosoda Mamoru). C’était sans doute prendre un peu les choses à l’envers, et il était bien temps de retourner aux débuts de la carrière du réalisateur, avec Perfect Blue, son premier long-métrage d’animation, en 1997 (le film est sorti en France deux ans plus tard).

 

Mais ce n’était pas tout à fait le début de la carrière de Kon Satoshi, en fait. Celui-ci avait commencé par être auteur de mangas, mais il avait aussi déjà travaillé dans le domaine de l’animation avant 1997, ayant en fait été pris sous son aile (et ça je n’en savais absolument rien) par Ôtomo Katsuhiro, le mythique auteur d’Akira, qui lui a régulièrement confié du travail, par exemple sur Roujin Z, etc. En fait, le rôle d’Ôtomo est essentiel ici, puisque le projet de Perfect Blue est largement de son fait : il a confié à Kon Satoshi l’adaptation du roman éponyme de Takeuchi Yoshikazu, et le réalisateur novice a ensuite seulement conçu son scénario en collaboration avec Murai Sadayuki. Une initiative bienvenue, assurément – car le projet collait en fait parfaitement aux envies de Kon Satoshi, réalisateur qui n’a jamais caché son admiration pour Philip K. Dick et ses jeux complexes sur la notion de réalité, ce dont, plus tard, Paranoia Agent et Paprika (au moins) témoigneraient encore.

 

Ceci étant, Perfect Blue ne se présente pas comme un film de science-fiction, mais comme un thriller. Ce qu’il est jusqu’au bout de la pellicule, mais avec tout de même une singularité admirable, et un brio narratif autant que visuel qui le hisse tout au sommet du genre ; en fait, à sa sortie, Perfect Blue a fait l’effet d’un vicieux coup de poing dans le bide, au point où on y a vu comme l’essence d’une « nouvelle animation japonaise ».

 

DE LA J-POP À L’ENFER (ENFIN, UN AUTRE ENFER, QUOI…)

 

L'histoire ? Mima est une chanteuse dans un trio J-Pop (horreur glauque) du nom de Cham. Aidoru, poupée érotisée par la force des choses, la jeune femme autour de la vingtaine a désormais envie de tourner la page : elle annonce en public qu’elle quitte le groupe (à l’espérance de vie de toute façon douteuse, après deux ans et demi de tubes guimauve à faire saigner les oreilles), et ce afin de devenir actrice. Pour l’heure, cependant, elle n’obtient guère qu’un très second rôle dans une série télé… Pas exactement de quoi devenir une star du petit ou du grand écran, et elle en a certainement conscience – ses agents aussi, qui se disputent sur la pertinence de ce choix de carrière : la maternelle Rumi, qui fut chanteuse elle aussi en son temps, est au mieux perplexe… Il est vrai que l’on incite la petite Mima à briser son image virginale (?) de chanteuse J-Pop pour percer dans le métier, que ce soit en tournant une scène de viol passablement graphique ou en posant nue pour tel magazine de charme...

 

Cette reconversion est en soi problématique, donc, mais les événements dégénèrent. Car les fans, ou du moins l’un d’entre eux, que l’on devine d’emblée être ce bonhomme au faciès monstrueux qui suit à la trace son idole, n’apprécient pas dans une égale mesure la décision de Mima de tourner la page Cham. Autour de la jeune femme, les menaces se muent vite en attentats, et les morts commencent à s’entasser.

 

Forcément, à tourner ainsi autour de Mima, ces meurtres semblent en fait l’accuser elle-même. Au point où la starlette se pose la question de sa responsabilité… de manière éventuellement très concrète. Car la réalité autour d’elle semble toujours moins palpable, tandis que sa santé mentale apparaît bien fragile : bientôt, distinguer ce qui est vraiment et ce qui n’est que fantasme devient peu ou prou impossible (pour l’héroïne, et tout autant pour le spectateur). Mima se noie dans une spirale hallucinée, où le temps lui-même semble la prendre à parti, et l'accuser de tous les maux !

 

‘CAUSE THIS IS THRILLER !

 

Ces derniers éléments, qui, à maints égards, constituent la substance du film, pourraient bel et bien tirer Perfect Blue vers la science-fiction notamment dickienne – ou éventuellement, pour ce que j’en sais, celle d’un Tsutsui Yasutaka, une dizaine d’années seulement avant Paprika, l’ultime réalisation de Kon Satoshi.

 

Cependant, la couleur (…) est vite donnée, qui affiche Perfect Blue en tant que thriller psychologique – en fait, le réalisateur s’en amuse : très tôt dans le film, nous voyons des fans de Cham (pas les plus tendres pour Mima, suite à sa décision de lâcher le trio J-Pop) déambuler dans une librairie, en se demandant « pourquoi les thrillers psychologiques japonais sont si mauvais »…

 

Perfect Blue n’est certainement pas « mauvais » ; en fait, il atteint à la quintessence du genre, muri et savamment exposé en même temps que détourné. Une dimension qui ressort du scénario, déjà : très honnêtement, et peut-être d’autant plus maintenant que vingt ans se sont écoulés depuis la sortie du film, l’histoire de Perfect Blue n’a rien de bien révolutionnaire – sa trame de thriller, en tant que telle, est limite convenue. Bien sûr, les jeux sur la réalité changent la donne, et c’est sans doute ce qui compte le plus. Cependant, même cette approche n’est pas forcément si audacieuse, et l’on pourrait sans peine avancer quelques titres qui opèrent plus ou moins de la sorte.

 

D’autant que ces titres, cinématographiques, sont aussi à avancer en tant que modèles (éventuellement à dépasser) sur un plan autrement fondamental : non pas l’histoire en elle-même, mais la manière de la raconter – ce qui inclut des procédés purement narratifs, mais aussi d’autres relevant bien davantage de la réalisation et de la mise en scène, et c’est à mon sens ici que Perfect Blue brille tout particulièrement. Des noms viennent aussitôt en tête – comme Brian De Palma (je dirais notamment pour Sisters, de manière assez frontale, mais aussi probablement Pulsions, voire Obsession), ou Dario Argento, du temps où il était brillant (Les Frissons de l’angoisse en tête, peut-être aussi d’autres films comme Le Chat à neuf queues ou L’Oiseau au plumage de cristal), le registre du giallo pouvant suggérer d’autres noms, éventuellement celui de Mario Bava, d’ailleurs. Mais tout ceci pointe au fond sur la même référence commune : Hitchcock – celui de Psychose, de Vertigo ou de Marnie, peut-être aussi Frenzy et d’autres titres de la mouvance la plus sombrement menaçante du maître de l’angoisse…

 

Il y a de tout cela, dans le thriller de Kon Satoshi, mais aussi bien d’autres choses (dans le registre du thriller ou au-delà), qui lui permettent de revendiquer farouchement sa singularité ; cependant, je crois qu’il faut garder derrière l’oreille l’idée d’un film qui brille avant tout, non pour son histoire (ou même plus largement son propos, à certains égards, mais avec tout de même d’éloquents contre-exemples), mais pour sa manière de la raconter.

CE QUI DEMEURE QUAND ON CESSE D’Y CROIRE (S’IL DEMEURE QUOI QUE CE SOIT)

 

En attendant, mais c’est lié, il faut tout de même revenir sur le caractère insaisissable de la réalité dans le film de Kon Satoshi, d’autant que c’est probablement là que réside la clef, ou du moins une clef, essentielle, de son œuvre, au-delà de ce seul premier long-métrage – même si mon impression est peut-être faussée par la persistance de ce thème au tout premier plan dans les deux seules autres réalisations de Kon Satoshi que j’ai vues, Paranoia Agent et Paprika, donc.

 

Si l’on reprend la fameuse définition de Philip K. Dick, voulant que « la réalité est ce qui demeure quand on cesse d’y croire », on perçoit bien toute la difficulté soulevée par ce thème dans Perfect Blue – car il n’est pas dit qu’il y demeure quoi que ce soit en définitive. Impression d’une certaine manière renforcée par les ultimes twists du métrage, dans leur composante thriller : il s’agit bien d’apporter une conclusion à l’histoire, et même, chose horrible, une conclusion en forme d’explication plausible – et éventuellement un peu banale, à la limite en fait de la déception, s’il fallait s’en tenir là… Seulement voilà : à ce stade, le spectateur, dressé par le réalisateur au fil de séquences remettant sans cesse en cause sa perception de la « réalité » (et, je suppose, interrogeant en même temps la pertinence de ce concept dans une œuvre s’affichant comme fiction, tout particulièrement dans un registre de film d’animation qui, en tant que tel, crie à chaque plan son irréalisme), le spectateur, donc… y croit plus ou moins. Et c’est probablement ce qui fait tout le sel de cette conclusion.

 

Car les dérapages de Mima ou du monde autour d’elle (?), auparavant, ont toujours un peu plus perturbé le spectateur et son appréhension du récit. Avec habileté, car Kon Satoshi joue avec lui et avec ses attentes : tantôt, le questionnement de la réalité ira dans le sens de ces dernières – mais, d’autres fois, il en prendra le contrepied avec une violence, une brusquerie, d’une radicalité telle qu’elles en deviennent physiquement palpables, et même douloureuses.

 

Le film prend soin, et d’autant plus à mesure qu’il a conditionné le public, ce qui demande un peu de temps (mais le timing est d’une extrême précision à cet égard), de cultiver l’ambiguïté, plutôt que les seuls rebondissements, qui auraient à force quelque chose d’un peu trop mécanique. La bascule entre réalité et fantasme est alors impossible, à l’encontre de la logique du twist, et l’incertitude du spectateur n’a plus rien à voir avec le sourire complice qu’il pouvait arborer lors de tel précédent retournement de situation, parce qu’il l’avait « prévu », ou de tel autre, parce que, bien au contraire, il devait admettre s’être fait posséder par un auteur forcément diabolique – et le genre exige qu’il le soit. Mais l’ambiguïté maintenue opère différemment : dans ces cas-là, le spectateur réclame d’une certaine manière une réponse, même « temporaire » (et à terme probablement « fausse », mais qu’importe), que lui refuse le réalisateur, qui bien au contraire fait mariner sa proie dans les tourments de l’indécision – une dimension qui me paraît essentielle dans les scènes les plus violentes du film, et notamment celles où la violence est largement d’ordre sexuel ; ainsi, surtout, de la scène où Mima actrice « joue » son viol : le questionnement de la réalité y passe par tant de degrés que c’en devient vertigineux, alors même que cette sensation oppressante entretient une relation plus qu’étrange avec le malaise ressenti par le spectateur devant la douleur obscène de la scène dans la scène (dans la scène)…

 

Sur un mode moins nauséeux, voire carrément ludique si ça se trouve, mais pas si éloigné pourtant, le film expose d’ailleurs la mécanique du twist et de ses procédés narratifs en « imposant » (mais pour un temps seulement) des grilles de lecture au spectateur, et là encore en jouant de ses attentes : par exemple, Mima est en fait morte – à la « Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek » ou Ubik ; ou encore, Mima n’existe pas, seulement Yôko, qui n’est pas le personnage joué par Mima dans la série, mais la vraie jeune femme qui a suscité pour se protéger le fantasme Mima, et l’actrice jouant la psychiatre est en fait une vraie psychiatre, etc. Ce genre de choses... En fait, le moment Mima/Yôko représente un pic dans le questionnement de la réalité, au point, où, ai-je l’impression, le film choisit, et de manière radicale, de provoquer ainsi chez le spectateur un effet de saturation, voire d’overdose. « L’explication » ne convainc pas, alors qu’elle n’est « objectivement » pas moins bonne qu’une autre – c’est que le public, qui s’espérait malin à la hauteur du film (et qui, très épisodiquement ici, peut avoir l’impression que le métrage n’est au fond « pas si malin », impression sans doute vite démentie), doit alors admettre qu’au fond il ne sait absolument rien, et qu’il n’y a peut-être rien à savoir, a fortiori dans une œuvre de fiction qui, en définitive, si elle doit expliquer quoi que ce soit, le fera de toute façon sans lui demander son avis, et probablement sans que cela importe, au fond : une histoire de chat quantique, autant dire qu’elle ne peut se permettre d’exister que dans la mesure où la boîte est encore fermée ; le dénouement justifie peut-être l’histoire, il faudra bien trancher l’indécision, sans quoi elle ne ferait peut-être pas sens (c’est à débattre), mais c’est bien cette indécision qui séduit.

 

Tout ceci est très malin – mais pas forcément, donc, eu égard à la seule mécanique des twists, plutôt dans sa manière de l’exposer et de jouer avec les attentes du spectateur, au point où le jeu se mue insidieusement en un assaut frontal (et peut-être même un peu sadique ?) de ses convictions, de son intelligence, mais aussi de son ressenti.

 

MISE EN SCÈNE ET RÉALISATION : DU BON USAGE DU MÉDIUM

 

Tout ceci implique une mise en scène et une réalisation à la hauteur – et c’est peu dire qu’elles le sont.

 

Enfin, j’ai lu (rarement, ouf…) quelques retours chagrins sur la technique du film, hein… D’aucuns ont trouvé son animation « approximative », voire « bâclée »… Mais non, franchement, non. C’est un très beau travail, et on sent toute la minutie des auteurs, le soin presque maniaque que Kon Satoshi a apporté à son bébé.

 

Mais je vais dire un truc idiot à mon tour, tiens : Perfect Blue m’a d’autant plus bluffé que j’ai eu conscience, au fil même du visionnage, de la qualité extraordinaire de sa mise en scène et de sa réalisation – au point même où je me suis demandé si j’avais jamais vu quoi que ce soit du genre ailleurs, y compris chez les plus grands maîtres de l’animation nippone, les Miyazaki Hayao, les Takahata Isao, les Ôtomo Katsuhiro… C’est sans doute absurde : bien sûr, que les notions de réalisation et de mise en scène sont pertinentes quand on parle du Voyage de Chihiro ou de Princesse Mononoké, du Tombeau des lucioles ou de Pompoko, ou encore d’Akira… Pourtant, il y a quelque chose, ici…

 

Je crois que cela tient en partie du moins à un aspect du film qui a pu prêter à confusion, y compris me concernant. Dans une brève interview d’époque, en bonus du DVD, Kon Satoshi (visiblement guère à l’aise dans cet exercice médiatique, d’ailleurs…) est visiblement déconcerté, et même agacé ai-je l’impression, par une remarque de l’interviewer voulant que la réalisation de Perfect Blue évoque celle d’un film en prise de vue réelle. Quoi qu’en pense le réalisateur, je ne jetterai pas la pierre à l’interviewer, car j’ai eu très exactement ce sentiment en cours de visionnage… Il y a quelque chose, dans les mouvements des personnages notamment, qui m’a immédiatement saisi à cet égard, et qui, pour le coup, ne me paraît pas si fréquent dans les films d’animation. Une scène de meurtre notamment (celle du photographe) m’a interloqué, où les gestes du tueur comme de la victime sont rendus avec une précision rare, un degré de « réalisme » (mais c’est donc une notion à réévaluer globalement dans ce film…) jamais atteint ou peu s’en faut.

 

Cependant, je crois comprendre pourquoi Kon Satoshi ne se reconnaissait pas dans cette remarque – et le fait est que Perfect Blue, même avec cette approche du mouvement qui m’a paru très singulière, est bel et bien un dessin animé, entendre par-là qu’il use à plein, et avec une grande habileté narrative, et, tout autant, une indéniable maîtrise technique, des possibilités uniques offertes par ce médium. Sous cet angle, Perfect Blue n’est pas « réaliste », et à dessein (animé) (…) (pardon). Dans la construction des plans comme dans leur montage, dans les effets graphiques comme dans les procédés narratifs, il constitue un film d’animation mûrement réfléchi, et comme tel. Le résultat est admirable d’intelligence autant que de beauté… et de violence – mais ça, j’y reviendrai.

 

Bien sûr, cette approche est en fait indissociable du questionnement de la réalité au cœur du film : la narration n’est pas seulement affaire scénaristique, elle relève tout autant de la réalisation au sens le plus technique, voire matériel (ce qui inclut la qualité de l’animation, mais pas seulement), et de la mise en scène, au plan graphique (ou sonore, d’ailleurs – le bruitage et la musique ont leur part dans cette affaire, ce que la scène du meurtre dans le parking illustre à merveille) comme à celui de la direction d’acteurs. Ces différentes approches constituent un tout qui est le film – un tout dont on sent bien que le moindre aspect a suscité l’attention presque maniaque de l’auteur-démiurge. Le budget était assez serré, ai-je cru comprendre, mais le résultat n’en fait pas le moins du monde état : c’est admirable de bout en bout – irréprochable, disons-le.

TÔKYÔ 1997 : OTAKU, STALKERS ET POUPÉES ÉROTISÉES

 

Mais le film présente bien d’autres intérêts – et je suppose, mais peut-être avec un certain recul ? qu’il faut mentionner ici le regard qu’il porte sur le Japon de son temps, dont il capte une image, sinon l’essence ; il en a figé quelque chose, en tout cas, et constitue en tant que tel une forme de témoignage sociologique – plutôt sombre…

 

Le point de départ, ici – enfin, après un « faux départ » amusant autant que déstabilisant sous la forme d’un sentai joué en live (« C’est moins bien qu’à la télé… »), – le vrai point de départ, donc, est sans doute la J-Pop. Et là je dois avouer un sacré biais : je ne comprends pas. Je ne comprends rien à tout ça. Il y a visiblement des fans (chez mes jeunes collègues japonisants c’est assez flagrant), et ça me dépasse. En tant que tel, je ne suis donc pas le mieux placé pour en parler…

 

(Bon, j’ai regardé une ou deux vidéos de Babymetal, OK, je le confesse, mais ne le répétez pas, c’était juste pour ne pas mourir inculte, voilà !)

 

Mais bon : la J-Pop. Mima, avec son groupe Cham, est tout ce que l’on est en droit d’attendre de ce genre de chose. Si les trois chanteuses et danseuses ont dans la vingtaine (elles tournent depuis deux ans et demi), elles jouent sur scène des personnages probablement plus jeunes, avec leurs robes improbables de sages poupées chantant niaisement l’amour ; elles sont fortement érotisées, bien sûr, et le culte que leur vouent leurs fans, des hommes plus ou moins jeunes, voire beaucoup moins, doit sans doute plus à leur plastique avantageuse et virginale et, paradoxe seulement en apparence, aux fantasmes plus ou moins avouables qu’elles entretiennent prestation après prestation, à l'extrême limite de l'excitation pédophile, qu’à la « qualité » de leur musique, soupe variétoche matinée de pénibles reliquats d’eurodance en voie de ringardisation rapide. Certes, cela reste de toute façon une affaire de mauvais goût.

 

Dans les premiers temps du film, d’ailleurs, un petit groupe de fans jouent presque autant le rôle de personnages point de vue que Mima elle-même – et ce sont des fans qui ont la dent dure pour la traîtresse (mais de toute façon, ce n’était pas celle qu’ils préféraient dans Cham, alors…). En contrepoint de ces exégètes, dignes en façade mais pas moins aiguillés par leurs hormones dans leurs passions « musicales », un second groupe de fans étonne encore davantage – des sortes de voyous, entre punks et racailles, dont on ne comprend tout simplement pas ce qu’ils foutent là (à part le bordel, bien sûr).

 

Lequel groupe de crétins a bientôt maille à partir avec un fan d’un autre ordre – l’incarnation, en fait, du TRVE fan, un personnage plus qu’inquiétant, dont les traits du visage sont horriblement défigurés, lui conférant un air monstrueux, quelque part entre la créature de Frankenstein et Quasimodo. Il est de tous les concerts, il achète tous les disques et tous les livres, il ne vit que par et pour Cham, non, par et pour Mima… Il est un otaku, même s’il sort en fait parfois de chez lui, mais seulement pour se rendre aux concerts de Cham et pour acheter les produits dérivés en lien avec le trio de jeunes filles.

 

Son caractère d’otaku est encore accentué dans une dimension du film dont j’avoue qu’elle m’a surpris : c’est que nous sommes alors en 1997, et Internet commence tout juste à se démocratiser… En fait, Mima ne sait absolument pas ce qu’est Internet, et pas davantage comment l’utiliser. Rumi le lui explique, quand Mima apprend qu’ « un fan » (nous savons très bien de qui il s’agit) a conçu un site intitulé « Chez Mima », et sur lequel il tient, à la première personne, le journal de la jeune femme, avec une précision inquiétante – le bonhomme est bien renseigné… Rien d’étonnant à cela : en fait d’otaku, il est peut-être plus encore un stalker – et le malaise s’installe (en jouant du thème classique du double, notamment, ce qui fait sens dans l'identification du fan avec son idole). Bien sûr, la situation devient plus préoccupante encore, quand le ton du journal de « Chez Mima » se met à critiquer les choix de carrière de la jeune femme… puis à se répandre en accusations contre les responsables de la série Double Bind (bien nommée), qui la « forcent » à jouer cette fameuse scène de viol incompatible avec la pureté virginale de l’aidoru, ou à réaliser ces odieuses photos dénudées qui, à mesure que le photographe s’excite, bave aux lèvres et goutte au front, prennent une tournure à la lisière de la pornographie !

 

Mais c’est justement un autre point, crucial, à mettre en avant. Au-delà du seul prétexte de la reconversion de la chanteuse en actrice, tout le film, via une Mima qui paraît pourtant bien naïve à cet égard, insiste sur son érotisation nécessaire et permanente, dans une société dont le machisme, même plus insidieux à ce stade, c’est frontal, lui impose toujours plus de compromissions en forme de chantages pervers. Pour devenir une starlette de la J-Pop, Mima se devait d’être jolie, et de savoir danser ; mais son image censément « pure » ne changeait rien au fait qu’elle était avant toute chose, pour son public, masculin, plus âgé, un objet de désir, une poupée génératrice de fantasmes éventuellement très salaces. L’hypocrisie de ce rôle ne fait guère de doute, mais abandonner la J-Pop pour le cinéma et la télévision n’améliore en rien les affaires de notre naïve héroïne – c’est simplement qu’on s’y montre un peu moins hypocrite, au fond… Pas moins cynique. La scène du viol ? Les photographies dénudées ? Mima se montre conciliante, voire volontaire, mais la certitude de ce qu’on les lui extorque ne fait guère de doute. C’est purement et simplement du chantage : elle veut être actrice ? Il faut alors qu’elle se salisse – c’est ce que l’on attend d’elle. Qu’importe si ses répliques sont limitées (on verra plus tard… peut-être…), ce que son public veut, qu’il l’admette ou s’en défende (le spectateur de Perfect Blue inclus), c’est la voir à poil, et/ou malmenée par un agresseur sur une scène de théâtre, elle-même la scène d’un film… Profond malaise, que la rixe au concert de Cham annonçait pourtant d’une certaine manière, mais qui prend alors une tout autre dimension.

 

Car la réification assumée de la starlette, sur scène ou à l’écran, et les chantages qu’on lui impose, dont le tournage de la scène de viol n’est finalement que la concrétisation au-delà du symbole (pas moins insoutenable), relèvent de cette ultime dimension du film que je compte envisager ici, et pas celle qui m’a le moins bluffé : sa violence ahurissante, y compris voire surtout quand elle relève de l’intime.

 

AVATARS DE LA VIOLENCE

 

Depuis que les dessins animés japonais se sont internationalisés et démocratisés, y compris, en France, via quelques « malentendus » au Club Dorothée, on n’a pas manqué de stigmatiser leur violence – réflexe, souvent, de pères la pudeur incapables d’intégrer que les dessins animés n’étaient pas en tant que tels destinés aux pitinenfants. Oh, cela ne signifiait certes pas que cette violence relevait purement du fantasme, et elle pouvait assurément constituer un argument de vente – remember l’élégante présentation des VHS Manga Vidéo avec Sepultura en fond sonore ?

 

Mais, sans aller jusque-là, la question de la violence se pose pour Perfect Blue – qui n’est certainement pas un dessin animé pour les enfants, faut-il le préciser… Reste que cette question est en fait essentielle à mes yeux, même si dans un tout autre registre, sans rien de putassier. Certes, il y a çà et là quelques éclats de gore, quelques giclées d’hémoglobine qui repeignent les murs ; et je connais un certain tournevis qui devrait vous hérisser les nerfs… Mais c’est somme toute très épisodique, et ce n’est pas vraiment de cela dont je parle. Et l’effet n’a pas grand-chose à voir avec du gore rigolo à force d’outrance.

 

Le fait est que la violence, dans Perfect Blue, est palpable, douloureuse, terrible, incomparablement plus que dans le tout-venant racoleur. Elle joue pour partie sur les codes du cinéma d’exploitation, j’imagine, mais elle les subvertit en même temps, en ce que les scènes les plus rudes sont intégrées à un niveau que je dirais intime : elles ne font certainement pas rire, et ne laissent pas non plus froid – un sacré risque chez qui s’enquille quantités de métrages du genre. Non : la violence, ici, est redoutable – les scènes violentes font mal au ventre, elles sont autant de coups de poings vicieux en plein dans les intestins, qui coupent le souffle et suscitent bientôt la nausée ; mais pas dans un registre d’exploitation, donc – le sentiment, c’est que la violence n’est jamais anodine.

 

D’une certaine manière, j’ai l’impression qu’elle s’accapare ici le qualificatif « psychologique » du genre thriller, pour en exprimer une dimension pas forcément si courante. La violence la plus palpable, ici, est intime – et c’est ce qui la rend si redoutable. C’est peut-être particulièrement vrai quand cette violence est d’ordre sexuel, ce qui se produit à plusieurs reprises dans le film, via Mima et ce qu’on attend d’elle (ce « on » renvoyant donc aussi au spectateur mâle lambda), autant dire l'obscénité la plus cracra.

 

La scène de viol simulé, dont j’avais déjà parlé plus haut, est probablement le moment clef dans cette approche. À s’en tenir à « l’objectivité » la plus plate, il n’y a pas de violence à proprement parler, l’agression est jouée en parfaite connaissance de cause, c’est de la comédie ; le spectateur le sait... mais il vient bientôt à en douter – et à en douter avec Mima elle-même, qui, à ce stade, n’a pas encore totalement décroché de la réalité, mais, a posteriori, cette scène constitue sans doute la bascule du film. Mais l’angoisse, ici, ne tient pas seulement à ce que le viol simulé pourrait devenir, plus ou moins insidieusement, un viol authentique (d'autant plus du fait de sa répétition, très cruelle !) ; cette crainte est terrible, ô combien, mais elle s’associe à un constat plus… intime, oui, de ce que la scène est de toute façon déjà une violence en tant que telle insupportable, inacceptable.

 

C’est là, à mon sens, que le film atteint en fait des niveaux de violence proprement ahurissants : il ne s’agit pas que de mutiler et tuer, on ne quantifie pas la violence en seaux d’hémoglobine ; si la violence est ici si redoutable, c’est parce qu’elle ne s’en tient pas à ses connotations les plus démonstratives et explicites – il peut y avoir violence sans que le sang ne coule, et c’est probablement ce qui se produit le plus souvent. Cela tient à ce que cette violence d’un autre ordre est intériorisée – tout particulièrement quand elle est d’ordre sexuel, donc ; mais c’est aussi ce qui lui permet, paradoxalement peut-être, d’embrasser un champ autrement global, une notion autrement large (et complexe), en étendant la violence aux attentes psychologiques et peut-être plus encore sociales, dans une société dont l'exigence relève de la perversion sadique plus ou moins bien admise (ce qui, au passage, va probablement au-delà de la seule question de la condition des jeunes femmes japonaises, même si la focale est légitimement placée sur ce thème).

 

D’une certaine manière, le viol commence dès l’ultime concert de Mima au sein des Cham – dans le film ; mais l’intuition est alors irrépressible, que cela a commencé en fait bien avant.

 

Et le résultat est saisissant, terrible, nauséeux. D’une certaine manière, c’est la violence de Festen, disons – plutôt que celle d’un film d’exploitation italien post-Zombie ou Cannibal Holocaust. Et d'autant plus stupéfiante dans le cadre d'un dessin animé !

 

Et c’est un atout de taille. Le film prend aux tripes, il fait mal (et ça fait du bien), et je ne doute pas que son souvenir demeurera longtemps imprimé dans un recoin douloureux de mon cerveau.

 

BLUFFANT

 

Toutes ces dimensions s’associent pour faire de Perfect Blue un vrai chef-d’œuvre. Le voyant avec vingt ans de retard, je suis incapable d’appréhender ce qu’il a pu représenter au moment de sa sortie, mais c’était sans doute quelque chose.

 

Oui, je découvre bien tardivement Kon Satoshi… Et en plus j’ai pris les choses à l’envers, ayant commencé par Paranoia Agent et Paprika, avant de revenir à ses débuts (en tant que réalisateur de longs-métrages, du moins) avec Perfect Blue. Ça ne m’aide pas à tenir un discours à la fois cohérent et véritablement pertinent sur l’œuvre de cet auteur en forme de comète dans le ciel de l’animation nippone.

 

J’ai toutefois envie d’émettre une remarque, concernant ces trois œuvres : j’avais adoré Paprika, mais dans une optique que je suppose avoir été un peu… « intellectuelle » ? « À froid », d’une certaine manière ? Une autre manière de le dire, peut-être plus juste, consisterait à avancer que j’ai eu l’impression d’une œuvre où mon appréciation, marquée, empruntait d’une certaine manière d’emblée le mode « compte rendu », dès le visionnage même : tiens, ça, c’est intéressant, tiens, ça aussi, etc. Il y a eu cette tendance dans les premières scènes de Perfect Blue, mais cela n’a pas forcément duré – parce que le film m’a alors assené ces terribles coups de poing dans le bide, manière radicale mais pertinente de me dire qu’il me fallait remettre la tentative d’analyse à plus tard, et pour l’heure me prendre le film en pleine face, ou plutôt en plein ventre, donc, d’une manière autrement viscérale. Du coup, mon ressenti n’est pas du tout le même – et, si j’ai adoré Paprika, je crois que j’ai encore préféré Perfect Blue, justement pour cette… eh bien, cette violence, en fait – mais au sens large que je viens de décrire, et sur le moment, pas après coup.

 

À cet égard, j’ai l’impression que Paranoia Agent, et pas seulement au sens prosaïque, à savoir dans la filmographie de l’auteur, constitue un entre-deux – car la série, ma chronique en témoignait d’ailleurs, m’avait profondément touché, à un niveau intime, de par son traitement de la thématique du suicide ; au point où les qualités indéniables de la narration et de la réalisation, sans passer totalement au second plan, ne venaient du moins pas parasiter outre-mesure la perception et l’intégration sur le vif des épisodes.

 

Mais j’ai l’impression que Perfect Blue va encore plus loin à cet égard. C’est littéralement une grosse baffe – une grosse baffe qui fait mal, et donc qui fait du bien, oui, et on en redemande.

 

Alors, oui : chef-d’œuvre.

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La Littérature japonaise, de Jean-Jacques Tschudin et Daniel Struve

Publié le par Nébal

La Littérature japonaise, de Jean-Jacques Tschudin et Daniel Struve

TSCHUDIN (Jean-Jacques) et STRUVE (Daniel), La Littérature japonaise, deuxième édition mise à jour, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, série Lettres, [2007-2008] 2016, 127 p.

DEUX EN UN

 

Cela faisait quelque temps, n’est-ce pas ? Mais voici donc que je reviens à la lecture d’essais plus ou moins en forme de « manuels », et qui, en tant que tels, ne se prêtent sans doute pas très bien à l’exercice de la chronique bloguesque… Notez, j’en ai fait quelques-unes, que ce soit pertinent ou pas. Et, notamment, j’en ai fait quelques-unes portant sur des « Que sais-je ? », ce qui est bien le cas du petit livre dont je vais tâcher de causer aujourd’hui.

 

En notant, une fois de plus, que les « Que sais-je ? » peuvent prendre des formes assez diverses, en dépit de la collection éventuellement connotée qui les rassemble, et allant de la vulgarisation à l’essai plus pointu et assumant le cas échéant très franchement son caractère d’ouvrage à thèse (l’impression, par exemple, que m’avaient fait Histoire du Japon : des origines à Meiji et Le Japon contemporain, tous deux de Michel Vié). Mais, avec La Littérature japonaise, de Jean-Jacques Tschudin et Daniel Struve, j’ai l’impression, globalement, que l’on louche plutôt sur la première catégorie.

 

Ce qui n’a rien d’un reproche. C’est un livre très abordable, d’un style fluide, dense sans doute mais jamais au point de l’overdose – en fait, limite un peu frustrant eu égard à mes attentes : mes connaissances dans cette discipline, pour l’heure entièrement autodidactes, sont assurément des plus limitées, mais j’ai tout de même eu l’impression qu’il me fallait d’ores et déjà envisager la gamme au-dessus. Ce qui n'est probablement pas très malin de ma part. Et donc, non, ce n’est certainement pas une critique, d’autant que je n’ai certainement pas l’aplomb et l’assurance pour me la permettre – tout au plus un constat un peu ambigu, mais qui peut être tourné autrement : ce petit livre, je pense, pourra intéresser nombre de lecteurs qui, ainsi que moi-même, sont curieux à l’égard de cette matière, et cherchent à se constituer une « base » théorique, préalable indispensable à des questionnements plus spécifiques ou érudits. En tant que tel, il accomplit donc son rôle à la perfection.

 

Le présent « Que sais-je ? » est l’édition actuelle (et dans sa réédition la plus récente sauf erreur, actualisée en 2016) du titre de la collection consacré à la littérature japonaise – il avait été précédé par (au moins ?) un autre, également titré La Littérature japonaise, et qui était dû à Jacqueline Pigeot et Jean-Jacques Tschudin (j’en ai fait l’acquisition, et vous en causerai un de ces jours). De ces deux auteurs, le second est toujours de la partie, mais il est cette fois associé à Daniel Struve.

 

Cependant, il ne s’agit pas à proprement parler d’une coécriture : les deux auteurs se sont en fait répartis les tâches. Daniel Struve, maître de conférence à Paris VII, spécialiste de la littérature d’Edo et traducteur, a ainsi écrit les quatre premiers chapitres, consacrés à la littérature classique (entendre par-là antérieure à Meiji), tandis que Jean-Jacques Tschudin, qui fut professeur à Paris VII également et également traducteur, s’est chargé des trois derniers chapitres, portant sur la littérature moderne et contemporaine.

 

Néanmoins, les deux approches sont dans l’ensemble complémentaires, y compris formellement, et il n’y a pas une séparation brutale entre les analyses des deux périodes. Tout au plus ai-je vaguement eu l’impression d’une première partie peut-être un peu plus didactique, là où la seconde se permet éventuellement une optique un peu plus critique.

 

LA LITTÉRATURE CLASSIQUE

 

Grandes lignes

 

Nous commençons donc avec la littérature classique, selon un plan chronologique, distinguant quatre périodes : des origines à l’époque de Nara, l’époque de Heian (avec une vilaine coquille pour les dates, arf), le Moyen Âge et l’époque d’Edo.

 

À tort ou à raison, on fait souvent du Kojiki, en 712, le point de départ d’une littérature proprement japonaise, mais Daniel Struve remonte donc un peu avant, aux environs du Ve siècle, pour traiter notamment de la poésie antérieure.

 

La poésie est à vrai dire probablement le registre clef de cette première période, « des origines à l’époque de Nara (Ve siècle-794) », et conservera longtemps après une place de choix dans les lettres japonaises, avec des formes telles que le waka qui connaîtront des hauts et des bas tout au long de l’histoire littéraire japonaise – jusqu’à nos jours, en fait, et en dépit de bouleversements marqués. Cette place particulière ressort notamment des « anthologies impériales », à partir du Man.yôshû, ou Recueil des dix mille feuilles, qui sera régulièrement « complété » par la suite, de cette manière toute « officielle ».

 

Ce qui m’amène à évoquer une question complexe et qui demeure ambiguë à mes yeux après cette lecture : le rapport à la langue et à l’écriture chinoises. La matière est sans doute trop complexe pour être utilement présentée dans un ouvrage qui ne dispose tout simplement pas du temps et de la place nécessaires pour s’y attarder, mais disons du moins que cette lecture ne m’a pas vraiment éclairé sur la question. Je me perds, surtout dans les premiers siècles bien sûr, entre les ouvrages « en chinois », « en japonais », « en chinois japonisant », « en japonais largement sinisé », etc. Des questions de degrés, le cas échéant, qui me dépassent totalement – mais sans doute, pour être un peu moins perdu dans cette affaire, faudrait-il que je me penche sur l’histoire de la langue, et non de la littérature, avec ses kana « provisoires », etc. C’est une discipline à part entière.

 

Quoi qu’il en soit, outre la poésie si essentielle aux premiers temps de la littérature japonaise, d’autres genres, à terme, doivent progressivement être mis en avant, et notamment le « journal intime », ou nikki, dont la part autobiographique est parfois tempérée par une fiction qui ne dit pas encore son nom.

 

Cela m’amène, à vrai dire, à me poser une question plus globale concernant les non-fictions – car, poésie mise à part, et en prenant en compte cette ambiguïté concernant les « journaux » (ou tout autant les Notes de chevet de Sei Shônagon, etc.), la place des non-fictions dans l’histoire littéraire m’apparaît un peu problématique : bien des œuvres, dont au premier chef le Kojiki, mythologique, puis, mettons, Le Dit des Heiké, chronique historique, ou les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, d’essence philosophique et religieuse, sont citées ici comme faisant partie intégrante des lettres japonaises, mais somme toute assez rares au-delà sont les « essais », disons, qu’ils soient d’ordre politique, philosophique ou religieux, à être mentionnés : guère de place ici pour Dôgen ou les autres auteurs bouddhistes, encore moins pour le Traité des Cinq Roues ou le Hagakure ; la même chose se constatera à vrai dire dans les chapitres consacrés à la littérature moderne et contemporaine, où les seuls essais envisagés, peu ou prou, seront ceux qui traiteront spécifiquement de matières littéraires – les philosophes et les politiques seront le cas échéant mentionnés en passant (car, et j’y reviendrai, l’idéologie a sa part, essentielle, dans l’histoire littéraire du Japon moderne et contemporain), mais pas davantage, car ils ne semblent pas perçus comme relevant à proprement parler de cette histoire. Ce qui se tient sans doute, a fortiori sur un format aussi bref que les 128 pages traditionnellement dévolues aux « Que sais-je ? », mais il me semblait devoir en faire mention.

 

Mais revenons à l’époque classique, où d’autres genres font leur apparition – et, non des moindres, après certaines anthologies essentiellement poétiques mais où la contextualisation en prose tendait à gagner de l’importance (sur ce blog, voyez les Contes d’Ise et Le Dit de Heichû), le roman d’abord (avec tout au sommet Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu), le théâtre ensuite, même si les formes établies du théâtre classique japonais, nô, kabuki et jôruri/bunraku, ne seront développées que plus tard. Cependant, le plan de cette première partie du « Que sais-je ? », assez vite, consistera donc en l’alternance toujours reprise des mêmes sujets : la prose, la poésie, le théâtre ; l'importance de chaque registre variant selon les époques.

 

Dans tous les cas, certains thèmes sous-jacents peuvent être mis en avant, mais qui ne sont finalement guère développés ici – ainsi, par exemple, de la place singulière des femmes dans la littérature classique japonaise, du moins celle de Heian (romans, recueils de poésie plus ou moins enrobés de fiction, journaux), ou encore de la culture propre aux bushi qui succède à celle de l’Antiquité nippone aux environs du XIIe siècle, mais n’est pas moins riche (à ce propos, sur ce blog, voir notamment Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, de Pierre-François Souyri, ou encore les commentaires de René Sieffert à ses éditions des dits de Hôgen, de Heiji, et bien sûr et surtout des Heiké). Là encore, le propos de ce « Que sais-je ? » est bien de fournir une base à des investigations plus poussées.

 

Je ne saurais rentrer ici dans les détails de la complexe histoire de la littérature japonaise, avec ses ruptures et continuités, mais il y a assurément beaucoup à apprendre dans ces pages – au moins à titre de premier aperçu. La clarté de l’exposition séduit toujours ou presque, y compris quand il s’agit d’aborder les sujets qui me sont le plus hermétiques – cette satanée poésie en tête. Une bonne occasion de découvrir auteurs et titres au-delà des plus grandes célébrités de l’histoire littéraire japonaise, que sont notamment, à l’époque Genroku, Saikaku dans le roman, Chikamatsu pour le théâtre (voyez ici), et Bashô pour la poésie. En fait, la contextualisation opérée par Daniel Struve permet, ici comme ailleurs, de relativiser quelque peu le propos, en insérant ces grands noms des lettres nippones dans une histoire faite comme de juste de hauts et de bas, de révolutions et de réactions, et où bien d’autres auteurs, proches parfois, considérablement éloignés d’autres fois, méritent également qu’on s’attarde sur leurs œuvres.

 

C’est ainsi que l’on en arrive aux abords de Meiji, bouleversement dont la portée est sans doute considérable, mais qui, dans les lettres, a pu s’étaler quelque peu, car les auteurs d’Edo encore en place ont continué à publier après 1868, et il fallait aux jeunes auteurs de la période un peu de temps pour se remettre en cause, et remettre avec eux en cause, le cas échéant, l’histoire littéraire qui les a précédés, au prisme des séductions occidentales autant que des replis sur soi teintés de nationalisme ; mais ça, c’est l’objet de la seconde partie.

 

Pour l’heure, cette première partie a dressé un panorama intéressant de treize siècles d’histoire littéraire, condition nécessaire sans doute à des approfondissements plus personnels.

Quelques titres

 

La tentation du name-dropping est forcément grande avec ce genre d’ouvrage – et je suis absolument nul pour ce qui est de résister aux tentations… Quelques titres, alors, qui m’ont tapé dans l’œil, pour une raison ou une autre – il ne s’agit pas de citer « le meilleur » tel qu’il est (ou plutôt serait, c'est plus compliqué que ça) présenté dans le « Que sais-je ? », mais ce qui m’intéresse à première vue, moi, je, me, myself, I. Ne pas s’étonner, donc, si la poésie n’a qu’une place très réduite dans les lignes qui suivent… Par ailleurs, je m’en tiens (évidemment…) aux ouvrages disponibles en français (qui sont identifiés par des astérisques dans ce « Que sais-je ? », ouf et merci – avec quelques oublis ou imprécisions toutefois, ai-je l’impression ; les œuvres non traduites se voient autrement proposer un titre français littéral, en sus du titre original, toujours reproduit).

 

Il y a ce que j’ai déjà lu : le Kojiki ; le Journal de Tosa, de Ki no Tsurayuki (dans Mille Ans de littérature japonaise) ; le Journal d’Izumi Shikibu (même anthologie ; il figure également dans Journaux des dames de cour du Japon ancien) ; les Contes d’Ise ; Le Dit de Heichû ; les Notes de ma cabane de moine, de Kamo no Chômei (un texte que j’adule et que j’ai lu dans trois traductions) ; Le Dit de Hôgen, Le Dit de Heiji, et Le Dit des Heiké ; un peu de Bashô sans que ça me parle le moins du monde (Cent Onze Haiku ici, des extraits de La Pèlerine du Singe dans Mille Ans de littérature japonaise ) ; certaines Tragédies bourgeoises, de Chikamatsu Monzaemon ; et Contes de pluie et de lune, d’Ueda Akinari ; j’y ajouterais Fricassée de galantin à la mode d’Edo, de Santô Kyôden (œuvre non mentionnée expressément, seul l’auteur l’est), ainsi que la Vie de Wankyû, d’Ihara Saikaku, auteur abondamment cité mais pas pour ce texte (j’en ai lu aussi des extraits de L’Homme qui ne vécut que pour l’amour, mentionné cette fois, dans Mille Ans de littérature japonaise).

 

Il y a ce que je me suis procuré, sans encore avoir eu l’occasion de le lire : les premiers livres du Man.yôshû (si) ; les Notes de chevet, de Sei Shônagon ; Le Dit du Genji, de Murasaki Shikibu (dont je n'ai guère lu que quelques très brefs extraits dans Mille Ans de littérature japonaise) ; le Journal de Murasaki Shikibu, toujours elle (dans le recueil Journaux des dames de cour du Japon ancien) ; le Journal de Sarashina (même chose) ; les Récits de l’éveil du cœur, de Kamo no Chômei ; Cinq Amoureuses, d’Ihara Saikaku, et Vie d’une amie de la volupté, du même ; d’autres Tragédies bourgeoises, de Chikamatsu Monzaemon...

 

Il y a ce dont j’avais entendu parler, mais sans en avoir fait l’acquisition pour l’heure : le roman Si on les échangeait (dont j’avais cependant lu quelques extraits, sous le titre Si je pouvais les intervertir !, dans Mille Ans de littérature japonaise) ; les Histoires qui sont maintenant du passé ; les Splendeurs et misères d’une favorite, de la Dame Nijô (là encore, j’en avais tout de même lu des extraits dans Mille Ans de littérature japonaise, sous le titre de Soliloque) ; les Notes sans titre, de Kamo no Chômei ; les Heures oisives, d’Urabe Kenkô ; les pièces de théâtre nô de Zeami (dont je n’ai lu que La Margelle du puits, toujours dans l’anthologie de Nakamura Ryôji et René de Ceccatty) ; L’Homme qui ne vécut que pour l’amour, d’Ihara Saikaku (dont j’ai néanmoins lu des extraits vous savez où, donc), les Contes des provinces du même, ses Récits du devoir des guerriers, et son Grand Miroir de l’amour mâle ; certaines autres pièces, notamment historiques, de Chikamatsu Monzaemon ; À pied sur le Tôkaidô, de Jippensha Ikku...

 

Il y a enfin ce dont je n’avais jamais entendu parler : le Conte du coupeur de bambou ; les Contes du Conseiller de la Digue ; Un malheur absolu ; les Contes d’Uji ; le Recueil de sable et de pierre ; l’Histoire de demoiselle Jôruri ; l’Histoire de Yokobue ; Issunbôshi ; Urashima tarô ; l’Histoire du singe de Nose ; l’Entrepôt éternel du Japon, d’Ihara Saikaku, ainsi que ses Lettres jetées ; l’Histoire galante de Shidôken, de Hiraga Gennai ; Le Trésor des vassaux fidèles ; Spectres de Yotsuya, de Tsuruya Nanboku ; Izayoi et Seishin, de Kawatake Mokuami...

 

Y a du boulot, hein ?

 

LA LITTÉRATURE MODERNE ET CONTEMPORAINE

 

Plus de détails et d’analyse ?

 

On passe alors aux trois chapitres dus à Jean-Jacques Tschudin, et qui portent sur la littérature japonaise moderne et contemporaine. Ces trois chapitres, à l’instar de ceux qui précèdent, se succèdent de manière purement chronologique : époque Meiji, époque Taishô et Shôwa jusqu’en 1945, et enfin de l’occupation américaine à nos jours. Sans doute ne faut-il pas, toutefois, accorder trop d’importance à ce découpage, car nombreux sont les auteurs qui chevauchent deux périodes : par exemple, Natsume Sôseki avait commencé à publier sous Meiji, mais il est ici envisagé seulement dans le chapitre sur Taishô ; de même, Dazai Osamu avait déjà publié et avait rencontré un certain succès avant guerre, mais il est étudié ici pour l’essentiel dans la brève période, sous l’occupation américaine, séparant la défaite de son suicide ; d’une certaine manière, on pourrait en dire autant de Kawabata Yasunari, mais, le concernant, ainsi que Tanizaki Jun.ichirô par exemple, l'étude doit en fait se faire sur les deux chapitres, avec des implications différentes.

 

Je note, mais peut-être n’est-ce qu’une impression, que l’exposé me paraît de toute façon moins didactique dans ces trois chapitres que dans les quatre dus à Daniel Struve, ce qui se traduit à la fois, peut-être, par une plus grande attention aux détails (même si ce n’est donc probablement qu’une impression de façade ?), et, ai-e le sentiment, une subjectivité critique légèrement plus affirmée.

 

Le point le plus important, toutefois, est probablement que cette histoire de la littérature japonaise moderne et contemporaine s’autorise davantage d’analyse, sur un mode éventuellement comparatiste – par exemple, un trait marqué de cette seconde partie porte sur les relations complexes entretenues par la littérature et l’idéologie (de manière générale) ; et, dans les développements les plus récents, ce « Que sais-je ? » s’autorise de même quelques réflexions, par exemple, sur le renouveau marqué de la place des femmes dans la littérature japonaise contemporaine, ou encore sur l’expression littéraire des minorités, notamment coréenne.

Grandes lignes (bis)

 

La rupture de Meiji est violente, mais ne doit sans doute pas être exagérée pour autant : les auteurs de la fin de la période d’Edo continuent à publier au cœur même des bouleversements, sans que leur art en ait forcément beaucoup été affecté. Il faudra qu’une nouvelle génération prenne le relais, mais celle-ci doit d’abord se former.

 

L’ouverture sur le monde constitue probablement le plus grand des chocs, d’emblée : les jeunes auteurs japonais sont amenés à découvrir, et à marche forcée, la littérature occidentale, dont les principes sont parfois fort éloignés des canons de la littérature japonaise d’alors et de ses sources essentiellement chinoises – la fermeture n’était pas totale, avec la « science hollandaise », mais le rapport, quantitativement et sans doute aussi qualitativement, est tout autre.

 

Les mouvements littéraires sont assez tôt importés, tels le romantisme ou le naturalisme, même si, dans le contexte nippon, ces dénominations tendent souvent à prendre un tout autre sens, parfois bien éloigné de celui que nous connaissons. Mais, dans tous les cas, cela amène les écrivains à questionner leur art, au fil de longs débats passionnés : si les « essais », de manière générale, ne sont qu’exceptionnellement cités dans cet ouvrage, plusieurs cependant viennent contredire ce sentiment, mais c’est que leur propos est essentiellement littéraire. Le naturalisme est ainsi assez vite un courant dominant, mais, de la théorie à la pratique, il y a un pas parfois considérable, et les meilleurs théoriciens ne sont pas forcément les mieux placés pour exprimer artistiquement leurs convictions dans des romans qui seraient à la fois des démonstrations, et, garantie de leur véritable intérêt littéraire, bien plus que cela encore (il y en a, heureusement). Or les questionnements littéraires peuvent prendre des formes éventuellement inattendues (pour un béotien comme moi), et j’ai été intéressé, notamment, par ce long et complexe débat sur la place du langage parlé en littérature...

 

Mais un débat autrement crucial se poursuit tout au long de la période, auquel la plupart des grands auteurs prennent part, d’une manière ou d’une autre : sans vraie surprise cette fois, il résulte en une tension entre le Japon et l’Occident, et entre tradition et modernité. Les auteurs les plus avant-gardistes (pour un temps du moins), et qui se passionnent pour la littérature étrangère (qu’elle soit anglaise, allemande, française, russe, etc. – ce qui pouvait déboucher sur une forme d’affectation, par ailleurs), ne sont pas forcément les derniers à regretter la disparition supposée d’un monde authentiquement japonais, même si leur rapport à cet oubli varie énormément, de Natsume Sôseki à Kawabata Yasunari en passant par Akutagawa Ryûnosuke ou Tanizaki Jun.ichirô.

 

L’anomie en est une conséquence fréquente, et à vrai dire souvent traitée par ces mêmes auteurs – dont les variations sur le « naturalisme » prennent régulièrement la forme d’une quasi-autofiction, où la subjectivité de l’écrivain se muant en narrateur apparaît comme étant le seul gage d’une vérité d’un ordre supérieur, et en tant que telle authentiquement artistique. Une anomie, par ailleurs, dont les conséquences peuvent s’avérer fatales – voyez, d’une certaine manière, La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet, dans son saisissant chapitre sur les écrivains de Taishô (sans même parler de son ouverture et de sa fermeture avec le cas Mishima, mais nous parlons alors de la période ultérieure).

 

Ceci étant, ces auteurs, comme tout le monde, évoluent ; aperçus à divers moments de leur vie, et pas seulement de leur carrière littéraire, ils peuvent présenter des images somme toute très différentes. Certains meurent jeunes (Akutagawa Ryûnosuke, dont le suicide s’est avéré très retentissant, mais peut-être aussi Dazai Osamu un peu plus tard), sans totalement se prémunir de ce changement d’image. D’autres, qui vivent plus longtemps, abandonnent assez souvent leurs audaces avant-gardistes de jeunes auteurs, plus ou moins « chiens fous », pour se sublimer à terme dans une écriture à la fois plus personnelle et plus apaisée (ainsi de Kawabata Yasunari ou Tanizaki Jun.ichirô – ce dernier, par exemple, conserve sans doute un certain goût pour la provocation, mais sa réflexion, d’abord du fait du grand tremblement de terre du Kantô, ensuite via sa redécouverte de la littérature de Heian, si peu du goût des autorités militaires, en ont fait à terme un auteur nouveau – ou du moins n’est-il plus exactement alors l’auteur du Tatouage).

 

Noter que j’ai jusqu’alors essentiellement parlé de fictions – qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles. Mais la poésie et le théâtre ont toujours leur mot à dire durant cette période, qui digèrent chacun à sa manière les influences occidentales, quitte le cas échéant à revenir pourtant sur des formes japonaises classiques.

 

Littérature et idéologie

 

Un point qui m’a particulièrement intéressé, mais que je suppose ne pas être spécifique au Japon, même si la modernisation à marche forcée sous Meiji y a probablement eu sa part, c’est l’intrication permanente entre la littérature et l’idéologie.

 

C’est ici que les essayistes « non littéraires » (politiques, philosophes, etc.) jouent un rôle important, notamment via leurs traductions des intellectuels européens, ceux des Lumières (comme Rousseau par Nakae Chômin) ou d’autres plus tardifs – notamment les penseurs socialistes, d’abord sauf erreur dans une optique où la pensée chrétienne pèse d’un certain poids, ensuite de plus en plus dans une perspective marxiste, surtout à partir de la révolution russe de 1917 (mais la tentative de 1905, dans le contexte de la guerre russo-japonaise, lui avait sans doute pavé le terrain à cet égard). Ces idéologies « extérieures » imprègnent la pensée comme l’art de bon nombre d’écrivains, dont les romans, etc., ont un caractère marqué d’œuvres engagées, parfois même de démonstrations « scientifiques » : avant que le roman social ou prolétarien ne s’affiche comme un courant légitime sinon majoritaire, le romantisme ou peut-être plus encore le naturalisme « japonisés » n’étaient finalement pas plus innocents à cet égard. La vie intellectuelle, à l’époque, passe souvent par des revues littéraires volontiers avant-gardistes, où la pensée politique et la création littéraire s’associent, même si parfois de manière confuse (entendre par-là qu’un même « groupe », autour d’une revue donnée, peut être constitué d’auteurs à la pensée en fait toute différente). L’ouverture de Taishô aux principes libéraux et démocratiques était particulièrement favorable à ce bouillonnement idéologique – même s’il s’agissait somme toute d’une période fort brève, entre les avatars les plus stricts de Meiji (en matière de liberté d’expression tout particulièrement, avec surtout le procès et l’exécution des « anarchistes » autour de Kôtoku Shûsui, qui a considérablement affecté les intellectuels du temps) et la tournure militariste de Shôwa dans les années 1930.

 

Certains, parmi ces auteurs d’alors, embrassaient donc la modernité et les idéologies occidentales, mais d’autres, pas moins nombreux, avaient sans doute une approche plus pondérée. D’autres, enfin, en contrepoint, en tiraient argument pour opérer un repli sur soi qui, à terme, s’accommoderait de l’ultra-nationalisme des premières années de Shôwa jusqu’à la défaite – à moins qu’il ne l’ait suscité, ou du moins y ait eu sa part. Les « études nationales » n’impliquaient pas nécessairement cette conclusion, certes, mais l’exaltation du kokutai pouvait ainsi s’exprimer en dehors du seul champ strictement politique.

 

Dans tous les cas, le risque était grand d’un carcan nuisant à l’expression libre et à la création pleinement artistique, mais les meilleurs auteurs ont su s’en émanciper – à moins bien sûr qu’ils n’aient choisi, délibérément, de ne pas s’inscrire dans ce débat, ce qui n’avait rien d’évident. Mais je suppose que les abstentions aussi peuvent s’avérer marquées idéologiquement : ne pas écrire pendant la guerre n’était pas un acte neutre (le cas le plus marquant, car explicite, ai-je l’impression, est celui de Nagai Kafû) ; y consacrer son temps à l’exhumation d’un autre Japon, pré-guerrier, non plus (ainsi de Tanizaki Jun.ichirô « modernisant » Le Dit du Genji).

 

C’est que l’idéologie en littérature devient plus problématique encore quand elle implique la répression sur un mode totalitaire. Il semblerait que la littérature nippone n’ai pas été aussi systématiquement « aux ordres » qu’en Allemagne nazie ou dans l’URSS stalinienne, mais la marge de manœuvre des auteurs demeurait limitée – l’immédiat avant-guerre a pu produire des œuvres importantes, mais elles sont très rares, voire inexistantes, entre 1937 et 1945.

 

Il y a un cas particulier à noter, et qui concerne ceux qui s’étaient jusqu’alors affichés comme ralliés à une idéologie jugée hostile par le régime en place – le communisme en premier lieu. Certains croupissent en prison, à l’instar des principales figures du parti, mais pas tous – et nombre de ces écrivains, plus ou moins contraints et forcés, rédigent alors des œuvres en forme de « confessions » (tenkô), largement diffusées : il s’agit pour eux de revenir sur leur passé pour expliquer mais aussi critiquer leurs engagements de jeunesse, en louant bien au contraire le nouveau régime en place, qui leur a permis « d’ouvrir les yeux » sur leurs errements idéologiques. C’en est au point où ces tenkô constituent peu ou prou un genre littéraire à part entière !

 

Je ne vais pas m’étendre davantage sur le sujet ici (c’est passionnant, mais je ne suis clairement pas compétent), mais, si les développements qui précèdent valent surtout pour l’avant-guerre, la question a pu se poser ensuite également, même si dans des termes sans doute bien différents : un Mishima Yukio en témoigne, je suppose – mais peut-être aussi un Ôe Kenzaburô (je n’en suis pas bien sûr, hein : peut-être).

Développements plus récents

 

Le dernier chapitre, touffu, mais peut-être aussi un peu plus chaotique, traite de la littérature japonaise depuis 1945 jusqu’à nos jours. Les grandes figures n’y manquent pas, incluant Kawabata Yasunari, Tanizaki Jun.ichirô ou Dazai Osamu, qui avaient déjà entamé (voire bien plus que ça surtout dans le cas de Tanizaki) leur carrière avant-guerre, mais aussi des auteurs d’une autre génération, comme surtout Mishima Yukio ou Abe Kôbô, puis Ôe Kenzaburô, et bien d’autres encore (j’aurais envie de citer, par exemple, Nosaka Akiyuki, ou Endô Shûsaku...), jusqu’à la star actuelle Murakami Haruki, en passant par, que sais-je, Murakami Ryû, Ogawa Yôko, ou même Abe Kazushige…

 

C'est l’occasion de quelques développements sur les évolutions plus récentes de la littérature japonaise, de divers ordres. Une question m’intéresse tout particulièrement, sans surprise, mais, sans vraie surprise non plus, n’est finalement guère traitée ici – elle l’est toutefois, je ne suppose que je n’ai pas à m’en plaindre : il s’agit de la place de la littérature populaire, et notamment de la littérature de genre – qui en vient à dépasser progressivement celle de la littérature populaire, pour être honnête. Avant-guerre, elle n’est qu’à peine évoquée – on y mentionne bien des récits historiques et éventuellement feuilletonnesques comme La Pierre et le sabre, de Yoshikawa Eiji, mais le policier et le fantastique, sans même parler de la science-fiction pour l’heure, ne sont guère envisagés qu’au travers de quelques lignes consacrées à Edogawa Ranpo. Les contes d'un Akutagawa Ryûnosuke, par ailleurs, ne sont tout simplement pas envisagés dans cette optique. Pour m’en tenir à ma SFFF adorée, je note que la situation après-guerre est probablement différente – ceci, alors même que le genre en tant que tel n’est finalement pas représenté dans ce petit livre (pas même via Tsutsui Yasutaka, par exemple – ou Suzuki Kôji, peut-être) ; par contre, Jean-Jacques Tschudin relève que divers auteurs non associés au genre en tant que tels ont cependant beaucoup écrit dans ces domaines – on s’attarde plus particulièrement sur le cas d’Abe Kôbô, d’ailleurs, le plus flagrant sans doute, et le plus varié ; mais, plus récemment, Ogawa Yôko ou Murakami Haruki peuvent également être envisagés dans cette perspective. Je suppose que le cas d'Akutagawa n'était pas si différent, pourtant, mais ça se discute.

 

Sans que cela relève forcément du genre, mais avec des connotations populaires qui ne coulaient pas forcément de source, l’auteur relève que l’édition nippone produit régulièrement, et même de plus en plus, des best-sellers – on pense bien sûr d’emblée à Murakami Haruki, mais, pour citer des auteurs que j’ai pratiqués, c’est très probablement le cas aussi d’Ogawa Yôko. Surtout, ces succès instantanés tendent à s’exporter bien plus vite qu’auparavant, que ce soit dans d’autres médias (Jean-Jacques Tschudin mentionne par exemple l’adaptation à succès de La Formule préférée du professeur, d’Ogawa Yôko), ou par-delà les frontières du Japon : les traductions (en anglais, en français, etc.) sont aujourd’hui bien plus rapides et diverses qu’elles ne l’ont longtemps été – on revient une fois de plus à Murakami Haruki, bien sûr, pour qui c'est peu ou prou immédiat, mais l’auteur cite d’autres cas bien moins médiatiques, comme celui d’Abe Kazushige.

 

Mais « la sociologie de l’édition nippone », disons, mérite sans doute qu’on s’y arrête également. Jean-Jacques Tschudin relève ainsi que la place des femmes, dans la littérature japonaise contemporaine, est sans commune mesure avec ce que l’on avait connu depuis Meiji (évidemment, le cas antique est bien différent, mais la comparaison ne fait sans doute guère de sens… Évidemment aussi, il y avait des exceptions notables sous Meiji et Taishô) ; les auteures d’aujourd’hui (dont Ogawa Yôko bien sûr, mais il y en a bien d’autres) sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus publiées aussi, et vendent souvent beaucoup. L’image comme les thèmes de la littérature japonaise moderne et contemporaine ont pu dès lors évoluer dans des directions qui auraient paru parfaitement inattendues il y a quelques décennies à peine – dans une société qui demeure sans doute passablement machiste.

 

Autre question éventuellement liée, celle de la place des minorités dans les lettres japonaises : la communauté coréenne, notamment, longtemps « cachée » (nous parlons surtout des Coréens qui s’étaient installés ou avaient été installés de force au Japon avant 1945, et de leurs descendants), semble se révéler un peu partout dans les médias, et dans les lettres comme ailleurs – avec une part de questionnement identitaire, sans doute ; là encore, le paysage littéraire japonais ne peut qu’en être affecté.

 

Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire, et avec plus d’assurance tant qu’à faire – du moins ai-je essayé de donner un aperçu de ce qui m’avait le plus intéressé dans cette seconde partie du « Que sais-je ? ».

 

Quelques titres (bis)

 

Vous reprendrez bien un peu de name-dropping ? Allez, comme plus haut et avec les mêmes principes (en notant que Jean-Jacques Tschudin cite probablement beaucoup plus d’œuvres que Daniel Struve – mais, le contexte étant tout autre, cela n’a sans doute rien de vraiment étonnant ; je m’en tiens d’autant plus aux seules œuvres expressément citées, et cette fois dans l’ordre alphabétique des auteurs, dans chaque catégorie)…

 

Il y a ce que j’ai déjà lu : La Face d’un autre, d’Abe Kôbô ; Rashômon, Le Nez, Figures infernales, Les Kappa ou encore Engrenage, autant de nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke ; Silence, d’Endô Shûsaku ; Étude à propos des chansons de Narayama, de Fukazawa Shichirô ; Le Fusil de chasse et La Favorite, d’Inoue Yasushi ; Pays de neige et Les Belles endormies, de Kawabata Yasunari ; Le Pavillon d’or et Madame de Sade, de Mishima Yukio ; Les Bébés de la consigne automatique et Bleu presque transparent, de Murakami Ryû ; Les Pornographes (que je compte relire sous peu) et La Tombe des lucioles, de Nosaka Akiyuki ; La Piscine et La Formule préférée du professeur, d’Ogawa Yôko ; Éloge de l’ombre et La Clef, de Tanizaki Jun.ichirô ; Soleil, de Yokomitsu Riichi (ce dernier titre a été traduit depuis cette édition)...

 

Il y a ce que je me suis procuré, sans encore avoir eu l’occasion de le lire : Projection privée, d’Abe Kazushige ; La Femme des sables et Le Plan déchiqueté, d’Abe Kôbô ; La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu ; La Chenille jaune, d’Edogawa Ranpo ; Pluie noire, d’Ibuse Masuji ; Fugen ! et Errance sur les six voies, d’Ishikawa Jun ; La Confession d’un masque, de Mishima Yukio ; Miso Soup, de Murakami Ryû ; La Sumida, de Nagai Kafû ; Le Pauvre Cœur des hommes, de Natsume Sôseki ; La Pierre et le sabre, de Yoshikawa Eiji...

 

Il y a ce dont j’avais entendu parler, mais sans en avoir fait l’acquisition pour l’heure : Cahier Kangourou ainsi que Les Amis, d’Abe Kôbô ; Soleil couchant, de Dazai Osamu ; Un admirable idiot, d’Endô Shûsaku ; Les Fleurs de l’été, de Hara Tamiki ; Nuages flottants, de Hayashi Fumiko ; La Danseuse d’Izu, Nuée d’oiseaux blancs, et Le Grondement de la montagne, de Kawabata Yasunari ; Le Bateau-usine, de Kobayashi Takiji ; Histoire d’un squelette, de Matayoshi Eiki ; La Mer de fertilité, Après le banquet et Cinq Nôs modernes, de Mishima Yukio ; La Danseuse, et Le Jeune homme, de Mori Ôgai ; La Ballade de l’impossible et Chroniques de l’oiseau à ressort, de Murakami Haruki ; Feu d’artifice, de Nagai Kafû ; Miracle, de Nakagami Kenji ; Le Jeu du siècle, M/T et l’histoire des merveilles de la forêt, ou encore Adieu, mon livre !, d’Ôe Kenzaburô ; Les Feux, d’Ôoka Shôhei ; La Transgression, de Shimazaki Tôson ; Je suis un chat, ainsi que Botchan, de Natsume Sôseki ; Le Tatouage, Le Goût des orties et Le Journal d’un vieux fou, de Tanizaki Jun.ichirô ; Futon, de Tayama Katai...

 

Il y a enfin (et surtout ?) ce dont je n’avais jamais entendu parler : Une femme, d’Arishima Takeo ; Kae ou les deux rivales, d’Ariyoshi Sawako ; Mes dernières années, de Dazai Osamu ; Yôko, et Le Passeur, de Furui Yoshikichi ; Qui est le plus grand ?, de Higuchi Ichiyô ; Pas de consultation aujourd’hui, d’Ibuse Masuji ; La Saison du soleil, d’Ishihara Shintarô ; Le Faucon et Les Asters, d’Ishikawa Jun ; La Ronde nocturne de l’agent de police, d’Izumi Kyôka ; L’Opéra des gueux, et Les Ténèbres d’un été, de Kaikô Takeshi ; La Pagode à cinq étages, de Kôda Rohan ; Le Cercle de famille, de Kojima Nobuo ; La Chasse à l’enfant, de Kôno Taeko ; Le Parti, de Kurahashi Yumiko ; L’Oie sauvage, et Vita sexualis, de Mori Ôgai ; La Fin des temps et Le Passage de la nuit, de Murakami Haruki ; Une histoire singulière à l’est du fleuve, de Nagai Kafû ; Zone de vide, de Noma Hiroshi ; Une existence tranquille, d’Ôe Kenzaburô ; La Dame de Musashi et L’Ombre des fleurs, d’Ôoka Shôhei ; Retour au pays, d’Osaragi Jirô ; Le Démon doré, d’Ozaki Kôyô ; La Chute, L’Idiote ou encore Une femme et la guerre, de Sakaguchi Ango ; Le Crime de Han, Seibei et ses gourdes, À Kinosaki, ou encore Errances dans la nuit, de Shiga Naoya ; Au bord de la piscine, de Shôno Junzô ; Oreiller d’herbes, Sanshirô, La Porte ou encore Clair-obscur, de Natsume Sôseki ; Shunkin, esquisse d’un portrait, ou Bruine de neige, de Tanizaki Jun.ichirô ; Train de nuit avec suspects, ou L’Œil nu, de Tawada Yôko ; Le Quartier sans soleil, de Tokunaga Sunao ; Le Bouddha blanc, de Tsuji Hitonari ; Poursuivie par la lumière de la nuit, de Tsushima Yûko ; Sang et os, de Yan Sogiru ; La Chambre noire, de Yoshiyuki Jun.nosuke ; Le Berceau au bord de l’eau, de Yû Miri...

 

Y a du boulot, hein ? (Bis.)

 

PASSIONNANT

 

Bilan plus que satisfaisant pour ce « Que sais-je ? », donc. D’une lecture agréable et d’un abord plutôt aisé, il constitue une excellente introduction à la littérature japonaise aussi bien classique que moderne et contemporaine. Chaudement recommandé à quiconque, à l’instar de votre serviteur, découvre cette matière passionnante.

 

Il y a sans doute bien plus à en dire, et, au sortir de ce petit livre, j’ai d’ores et déjà envie d’en lire davantage sur le sujet, avec des ouvrages pouvant s’émanciper des contraintes de la collection. Mais sans doute est-ce en vérité un réflexe malvenu : il me faudra y revenir en temps utile, mais, d’ici-là, j’ai plein de livres à lire – ceux dont parle cet essai. Il y en a beaucoup, et plus qu’alléchants. Au travail !

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Nuisible, vol. 3, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

Publié le par Nébal

Nuisible, vol. 3, de Masaya Hokazono et Yu Satomi

HOKAZONO Masaya et SATOMI Yu, Nuisible, vol. 3, [蟲姫, Mushihime], traduit [du japonais] et adapté en français par Pascale Simon, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2015] 2017, 203 p.

FINALE

 

Troisième et dernier tome de Nuisible, manga signé Hokazono Masaya au scénario et Satomi Yu au dessin. Et pas plus mal que ce soit le dernier, parce que la série, à mes yeux, n’a clairement pas tenu les promesses que l’on pouvait y supposer au sortir du premier tome, qui n’avait certes rien d’exceptionnel, mais demeurait pourtant séduisant et même intrigant. Hélas, depuis, les choses se sont gâtées, dans les deux tomes suivant – chacun ayant par ailleurs des traits qui lui sont propres.

 

Dans le tome 2, finalement, on ne pouvait guère qu’isoler le huis-clos terrible et lourdement chargé d’un érotisme glauque, dévorant et tenant peu ou prou du viol, qui confrontait la fille insecte Kikuko et son amant plus ou moins malgré lui Ryôichi – en fait, je suis porté à croire que les trois tomes n’avaient guère pour fonction, dans leur ensemble, que de justifier ce passage très réussi.

 

Mais le tome 3 ne peut guère mettre en avant quoi que ce soit de véritablement convaincant. Conclusion sur le mode du thriller horrifique, censément nerveux, il pèche sur le plan du scénario, passablement je-m’en-foutiste et limité au possible, et se reposant intégralement sur le dessin – qui, étrangement, devient (enfin ?) un atout de Nuisible ; un peu tard, sans doute…

 

Mais le bilan global est donc franchement négatif.

 

DEHORS, DEDANS

 

Dans la foulée de ce qui avait été amorcé à la fin du tome précédent, mais peut-être plutôt à la façon d’un reflet dans un miroir, le tome 3 de Nuisible repose tout d’abord sur une opposition entre macrocosme et microcosme – le macrocosme consistant essentiellement en scènes d’extérieur, où les nuées d’insectes excités par les phéromones de Kikuko ravagent la ville, tandis que le microcosme consiste en un nouveau huis-clos, mais hospitalier, et où les personnages (surtout) de Tomomi et de Kuzumi assistent plus ou moins désarmés à la copulation de Kikuko et Ryôichi, laquelle suscite bien un écho par rapport au huis-clos du tome 2, forcément plus « intime » cependant. Le mouvement est toutefois peut-être inverse, car, même avec l’alternance des séquences, l’impression est cette fois que le macrocosme nous ramène au microcosme.

 

Peut-être ne faut-il néanmoins pas appuyer excessivement sur cette dimension, parce que le huis-clos l’emporte assez vite – dans un contexte hospitalier qui n’a pas manqué de me rappeler une lecture récente, passablement désastreuse, le Manitou de Graham Masterton…

 

Il faut dire que les scènes d’extérieur brillent à peu près uniquement au plan du dessin, sur les mêmes bases que dans le tome précédent. Autrement… Eh bien, c’est du récit catastrophe, et somme toute bien banal ; les insectes ravageant la ville autorisent bien quelques saynètes amusantes/terrifiantes, mais finalement bien rares, et qui ne font que répéter les mêmes codes du genre depuis, disons, au moins Les Oiseaux. Tout, ici, est tellement éculé… S’agit-il alors d’une parodie ? Je ne l’exclus pas totalement…

 

INCESTE INSECTE

 

À l’intérieur de l’hôpital – quelle bonne idée que de faire récupérer le pauvre Ryôichi dans la morgue ! –, les choses ne vont pas beaucoup mieux, en matière d’intérêt narratif.

 

Pour l’essentiel, nous y voyons donc Kikuko imposer son besoin oppressant de se reproduire à un Ryôichi dont les sentiments sont finalement assez ambigus, terreur et désir étant sans cesse emmêlés. Il faut dire que les deux jeunes gens sont liés, bien davantage et autrement qu’ils ne le croient ; pas la meilleure idée de la BD en ce qui me concerne, pourtant...

 

Par ailleurs, après un tome 2 qui avait globalement fait l’impasse sur cette dimension du récit, nous avons à nouveau le sentiment (au moins vague…) d’une Kikuko qui présente une certaine fragilité, qui a quelque chose de désespéré et profondément douloureux – idée exprimée graphiquement par ses larmes, qui refont leur apparition après une longue ellipse, et que, dans ce contexte, on ne peut plus vraiment qualifier de « larmes de crocodile ».

 

Le pinacle, concernant les deux amants, réside probablement dans leur union bouche à bouche, quand les inévitables filaments ou tentacules jaillissant entre les lèvres de Kikuko pénètrent Ryôichi pour sceller leur amour. Une séquence amorcée de longue date, en termes de fusion.

 

TÉMOINS OU ACTEURS

 

Kikuko et Ryôichi ne sont toutefois pas seuls dans leur nid d’amour, cette fois – car deux personnages, essentiellement, tournent sans cesse autour d’eux ; ils donnent à vrai dire presque l’impression d’avoir été conviés au spectacle… et surtout d’être désarmés.

 

Ainsi de Tomomi, l’amoureuse frustrée de Ryôichi, qui n’est finalement pas le moins du monde définie autrement. Comme de juste, mais avec le sentiment indu que cela relève plus de l’héroïsme que de la vulgaire jalousie, elle interviendra dans l’union bouche à bouche de son petit ami putatif et de la salope insectoïde, perturbant la fusion dans un délire organique qui pourrait évoquer, que sais-je, du Cronenberg, peut-être...

 

Ainsi aussi de Kuzumi, le savant fou qui se prend pour Van Helsing, et qui a juré d’anéantir Kikuko – dont il sait, lui seul, comment elle est devenue ce qu’elle est. Yeux fous, manières arrogantes, propension à livrer quantité d’explications changeantes mais sans guère s’attarder sur leur cohérence… Toujours aussi pénible, le gazier. Et fonctionnel, puisqu’il semble avoir pour propos « d’expliquer », donc, chaque nouveau développement, mais sans jamais convaincre. Il est supposé aussi tuer Kikuko, mais sa manière de s’y prendre – en usant contre la créature évoluée du principe même de l’évolution – sent aussitôt la foirade, et à bon droit. À la limite, il est presque plus pertinent quand il dérive à nouveau sur les références mythologiques, alors même que l’eau, très connotée symboliquement, semble perturber son « rituel » aux prétentions pourtant rationnelles.

 

Les deux personnages, quoi qu’il en soit, oscillent donc entre les rôles de témoins et d’acteurs. Qu’importe au fond : ils sont tellement inintéressants (Tomomi surtout) ou ennuyeux (mais au plus mauvais sens du terme, Kuzumi)…

 

Comme l’est en fait la BD dans son ensemble – toujours plus terne et convenue, toujours plus « automatique ». Et ce jusque dans la dimension horrifique censément essentielle à la série, qui abuse d’effets « presse-bouton », à la « jump scare » sur papier, et de rebondissements finalement inutiles – ah ah elle n’est pas vraiment morte, oh oh lui aussi est dangereux, etc. Stinger inclus (pourtant très incongru au regard de l'épilogue).

 

LE DESSIN, ÉTRANGE ATOUT (UN PEU TARDIF)

 

On reconnaîtra cependant que la dimension horrifique de la BD, si elle est traitée avec bien trop de légèreté par le scénariste Hokazono Masaya, offre peut-être enfin à la dessinatrice Satomi Yu l’occasion de briller dans un registre proprement manga – éventuellement sous influence, car, là encore, cela a pu me rappeler Itô Junji, encore qu’avec probablement plus de finesse.

 

J’en avais fait la remarque dans mes retours sur les deux premiers tomes : si Satomi Yu était probablement une très bonne illustratrice, ainsi qu’en témoignaient notamment les couvertures et têtes de chapitres, elle faisait ici ses véritables débuts dans le manga, avec peut-être plus ou moins de conviction. Son dessin, globalement, me paraissait fade, à ceci près qu’il jouait à sa manière sur les contrastes, en profitant des quelques occasions où le scénario lui permettait de tenter des choses un peu « différentes » : cela valait pour l’aura hollywoodienne de Kikuko, a fortiori dans les scènes glauquement érotisées du huis-clos chez Ryôichi, ou, dans un tout autre registre, pour la figuration des nuées d’insectes, entre abstraction minimaliste et hyperréalisme pointilleux, fonction des circonstances et des besoins de la narration.

 

Ici, j’ai l’impression qu’elle atteint un équilibre qui lui faisait défaut jusqu’alors, et le résultat d’ensemble est bien plus convaincant. Les scènes d’horreur, graphiquement, sont réussies, et les personnages, Kuzumi mis à part car hors-concours (graphiquement, et peut-être aussi narrativement, c’est lui le vrai monstre), peuvent aussi exprimer, jusque dans les moments les plus terribles, un semblant d’émotion qui manquait bien trop jusqu’alors (car les artifices des larmes de Kikuko, de la fatigue de Ryôichi ou des joues rougissantes de Tomomi n’étaient pas suffisamment convaincants à cet égard).

 

En fait, ce troisième tome repose essentiellement sur le dessin de Satomi Yu – le scénario de Hokazono Masaya est de toute façon en roue libre, limite « je m’en balek ». Ce qui se traduit d’ailleurs par un texte pour le moins limité, qui incite d’autant plus à s’attarder sur le dessin ; il n'y a finalement pas grand-chose d'autre.

 

Pourtant, le dessin n'est pas irréprochable, loin de là – notamment dans la mesure où l’ensemble est souvent confus, mais le peu de texte qui demeure y a probablement sa part de responsabilité.

 

Reste que le dessin de Satomi Yu constitue un atout, et même l’atout, de ce troisième tome – oui, un atout bien tardif… Mais, vous vous en doutez, cela ne suffit pas à sauver ce dernier volume de Nuisible – ou à vrai dire la série tout entière.

 

TANT PIS POUR LES PROMESSES

 

Car Nuisible, récit achevé en trois tomes, est globalement une déception. Si le premier volume n’était pas bouleversant ou irréprochable, il paraissait cependant contenir assez de promesses pour justifier la lecture des deux autres volumes (et la brièveté annoncée de la série jouait également en sa faveur) – ambiance lycéenne glauque, personnages aux pulsions inquiétantes, fond et « explications » (le réchauffement climatique, l’évolution, l’insignifiance presque cosmique des hommes face au règne des insectes, etc.)... Ces promesses, peut-être illusoires certes, n’ont pas été tenues.

 

La faute, pour l’essentiel, à un scénario fainéant et sans âme, saturé de gimmicks foireux et pas à une contradiction près – les errances du récit donnent à ce stade l’impression que Hokazono Masaya se moque de ce qu’il fait, sinon du lecteur.

 

Et je maintiens : j’ai l’impression que la série dans son ensemble a quelque chose d’une « justification » pour quelques séquences à la fois visuelles et sordides quant à elles bien pensées et bien exécutées, dont le pinacle réside dans le huis-clos du tome 2 – ce qui précède n’avait guère d’importance, ce qui suit n’en a aucune. C’est de l’enrobage, et pas exactement soigné.

 

Quant au dessin de Satomi Yu, s’il a progressé sur la durée des trois tomes, il a longtemps été bien trop terne pour véritablement convaincre, ne s’autorisant que trop rarement des audaces qui, globalement, lui ont pourtant toujours profité.

 

Nuisible n’est pas forcément une série « mauvaise » à proprement parler – mais peut-être que si en même temps... Par contre, elle est sans doute tristement médiocre, et allègrement dispensable.

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La Femme de Villon, de Dazai Osamu

Publié le par Nébal

La Femme de Villon, de Dazai Osamu

DAZAI Osamu, La Femme de Villon, [ヴィヨンの妻, Biyon no tsuma], traduction [du japonais] de Paul Anouilh, Paris, Phébus – Sillage, [1947, 1994] 2017, 60 p.

DAZAI OSAMU OU L’OBSESSION SUICIDAIRE

 

Aujourd’hui, je m’en vais vous parler d’un très, très petit livre – une nouvelle d’une cinquantaine de pages très aérées. Le challenge sera donc de ne pas vous infliger un article plus long que le livre dont il traite (aha).

 

Dazai Osamu est un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle. Pour autant, je n’en savais rien il y a peu encore, ou du moins son nom ne me disait-il rien… En fait, je n’ai vraiment fait attention à ce personnage qu’à partir de ma lecture de La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet. Dans cet important et édifiant essai, l’auteur consacre un certain nombre de pages à ces écrivains nippons contemporains qui se sont donnés la mort. Les cas, mettons, d’Akutagawa Ryûnosuke, Mishima Yukio ou Kawabata Yasunari sont bien connus et documentés, mais il y en a beaucoup d’autres – et celui de Dazai Osamu a quelque chose de fascinant ; sans doute, d’une certaine manière, parce que l'auteur exprimait lui-même cette fascination pour le suicide (fascination que je partage, je ne vais pas prétendre le contraire), mais au point où la mort volontaire tenait chez lui de l’obsession – et régulièrement sous la forme du shinjû, tel un héros tragique des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu (ce qui a pour le coup quelque chose de plus qu’inquiétant, car se pose alors la question de sa responsabilité dans les gestes suicidaires de ses compagnes).

 

Cette obsession remonte au plus tard au suicide, motivé par une « vague inquiétude », d’Akutagawa Ryûnosuke, en 1927. Celui qui ne s’appelle pas encore Dazai Osamu mais toujours Tsushima Shuji est alors âgé de 18 ans, et l'auteur encore jeune de Rashômon, etc., était son idole, aussi est-il très affecté par cette nouvelle. La suite de sa vie, tumultueuse par ailleurs, sera traversée de part en part de tentatives de suicide infructueuses, jusqu’à ce que l’auteur parvienne enfin à se donner la mort, en 1948, à l’âge de 38 ans. La première tentative a semble-t-il lieu le 10 décembre 1929, quand le jeune homme, étudiant guère assidu, à la veille d’examens qu’il savait ne pas être en mesure de réussir, engloutit des somnifères ; il survit pourtant, et, pour l'anecdote, réussira ses examens l’année suivante. Toutefois, en octobre de la même année, sa complexe vie sentimentale l’amène à passer à nouveau à l’acte : s’étant enfui avec Oyama Hatsuyo, une geisha, aux cris d’orfraie de sa famille aristocrate qui l’a aussitôt « exclu », le jeune homme fait la rencontre d’une hôtesse de bar encore adolescente ; tous deux, pourtant des inconnus l’un pour l’autre ou peu s’en faut, font un double suicide par noyade – tant pis pour la geisha, bizarrement laissée de côté. Shuji survit, à l’évidence, récupéré par des pêcheurs… mais pas la jeune femme ; la police s’interroge sur la responsabilité de notre futur auteur (qui l’accable, d’une manière ou d’une autre), mais sa famille revient aussitôt sur son « expulsion » pour clore discrètement l’affaire… et Shuji épouse presque aussitôt Hatsuyo, avec cette fois la bénédiction des siens ! Lesquels obtiennent certes qu’il se calme un peu (notamment sur le plan politique, car le jeune aristocrate fricotait avec les marxistes japonais). La tentative suivante a lieu le 19 mars 1935, par pendaison – nouvel échec. Peu après, Dazai Osamu doit être hospitalisé en psychiatrie, non pas en raison de sa dépression (marquée) ou de son obsession suicidaire, mais parce qu’à la suite d’une opération chirurgicale il a développé une addiction pour un dérivé de la morphine ; mais, pendant son internement, son épouse Hatsuyo commet l'adultère avec le meilleur ami de l’écrivain… Lequel l’apprend, confronte son épouse – et c’est une nouvelle tentative de double suicide ! Les amants contrariés, en fait guère amoureux à ce stade, avalent ensemble des somnifères, mais survivent tous les deux ; le divorce ne tarde guère (et Dazai se remarie presque aussitôt...). Une dizaine d’années s’écoule, marquées par une carrière littéraire brillante (même pendant la guerre, fait très rare) associée à une vie quotidienne dissolue et décadente, où l’alcoolisme occupe une place essentielle ; la vie sentimentale de l’auteur demeure par ailleurs très complexe, et, ai-je l’impression, impulsive. Enfin, le 13 juin 1948, c’est un nouveau et ultime double suicide : l’auteur et sa maîtresse, pour qui il a quitté subitement femme et enfants, se noient ensemble dans un aqueduc en crue. Le corps de l’écrivain est retrouvé le 19 juin seulement – ironiquement, la date de son 39e anniversaire.

 

Mais cette obsession, sans surprise, imprègne aussi l’œuvre de l’écrivain. Dès ses tout premiers textes, vers le milieu des années 1930, le suicide figure parmi ses thèmes de prédilection. Plus globalement, son approche pessimiste de la vie comme de la littérature doit être relevée, qui insiste notamment sur des personnages dont l’existence est devenue insupportable, mais qui, ainsi que lui-même, « se ratent » à chaque tentative d’en finir – peut-être parce qu’ils sont de toute façon trop apathiques pour souhaiter concrètement mourir ?

 

La Femme de Villon, nouvelle datant de 1947, soit un an avant la mort de l’auteur, en témoigne – une nouvelle souvent considérée comme faisant partie des plus grandes réussites de Dazai (et qui a connu plusieurs éditions françaises, au passage), dans cette brève période de l’immédiat après-guerre qui a correspondu à son apogée, et durant laquelle il a également écrit ses deux romans les plus célèbres, Soleil couchant et La Déchéance d’un homme (lequel ne paraîtra qu'à titre posthume).

 

LA FEMME ET SON ÉCRIVAIN D’ÉPOUX

 

Le récit est à la première personne, et notre narratrice est une certaine Mme Otani, âgée de 26 ans, mariée, avec un enfant très fragile. Le récit est immédiatement contemporain de sa publication, et nous sommes donc en pleine occupation américaine.

 

Mme Otani vit dans des conditions passablement miséreuses et dures – elle fait les frais de l’alcoolisme de son mari, un sale bonhomme haineux et violent… Mais elle n’avait pas idée de sa déchéance : un couple furibond vient toquer à leur porte, accusant M. Otani de vol ; le soûlard menace ses accusateurs avec un couteau, et prend la fuite sans demander son reste. Sa femme ne comprend pas bien ce qui se passe, et invite ses visiteurs à lui expliquer de quoi il retourne. Il se trouve qu’ils tiennent un débit de boisson, que M. Otani fréquente de longue date, mais il a accumulé bien trop de dettes, et, tout récemment, il a même glissé ses sales pattes dans la caisse !

 

Mme Otani n’est finalement pas surprise – la turpitude de son époux était visible, et il ne ramenait certes pas d'argent à la maison, c'était plutôt le contraire... Mais elle prend l’affaire à la légère et même à la rigolade, avec un naturel tel que les accusateurs de son époux éclatent de rire avec elle. Sur un coup de tête teint de mensonge (initialement du moins), la jeune femme va offrir de travailler pour les créanciers de M. Otani, afin de les rembourser et de gagner de quoi survivre avec son enfant. Car les liens sont plus que distendus avec son époux – l’écrivain, qui vient de signer un article sur François Villon, et qui continue de fréquenter l’établissement où elle travaille désormais, bras dessus bras dessous avec d’autres femmes. Ceci dans un monde frontalement sordide, voire redoutable, mais qu’il s’agit d’accepter avec une indifférence nécessaire, et même souriante, en fait, au milieu des drames.

 

L’AUTOBIOGRAPHIE REPORTÉE

 

Dazai Osamu est souvent considéré comme étant le plus grand représentant du genre littéraire japonais watakushi shôsetsu (ou shishôsetsu), où l’auteur est lui-même le protagoniste, d’une certaine manière à mi-chemin entre l’autobiographie et l’autofiction. Ce genre a ses codes – et, à vrai dire, Dazai Osamu les a semble-t-il si souvent détournés que certains commentateurs ont supposé qu’il faudrait en fait relativiser voire contester l’assimilation de l’auteur à ce courant littéraire.

 

D’une certaine manière, je suppose que La Femme de Villon en témoigne. M. Otani est clairement une transposition de l’écrivain lui-même – ce qui n’apparaît pas dès le début : à vrai dire, que cet ivrogne violent vivant dans la misère noire soit un écrivain a probablement quelque chose de surprenant, presque choquant, au tout début. Mais tout colle : l’extraction aristocratique aussi bien que l’alcoolisme, la francophilie (le choix de faire allusion à François Villon, grand poète et franche canaille, colle assurément au personnage, ou en tout cas aux représentations que l'auteur s'en fait) comme les adultères à répétition, la reconnaissance de ses contemporains ne le préservant pas de la misère, et, bien sûr, l’obsession de la mort, et plus précisément du suicide, ou plus précisément encore de sa tentative (pp. 49-50) :

 

Tu me diras peut-être que j’ai une grande gueule, mais je ne désire qu’une chose : crever ! J’y pense depuis longtemps. Si je meurs, je suis sûr que tout le monde sera content. Mais je n’y arrive pas. Quelque chose de bizarre, une espèce de dieu terrible, me retient.

C’est que tu as encore du travail.

Du travail ! C’est de la blague ! Il n’est pas question de chefs-d’œuvre, pas plus que de rossignols ! Est bon ce que les lecteurs approuvent, mauvais ce qu’ils réprouvent. Exactement comme l’air qu’on respire : on l’aspire, on l’expire. Ce qui me fait peur, c’est qu’il y a un dieu quelque part dans l’univers. Il y en a un, n’est-ce pas ?

Pardon ?

Il y en a un, non ?

C’est trop fort pour moi !

Je te comprends !

 

Plus tard, à la lecture d’une critique de ses écrits, il s’explique un peu plus (p. 57) :

 

Bon ! Encore un autre qui dit du mal de moi ! Il me traite de faux noble et d’épicurien. Il n’y est pas du tout ! Il aurait dû écrire : un épicurien qui a peur de Dieu !

 

Mais justement : Otani/Dazai n’est pas le narrateur, c’est l’épouse d’Otani qui endosse ce rôle. Du coup, la dimension autobiographie/autofiction demeure, mais non sans une certaine mise à distance – et c’est un procédé très bien vu, parce que, paradoxalement peut-être, il favorise l’implication du lecteur. Cela tient éventuellement à ce que Mme Otani est bien plus sympathique que son mari – d’autant qu’en se projetant de la sorte, l’auteur peut charger la barque dans son autoportrait en forme d’accusation… Surtout, cela affecte le ton de la nouvelle – car il s’adapte aux manières de Mme Otani.

 

Mais, immédiatement après le passage que je viens de citer, c’est bien Mme Otani qui a, si j’ose dire, le dernier mot, et conclut ainsi la nouvelle, « sans manifester de joie particulière » (précision sans doute importante) :

 

Monstre ou pas, peu importe ! L’essentiel, c’est de vivre !

 

Chute qui ne manque sans doute pas d’ironie...

 

(SUR)VIVRE DANS L’INDIFFÉRENCE

 

La Femme de Villon est une nouvelle passablement déconcertante – et son ton y est pour beaucoup ; en même temps, d’ailleurs, qu’il bénéficie à la lecture, car les manières finalement légères de Mme Otani, souriantes souvent, rieuses même parfois, impliquent le lecteur dans le récit, qui coule tout seul, en lui faisant ressentir une forte empathie pour la narratrice.

 

Ce qui est étrange, c’est que cela se produit justement parce que Mme Otani, elle, ne semble pas en mesure de s’autoriser ce genre de sentiments – comme un mécanisme de protection contre un monde trop cruel.

 

En fait, le tableau est indubitablement sordide et terrible, envisagé « objectivement », et les sentiments de l’auteur à ce propos ne font guère de doute. La vie dans ce Japon occupé, juste après le traumatisme de la défaite, n’a certes rien de paradisiaque : la bicoque croulante des Otani et l’avenir incertain de leur enfant, les misères du marché noir, l’alcoolisme et la criminalité… et en arrière-plan la déchéance ultime de l’esprit nippon, l’humiliation globale enfin, mais tout particulièrement celle de l’aristocratie.

 

Mais Mme Otani semble très bien s’en accommoder – souriante, elle se sacrifie en permanence pour simplement survivre (et, avec un peu de chance, son enfant survivra avec elle !). S'agirait-il d'une forme d'émancipation, de sa part ? En tout cas, l’indifférence de son époux, elle fait avec, de même – il lui faut devenir indifférente à tout pour traverser cette nouvelle année. Jamais une plainte. Tout. Va. Bien.

 

Et ceci alors même que les choses deviennent on ne peut plus glauques. Bon, parler de SPOILER est probablement absurde dans pareil contexte, mais je vais lâcher le morceau sur les dernières pages de la nouvelle, hein, alors...

 

Mme Otani travaille donc pour les créanciers de son époux, elle fait la serveuse – inévitablement, cela lui vaut bien des mains au panier, etc. Qu’importe… En fait, elle présente les clients sous un jour plutôt positif, malgré tout ; même son époux, en fait : leur séparation semble gommer progressivement l'image de l'ivrogne, et il devient vraiment à ses yeux l'écrivain qu'il revendique être.

 

Mais, à la fin de la nouvelle, cette dimension du récit en vient à soulever l’estomac du lecteur – quand Mme Otani rapporte comment elle a été violée par un jeune homme qu’elle hébergeait, admirateur disait-il des écrits de son époux : dans son récit, ce crime horrible est traité on ne peut plus prosaïquement, comme n’importe quel détail du quotidien – cela m’a fait penser à ces livres de raison médiévaux où les bons bourgeois glissaient entre une entrée comptable et une allusion météorologique la nouvelle du décès d’un de leurs enfants, en une ligne sans fioritures, avant de passer à autre chose : tout au même niveau. Voici ce que ça donne ici (p. 55) :

 

D’une voix basse et plaintive il a murmuré :

Excusez-moi, j’ai un peu trop bu !

Il s’est allongé sur le plancher et j’étais à peine rentrée dans ma chambre que je l’ai entendu ronfler.

De bon matin, cet homme m’a prise à la sauvette.

Ce jour-là, sans rien changer à mon comportement extérieur, je suis allée au restaurant de Nakano, comme toujours avec mon enfant ficelé dans le dos.

 

On peut, j’imagine, relever l’adjectif « extérieur » ; mais Mme Otani se rend donc à son travail, car « ça n’est pas une raison », et elle s’émerveille même bientôt des reflets du soleil sur le verre à saké de son mari, auquel elle ne se confie certainement pas.

 

Finalement, c’est peut-être là que se joue la nouvelle, dans cette nécessité de l’indifférence pour survivre en ce monde terrible – ou du moins de l’indifférence feinte, dans une société où l’évocation de la douleur et de la misère est répréhensible : un Japon en ruines, égaré dans l’anomie généralisée, et dont la devise pourrait être « Marche ou crève ».

 

Il y a sans doute bien d’autres choses dans cette nouvelle, dont nombre me sont probablement passées sous le nez. Mais l’efficacité du texte ne fait en tout cas aucun doute. Ce petit livre est certes fort cher, et je n’irais pas non plus jusqu’à prétendre que cette Femme de Villon est impérissable et indispensable, mais du moins la nouvelle a-t-elle attiré mon attention, et il me faudra revenir sous peu à cet auteur, probablement avec La Déchéance d’un homme, qui patiente depuis trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet.

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Pline, t. 3 : Les Griffes de Poppée, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 3 : Les Griffes de Poppée, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 3 : Les Griffes de Poppée, [プリニウス, Plinius 3], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2017, 184 p.

LE RETOUR DE LA SCIENCE !

 

Retour à Pline, le manga historique en cours de publication signé Yamazaki Mari (connue pour Thermae Romae) et Miki Tori, portant sur le fameux naturaliste romain, dont la biographie méconnue est ainsi fantasmée dans un contexte où se mêlent habilement le réalisme le plus documentaire… et un imaginaire fantasque, en fait – car on revient cette fois à cette dimension qui m’avait particulièrement séduit dans le tome 1.

 

C’est peu dire, le tome 2 m’avait nettement moins convaincu… Les thèmes les plus intéressants du volume d’exposition avaient été balayés au profit d’une vague trame tristement banale, et je redoutais que la BD n’aille nulle part. La lecture de ce troisième tome était donc « une dernière chance »… et elle s’est avérée bien plus convaincante, heureusement ! À mes yeux, du moins, car tous les retours ne sont pas aussi positifs.

 

Reste que nous avons de nouveau droit à ces dissertations saugrenues de Pline lisant dans le grand livre du monde, et prêchant le « vrai » comme le « faux », avec plein de guillemets de part et d'autre, c’est-à-dire au regard des acquis de la science moderne ; mais c’est justement une part importante du charme de cette BD que la conviction que Pline, lettré, érudit, avait une approche scientifique des phénomènes, même quand il errait sur les propriétés de telle ou telle plante en guise de remède de bonne femme… ou s’adonnait à sa passion pour les nombreuses vertus des vierges, découlant de leur pureté intrinsèque.

 

BESTIAIRE

 

Toutefois, s’il est un thème, ici, qui me paraît devoir être mis en avant (et bien plus que la Poppée animalisée du titre, mais ça j’y reviendrai), c’est le rôle dévolu aux animaux, réels ou imaginaires. Il y a tout un bestiaire qui parcourt ce troisième tome, et je suppose qu’il n’y a rien d’innocent, à cet égard, à ce que ce volume s’ouvre sur un épisode à hauteur de chat : Gaïa, la chatte de Pline, est notre guide dans sa vaste demeure ; sa curiosité vaut bien celle de son maître, et elle n’est pas à une « maladresse » près elle non plus…

 

Mais Pline s’intéresse à bien d’autres animaux qu’au seul félin domestiqué. Au fil de l’épisode, nous le voyons traiter aussi bien de ces colosses que sont les éléphants, que des insectes les plus minuscules, avec quantité de créatures entre les deux. Le spectacle des éléphants l’amène d’ailleurs à disserter sur l’homme, finalement pas exclu du règne animal – cette créature qui est la plus faible de toutes à la naissance (à ce stade, Pline vient de faire la connaissance de son neveu tout juste né, et il se comporte avec lui exactement comme vous pouviez le supposer), mais qui par la suite, encore que bien tardivement, a l’arrogance de dominer toutes les autres… Ce que Pline condamne, à sa manière – son beau-frère cherche un précepteur pour son bambin ? Mieux vaudrait pour lui acheter un éléphant plutôt qu’un esclave ! Car l’esclave est humain… L’éléphant, le sait-il, est un animal d’une grande intelligence ! Etc. Mais il y a un paradoxe chez Pline à ce propos – car il a d’une certaine manière pour tâche d’élever l’homme si faible au rang de maître des animaux, en cultivant sa singularité : l’esprit. D’où l’importance cruciale de l’éducation et de l’érudition : c'est bien ce pourquoi il vit.

 

Une dimension intéressante de la BD, mais j’ai aussi apprécié qu’elle revienne sur un bref fragment du premier tome, où le bestiaire authentique se mêlait de bestiaire fantastique – au même niveau, car Pline n’opérait à cet égard pas de distinction. Le monstre marin humanoïde du premier tome a donc ici des « cousins ».

 

Ainsi, cette licorne dont on dit qu’elle commet des massacres dans les rues de Rome – ce qui est étrange aux yeux de Pline, car les licornes qu’il apprécie sont des créatures de pureté, qui en tant que telles ne peuvent être approchées que par des vierges – le fantasme d’Euclès y associant la prostituée Plautina n’en est que plus savoureux… Mais j’imagine qu’intervient ici la symbolique chrétienne de la licorne – car la « secte juive » fait véritablement son apparition dans ce troisième tome, autour justement des personnages d’Euclès et de Plautina. Sur le plan graphique, la BD, intelligemment, figure en fait deux représentations de la licorne qui n’ont pas grand-chose à voir – celle de Plautina est celle que nous connaissons, l’autre emprunte aux descriptions de Pline (oui, il y a donc chez le naturaliste comme un paradoxe sur l’approche symbolique de l’animal fantastique). Mais il s’agit aussi d’envisager la source de ce mythe aussi bien chez le narval que chez le rhinocéros ; comme de juste, Pline évoque enfin les propriétés médicinales de la corne, aphrodisiaques sans doute…

 

Euclès délirant complète d'ailleurs le bestiaire : il croise également des guivres, ainsi qu’une manticore au terrifiant faciès semi-humain ! Des hallucinations, sans doute.

 

Mais la BD ne s’en tient pas au seul délire à ce propos : elle revient à l’approche érudite et scientifique de Pline, plus loin, quand la pêche d’un poulpe de taille déjà conséquente l’amène à évoquer d’autres poulpes ainsi que des calmars véritablement colossaux ! Et, de manière bien vue là aussi, les auteurs en profitent pour glisser quelques allusions (au moins graphiques) aux très étranges créatures renfermées par l’océan et dont l’homme ne sait rien – ainsi de quelques hideux poissons des abysses…

 

Une dimension vraiment très bien vue, et qui me parle autrement que les errances du tome 2 ; on a pu juger ce tome 3 dispersé, mais ce thème animalier constitue pourtant un fil rouge appréciable.

 

EUCLÈS DANS LA TOURMENTE

 

Tout, certes, n’est pas aussi convaincant. Une fois de plus, je tends à croire que c’est le personnage d’Euclès le problème. Personnage point de vue correct dans le premier tome, il a considérablement perdu de son intérêt dans le deuxième, avec son amourette pour Plautina qui n’en faisait plus qu’un disciple adolescent tourmenté comme tant d’autres.

 

Ici, Plautina se fait plus discrète, c’est pas plus mal, mais Euclès n’a cependant qu’elle en tête, ce qui paraît suffire tout d’abord à expliquer ses errances nocturnes, relevant plus qu’à leur tour du délire, et qui lui valent quelques sévères bastonnades. En fait, tout cela n’est pas si vain – c’est surtout que cela manque de subtilité, eu égard au traitement des autres thématiques de la BD. D’une certaine manière, les auteurs semblent préparer le terrain pour l’incendie de Rome (avec une scène où, hors-champ, nous pouvons supposer que Néron et/ou ses sbires ont mis le feu au lupanar où travaille Plautina), ce qui implique aussi d’introduire la thématique chrétienne – on a ici quelques aperçus de la « secte juive », et nous savons qu’Euclès a du moins assisté à quelques prêches ; il y aurait matière à en tirer des choses intéressantes, dans la mesure où nous le voyons entendre un sermon sur la vanité et au mieux l’inutilité du savoir, sermon qui aurait de quoi hérisser tous les poils de son maître Pline…

 

Ici, admettons. Mais le comportement d’Euclès demeure pénible dans les faits. Son indécision, qui l’amène presque à rompre avec Pline, gâche deux bons personnages, Silénios et Anna (sur laquelle je reviens bientôt), en leur faisant prononcer des discours « motivationnels » forcément d’une lourdeur telle qu’on entend presque les violons patriotiques en fond sonore…

 

Il y a mieux à faire. Bien mieux.

LES GRIFFES DE POPPÉE ?

 

Un autre aspect de ce troisième tome s’avère plus ou moins convaincant – et, fâcheusement, il lui confère son titre ! Les Griffes de Poppée ? Passons sur cette animalisation de la femme, qui pourrait faire sens au regard du bestiaire évoqué plus haut ; reste que Poppée, dans ce troisième tome, n’apparaît en tout et pour tout qu’une seule fois, pour une scène de neuf pages – et de même pour son impérial amant Néron, qui se contente peu ou prou d'y vomir pour manger davantage.

 

Sans doute Poppée montre-t-elle ici ses griffes, car elle veut la tête d’Octavie, mais elle se fait surtout remettre à sa place par un Burrus autrement sage, et surtout direct au point de l’insulte. Du coup, Burrus 1, Poppée 0. Et c’est sans doute regrettable, parce que j’attendais beaucoup du personnage de Poppée, que j’avais trouvé très intéressant dans le premier tome. Hélas, au fur et à mesure que la BD progresse, l'ambitieuse maîtresse perd toujours un peu plus de son charisme – ou, pour dire les choses autrement, elle devient tristement banale.

 

Néron, bien sûr, ne vaut pas mieux, et même sans doute encore bien moins. Quoi que les auteurs aient pu en dire depuis le début de la série, notamment dans les commentaires en fin de chaque volume et dans de multiples interviews, « leur » Néron ne constitue pas vraiment une alternative au détestable empereur dont les historiens romains puis chrétiens ont tiré le portrait à charge.

 

En fait, à ce stade, la dimension politique de la BD est plus discrète que jamais, en tout cas bien plus que dans le décevant tome 2 (ce titre n’en est que plus absurde). Tant mieux, donc ? En fait, s’il est des personnages qui brillent dans ce registre, ce sont les sages : outre Pline lui-même, le très franc Burrus, dont on dit qu’il avait contenu les mauvais penchants de Néron dans les premières années de son règne, et surtout le philosophe Sénèque, leur maître à tous – qui enjoint ici Pline à quitter Rome au plus tôt, car sa vie est en danger… mais il lui « emprunte » auparavant de la ciguë, car il y en a dans son très riche jardin ; c’est juste « au cas où » !

 

LES FEMMES SAVANTES

 

Mais peut-être faut-il surtout mettre en avant, dans ce troisième tome, des personnages de « femmes savantes », en contrepoint, tant des vieux sages pontifiants, que de la cruauté archétypale de Poppée ? Que deux de ces personnages occupent un rôle non négligeable dans ce troisième tome, je doute que cela soit totalement par hasard.

 

Pline et son beau-frère arpentent les marchés aux esclaves pour trouver un précepteur pour le neveu du naturaliste (ils s’y prennent bien tôt, il vient à peine de naître !). D’où les ruminations de Pline sur les éléphants qui valent bien mieux que les esclaves… Il est vrai que les précepteurs qu’ils croisent sont tellement chargés de rancœur que leur mission éducatrice relève du sadisme pur et simple – ils battent les enfants qui ne savent pas retenir par cœur la Loi des XII Tables ! Sans doute vaut-il mieux chercher ailleurs… Et c’est ainsi qu’ils tombent sur Anna. La jeune femme grecque (et libre) vient d’un milieu très éduqué : en fait, son père et son frère ont enseigné au Lycée, l’école d’Aristote à Athènes ! Rien d’étonnant à cet égard qu’elle sache lire et écrire le grec, le latin, et même l’hébreu. Réduite par les aléas de la vie au rôle guère rémunérateur d’écrivain public, elle fera bien mieux l’affaire que tout autre précepteur ! Le beau-frère de Pline l’engage, avec la bénédiction du savant. Et elle fait tôt preuve de sa sagesse, en assurant les deux hommes qu’elle n’enseignera pas la moindre leçon au bambin avant ses trois ans ; d’ici là, elle ne rechignera pas le moins du monde à s’occuper de lui – mais, à cet âge, il ne faut pas réprimer ses envies et ses jeux : qu’il bénéficie pleinement de sa liberté insouciante ! Anna, bien sûr, jouera à nouveau le rôle du puits de sagesse (maternelle ?) auprès d’Euclès indécis – mais il y faudra encore l’intervention de Silénos pour que le jeune scribe s’acquitte de sa tâche auprès de Pline ; pour le coup, c’est donc un peu du gâchis…

 

Mais nous croisons un autre personnage de femme savante plus loin dans ce troisième tome, alors que Pline et sa suite descendent la Voie Appienne pour gagner la Campanie et Pompéi. À Herculanum, les voyageurs découvrent que la région souffre d’un problème d’approvisionnement en eau ; on a fait venir un ingénieur de Rome pour déterminer la nature du problème et y apporter une solution. Par la force des choses, nous sommes instinctivement portés à supposer que cet ingénieur est un homme – au point, en fait, où l’on ne se pose même pas la question : poids de la culture et biais de la langue ? Pourtant, l’ingénieur est bien une femme – et pas n’importe quelle femme : la fille de l’ingénieur que Pline, et surtout Félix (qui fait à nouveau ici la démonstration de ses talents martiaux, sur un mode pas moins cocasse), avaient sauvé des brigands dans le Trastevere ! Impossible d’en dire davantage pour l’heure, on verra si cela débouche ou pas sur quelque chose…

 

À L’OMBRE DU VÉSUVE

 

Ainsi que vous l’avez compris, à ce moment du troisième tome de Pline, le naturaliste et ses amis ont délaissé l’atmosphère mortifère de Rome pour prendre soin d’eux au pied du Vésuve – à Pompéi même. Bien sûr, au regard de la biographie authentique de Pline, ce choix n’a rien d’innocent : c’est là que mourra le naturaliste...

 

Or, à peine arrivé à Herculanum, les signes de ce que le Vésuve pourrait se réveiller se multiplient. Pourtant, considérer le Vésuve comme un volcan ne paraît pas forcément aller de soi pour nos personnages : ce n’est certes pas l’Etna, dont Pline avait étudié l’éruption au tout début de la série – et c’est là qu’il avait rencontré Euclès, au passage. Mais, oui, les signes sont là : des tremblements de terre, l’apparition de sources chaudes, l’agitation éloquente des insectes, ou la mort subite d’un troupeau de moutons (que Pline explique à bon droit par les vapeurs toxiques). Une éruption pour bientôt ?

 

Les auteurs en jouent, bien sûr. Mais, contrairement à ce que certains articles, çà et là, me semblaient avancer, il ne s’agit pas des signes avant-coureurs de l’éruption dans laquelle Pline est destiné à mourir (à moins que les auteurs ne se livrent à des jeux temporels de type SF) : le naturaliste périra en 79, quand le Vésuve anéantira Pompéi et Herculanum ; ici, nous sommes près de vingt ans plus tôt, comme le premier tome l’avait clairement posé – de toute façon, cette éruption fatale n’aura lieu que onze ans après la mort de Néron (en 68), et nous n’en sommes visiblement pas là.

 

Il s’agit plutôt de préparer le terrain, j’imagine – mais à très long terme et surtout à titre symbolique. En ce qui me concerne, c’est très bien vu.

 

C’EST MIEUX !

 

Comme l’est, globalement, ce troisième tome de Pline, qui me paraît bien meilleur que le précédent – lequel m’avait presque décidé à lâcher l’affaire.

 

Les retours que j’ai pu lire sur ce troisième tome ne sont pas tous aussi enthousiastes : on a pu lui reprocher d’être dispersé, et en même temps très (trop ?) dense. Ce qui se défend. Mais, au moins, j’ai l’impression que la BD va quelque part (ce n’était pas du tout le cas au sortir du tome 2), et dans une direction qui me paraît être la bonne. En effet, si le traitement du thème politique ne cesse de perdre en intérêt, ce que je déplore (surtout pour l’intriguant personnage de Poppée, qui me paraît toujours un peu plus gâché), le retour au premier plan de la science de Pline, dans ses gloires comme dans son pittoresque, me rassure et me laisse espérer le meilleur pour la suite.

 

Le bestiaire, ici, m’a particulièrement séduit – c’était une approche dont je n’étais pas certain qu’elle serait approfondie par les auteurs au-delà du monstre marin humanoïde du premier tome, mais ils l’ont fait, et de manière habile et rusée.

 

Enfin, ajoutons que la BD fait davantage preuve d'humour, mais dans le ton : c'est une dimension très appréciable.

 

Le niveau remonte, et mon adhésion avec. Suite au prochain épisode !

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Pays de neige, de Yasunari Kawabata

Publié le par Nébal

Pays de neige, de Yasunari Kawabata

KAWABATA Yasunari, Pays de neige, [雪国, Yukiguni], roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne, préface d’Armel Guerne, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le Livre de poche – Biblio, [1935, 1937, 1940, 1947-1948, 1960, 1982] 21e édition 2017, 190 p.

PAS LE MOMENT, OU PAS POUR MOI ?

 

De Kawabata Yasunari, le premier Prix Nobel de Littérature japonais (en 1968 ; le second serait Ôe Kenzaburô en 1994), je n’avais lu pour l’heure que Les Belles endormies, très beau roman d’une plume délicate et sensible, qui atténuait le sordide apparent des situations jusqu’à en exprimer les émotions les plus pures avec une élégance admirable. Les Belles endormies est bien un des chefs-d’œuvre de l’auteur – et peut-être son texte le plus connu en France ?

 

Mais, au Japon comme ailleurs, quand vient le moment d’envisager dans son ensemble le travail de l’écrivain, c’est peut-être un autre roman, antérieur (en fait, mais sous sa première forme seulement, j’y reviendrai, il s’agissait du premier roman de l’auteur, autrement célébré pour ses récits courts et éventuellement très courts, qu’il désignait comme ses Récits de la paume de la main), qui est cité de préférence : Pays de neige. Il figurait sauf erreur parmi les premières traductions de l’auteur, en anglais comme en français – et sans doute dans d’autres langues. En 1968, le Comité Nobel s’y est particulièrement attardé : si le prix récompense une carrière dans son ensemble, il est bien parfois des œuvres individuelles qui se singularisent dans l’argumentaire du jury, et il semblerait que Pays de neige ait été dans ce cas, même si d’autres œuvres de Kawabata avaient bien sûr été mentionnées en cette occasion (mais, bizarrement ou pas, Les Belles endormies n’était pas du lot).

 

Il me fallait donc lire ce roman, d’une importance cruciale, non seulement dans la carrière de l’auteur, mais probablement bien au-delà, dans l’histoire de la littérature japonaise, voire mondiale. Hélas… Je suis passé complètement à côté, ou peu s’en faut. Ce compte rendu, j’imagine, va dès lors témoigner d’une certaine gêne, à chaque instant ; il va me falloir tenter d’expliquer pourquoi ce roman sans doute très bon et même mieux que ça en tant que tel ne m’a pas parlé…

 

Pour une approche « objective », je vous engage donc à fouiner par ailleurs, vous ne manquerez pas de tomber sur des articles tout à fait intéressants et autrement positifs, donc autrement pertinents : par exemple, voyez ici, ou peut-être ici, ou encore , un article cette fois plus ciblé, portant sur la fin du roman, et qui emprunte énormément aux travaux de Cécile Sakai, laquelle a beaucoup écrit sur Pays de neige en particulier et Kawabata en général ; les sources à privilégier se trouvent dans ce genre d’articles, certainement pas ici.

 

Mais moi ? Eh bien, ça n’a pas pris. Je vais tâcher de le développer par la suite, mais l’idée, c’est que je pense être, dans une certaine mesure, en état d’envisager « rationnellement », « intellectuellement » peut-être, ce qui fait le brio de cette œuvre, mais sans m’être jamais senti impliqué « émotionnellement » ; et c’est un fâcheux paradoxe, j’imagine, parce que, à bien des égards, le très poétique roman de Kawabata, dans son épure et son « faux inachèvement » (en fait sa quête acharnée de la perfection littéraire sous la forme de l'épure et de l'ellipse), devrait probablement parler d’abord à l’émotion, ensuite seulement à la raison.

 

Mais cela n’a donc pas marché sur moi. Peut-être n’était-ce pas le moment ? Ou peut-être, au regard des thèmes, très prosaïquement la dimension sentimentale du récit, ce livre n’était-il tout simplement (rien n’est simple...) pas pour moi ? Il peut y avoir de ça – et d'autres choses encore, sans exclusion. Je ne sais pas.

 

Je sais que je n’ai pas apprécié ce roman quand tout aurait dû jouer pour me le faire apprécier, et c’est un constat assez pénible…

 

UNE ŒUVRE SANS CESSE REMANIÉE EN QUÊTE DE PERFECTION

 

Ainsi que plusieurs œuvres de l’auteur, Pays de neige emprunte au moins pour partie à l’autobiographie de Kawabata, qui avait alors passé quelque temps dans une station thermale (onsen) du nom de Yuzawa, dans la province d’Echigo – montagneuse et froide. Là, il a notamment fait la connaissance d’une geisha du nom de Matsuei, qui lui aurait inspiré le personnage de Komako dans son roman. Quoi qu’il en soit, Kawabata a passé quelque temps à Yuzawa, clairement la « source », si j'ose dire, de la station thermale qui demeure anonyme dans Pays de neige, et il a même commencé à écrire son roman sur place (pour l’anecdote, la chambre qu’il occupait là-bas est devenue aujourd’hui peu ou prou un « musée » honorant cette histoire, ce qui en dit long je suppose sur la portée du roman de Kawabata).

 

Mais il faut d’emblée apporter un bémol à cette idée d’un « roman ». En effet, comme Les Belles endormies un quart de siècle plus tard, Pays de neige a d’abord été publié en revue, plus ou moins sous la forme de nouvelles ; ce n’est qu’ensuite que ces récits ont été rassemblés pour constituer un roman – en l’espèce, le premier de l’auteur. Les premiers textes constituant Pays de neige paraissent ainsi dès 1935, et le premier volume rassemblant ces « nouvelles » qui n’en étaient plus vraiment, en 1937. Mais Kawabata, après une pause de trois ans seulement, y est revenu : en 1940 et 1941, il publie de nouveaux « chapitres » sous la même forme ; en 1946, il révise complètement la fin du roman, en synthétisant deux de ces nouveaux récits ; en 1947, il y ajoute encore un « chapitre », et le roman ne paraît donc dans sa forme « définitive » qu’en 1948, soit treize ans après la publication du premier fragment de Pays de neige, et onze ans après la première mouture du roman en volume. C’est sur la base de cette « ultime » version que la traduction française a été faite, en 1960 (en collaboration ; j’avoue être un peu perplexe devant la présentation de la contribution de chacun en page de garde : « roman traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, texte français par Armel Guerne »).

 

« Ultime » version ? Eh bien, pas tout à fait… Car Kawabata y est revenu une toute dernière fois, quelque mois à peine avant son suicide, en 1972. Il a alors considérablement abrégé Pays de neige… au point qu’il ne consistait plus qu’en quelques pages, bien loin du format romanesque ! En fait, c’était sans doute pour lui l’occasion de réduire son roman aux dimensions d’un de ses Récits de la paume de la main

 

On comprend combien cette œuvre importait à Kawabata lui-même, un auteur en quête de la perfection ; il lui fallait y revenir, jusqu’à aboutir à cet état de 1948 qu’il jugea enfin « satisfaisant » ; j’imagine cependant que l’entreprise d’abréviation ayant précédé immédiatement ou presque le suicide de l’auteur est à sa manière plus éloquente encore…

 

Mais cette perfection ne joue certainement pas de la carte vulgaire de l’épate – bien au contraire, c’est d’épure qu’il s’agit ici. Kawabata coupe pour s’en tenir à l’essentiel, avec élégance et discernement, et cela contribue sans doute à la réputation du roman, que l’on a souvent comparé, et semble-t-il plutôt à bon droit, pour une fois, à un haiku. À vrai dire, Kawabata lui-même y fait quelques allusions dans le roman, et l’entreprise des Récits de la paume de la main, parallèlement, n’est sans doute pas sans évoquer l’art de Bashô et compagnie (auquel je suis totalement hermétique – c’est bien le problème…).

 

Mais un autre aspect de cette épure, plus singulier peut-être (mais semble-t-il typique de l’œuvre de Kawabata ?), doit probablement être mis en avant, et qui est le « faux inachèvement » du roman ; « faux », à l’évidence, tant le travail acharné de l’auteur témoigne bien de ce que Pays de neige a été longuement muri, réfléchi, repris, pour toucher enfin à la « perfection » (ou à cet état jugé « satisfaisant » par l’auteur) ; à ce compte-là, c’est tout sauf une œuvre « inachevée » ! Ce qu’il faut entendre par-là, c’est la nature délibérément fragmentaire du récit : même s’il a un début clairement identifié en tant que tel (mais peut-être pas sans ambiguïtés pour autant, et j’y reviendrai), et, du moins à partir des révisions des années 1940, une conclusion qui sonne bien comme une conclusion, l’impression d’ensemble demeure pourtant celle d’un roman que l’on aurait très bien pu prendre en cours de route, et dont la fin ne répond pas aux questions du lecteur, voire l’amène à s’en poser davantage encore – dans une impression (seulement ?) d’indécision que l’on pourrait trouver frustrante, mais qui, là encore, est sans doute murement réfléchie ; en fait, l’histoire pourrait se poursuivre au-delà – elle ne le fait pas, mais elle le pourrait… De même qu'elle aurait pu commencer avant. Et, entre la première et la dernière page, la narration procède en outre souvent par ellipses, éventuellement compliquées par un jeu temporel subtil, où le passé et le présent ne sont pas toujours bien aisés à distinguer (délibérément), et s’enchaînent sans vraie causalité. Le procédé d’écriture du roman, puis ses multiples remaniements, appuient encore davantage sur cette dimension.

LE VOYAGE DE SHIMAMURA

 

L’ouverture du roman est parfaite – même si la suite ne m’a pas parlé, la qualité de cette introduction ne fait aucun doute à mes yeux (en fait, ça a pu peser dans ma déception par la suite, où je n'ai rien trouvé d'aussi fort, ou du moins ai-je eu cette impression). Nous sommes dans un train qui franchit un tunnel de montagne. Il vient de Tokyo, et se rend à une station thermale anonyme située dans une région que l’auteur n’appelle sauf erreur jamais autrement que « Pays de neige » ; en notant que la neige y est certes abondante en hiver, quand les touristes viennent pour le ski, mais nous aurons l’occasion de visiter la région en d’autres saisons, pour d’autres activités, comme la randonnée – outre, bien sûr, le seul statut d’onsen qui justifie bien que malades et bien-portants s’y rendent pour prendre soin d’eux.

 

À bord de ce train, un voyageur est interloqué par une scène qu’il ne perçoit que dans les reflets de la vitre – une jeune femme qui prend soin d’un jeune homme fort malade, et elle y met beaucoup d’attention. L’aura de mystère entourant la séquence séduit notre homme, sans qu’il comprenne bien pourquoi, si ça se trouve.

 

Cet homme, c’est Shimamura, un dilettante entre deux âges, qui vit à Tokyo avec femme et enfants ; parce qu’il lui faut bien faire quelque chose, il est devenu, de manière autodidacte, un spécialiste du ballet occidental, qui le fascine. Mais c’est aussi un homme qui apprécie de quitter régulièrement la grande ville, pour apprécier dans la nature la beauté et la pureté – et d’autres choses aussi sans doute, car notre bon père de famille fréquente volontiers ces dames de la station thermale (ce qui n’a absolument rien de choquant, ne pas s’y méprendre).

 

Nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage – même si des traits de personnalité seront progressivement esquissés, qui en font un homme parfois arrogant, mais sans doute bien moins cynique qu’il le prétend, en même temps, un esthète aussi, un homme en quête de pureté, porté à la contemplation et à l’auto-analyse de ses sentiments, et, fait sans doute significatif, récurrent dans la littérature japonaise d’alors, un intellectuel déchiré entre tradition et modernité, Japon et Occident – ce en quoi il peut être un écho de Kawabata lui-même, fin connaisseur de la littérature occidentale et dont l’approche de la littérature japonaise s’affichait moderniste, mais en qui le sentiment passionnel du Japon traditionnel a sans doute toujours été présent, même sur un mode éventuellement douloureux (ce qui a pu expliquer son positionnement politique dans les années 1940, quand il a soutenu le militarisme ultranationaliste ? Mieux vaut ne pas trop m’avancer sur ce terrain, je n’en sais rien, au fond).

 

Au-delà, qu’importe ? Shimamura sera notre point de vue, et nous nous pencherons sur ses amours au fil de trois voyages à la même station, en trois saisons différentes, et pas forcément dans un ordre linéaire, printemps, automne et hiver.

 

KOMAKO, (ONSEN) GEISHA

 

Car Shimamura entretient dans le « Pays de neige » une liaison compliquée avec Komako, une geisha – inspirée donc par une certaine Matsuei bien authentique, que Kawabata avait rencontrée à Yuzawa. « Geisha » est un terme propice aux confusions… D’autant plus que le contexte du roman complique la donne, en fait ; ceci dit, il n’est jamais explicite à cet égard, car il n'en a sans doute pas besoin (a fortiori pour un lectorat japonais ?), mais tentons quand même d’en dire un mot ou deux.

 

Contrairement à l’image souvent répandue en Occident, une geisha n’est pas au premier chef une prostituée ; si l’institution a ses non-dits (à propos dans pareil roman d’allure elliptique), et entretient de longue date des relations éventuellement troubles avec la prostitution, il n’en reste pas moins qu’une geisha est d’abord une « dame de compagnie » ; elle se doit d’être cultivée et raffinée, à même de soutenir une conversation pointue notamment en matière artistique, et de faire elle-même la démonstration de ses talents dans ces domaines, en composant de la poésie, en dansant, en chantant, en jouant du shamisen (surtout ?), etc. Le statut traditionnel de la geisha n’exclut pas la possibilité pour elle d’offrir des prestations d’ordre sexuel, mais cela ne va pas de soi, cela n’a rien d’une nécessité ; et, quand c’est le cas, c’est le plus souvent dans le cadre d’une relation suivie avec un unique client, etc.

 

Toutefois, le statut de Komako est rendu compliqué par le fait qu’il s’agit en fait d’une onsen geisha, « onsen » désignant les stations thermales. Ces geishas d’un genre bien particulier n’avaient pas forcément grand-chose à voir avec les dames très raffinées que l’on pouvait fréquenter dans les quartiers appropriés de Kyôto ou Ôsaka – on les considérait comme se trouvant tout en bas de l’échelle des geishas, échelle obéissant à un principe hiérarchique strict semble-t-il assez typique des mentalités japonaises d’alors (voir éventuellement Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict – avec des pincettes, hein). En fait, les concernant, le qualificatif de « prostituées » était bien plus à propos – et personne ne se leurrait à leur sujet. Il semblerait que ce soit devenu plus vrai encore après la guerre – et l’occupation américaine… Aujourd’hui, quand le terme est employé au Japon, c’est le plus souvent comme un euphémisme pour « prostituée ».

 

Mais le roman se situe au milieu des années 1930, à une époque où les geishas ne sont plus si nombreuses – et, même dans ce contexte, Komako n’est pas non plus une onsen geisha comme une autre. Déjà, sauf erreur, elle n’est pas une geisha itinérante, contrairement à la plupart des onsen geisha, mais est attachée à cette station précisément du « Pays de neige », même si son hébergement chez la « maîtresse de musique », d’emblée, traduit l’ambiguïté du statut du personnage. Mais, surtout, elle fait parfois preuve d’un raffinement qui la hisse régulièrement au niveau des « vraies geishas » ; ainsi, c’est une artiste accomplie, très douée pour le shamisen (même si elle a appris à jouer de cet instrument typique de manière guère orthodoxe – en lisant des partitions et en écoutant des disques ; en fait, ce « modernisme » a son importance dans le roman, indubitablement, et il entre en résonance avec la passion autodidacte de Shimamura pour le ballet occidental). Mais ce raffinement doit sans doute être relativisé à d’autres égards – Komako ivre, et cela lui arrive plus qu’à son tour, n’est sans doute pas d’une dignité exemplaire… Elle est essentiellement atypique.

 

UN COUPLE ÉPHÉMÈRE

 

Mais, justement, il serait vain de vouloir réduire le personnage de Komako à une étiquette « professionnelle » : c’est bien parce qu’elle est vivante et complexe qu’elle séduit Shimamura. Leur relation amoureuse est en fait passablement ambiguë – et, si le roman ne se montre jamais explicite, on sait néanmoins que la geisha se prostitue, cela n'a rien d'un mystère. Pour autant, les rapports entre les deux personnages ne se limitent pas à des passades tarifées – ils échangent beaucoup, même si sans doute de manière bien différente lors de chacun des trois séjours de Shimamura dans la station.

 

Le début du roman, après l’arrivée via le train débouchant du tunnel, ne correspond pas à la première visite de Shimamura – celle-ci, nous y reviendrons ensuite. Dès lors, nous commençons en fait avec le retour du dilettante, désireux (mais tant que ça ?) de retrouver la geisha qu’il n’avait sauf erreur guère fréquentée qu’une nuit lors de ce son précédent voyage. Ce qui introduit un biais dans la narration, car il y a de la sorte d’emblée des attentes, même si plus ou moins conscientes, de part et d’autre dans ce couple de circonstances – et des reproches qui fusent, bien vite, et autant de suppliques. La passion, au-delà de ces fantasmes de relation davantage suivie qui semblent alors lutter contre les contingences et la froideur nécessaire ou supposée de l’autre, la passion donc est probablement l’apanage de la rencontre, lors du premier séjour, à la brièveté fondamentale ; le troisième et dernier voyage, d’autant plus chargé de rancœur, conduira le couple à « finir » (avec le bémol mentionné plus haut du « roman pris en court ») comme il était destiné à finir dès le départ – dans l’échec et la ruine… sinon la folie et la mort.

 

Du côté de Komako ? Car, en ce qui concerne Shimamura, plus désinvolte, une forme de révélation ou illumination sera peut-être en définitive de la partie – alors que la Voie Lactée, au-dessus de la grange incendiée, semble se fondre en lui, ou le contraire. Le dilettante prend conscience de sa place dans l’univers, principe supérieur extrait de la sphère de la contingence, quand tout autour de lui, la fin de sa relation avec Komako comme l’incendie dramatique de la grange muée en cinéma, exprime en dernier recours la beauté, même triste, de l’éphémère – mono no aware ?

 

Mais le roman repose donc énormément sur l’ellipse et le non-dit, outre qu’il y a cette idée d’une histoire prise en marche et dont on sort alors qu’elle pourrait encore se poursuivre (même si la scène de l’incendie justifie dramatiquement le point final). Probablement faut-il aussi y ajouter une part de comédie ? Tout cela rend plus difficile l’interprétation des sentiments de l’un et de l’autre, car ils avancent avec des masques, consciemment ou non.

 

Je crois que c’est un aspect du roman qui peut expliquer mon absence d’implication : pas l’ellipse à proprement parler, mais ce qui en ressort par défaut ? Le fait est qu’aucun des deux personnages ne m’a paru sympathique – Komako en fait trop, dans un registre misérabiliste et capricieux, inconstante dans sa force comme dans sa fragilité ; Shimamura n’en fait pas assez, en bon bourgeois guère porté à prendre en compte les conséquences de ses actes sur un monde extérieur qu’il s’asservit sans y penser à deux fois.

 

Tous deux peuvent se montrer cruels, d’ailleurs – même si le roman incite à relever cette cruauté essentiellement chez le Tokyoïte fortuné, inconséquent et qui ne s’attache pas. Cette cruauté, en d’autres circonstances, aurait pu m’aider à m’immerger dans le roman (probablement davantage que la seule beauté, et bien davantage encore que la seule pureté), mais, pour je ne sais quelle raison, cela n’a pas été le cas, hélas. Échanges plaintifs et lourds de rancœurs, et scènes de ménage plus ou moins franches, plus ou moins sensées, « va-t’en, ne t’en vas pas », par contre, ont bien fini par me sortir du roman, à la limite de l’agacement…

 

Mais il s’agit donc d’un avis très personnel – comme tel, je serais incapable d’en dériver une quelconque argumentation. Si cet avis témoigne d’une chose, ce n’est certainement pas de la faiblesse du roman, mais bien de mon désintérêt pour le sujet, tout personnel – et que la finesse et l’élégance de Kawabata n’ont pas suffi à m’y intéresser.

DANS L’OMBRE, YÔKO ET YUKIO

 

Cette histoire d’amour et de rancœur, finalement assez prosaïque au-delà du traitement formel soigné de Kawabata, se complique cependant, et d’une manière tout particulièrement elliptique, en faisant intervenir deux autres personnages dont nous ne saurons quasiment rien, et pour cause : telle est d’une certaine manière leur fonction.

 

Nous retournons à la très belle ouverture du roman, avec Shimamura observant dans la vitre les reflets de la jeune fille prenant soin d’un jeune homme visiblement très malade. Cette jeune fille, dont nous apprendrons par la suite qu’elle se nomme Yôko, exerce en fait sur Shimamura une fascination dont il ne fait pas mystère, y compris auprès de Komako, avec une absence de tact marquée : il s’étend volontiers, en pensées d'abord, puis également en paroles, sur le charme incroyable de son visage, mettons, ou bien de sa voix – qui le plonge même dans une sorte de transe… Mais nous ne savons donc presque rien d’elle. Dans plusieurs critiques je l’ai vue qualifiée à son tour de geisha, mais je ne crois pas que le roman l’exprime jamais, j’ai même plutôt l’impression qu’il dit le contraire ?

 

La seule chose que nous savons – mais c’est le genre de savoir qui relève finalement de l’ignorance –, c’est qu’elle est liée à Komako, via la « maîtresse de musique », et surtout son fils souffrant, Yukio (dont le nom même renvoie à la neige, je suppose qu'il n'y a pas de hasard). Il semblerait que Yukio et Komako aient été fiancés, mais c’est du passé, et c’est maintenant Yôko qui s’occupe du jeune malade. La relation entre les deux femmes n’en est que plus compliquée, car la jalousie, latente concernant Yukio, se reporte sur Shimamura, en même temps que les deux femmes se voient sans cesse rappeler qu’elles sont liées par la tragique destinée du malade. Dans une des scènes les plus fortes du roman (car il en est bien quelques-unes qui m’ont parlé, oui), nous voyons Yôko rejoindre Komako à la gare, où cette dernière avait accompagné Shimamura repartant pour Tokyo, et annoncer à la geisha que Yukio est sur le point de mourir – il lui faudrait venir à son chevet… Or il semblerait que Komako ne le fasse pas, et c’est un sujet qui reviendra lors de l’ultime séjour de Shimamura dans le « Pays de neige ». La fin du roman, toutefois, reviendra sur la relation entre les deux femmes, qui vaut bien sans doute, en termes de non-dits, la relation entre Komako et Shimamura.

 

LECTURES DIVERSES, ET MÊME CONTRADICTOIRES

 

Certaines interprétations, en fait, y accordent une importance toute particulière. Car Pays de neige, si elliptique, n’est pas un roman dont la signification profonde coule de source. On peut l’interpréter de bien des manières différentes, concurrentes ou même contradictoires, et la littérature critique à ce sujet a l’air conséquente – mais je n’y ai donc pas accès.

 

Certains éléments ont été avancés plus haut – concernant notamment la fin du roman, tardive donc, avec l’incendie de la grange (d’aucuns ont voulu y voir, dans le dernier état du roman, une allusion de Kawabata aux ravages de la guerre et de la défaite ; en 1945, l’auteur, durement affecté par la capitulation, disait « ne plus vouloir écrire que des élégies » ; cependant, le premier état de la scène de l’incendie date semble-t-il de 1940-1941, et Kawabata a avancé que cette idée était encore antérieure – une raison essentielle au remaniement du livre, qui lui paraissait bel et bien « inachevé » avant cela, car sa fin ne répondait pas vraiment à son début) ; or ce drame doit être associé avec l’illumination de Shimamura, devant le spectacle aussi intimidant que beau de la Voie Lactée.

 

Mais d’autres approches sont envisageables. L’une, notamment, me séduit, sans que je puisse juger de sa pertinence (il aurait fallu, pour ce faire, que je m’implique bien davantage dans ma lecture de Pays de neige) : celle qui, sur une base de roman initiatique, relève d’une certaine manière du fantastique. À moins qu’il ne s’agisse plutôt, ou seulement, d’une allégorie ? On qualifie parfois l’œuvre de Kawabata comme étant portée sur « l’onirisme », du moins… Et l'irréalisme est sans doute de la partie dans ce roman.

 

L’idée serait en gros que Komako et Yôko sont deux « étapes » d’une même femme, tandis que Shimamura et Yukio sont deux « étapes » du même homme. Si nous revenons à l’introduction du roman, nul besoin de chercher midi à quatorze heures pour deviner une dimension au moins symbolique dans ce train qui débouche d'un tunnel pour arriver au « Pays de neige ». Que Shimamura observe la scène entre Yôko et Yukio dans le reflet de la vitre fait aussi sens à cet égard – et j’imagine que l’on pourrait en dire autant du jeu temporel non linéaire sur les saisons, compliquant encore la donne dans le champ si essentiel dans le roman de la remémoration ?

 

Peut-être Shimamura est-il Yukio qui s’extériorise, à moins ce que ne soit prendre les choses à l’envers. On pourrait à vrai dire être tenté d’en faire une lecture « biercienne »,disons,  où le « héros » serait en fait mort dès le départ ? On a d'ailleurs pu faire remarquer que le roman, en plusieurs scènes, emprunte aux thèmes et procédés du théâtre nô, où la visite aux morts, voire leur présence, est un motif récurrent.

 

Quant à Yôko et Komako, leur caractère à la fois si proche et parfaitement irréconciliable est éclairé sous un nouveau jour, de la sorte – et ce jusqu’à la fin, dans l’incendie, où leur lien s’exprime avec une force autrement contenue jusqu’alors, dans un ballet tragique où la mort et la folie sont les deux faces d’une même pièce…

 

Ces idées me plaisent bien – mais elles n’épuisent certainement pas les possibilités d’interprétation du roman, sur un mode éventuellement moins outré. Parfois de manière très japonisante, par exemple – haiku et mono no aware, donc… Et la scène finale de l’incendie n’est pas moins propice aux interprétations divergentes que l’introduction dans le train.

 

COULEURS ET CONTRASTES

 

Mais sans doute serait-il vain de vouloir dissocier fond et forme, ici – ce qui implique le traitement très artistique d’une multitude de notions complexes, de l’amour à la mort en passant par la nature, la beauté et la pureté.

 

Un procédé récurrent pour la mise en scène du récit et de ces thématiques repose sur un savant jeu de contraste entre les couleurs, qui évoque la peinture. On a pu parler d’ « impressionnisme », avec sans doute les non-dits en tête, mais, dans un contexte strictement japonais, on pourrait remonter aux estampes ukiyo-e, ou « images du monde flottant », comme par exemple celles de Hiroshige, dont Montagne et mer a fourni le détail de la couverture de cette édition. Quoi qu’il en soit, ce jeu entre en résonance avec les attributs marqués des saisons japonaises qui se succèdent (au cinéma, bien plus récemment, c’est par exemple ce que Kitano Takeshi a fait avec Dolls).

 

Deux couleurs, cependant, doivent probablement être mises en avant, qui sont le blanc et le rouge – en tant que telles chargées de significations implicites. La neige, bien sûr, fournit un fond blanc d’importance – même quand la neige n’est pas là, la station thermale paraît ne vivre que dans l’attente du jour où elle reviendra. Les thématiques liées de la beauté et de la pureté en découlent tout naturellement, au fil de descriptions où la nature sauvage triomphe, et lave symboliquement Shimamura de la crasse tokyoïte. Mais il n’est sans doute pas innocent que Komako apparaisse tout d’abord dans un kimono d’un rouge éclatant, autrement connoté, et tranchant plus qu'aucune autre couleur sur ce blanc qui a en même temps quelque chose de morbide.

 

En fait, ce contraste entre le rouge et le blanc en appelle un autre, tout aussi marqué dans le roman, entre la chaleur et la froideur : on se prémunit de l’hiver rigoureux avec mille méthodes pour chauffer les pièces et ceux qui les occupent, et que Kawabata décrit avec un luxe d’attention ; mais, bien sûr, ces deux attributs de la température extérieure entrent à leur tour en résonance avec les sentiments et les comportements de Komako et Shimamura – tous deux tour à tour froids et enflammés.

 

L’ensemble produit par ces couleurs et ces contrastes résulte en un tableau, ou une série de tableaux, à laquelle ellipses et non-dits confèrent par défaut le mouvement.

 

À CÔTÉ…

 

Tout ne devrait alors être que beauté, sublimée par une plume toute en économie, dont l’élégance consiste à s’effacer quand il le faut. Un art proprement poétique, associé sans doute à ces haikus, de Bashô ou d’autres, que je n’ai jamais été en mesure d’apprécier, mais dont Kawabata a sans contredit su dériver un style de prose brillant, et que j’avais vraiment apprécié à la lecture des Belles endormies – tout en supposant que leur quintessence, sinon dans Pays de neige mais on l’a dit, se trouverait peut-être surtout dans ses Récits de la paume de la main.

 

Mais alors, pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné sur moi, ici ? Je n’en sais rien… Mais le style de l’auteur, si travaillé dans sa discrétion, ne m’a cette fois que rarement ému – la très belle scène d’introduction, ou bien Yôko et Komako assistant au départ de Shimamura tandis que Yukio agonise, ce genre de passages, oui… Mais ce sont plutôt des exceptions, en définitive – jusqu’à la conclusion de l’incendie, si souvent louée, et sur laquelle on a pu, à bon droit, disserter avec tant de finesse (hop), mais qui m’a laissé totalement… froid.

 

Je me suis demandé si la traduction n’y était pas un peu pour quelque chose ? Elle m’a paru un peu datée. Mais je manque trop d’éléments, ici, pour affirmer quoi que ce soit.

 

Je reviens sur ce que j’ai un peu hardiment avancé en début de chronique : tout au long de ma lecture, j’ai eu le sentiment de « voir » en quoi Pays de neige était un roman brillant, mais sans jamais le « ressentir ». C’est vraiment une question d’émotion – et j’y ai été sous cet angle totalement réfractaire ; sans doute est-ce que ce type d’histoire d’amour ne me parle pas de manière générale, pourtant j’aurais l’impression de pouvoir témoigner de quelques saisissants contre-exemples…

 

Mais l’émotion et le sens sont probablement liés dans pareille entreprise ; l’impression d’avoir intégré le roman « rationnellement » s’avère forcément trompeuse si le sentiment ne va pas de pair. Dès lors, l’intégration « à froid » des thèmes et des procédés de Kawabata est un leurre, et cette prétention bien malvenue confirme par l’absurde que je suis en fait passé totalement à côté de Pays de neige

 

C’est sans doute un grand et beau roman, nombre de lecteurs autrement enthousiastes sauront utilement vous en convaincre – mais il ne m’a pas parlé.

 

Ce qui est anormal, peut-être, et plutôt déprimant.

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Gunnm, t. 4 : L'Homme qui se dressait parmi les flammes (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 4 : L'Homme qui se dressait parmi les flammes (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 4 : L’Homme qui se dressait parmi les flammes (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 207 p.

VROUM VROUM BOUM BOUM

 

Retour à Gunnm, avec le quatrième tome de la série, dans l’édition dite « originale » en cours de publication par Glénat, et censément plus respectueuse de l’œuvre que la précédente, dans les années 1990 – ne serait-ce qu’au regard du sens de lecture (hélas, j’aurai l’occasion, plus loin dans cette chronique, d’envisager la question de la nouvelle traduction…).

 

Ainsi que je l’avais expliqué précédemment, si, ado, j’avais lu et relu les deux premiers tomes de la série, que j’ai toujours appréciés dans le cadre de cette « édition originale », je n’avais guère fait que survoler la suite, dont je ne conservais guère de souvenirs. Je me rappelais qu’il y avait un délire « sportif » autour de la discipline du motorball, mais j’ai à vrai dire été très surpris que cet arc arrive aussi tôt dans la série. Hélas, le troisième tome, introduisant cette thématique, m’avait justement pour cette raison beaucoup déçu : j’avais l’impression que l’auteur abandonnait peu ou prou tout ce qui faisait jusqu’alors le sel de sa série pour se contenter, et de manière passablement fainéante, de passer sa création au tamis des codes les plus éculés (peut-être ceux du nekketsu ?), pour un résultat qui manquait singulièrement d’âme.

 

Or, j’ai l’impression que, dans ce quatrième tome (censé clore cet arc, sauf erreur), c’est encore pire… Dans le précédent, je sauvais les scènes « en extérieur », parfois très réussies. Mais ici ? Je ne suis pas bien certain d’avoir envie de sauver quoi que ce soit (même si je vais par la suite confesser un bémol passablement paradoxal). Au final, j’ai eu le sentiment d’un tome au mieux médiocre – au mieux. Ce qui ne me paraît pas très engageant pour la suite, même si l’abandon du motorball devrait justifier que je jette au moins un coup d’œil sur le tome 5 (on verra). Mais en l’état, c’est vraiment pas fameux…

 

Oui, bien sûr : ceci, à mon pas si humble avis. En fait, googlez « Gunnm 4 », ou « Gunnm 3 » d’ailleurs, ou un autre truc du genre, et vous tomberez sur plein de retours de lecture particulièrement enthousiastes et élogieux. On me l’avait déjà signalé, cet arc du motorball que je trouve si navrant pour ma part est, pour bon nombre de lecteurs, un moment crucial et particulièrement convaincant de la série, peut-être même le plus séduisant de l’ensemble, si ça se trouve… Ce qui me dépasse : à s’en tenir à ces quatre premiers tomes, pour moi, les deux premiers écrasent nécessairement les deux consacrés au motorball, je ne parviens pas à envisager les choses autrement... Mais, dans ce cas, le problème ne serait donc pas tant inhérent à la BD que purement personnel ; c’est très possible, oui. Gardons ça en tête au cas où… Mais ça ne va pas m’empêcher d’expliquer en quoi j’ai trouvé ça, donc, au mieux médiocre.

 

UN PETIT GRÉGORY ?

 

Tout ce quatrième volume ou presque tourne autour du motorball. C’en est au point où il ne se passe presque rien en dehors de la piste, la plupart de ces moments « extérieurs » intervenant en fait sous la forme de plans de coupe « Pendant ce temps-là, à Vera Cruz » en pleine partie de motorball (ce qui inclut plusieurs flashbacks).

 

Noter, on ne retrouve pas vraiment ici le même procédé chelou des trois tomes précédents, dont l’intrigue se concluait au début du tome suivant ; il y a davantage d’unité ici, et ce quatrième tome s’ouvre sur un épisode beaucoup plus long que d’habitude, qui reprend certes les choses là où le tome 3 s’était arrêté, mais pour un effet bien différent.

 

En effet, dans les soixante-dix pages grosso merdo de cet épisode, nous sommes focalisés sur un long et sanglant match de motorball, sur le circuit dit « Gregory », marquant le passage de Gally à la division supérieure et assez concrètement destiné à recruter « l’équipe » de l’héroïne pour affronter le grand champion de la meilleure ligue, « l’Empereur du motorball », Jasugun.

 

Là, je vais avouer un truc qui pourrait sonner comme un désaveu de ma note d’intention : ce long épisode est très probablement le meilleur de l’ensemble de l’arc, mais attention, concernant la mise en scène du motorball. C’est très jeu vidéo, et avec plein de trucs débiles, parfois rigolos (notamment quand le gore est de la partie, cet aspect essentiel de Gunnm consistant à démembrer et éviscérer tout le monde sans que cela ne débouche nécessairement sur la mort – certes pas exclue pour autant), parfois pénibles (coups spéciaux détaillés et punchlines navrantes), mais suivre la course est relativement palpitant (dans la mesure bien sûr où on y arrive – merci pour le plan du Gregory Circuit, mais les affrontements sont loin d’être toujours lisibles, et j’y reviendrai).

 

Ç’a été la première fois, dans tout l’arc, que le motorball, dans son principe même, m’a paru au moins vaguement amusant, même entre deux soupirs. Hélas, cela a aussi été la dernière fois, car les autres scènes de motorball, ultérieures, et qui ne manquent pas donc, sont globalement beaucoup moins réussies, au plan narratif en tout cas (côté dessin, c’est kif-kif, mais ça me paraît de manière générale largement inférieur aux tomes précédents).

 

En fait, paradoxalement, ce sont ici les « plans de coupe » qui ne fonctionnent tout simplement pas, et ne font que mettre en lumière le creux absolu du scénario...

 

PERSONNAGES INEXISTANTS

 

Et ce caractère creux affecte surtout les personnages. À la très vague exception d’Ed, le « patron » de l’écurie de Gally, junkie au masque de cuir et aux vieilles rancœurs, dont le sort est dès le départ décidé, personne, ici, ne présente ne serait-ce qu’un semblant d’âme. Gally est à baffer, Ido l’est tout autant. Jasugun, qui, dans le tome précédent, ne manquait effectivement pas d’un certain charisme associé à son statut de méga-champion, n’est plus guère ici qu’un pénible de plus, et sa sœur Shmila une gamine n’ayant finalement jamais eu d’autres atouts que ses formes (si vous aviez « scène de douche » au Bingo, félicitations, vous avez gagné).

 

C’est absolument navrant, et les relations entre les personnages sont plates et sans le moindre intérêt – alors qu’il y avait clairement quelque chose à faire avec Ido, dans son rapport ambigu tant à Gally qu’à Jasugun : en fait, la BD « essaye » d’en tirer quelque chose, très visiblement, mais cela ne fait que rendre plus flagrant encore son échec.

 

Les autres personnages de la BD (mais cela inclut donc aussi, bien sûr, Gally et Jasugun) sont des champions (enfin, plus ou moins…) de motorball. Ils ne sont dès lors définis que par leur comportement sur la piste, et d’une manière très lourdement archétypale – essentiellement, les recrues pour la suite, comme de juste : Armbrust l’enflure, Tiger le loser crétin, Zafar Taquie la mystérieuse et inquiétante, Ajakati le brave soldat (après avoir été un adversaire marqué de Gally dans le tome précédent). Ils ont leurs « coups spéciaux » (régulièrement débiles, même au point du ridicule, mais sciemment je suppose – la toupie, c’est quand même wahou), mais c’est tout de même bien pauvre comme procédé destiné à leur assurer un semblant de chair et d’âme… Car il n’y a absolument rien d’autre. Ils sont tous réduits à une fonction, sur un mode tristement utilitaire.

DEUTSCH DE KOCHEN ET PSEUDO-SAGESSE DE MES MYSTICOUILLES

 

Il y a cependant plus ennuyeux encore, si ça se trouve – et c’est très fâcheux, oui, parce que cette autre dimension s’exprime tout particulièrement dans ce qui, à terme, doit éloigner Gally du motorball, et permettre, la compétition sportive ayant forcément agi comme un prétexte, de renouer un fil rouge avec ce qui précédait et ce qui, logiquement, devrait suivre : l’interrogation quant au passé de Gally, trame de fond essentielle de la série – même s’il faut sans doute y adjoindre la thématique des « exilés » de Zalem, Ido bien sûr, mais aussi sauf erreur celui que l’on n’a pas encore nommé Desty Nova (a priori celui qui a pris Jasugun en charge, et en a fait le champion qu’il est devenu, sans plus se montrer ensuite, ou plus guère).

 

Oui, la compétition avait bien dès le départ une fonction – plus ou moins bien comprise par les deux principaux intéressés, Gally au premier chef et Ido bien plus loin derrière, ce qui permet, même lourdement, de revenir sur leur comportement parfois étrange dans le tome 3. Gally voulait « se connaître », et comprendre les raisons de sa maîtrise du Panzerkunst. Ici, pour la première fois, elle a, en deux temps, un aperçu de sa vie d’avant, impliquant une grande « montagne rouge » qui évoque aussitôt Mars. Dans ces flashbacks, la combattante cyborg se souvient d’un homme étrange, son « Meister », qui lui a semble-t-il enseigné l’art du combat et la sagesse qui est censée aller de pair – comme toujours, hein : c’est un ersatz (si j’ose dire) particulièrement ridicule du vieux sage oriental, sur sa montagne ou dans sa jungle, qui apprend à John Rambo, à Jean-Claude Van Damme, ou encore à Shôgun dans 20th Century Boys, comment poutrer la gueule à ses adversaires dans l’harmonie la plus zen de pacotille, avec un insupportable discours de pseudo-profondeur martiale autant que métaphysique de mes mysticouilles…

 

Le Meister aime bien le Deutsch de Kochen, comme pas mal d’autres personnages dans la BD, et Gally au premier chef, dont le Panzerkunst se précise un peu plus à chaque tour de piste, à grands renforts de « coups spéciaux » aux sonorités teutonnes (dont elle n’a par ailleurs pas l’exclusivité) ; une histoire de Geheimnis, sans doute.

 

Mais, à cet égard, l’entrée en scène du personnage du Meister est particulièrement, euh. Je le cite, s’adressant à Gally (qu’il appelle Yôko – une âme charitable s’en tiendra à cette seule révélation de taille, ce qu'il faut retenir de la scène), p. 174 : « Tu as su franchir toutes les épreuves, malgré la teinte chromosomique Doppel X de ton corps. » Et une note de bas de page livre cette précieuse explication au lecteur : « Ou qu'elle soit une femme, pour simplifier. Le genre des êtres humains est déterminé par la combinaison de deux chromosomes. Ceux du sexe masculin sont XY. "Doppel X" est la lecture allemande de XX. » Le retour de la vengeance du « malgré que », entre autres choses ! L’expression est lourde, c’est peu dire, qui est semble-t-il supposée rendre plus ou moins obscure une notion relevant pourtant du parfaitement notoire, et gagnant à cette évidence, en usant gratuitement d’un terme germanique parfaitement hors-contexte. Quant à la misogynie sous-jacente, dans une BD pourtant louée parfois pour son personnage central féminin et « fort », elle tord un peu les boyaux – outre qu’elle en dit long sur la sagesse prétendue du prétendu sage.

 

Mais le vieux bonhomme n’est pas le seul à « briller » (?!) dans le fâcheux registre de la mystiquaillerie façon développement personnel : il a un concurrent de taille avec Jasugun, qui nous faisait déjà chier avec son chi dans le tome 3, et dont la « philosophie » martiale est assez proche de celle de Gally ou plus exactement de son Meister ; et pour cause, il avait lui aussi son vieux maître sur la montagne ou dans la jungle ou dans ton cul ! Un flashback passablement pénible en témoigne, autant qu’il témoigne de la profondeur effective de cette sagesse à dix boules, dont le seul motif semble être la « justification » théorique de « coups spéciaux » sur la piste du motorball (assurément l’endroit le plus propice à la méditation métaphysique).

 

Je ne résiste pas à l’envie de vous citer une autre note de bas de page, quand le vieux maître si sévère félicite son disciple, en lui disant : « Quelle splendide absorption de chi tu maîtrises désormais... » La note, donc (p. 122) : « Une des techniques avancées de renvoi du chi. Toute onde est constituée d'un rythme (sa fréquence), d’une force (son amplitude) et d’une forme (celle de son signal). Lorsque deux corps vibrants ont des fréquences approchantes et néanmoins distinctes, celles-ci se rejoignent jusqu’à générer le même nombre d’oscillations. Par ce fait naît une résonance qui provoque un échange d’énergie entre les deux. L’un des corps vibrants absorbe alors progressivement la totalité de l’énergie de l’autre. » Finalement, les notes « explicatives » de Shirow Masamune dans The Ghost in the Shell

 

Tout cela est d’un ennui qui n’a d’égale que la lourdeur. Et ça, pour le coup, ça ne me paraît pas très engageant pour la suite...

 

JE TE PROMULGUE !

 

C’est sans doute le moment de dire quelques mots de la nouvelle traduction de cette « édition originale », due à David Deleule. Ici, je sens que je marche sur des œufs, et c’est bien pour cela que je me suis abstenu de trop en causer dans mes retours sur les trois tomes précédents – d’autant que je ne suis pas en mesure de comparer avec la précédente traduction, dans les années 1990 (due à Yvan Jacquet), et encore moins avec le texte japonais, afin de juger de la fidélité ou pas de chaque. Mais j’avais quand même quelques semblants de critiques à formuler, qu’il n’est sans doute plus possible de garder pour moi avec ce tome 4 « édition originale ».

 

Une nouvelle traduction est supposée, par principe, être bien meilleure que la précédente – on est porté à le croire, c’est l’argument même, non ? Pourtant, à y regarder de plus près, ce n’est pas toujours le cas dans les faits… À titre d’exemple, les « retraductions » récentes d’œuvres de Lovecraft par François Bon, pour ce que j’en ai lu, sont souvent au mieux « contestables », et c’est parfois bien pire… Ceci alors même que les traductions antérieures étaient assurément critiquables, lacunaires, percluses d’incompréhensions, etc. Néanmoins meilleures... Des fois, même sans effectuer la comparaison avec la traduction antérieure, les faiblesses intrinsèques (pour employer un mot gentil) d’une nouvelle traduction suffisent à la discréditer dans l’absolu ; voyez par exemple la récente retraduction des Habitants du Mirage, d’Abraham Merritt, par Thomas Garel – où l’on trouve tout bonnement des fautes de français grosses comme moi, et plus d’une, notamment des passés simples « saugrenus »…

 

Qu’en est-il ici ? Je manque donc d’éléments de référence pour asseoir une critique bien ferme. Toutefois, depuis le premier tome « édition originale », j’ai régulièrement patiné du fait de choix de traduction quelque peu lourdingues (l’accent improbable des cyborgs des usines, par exemple) et autres maladresses dans l’expression. Mais j’ai l’impression que ça n’en est que plus vrai dans ce tome 4… Le « malgré que » (implicite, certes) évoqué plus haut n’est pas forcément un cas isolé. Mais d’autres passages, plus explicites, m’ont fait écarquiller les yeux…

 

Mention spéciale, ici, à cette réplique pour le moins étonnante d’Ido s’adressant à Jasugun (p. 104) : « Ce qui provoque tes morts cérébrales, cette chirurgie du cerveau... Qui donc te l'a promulguée ? » Hein ? Quoi ? Pardon ? « Promulguer » ?!

 

Oui – je n’osais pas le dire jusqu’alors, mais je crois décidément qu’il y a un souci avec cette « nouvelle traduction »… Qui est tout autant un défaut de relecture, à ce stade. C’est tout de même regrettable, pour cette « édition originale » supposée tirer un trait sur les errances éventuelles des éditions précédentes...

 

UN DESSIN QUI FAIBLIT

 

Dans le tome précédent, le dessin contribuait à sauver les meubles – Kishiro Yukito a très certainement apporté quelque chose au manga d’action, avec son style assuré en même temps qu’il s’autorisait des audaces bienvenues ; sans même parler de son évident talent de character designer, dont bénéficiaient au premier chef Gally et Ido, mais aussi quelques figures plus démesurées et folles, comme Makaku dans le premier tome, ou d’autres inspirant instinctivement la sympathie, comme Shmila dans le tome 3.

 

Ici, hélas, cela m’a paru moins évident. Les personnages, creux au plan narratif, ne le sont finalement guère moins au regard du graphisme, qui devient, ai-je l’impression, plus banal – et ce alors même que les armures du motorball paraissaient assurer un appréciable délire sur ce plan, par exemple. Mais Shmila, justement, en témoigne peut-être davantage, qui n’a plus rien du charme enfantin du tome précédent – une scène de douche, gratuite comme de juste, n’était sans doute pas le meilleur moyen d’enrichir un personnage qui ne servait finalement plus à rien. Gally également en est affectée, d'ailleurs. Quant à Jasugun, colossal jusqu'alors, il perd tout charisme : finalement, ce n’est plus guère qu’un gros surfer – même en phase terminale…

 

Or le rendu de l’action lui aussi m’a nettement moins convaincu dans ce tome 4. Même dans le long épisode du Gregory Circuit, par ailleurs plutôt correct, l’action s’avère difficilement lisible – bien plus à mon sens que dans les tomes précédents, ce qui inclut le troisième, mettant déjà en scène le motorball. C’est très regrettable, car la fluidité de l’action me paraissait jusqu’alors, le plus souvent, un trait appréciable du dessin de Kishiro Yukito, et qui le plaçait tout en haut du panier des mangakas d’action (car j’ai ressenti chez plus d’un cette difficulté portant sur la lisibilité des combats, etc.). À vrai dire, je crois que c’est là encore le motorball qui, dans son principe même, nuit en définitive autant au dessin qu’au scénario – les plans larges ou au contraire extrêmement rapprochés, saturés de traits témoignant de la vitesse folle des événements, ont même à cet égard quelque chose d’un peu fainéant, ai-je l’impression.

 

HELL IS ROUND THE CORNER

 

Bilan guère glorieux, donc, pour ce quatrième tome qui m’a fait l’effet d’être au mieux médiocre. Même avec cette réussite étonnante du premier chapitre, réussite relative certes, mais qui a paradoxalement su me séduire alors même qu’il constituait l’application la plus poussée du principe du motorball, qui me laissait au mieux perplexe à la base, et a continué de le faire par la suite, le résultat global s’avère poussif, terne, parfois à la lisière du ridicule et en tout cas de l'ennuyeux voire pénible.

 

Après les deux très bons premiers tomes, et un troisième déjà un bon cran en dessous, j’ai donc eu l’impression d’une série en chute libre, dont l’intérêt ne cesse de diminuer à mesure que l’implication initiale de l’auteur pâtit de son mauvais réflexe de mettre les codes en avant pour poursuivre son récit en mode automatique.

 

Je vais probablement laisser encore une chance à la série avec le tome 5 – car l’abandon du motorball pourrait avoir un impact positif non négligeable, à mes yeux du moins. Mais, si cela ne fonctionne pas davantage, il me faudra arrêter les frais...

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Narayama, de Shichirô Fukazawa / La Ballade de Narayama, de Keisuke Kinoshita / La Ballade de Narayama, de Shôhei Imamura

Publié le par Nébal

Narayama, de Shichirô Fukazawa / La Ballade de Narayama, de Keisuke Kinoshita / La Ballade de Narayama, de Shôhei Imamura

FUKAZAWA Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, [楢山節考, Narayama-bushikô], traduit du japonais [et préfacé et postfacé] par Bernard Frank, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1956, 1958-1959, 1979, 1980, 1983] 2004, 151 p.

Narayama, de Shichirô Fukazawa / La Ballade de Narayama, de Keisuke Kinoshita / La Ballade de Narayama, de Shôhei Imamura

Titre : La Ballade de Narayama

Titre original : 楢山節考 (Narayama-bushikô)

Réalisateur : Keisuke Kinoshita

Année : 1958

Pays : Japon

Durée : 98 min.

Acteurs principaux : Kinuyo Tanaka (Orin), Teiji Takahashi (Tatsuhei), Yûko Mochizuki (Tamayan), Danko Ichikawa (Kesakichi)...

Narayama, de Shichirô Fukazawa / La Ballade de Narayama, de Keisuke Kinoshita / La Ballade de Narayama, de Shôhei Imamura

Titre : La Ballade de Narayama

Titre original : 楢山節考 (Narayama-bushikô)

Réalisateur : Shôhei Imamura

Année : 1983

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Ken Ogata (Tatsuhei), Sumiko Sakamoto (Orin), Takejo Aki (Tamayan), Seiji Kurasaki (Kesakichi), Tonpei Hidari (Risuke « le Puant »), Ryutaro Tatsumi (Matayan), Junko Takada (Matsu)…

TROIS VARIATIONS SUR LA BALLADE DE NARAYAMA

 

Tentative, aujourd’hui, dans un exercice auquel je ne me suis sauf erreur jamais livré : la chronique parallèle d’un livre et de son adaptation au cinéma – sauf que, tant qu’à faire, je vais en fait parler d’un livre et de deux de ses adaptations...

 

Le livre, c’est Narayama, ou plus exactement Étude à propos des chansons de Narayama, un court roman, ou même une nouvelle (publiée en tant que telle en revue, d’ailleurs), signée Fukazawa Shichirô, dont c’était la première publication, en 1956 : coup d’essai, et coup de maître. Puis vinrent les adaptations : dès 1958, la nouvelle est transposée au cinéma par Kinoshita Keisuke, avec pour titre français La Ballade de Narayama (le titre japonais demeure le même, Narayama-bushikô, et cela vaut aussi pour le film qui suit) ; enfin, en 1983, Imamura Shôhei en livre une nouvelle version, avec toujours pour titre français La Ballade de Narayama, qui remporte la Palme d’or à Cannes (la première du réalisateur, qui en obtiendrait une seconde pour L’Anguille en 1997). À noter, je viens tout juste d’apprendre qu’il y aurait encore une autre adaptation de la même nouvelle, mais coréenne cette fois, Goryeojang, de Kim Ki-young, en 1963.

 

Les trois œuvres (japonaises) dont je vais parler aujourd’hui ont ceci de fascinant qu’elles affichent toutes une forte singularité, et ce alors même que, par définition, elles racontent peu ou prou la même histoire. En fait, le terme de « singularité » est à maints égards bien trop timide – car on ne saurait imaginer des œuvres aussi violemment opposées, dans le fond comme dans la forme, que les films de Kinoshita et Imamura, alors qu’ils sont tous deux inspirés de la même nouvelle de Fukazawa… Et pourtant, dans tous les cas, nous avons affaire à des chefs-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort.

 

Je précise à tout hasard que j’avais déjà lu Narayama, et vu le film d’Imamura Shôhei – plusieurs fois dans les deux cas, d’ailleurs, il me semble. Par contre, je n’avais encore jamais vu le film de Kinoshita Keisuke, une découverte à l'occasion de cette chronique.

LES AUTEURS ET LEUR NARAYAMA

 

Quelques mots, d’abord, sur les trois auteurs qui vont nous intéresser aujourd’hui, avec une présentation hâtive de « leur » Narayama.

 

Fukazawa Shichirô et les chansons de Narayama

 

Il faut bien sûr commencer par l’auteur de la nouvelle originelle, Fukazawa Shichirô (1914-1987). Il présente un profil assez atypique dans les lettres japonaises, car il n’est venu que tardivement à l’écriture. Il n’a pas poussé ses études, et a longtemps été musicien professionnel, et guitariste d’abord, un peu partout mais surtout au music-hall.

 

Étude sur les chansons de Narayama est sa première publication littéraire, en revue, en 1956 – il a alors 42 ans. La nouvelle, pour être l'œuvre d'un débutant, ne passe cependant pas inaperçue, loin de là : elle est très tôt récompensée par un prix littéraire, et, surtout, s’attire les louanges de sommités des lettres japonaises, parmi lesquelles, ce n’est pas rien, Tanizaki Junichirô et Mishima Yukio ! Et sans doute cet écho n’est-il pas pour rien dans la décision de la Shôchiku, l'un des grands studios japonais de l'époque, d’en faire une adaptation cinématographique dès 1958, confiée à Kinoshita Keisuke, tandis que le livre sera traduit en français dès 1959.

 

Mais restons-en à l’auteur, pour l’heure. Bernard Frank, le traducteur, ne s’en fait pas écho dans ses postfaces « réactualisées » en 1979 et en 1983 (il n’y parle pas davantage des films, alors que celui de Kinoshita avait pourtant précédé sa traduction ; mais, à la dernière réactualisation, le film d’Imamura était sorti quelques mois plus tôt à peine au Japon, s'il ne tarderait plus en France, et à Cannes), car il préfère évoquer quelques œuvres d’un point de vue « strictement littéraire » (et pas si bienveillant ?). Mais Fukazawa s’est retrouvé à nouveau au cœur de l’agitation littéraire en 1960-1961, dans des circonstances tout autres, au parfum de scandale… En décembre 1960, il publie, dans la même revue où il avait publié Narayama, une nouvelle dans laquelle le narrateur fait un rêve : la gauche radicale a pris le pouvoir au Japon, et le prince Akihito (l’actuel – mais a priori pas pour longtemps – empereur Heisei) et son épouse la princesse Michiko sont décapités en public devant une foule qui acclame l’exécution… Et cette « fantaisie » ne plaît pas du tout à l’extrême droite nippone, qui ne supporte pas que l’on touche à l’empereur, de quelque manière que ce soit. Le 1er février 1961, un adolescent de 17 ans du nom de Komori Kazutaka, membre d’un groupuscule d’extrême droite, se présente au domicile de Shimanaka Hôji, l’éditeur de Fukazawa Shichirô – mais il est absent ; qu’importe : le jeune homme tue la domestique Maruyama Kane, et blesse grièvement l’épouse de l’éditeur, Shimanaka Masako ; le lendemain, le jeune terroriste se livre à la police, expliquant qu’il ciblait l’éditeur, parce qu’il avait publié la nouvelle de Fukazawa… Et la réaction de Shimanaka Hôji est pour le moins étonnante : lui qui, dans sa revue, avait toujours prôné la liberté d’expression, déclare officiellement que les écrivains auraient bien tort de mettre des vies en danger, et notamment les leurs, au seul prétexte de leur liberté créative… Il prône en fait l’autocensure, et admet comme légitime un véritable tabou concernant l’institution impériale. Quant à Fukazawa, qui avait reçu de très nombreuses menaces de mort, il doit se cacher pendant cinq ans en Hokkaidô.

 

Or cette affaire, entrée dans l’histoire sous le nom d’ « incident Shimanaka » (Shimanaka jiken), n’est pas un fait isolé : le 12 octobre 1960, un peu avant la publication de la nouvelle de Fukazawa donc, un autre jeune militant d’extrême droite, Yamaguchi Otoya, lui aussi âgé de 17 ans précisément, avait assassiné le chef du Parti Socialiste Japonais, Asanuma Inejirô, en plein débat télévisé – un fait-divers qui avait inspiré au jeune Ôe Kenzaburô, futur prix Nobel de littérature, sa fameuse nouvelle « Seventeen » (dans Le Faste des morts), ou plus exactement la nouvelle « complète », titrée alors « Ainsi mourut l’adolescent politisé »… Pour un même effet : quantité de menaces de mort adressées à l’auteur et à son éditeur ; le premier a choisi d’arrêter la publication de la nouvelle complète pour s’en tenir à la seule version abrégée « Seventeen » (et c’est toujours le cas aujourd’hui), tandis que son éditeur… a présenté des excuses. Aujourd’hui encore, semble-t-il, les lettres japonaises sont affectées par cette autocensure que le terrorisme d’extrême droite, via ces deux sordides affaires, a peu ou prou imposé au pays à l’aube des années 1960 – précisément à cette époque où le Japon était censé remiser de côté la « saison politique », et ses affrontements idéologiques parfois violents, pour se concentrer sur le seul consensus de la « saison économique », et l’accroissement de la richesse globale du pays, à l’aube de la « Haute Croissance ».

 

Mais revenons à Narayama, ou, plus exactement donc, à l’Étude à propos des chansons de Narayama. Sous ce titre complet sonnant un peu comme une parodie d’ethnographie, l’auteur reprenait une vieille légende, dite « obasute » ou « ubasute », sans vraie assise historique, pour dépeindre un Japon ancien (mais pas forcément tant que ça…) qui n’a en fait jamais existé, mais demeurait crédible, et porteur, via ses personnages qui étaient autant d’archétypes, délibérément, d’un symbolisme fort empreint de pensée morale, d’inspiration bouddhique surtout, mais aussi éventuellement confucéenne, et dans un contexte où le shintoïsme a aussi sa place. La nouvelle, au style sobre, minimal, dément bien vite le caractère ethnographique du titre, mais joue bien, cependant, de l’évocation récurrente des chansons de Narayama, en fait des variations censément improvisées par les paysans sur la base d’une même chanson, transmise depuis des siècles, et qui contient dans ses rythmes et ses images toute la vie sociale du petit village de montagne – l’auteur longtemps musicien fournit d’ailleurs en annexe de son récit les partitions de la Chanson de Narayama dans sa forme la plus canonique, et du Ballottement du Sourd, au sens tout différent mais non moins populaire. La nouvelle, dans son économie remarquable sous son apparence de simplicité, est susceptible de bien des lectures éventuellement antagonistes – ce dont témoigneront ses adaptations cinématographiques on ne peut plus opposées.

 

Kinoshita Keisuke et le théâtre de Narayama

 

Kinoshita Keisuke (1912-1998) était jusqu’alors, je plaide coupable, un parfait inconnu pour moi – enfin, j’avais croisé son nom à plusieurs reprises, bien sûr, mais je n’avais jamais vu un seul de ses films… Il est vrai qu’il est bien moins connu à l’international que des réalisateurs tels que Kurosawa Akira, Mizoguchi Kenji ou Ozu Yasujirô, la triade qui revient toujours ; mais, au Japon, ce réalisateur très prolifique (il a tourné 42 films dans les 23 premières années de sa carrière) était une figure majeure du cinéma dans les années 1940, 1950 et 1960, et y rencontrait un très beau succès tant critique que commercial. Passionné de cinéma depuis son plus jeune âge (au point d’avoir fugué en compagnie d’un acteur alors qu’il n’était qu’adolescent), il a dû batailler pour devenir réalisateur, mais est finalement parvenu à intégrer le fameux studio Shôchiku, où brillaient des réalisateurs tels que Ozu, donc, et Naruse Mikio. Habile dans bien des genres, Kinoshita a connu son lot de succès populaires, et a par ailleurs réalisé, en 1949, le premier film japonais en couleurs (en Fujicolor), Carmen revient au pays.

 

Je note en passant que Kobayashi Masaki était devenu son assistant en 1946, à son retour d’un camp de prisonniers – cette association me paraît intéressante à relever, car, même si Kobayashi n’a sauf erreur pas travaillé sur La Ballade de Narayama, il a pu faire preuve, dans Kwaïdan notamment (six ans plus tard), d’une même esthétique foncièrement irréaliste et empruntant beaucoup au théâtre japonais (kabuki et bunraku surtout, peut-être également ). Quoi qu’il en soit, les deux réalisateurs ont eu à nouveau l’occasion de s’associer en 1968, quand, avec Kurosawa Akira et Ichikawa Kon, ils ont fondé la Shiki no kai (ou Four Horsemen Club), organe dont la fonction était de concevoir des films destinés à une audience plus jeune (ce qui n'est sans doute guère le propos ici !).

 

La Ballade de Narayama, en 1958, vient après plusieurs succès populaires conséquents, notamment ai-je cru comprendre dans le genre mélodramatique. Mais Kinoshita choisit une approche particulière pour tourner ce nouveau film : ce qu’il entend mettre en avant, dans la nouvelle de Fukazawa à laquelle il reste globalement très fidèle, dans l’esprit mais aussi, généralement, dans la lettre (avec tout de même une exception très notable, outre quelques points de détail çà et là), c’est son caractère de légende – il ne s’agit pas de « prétendre » reconstituer un Japon ancien (plus ou moins ancien, d’ailleurs…) sur un mode soi-disant « réaliste », mais d’assumer pleinement ce caractère de pure invention édifiante. Dès lors, il choisit de tourner intégralement en studio, avec des toiles peintes magnifiques mais absolument pas réalistes en fond, et un jeu complexe de mouvements de caméra (de nombreux travellings latéraux, notamment) destiné à appuyer, dans le chatoiement des couleurs exacerbées, la symbolique essentielle du récit, qui est celle du périple et de la transmission. Pour ce faire, il emprunte aux formes classiques du théâtre japonais, notamment le kabuki et le jôruri ou bunraku ; l’introduction du film renvoie sans ambiguïté au théâtre de marionnettes, et la narration repose sur un chant récitatif de type jôruri, bien sûr accompagné au shamisen, et éventuellement d’autres instruments du nagauta. Le film affiche donc son caractère foncièrement irréel, il le met en avant, le revendique pleinement – comme un moyen d’exprimer une vérité autrement essentielle que celle que l’on associe d’usage au « réalisme ». Rien d’étonnant à cet égard si Kinoshita a détesté le film d’Imamura, 25 ans plus tard – au point de le qualifier de « pornographique »...

 

Imamura Shôhei et le documentaire de Narayama

 

J’ai déjà eu l’occasion de parler d’Imamura Shôhei (1926-2006) sur ce blog, y ayant chroniqué La Vengeance est à moi et Pluie noire, aussi n’est-il pas nécessaire de revenir outre mesure sur les détails de sa carrière. Notons simplement qu’Imamura, dès ses débuts, était un réalisateur passablement trublion, et sans doute la figure la plus célèbre, encore qu’un peu hétérodoxe, de la Nouvelle Vague Japonaise, après Oshima Nagisa. Surtout, Imamura avait une approche assez documentaire, dont les deux films cités témoignent – pendant la quasi-totalité des années 1970, suite à l’échec commercial de Profonds Désirs des dieux en 1968, il n’avait d’ailleurs peu ou prou tourné que des documentaires. La Vengeance est à moi, en 1979, lui a permis de revenir à la fiction mais en ayant donc mûri cette approche « réaliste » – le film avait aussi révélé un acteur jusqu’alors inconnu, Ogata Ken, qui jouerait dans plusieurs autres films d’Imamura par la suite, notamment les deux qui succèdent à La Vengeance est à moi, à savoir Eijanaika, et, donc, La Ballade de Narayama (il deviendrait une célébrité internationale en 1985, avec son interprétation de Mishima Yukio dans le film de Paul Schrader Mishima : une vie en quatre chapitres). L’approche documentaire d’Imamura « l’entomologiste », enfin, s’accompagne d’un discours provocateur dont un trait récurrent est la relégation de l’homme au rang d’animal – et La Ballade de Narayama est peut-être son film le plus éloquent à cet égard (parce qu’il se montre moins subtil que les autres en l’espèce ?).

 

Car Imamura adopte un parti drastiquement opposé à celui de Kinoshita – il semble, en fait, le contredire point par point, comme méthodiquement, avec une jubilation destructrice et éventuellement anarchisante. Qu’importe si Narayama se base sur une légende, et non sur des faits : le réalisateur choisit de faire un film outrancièrement réaliste, entièrement en extérieurs, tranchant sur la beauté des décors peints de Kinoshita, et sans rien des effets théâtraux caractéristiques de la première version filmée de La Ballade de Narayama. Adieu les éclairages « expressionnistes » et les filtres colorés, à la beauté sans pareille, qui cèdent la place à un éclairage farouchement « naturel » (avec son inconvénient : c’est sans doute délibéré, mais nombre de séquences nocturnes ou d’intérieur sont difficilement lisibles…). Adieu la végétation luxuriante se mouvant devant la caméra comme autant d’accessoires de théâtre et opérant comme des rideaux – la nature chez Imamura ne saurait être domestiquée et maîtrisée de la sorte, elle est parfaitement rétive aux injonctions de l’homme et de l’art. Adieu les travellings latéraux remarquablement soignés, et les gracieuses chorégraphies millimétrées qu’ils impliquent : Imamura se montre autrement direct et cru dans sa réalisation. Adieu, enfin, les procédés sonores hérités du théâtre classique japonais, et au premier chef ce récitatif à la façon du jôruri accompagné d’un shamisen virtuose : Imamura ne compte certainement pas laisser à cette intervention extérieure la possibilité d’expliquer son histoire en l’embellissant – et sans doute en l’affadissant ; son film dispose bien d'une bande originale, mais nettement moins envahissante, et par ailleurs guère traditionnelle.

 

Finalement, le parti d’Imamura est celui d’un naturalisme cruel, tout de crasse et de violence, aux antipodes d’un Kinoshita sublimant par sa réalisation délibérément artificielle et esthétisante la beauté et la dignité de l’épreuve humaine. Dès lors, la hauteur morale sublimée par la précédente adaptation de la nouvelle de Fukazawa laisse place à un univers autrement rude et sauvage, où la faim et le désir sexuel frustré crèvent perpétuellement l’écran – certes pas les subtilités d’un complexe discours éthique. La joliesse des tableaux savamment agencés, dans une perfection par essence irréaliste, est subvertie par la tenace horreur de la réalité, la saleté, et la misère, et la bestialité – au sens le plus strict, d’ailleurs. Vraiment rien d’étonnant à ce que Kinoshita ait jugé ce « remake » qui n’en est en fait pas un comme étant « pornographique »…

 

Ce qui n’a pas empêché le film d’Imamura d’obtenir la Palme d’or à Cannes en 1983, même si, semble-t-il, à la surprise générale – et alors que parmi les concurrents japonais figurait un autre excellent film, Furyo, signé Oshima Nagisa, compagnon d’Imamura dans la Nouvelle Vague Japonaise, et que l’on pronostiquait vainqueur (on était tout aussi certain que Kitano Takeshi, pardon, Beat Takeshi, serait récompensé à titre de meilleur second rôle pour sa merveilleuse prestation dans le film d’Oshima, mais ceci non plus n’a pas eu lieu…).

LA LÉGENDE « OBASUTE » AU PRISME D’UNE ETHNOGRAPHIE FANTASMÉE

 

Maintenant que j’ai donné ces grandes lignes pour les trois œuvres, je peux entrer davantage dans le détail, en comparant les approches des trois auteurs, violemment opposées le cas échéant.

 

Étude à propos des chansons de Narayama, la nouvelle originelle de Fukazawa Shichirô, ne doit pas nous tromper du fait de son titre complet un peu alambiqué, qui semble parodier telle ou telle communication ethnographique. Le style du récit, d’ailleurs, dans son minimalisme, laisse bien vite comprendre qu’il s’agit là d’une fausse piste. Mais cette ambiguïté très temporaire n’est pas gratuite pour autant, et la nouvelle a bel et bien un certain contenu qui ne dépareillerait pas totalement dans une étude scientifique rigoureuse – essentiellement, donc, dans le jeu crucial sur les chansons de Narayama, lié à la fête de Bon, et dont nous avons très régulièrement des aperçus, généralement sous la forme de deux vers seulement, qui sont autant de variations plus ou moins improvisées sur un fond peu ou prou unique. La chanson a sa magie, car toute la vie sociale du microcosme auquel nous nous intéressons dans le récit semble y être contenue ; ce qui peut s’avérer oppressant, d’ailleurs. Les variations moqueuses de Kesakichi, le petit-fils d’Orin, jouent notamment un grand rôle dans cette histoire – et on peut relever, ici, que le film de Kinoshita semble réévaluer en dernier recours l’égoïste petit homme, car son ultime chanson ne raille plus la vieille Orin pour ses trente-trois dents de démon, mais semble bien honorer son sacrifice, en en transmettant le sens à ses cadets…

 

Mais ce sacrifice, donc – il est bien temps que j’y vienne… La nouvelle de Fukazawa s’inspire d’une légende, dite « obasute », ou « ubasute », ce qui signifie en gros « l’abandon de la vieille femme ». À en croire cette légende, très implantée dans le folklore nippon, il est des endroits, ou des moments (des périodes de famine, de sécheresse, etc.), où il est de tradition pour les paysans de porter leurs vieux parents sur telle ou telle montagne, où ils les abandonnent pour qu’ils y meurent (de froid, de faim, etc.), car le village et encore moins le foyer ne peuvent subvenir à leur alimentation.

 

C’est donc ce qui se produit dans la nouvelle de Fukazawa. Dans le village perdu au milieu des montagnes où se situe l’action, une tradition bien ancrée impose aux villageois atteignant l’âge de 70 ans de se rendre à Narayama (littéralement « la montagne aux chênes ») pour y mourir, et rejoindre ainsi dans la félicité le kami de la montagne. Ces vieillards ne pouvant le plus souvent accomplir eux-mêmes cet ultime pèlerinage, ils sont conduits à la montagne par leurs enfants, qui les portent sur leur dos. C’est ce qui arrive ici à la vieille Orin, qui atteint les 70 ans et a hâte de mourir à Narayama, ceci alors que son fils (appelé Tappei dans la nouvelle et Tatsuhei dans les deux films – par commodité, je m’en tiendrai dans le reste de cette chronique à ce dernier nom) redoute cette épreuve débouchant forcément sur la plus terrible des séparations.

 

Mais il s’agit donc a priori d’une légende. Dans le folklore japonais, elle revient souvent – dans des chansons, des estampes, des récits… Et le film d’Imamura, avec son optique « réaliste », a pu faire croire à la réalité de cette pratique. Pourtant, il semblerait qu’elle ne soit en rien attestée dans les faits : c’est une légende, oui, une histoire – avec son contenu symbolique et surtout éthique, éventuellement une vérité d’un autre ordre, mais, non, les Japonais n’abandonnaient pas leurs vieux dans la montagne.

 

LE VILLAGE D’EN FACE, ET NARAYAMA AU-DESSUS

 

Situer le récit est dès lors plus ou moins pertinent… puisque ce Japon-là n’a en fait jamais existé. Mais la chose est tout de même tentante, et je crois qu’elle peut faire sens, en opérant comme un reflet de la « vraie » société japonaise.

 

Dans l’espace

 

La situation dans l’espace, à cet égard, n’a probablement guère d’importance, même si Fukazawa cite quelques provinces (du milieu du Japon, sauf erreur) : l’essentiel est que nous sommes dans les montagnes, et dans un village isolé d’une extrême pauvreté – même si les conditions de vie peuvent varier selon les récits : notamment, dans le film de Kinoshita, entièrement dédié à la beauté, la misère du village n’est finalement guère palpable, et il pourrait se trouver n’importe où ; par contre, dans le film d’Imamura, la rudesse de la montagne ne cesse de saisir le spectateur par le col ; et les belles rizières aux teintes d’or de Kinoshita n’ont guère d’équivalent ici, tant Imamura préfère filmer, alternativement, la neige et la boue ; quant aux belles maisons de Kinoshita, joliment éclairées par la lumière solaire s’insinuant dans les parois mobiles de papier shôji, elles cèdent la place à des bâtisses austères, aux murs épais afin de se protéger autant que faire se peut du froid mordant de la haute montagne, où les hommes vivent au milieu des bêtes et des déchets dans une pièce unique, à la lueur insuffisante d’un brasier dont la lutte contre les ténèbres est d’emblée vaine (et pour le coup, cela paraît atténuer la thèse esthétique de Tanizaki dans son fameux Éloge de l’ombre).

 

Quoi qu’il en soit, le village où se situe l’intrigue n’a en tant que tel pas de nom. Il vit en symbiose avec un autre village, par-delà la vallée, et les deux villages sont de toute éternité, l’un pour l’autre, « le village d’en face ». En fait, les communautés villageoises n’ont pas besoin d’autres précisions toponymiques… C’est de toute façon le prosaïsme qui domine dans la vie quotidienne – et les maisons, ainsi, en guise d’adresse, sont désignées par une expression basique et qui parle à tout le monde : nous nous intéressons surtout à la « Maison de la souche », ainsi nommée parce qu’une souche se trouve devant l’entrée, mais il y a aussi, sur le même mode, la « Maison de d’vant l’étang », ou, dans un registre un peu différent, la « Maison au sou » (j’y reviens tout de suite), la « Maison du sel », ou encore la « Maison qu’y pleut » (du fait des phénomènes météorologiques locaux), etc. Le seul toponyme qui compte vraiment est celui de Narayama, car conservé comme tel dans la traduction française – mais il signifie donc très prosaïquement « la montagne aux chênes », et désigne en même temps la montagne et le kami de la montagne, ou « Messire Narayama ».

 

Dans le temps

 

Mais qu’en est-il de l’époque ? On est instinctivement tenté d’y voir un Japon très archaïque – plein d’éléments nous y incitent… et tout d’abord nos préjugés. Pourtant, ce n’est probablement pas le cas – et les trois œuvres, chacune à sa manière, semblent situer le récit légendaire dans un Japon en fait très récent… voire contemporain !

 

L’emploi des fusils par les villageois est un indice plus ou moins probant, car trop vague, même si l’arme de Tatsuhei, dans le film d’Imamura du moins, a l’air relativement moderne.

 

Mais la nouvelle de Fukazawa nous donne peut-être d’autres indices, plus pertinents ? L’un, surtout, en guise de limite antérieure. Une maison du village, dite la « Maison au sou », possède en effet un trésor unique dans la petite communauté tout juste autosuffisante et qui, au mieux, échangerait le peu qui, par miracle, resterait, dans un système relevant du troc : une pièce d’un sou de l’ère Tenpô, qui lui donne donc son nom. Or l’ère Tenpô a duré de 1830 à 1844 – le récit est donc forcément postérieur, et éventuellement très postérieur, car il semblerait que cette pièce soit associée à cette maison depuis longtemps.

 

Il y a peut-être un autre indice, mais moins assuré, dans l’apparente absence de noms de famille au sein du village : les familles jouent un rôle crucial dans l’organisation villageoise et le déploiement du récit, mais elles sont identifiées par la maison où elles vivent, et rien d’autre ; ceci, pour le coup, paraît archaïque – mais faut-il forcément en déduire que le récit est antérieur à Meiji, quand le nouveau régime a finalement permis aux roturiers d’avoir un nom de famille ? Je suppose qu’il n’y a rien de certain à cet égard – car, de toute façon, le village est situé hors du temps, et hors d’atteinte : les bouleversements rapides de la modernisation à marche forcée du Japon pouvaient demeurer totalement inconnus de ces villageois même contemporains, car coupés du reste du monde.

 

Mais le film de Kinoshita est encore plus troublant – car il s’achève sur une séquence très étonnante… dans laquelle nous voyons cheminer un train, avec une locomotive à vapeur, que regardent passer des individus aux costumes autrement modernes (et occidentaux) que ceux des villageois ; et le train passe devant une station dont le nom est « Obasute », nom écrit en kana, en kanji… et en caractères romains. Certes, il serait peut-être trop hardi d’en déduire que le récit est totalement contemporain, car cette ultime séquence n’est pas directement reliée à la narration qui précède ; j’ai tout de même l’impression que cela contribue à laisser supposer que la légende telle qu’elle est ici illustrée, si l’on tient à l’ancrer dans la « réalité », ne serait pas si archaïque que cela.

 

Et cela peut avoir son importance, car il s’agit bien, d’une certaine manière, d’illustrer un Japon traditionnel, pas si lointain même si à jamais perdu ; cependant, ensuite, les connotations diffèrent selon les œuvres… Fukazawa conserve tout du long une certaine distance qui peut rendre son propos un peu ambigu à cet égard ; Kinoshita, lui, semble clairement louer ce Japon du passé, sa beauté et sa dignité ; mais Imamura se montre autrement critique...

ORIN ET LA MAISON DE LA SOUCHE

 

Le récit, dans les trois œuvres, tourne autour de la même base, avec deux personnages centraux : la vieille Orin, et son fils Tatsuhei.

 

Orin, dans tous les cas, est une adorable petite vieille (même si le film d’Imamura vient brutalement contredire ce sentiment général, par exception, dans une scène d’une extrême cruauté, j’y reviendrai), et, dans les deux adaptations filmiques, elle est interprétée par des actrices absolument parfaites, Tanaka Kinuyo chez Kinoshita (elle avait connu une brillante carrière, et tourné dans un certain nombre de films de Mizoguchi Kenji, notamment), et Sakamoto Sumiko chez Imamura.

 

Mais voilà : Orin a 69 ans, et, à 70 ans, il est d’usage de partir pour Narayama. Ce qui ne pose aucun problème à la petite vieille – elle en a envie, cette perspective la met en joie ! Ce qui l’ennuie, c’est bien plutôt d’avoir encore d’aussi bonnes dents à la veille du pèlerinage… Elle en a honte : une vieille femme comme elle, avoir toutes ses dents ? Et le village lui rappelle sans cesse que ce n’est « pas bien ». Le village... mais au premier chef son propre petit-fils, Kesakichi, qui livre à ce propos une variation sur la chanson de Narayama qui rencontre un beau succès dans toute la communauté : la vieille Orin a trente-trois dents, les dents du démon… Même si le ton semble alors léger, humoristique – ne pas se méprendre sur la signification du « démon ». Orin se défend tout d’abord prosaïquement : Kesakichi dit des bêtises, elle a vingt-huit dents… Mais le sale ingrat de prétendre que c’est seulement qu’elle ne sait pas compter au-delà. Quoi qu’il en soit, ses bonnes dents sont le symbole de sa bonne santé (il y en aurait d’autres : Orin est toujours une travailleuse acharnée, et assurément la plus douée du village pour attraper des truites, ce dont elle se targue – mais c’est qu’elle a son petit secret…), et elle prend toujours un peu plus conscience de ce que c’est problématique, même si bien après Tatsuhei, que le comportement de son fils scandalise. La méthode employée par Orin pour régler cette difficulté est pour le moins douloureuse…

 

Ceci étant, le vrai problème d’Orin est ailleurs – et c’est que son fils n’est certes pas pressé de porter sa vieille mère à Narayama… Dans les trois œuvres, le personnage de Tatsuhei présente de subtiles différences, et cette ambivalence à l’égard du pèlerinage de Narayama est plus ou moins appuyée, pas tant fonction des œuvres, ai-je l’impression, que fonction des séquences en leur sein. Mais, bizarrement, c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei semble le plus souffrir du caractère inéluctable de sa mission – bizarrement ou pas, car l’on peut supposer que cette douleur accrue n’embellit que davantage le loyal sacrifice d’Orin, condition nécessaire à l’édification de son fils, et à son appréhension des cycles de la vie et de la mort. Dans le film d’Imamura, toutefois, Ogata Ken campe un Tatsuhei autrement plus rugueux, et dont le rapport à sa mère est plus complexe (peut-être aussi parce qu’Imamura a décidé d’étoffer l’historique du personnage – censé avoir abattu son propre père, et l'époux d'Orin, d’un coup de fusil, il y a bien longtemps de cela), outre qu’il a d’autres préoccupations d’ordre familial, avec son frère cadet incontrôlable. Mais, dans tous les cas, qu’on le montre ou pas, la mission de Tatsuhei lui pèse, et il faudra bien toute la dignité attentionnée d’Orin pour le convaincre de l’abandonner dans la montagne. Point essentiel – même si connoté différemment chez Imamura, peut-être ; car chez Fukazawa et Kinoshita, le pèlerinage est donc aussi affaire de transmission de l’éthique d’une génération à l’autre, transmission que le caractère extrême du « bien-mourir » transcende à un point inouï.

 

Mais il y a comme un marché latent entre Orin et son fils – car la première sait qu’il ne serait guère à propos de partir pour Narayama tant que son fils ne s’est pas remarié ; son épouse est décédée il y a un an environ… Mais un marchand de sel apprend à Orin que, dans le village d’en face, une femme vient de perdre son époux – et cette Tamayan a exactement l’âge de Tatsuhei ! Orin, ivre de joie, arrange le mariage – en fait parfaitement informel, comme toujours dans le village, où le statut matrimonial ne relève jamais d’autre chose que du fait accompli, quand la femme s'installe dans la maison de son époux. Et elle a l’occasion de voir combien sa nouvelle bru est admirable : la femme digne et travailleuse qu’il fallait à son Tatsuhei ! Maintenant, ce dernier n’a plus rien à opposer à Orin : il faudra bien qu’il l’abandonne dans la montagne. Même si, alors, c’est parfois Tamayan qui redoute le plus l’approche de cet ultime pèlerinage, car elle a très tôt noué des liens très forts avec sa nouvelle belle-mère… Mais elle est bien trop digne et consciente de sa place dans l’ordre du monde pour s’opposer à la volonté inébranlable d’Orin de « bien mourir ». En fait, dans les trois œuvres, la relation entre Orin et Tamayan est presque aussi forte que celle entre la vieille et son fils… C’est seulement qu’elle s’exprime différemment – davantage dans la retenue.

 

Ce qui opère un contraste d’autant plus marqué avec Matsu, qu’épouse bientôt Kesakichi en la ramenant à la « Maison de la souche » – et qui est enceinte d’un « souriceau ». Tant de monde dans cette famille… Il n’est pas possible de nourrir autant de bouches. La solution du petit-fils est dès lors toute trouvée : les vieux doivent laisser la place aux jeunes ! Tamayan n’aurait jamais dû venir, de toute façon, car il n’avait pas besoin d’une autre mère (texto : l’égocentrisme est un trait de caractère essentiel du personnage), mais, maintenant que c’est fait, sa grand-mère doit partir pour la montagne ! Et au plus tôt ! Discours qui agace profondément Tatsuhei – au point de la colère indignée à l’encontre du petit ingrat… Orin est bien moins colérique : sa rivalité avec Kesakichi, bien réelle, ménage quelques scènes très troublantes où la vieille femme semble apprécier le comportement de son petit-fils, au fond plus lucide que Tatsuhei.

 

Mais la situation dans la maison est aggravée par l'arrivée de Matsu, la femme que se choisit Kesakichi en l'imposant à sa famille, et qui est l’antithèse aussi bien d’Orin que de Tamayan : la jeune femme est gourmande et fainéante, et, ce qui n’arrange rien, elle est profondément stupide (et son égoïsme découle de sa bêtise, contrairement à celui de son époux Kesakichi) ; Imamura en rajoute une couche, car, dans son film, elle est affligée d’une maladie de peau qui la rend aussi laide physiquement que moralement, en plus d’être idiote. De toute façon, il ne faut certes pas se leurrer sur l’amour entre Kesakichi et Matsu (le moment venu, le premier remplace d’ailleurs hâtivement la seconde dans le film d’Imamura, décidément très cruel, et où le désir sexuel, au point le plus instinctif, l’emporte toujours sur les sentiments quels qu’ils soient), et encore moins sur leur désir d’enfants : le « souriceau », eux non plus n’en veulent pas, et ils se disputent presque pour décider qui des deux abandonnera l’enfant à naître dans le ruisseau… Noter que, dans le film d’Imamura, on assiste très tôt à ce genre d’infanticide – ou plus exactement on découvre du moins le cadavre d’un nourrisson frigorifié, de telle manière que l’on a l’impression que cela relève de la norme dans le village.

 

La famille de la « Maison de la souche » comprend aussi d’autres enfants, fils et filles de Tatsuhei, mais ils ne jouent guère de rôle significatif dans les trois œuvres. Par contre, le film d’Imamura y ajoute un dernier personnage, inédit, et d’une certaine importance : il s’agit de Risuke, le frère cadet de Tatsuhei, que tout le monde au village appelle « le Puant ». Réputation dérivée de son statut de cadet, guère enviable dans la société japonaise classique, ou authentique odeur corporelle, qu’importe, il est « le Puant » pour tous au village (sauf peut-être sa mère Orin et son frère aîné Tatsuhei ? À voir…), et y compris pour lui-même. En conséquence, Risuke, sans cesse brimé et raillé, souffre surtout de ne pas avoir de vie sexuelle : les femmes du village n’en veulent certainement pas – même celle que son père oblige, à sa mort, à coucher avec tous les hommes du village pour contrer la malédiction qui ne manquerait pas de s’abattre sur la famille, en raison de son incapacité à se rendre à Narayama pour mourir… C’est devenu une obsession chez Risuke – et Tatsuhei s’en rend bien compte, qui cherche sans trop savoir comment à combler ce désir obsédant et animal chez son petit-frère ; en fait, même Orin cherche à y remédier ! Mais « le Puant » n’a guère d’alternative – et fornique avec la chienne des voisins… L’occasion pour Imamura d’appuyer encore sur la bestialité de son film, qui prend ici une connotation particulièrement scabreuse. Ce qui est horrible, c’est cependant avant tout que « le Puant » est un personnage aussi tragique que burlesque ; nombre des scènes le faisant intervenir relèvent de la comédie acerbe (et grivoise), mais du genre qui met le spectateur mal à l’aise… En cela, il m’a rappelé un personnage d’un autre film d’Imamura, ultérieur : Yuichi, le militaire traumatisé incarné par Ishida Keisuke dans Pluie noire...

 

Voici pour la « Maison de la souche ». Il y a bien sûr d’autres maisons dans le village, mais la plupart ne consistent qu’en figurants – même si le film d’Imamura, plus long que celui de Kinoshita, prend soin de développer l’ensemble de la communauté et des personnages qui la composent avec davantage de profondeur et de précision que les deux œuvres antérieures. Il y a cependant quelques exceptions, qui valent pour les trois : la « Maison qu’y pleut », au sort funeste (dans le film d’Imamura, cette maison est celle d’où vient Matsu, pour des raisons que nous verrons plus loin, mais, dans les deux autres versions, elle vient de la « Maison de d’vant l’étang »), et la « Maison au sou », celle du vieux Matayan qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils qui ne lui en laissera pas le choix… J’y reviendrai ultérieurement.

 

LA FAIM AU CŒUR DE TOUT

 

Tout ceci, dans les trois œuvres, fournit un contexte à une riche parabole où le thème primordial de la faim débouche sur la mise en scène du devoir – en l’espèce, le devoir de mourir. En résulte une appréhension contrainte, douloureuse, mais aussi très digne le cas échéant, des cycles de la vie comme de la transmission du sens que les villageois y accordent de toute éternité. Cependant, là encore, les trois œuvres diffèrent grandement dans leur approche de ces diverses thématiques.

 

Dans la nouvelle

 

La nouvelle de Fukazawa contient bien sûr tout cela, mais, avec son style minimal et laconique, j’ai le sentiment qu’elle l’exprime surtout par défaut. La faim, ici, relève tellement de l’évidence qu’elle n’a finalement pas à être davantage appuyée. La description lapidaire du mode de vie des villageois suffit le plus souvent à rendre cette dimension essentielle sans la brutalité de l’évocation directe. D’où ces nombreux passages où le point de vue extérieur, à sa manière de faux ethnographe, disserte sur l’alimentation des villageois, en évoquant à satiété les « pois à péter », surtout, mais aussi occasionnellement d’autres choses, comme ces truites que la vieille Orin attrape comme nul autre. Il en va de même pour ces expressions locales, qui découlent de cette importance cruciale de la faim : « Ne bouffe pas ! » relève alternativement du juron, de l’insulte et du sarcasme. La pauvreté, par contraste, c’est alors peut-être surtout ce que l’on ne mange pas – ou, plus exactement, ce que l’on ne mange qu’exceptionnellement : en l’espèce, le riz. Ce produit que l’on envisage comme étant de première nécessité, et comme le plat fondamental dans la société japonaise (où, sauf erreur, le terme pour désigner le riz peut désigner le repas de manière générale ?), est ici un produit de luxe, et on ne le désigne d’ailleurs pas ainsi, mais au travers d’une périphrase faisant allusion tant à l’alimentation coutumière des villageois qu’à la félicité presque religieuse qu’ils associent à cette nourriture hors-normes : « Messire le hagi blanc. »

 

Il est cependant des cas où l’évocation de la faim se fait plus directe. Bien sûr, c’est le plus souvent à mettre en rapport avec la nécessité pour Orin de faire sous peu le pèlerinage de Narayama… Cela intervient dans ses propres paroles, car la digne vieillarde sait très bien ce qu’il en est et ne craint pas d’en parler, mais on peut être tenté de mettre en avant les saillies égoïstes de Kesakichi quant aux bouches à nourrir, à associer à la gourmandise de sa femme, la bêtasse Matsu : « Les pois, si on en mange quand ça cuit, on dit que plus qu’on en mange et plus qu’y en a ! » prétend-elle. Tatsuhei ose un sarcasme : « Matsu-yan, si plus qu’on en mange et plus qu’y en a, si t’en manges point, je crois qu’y en aura bientôt plus du tout. » Mais la gourde ne comprend pas qu’on se moque d’elle… Il faudra que Tatsuhei ordonne à Kesakichi de la gifler pour qu’elle cesse de se gaver – pour un temps du moins.

 

Enfin et surtout, ce discours se tient plus ouvertement encore dans une autre espèce, exceptionnelle, et qui fait froid dans le dos : quand les villageois découvrent que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur ont volé des patates. « Amende honorable à Messire Narayama ! » Les villageois se précipitent sur ce qu’on leur a volé, disent-ils, et premier arrivé, premier servi, dans une scène très douloureuse et même répugnante ; mais ce n’est pas suffisant aux yeux de beaucoup, car la « Maison qu’y pleut » est pourrie jusqu’à la moelle, et ce depuis des générations, et ça ne changera jamais… J’y reviendrai.

 

Dans les films

 

Mais le rendu de la faim, aussi cruciale soit-elle dans le récit, varie énormément dans les deux adaptations cinématographique. Pour le coup, si Kinoshita est plus fidèle à la lettre, je tends à croire qu’Imamura l’est davantage à l’esprit. Car la faim, chez Kinoshita, n’est finalement guère palpable : elle transparaît certes dans les répliques des personnages, directement empruntées à la nouvelle, à la lettre donc : « Ne bouffe pas ! », les pois à péter, les voleurs de patates, etc. Mais les images semblent dire tout autre chose, car elles sont entièrement dédiées à la beauté. La rizière dorée, même petite, semble garantir que « Messire le hagi blanc » ne manquera pas, du moins quand on en aura besoin, et, en plusieurs scènes, différents personnages se gavent littéralement de riz. Dans les répliques, la gourmandise de Matsu est critiquée et moquée, mais sans que cela noue le ventre du spectateur – contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle. Les villageois ont globalement l’air en bonne santé, et les travaux des champs ont quelque chose d’iconique dans leur majesté – au moment du repas, les aliments ne semblent finalement pas manquer…

 

Bien sûr, Imamura adopte un parti tout autre : la faim, dans son film, est visible, omniprésente, et cruelle. Les paysans, d’une crasse épouvantable, sont d’une extrême pauvreté, ils mangent peu, et ils mangent mal ; il faut se rationner en permanence, et la venue de l’hiver porte en elle une menace récurrente autrement palpable que celle de Westeros (pardon). Ceci car l’hostilité de la nature est systématiquement mise en avant – même, le cas échéant, de manière burlesque : ainsi quand les villageois chassent le lapin dans la neige, battue bruyante et invraisemblable pour le si petit animal que Tatsuhei abat d’un joli coup de fusil… mais dont il est aussitôt dépossédé par un rapace qui s’empare de la dérisoire carcasse.

 

Chez Imamura, en outre, la thématique centrale de la faim est redoublée par celle du désir sexuel, une dimension peu ou prou absente de la nouvelle (même si son ton prosaïque ne l’exclut pas toujours) et plus encore du digne film de Kinoshita – dans lequel Tatsuhei, quand Orin lui apprend qu’elle lui a trouvé une nouvelle femme, confesse un peu gêné à sa vieille mère qu’il n’est « plus vraiment porté sur la chose »… La « chose », chez Imamura, est partout, mais selon deux modes différents : la satisfaction, et la frustration – en écho donc avec la nourriture. Dans le premier cas, c’est probablement Kesakichi qu’il faut mettre en avant, qui fornique sans cesse avec Matsu, et plus tard, sans plus d’états d’âme, avec celle qu’il a très vite choisie pour lui succéder. Dans le second cas, c’est bien sûr « le Puant », personnage ne figurant que dans le film d’Imamura, qui, bien malgré lui, obtient la vedette, personnage ridicule et pourtant poignant, dont l’odeur est si infecte qu’il ne saurait trouver d’autre partenaire que la chienne des voisins – quoi qu’il prétende à cet égard : tout le village (donc tout le monde) sait très bien ce qu’il en est. Entre les deux, la femme dont son père mourant exige qu’elle couche avec tout les hommes du village fait, si j’ose dire, la bascule, en refusant d’accorder ses faveurs au « Puant » qui n’attendait que ça, avec une anxiété adolescente (il n’est plus un adolescent depuis longtemps, s’il l’a jamais été dans ce rude monde rural où l’on passe probablement sans transition de l’enfance à l’âge adulte), et il succombe d’autant plus à une crise de folie furieuse tant son dépit est cruel ; à Tatsuhei et même Orin de voir ce qu’ils peuvent faire pour le calmer un peu…

 

Cette mise en avant du désir sexuel me paraît récurrente chez Imamura – même si je ne peux pas encore me prononcer, notamment, sur des films comme Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation du génial roman Les Pornographes de Nosaka Akiyuki, que je compte relire sous peu, ou encore De l’eau tiède sous un pont rouge, avec son personnage de « femme fontaine » ; il me faudra voir tout ça, et bien d’autres choses encore… Cependant, ici comme dans les deux films qu’il a tournés juste avant, La Vengeance est à moi et Eijanaika, l’évocation de la sexualité est essentielle, et passe par des scènes relativement crues, sans être à proprement parler explicites. Quand Kinoshita stigmatisait le film d’Imamura comme « pornographique », je suppose que cela allait bien au-delà, que c’était une critique d’ordre général, mais ces scènes de sexe ont probablement eu leur part dans ce jugement – c’est ici que le caractère antithétique des deux adaptations de Narayama saute le plus aux yeux, même s'il est sous-jacent dans l'ensemble.

 

Mais, bien sûr encore, il faut y associer un autre trait caractéristique du cinéma d’Imamura, qui est la relégation de l’homme au rang d’animal – une autre connotation de la « bestialité ». Encore qu’il ne faille pas se tromper sur ce terme finalement contestable de « relégation », je suppose : quand Imamura filme des hommes comme des animaux, il ne s’agit pas pour lui de les insulter, ou même plus globalement de les juger – cela relève plutôt du simple constat, en tant que tel neutre sur le plan éthique. Nulle haine à l’encontre des paysans pouilleux du village – dans la filmographie du réalisateur, ils arrivent juste après ceux d’Eijanaika, et leurs contreparties davantage urbaines : or, dans ce film, le désir sexuel était associé à la joie et à une subversion bienvenue – les animaux rieurs qui braillaient « Pourquoi pas ? » dans un carnaval perpétuel étaient assurément plus sympathiques que les politiques et les propriétaires censément dignes qui les jugeaient et les massacraient… Il s’agit, peut-être plus particulièrement dans La Ballade de Narayama, et au regard de cet impératif de « réalisme », de présenter les hommes et les femmes comme ils sont – car la sexualité est une dimension importante de la vie humaine comme animale, ou humaine car animale, dépassant les jugements de valeur hérités d’une morale pudibonde, au critère bien préférable de l’anthropologie ou du naturalisme.

 

Or le film d’Imamura appuie sans cesse sur cette dimension – notamment du fait de l’usage de plans de coupe animaliers. Quand Kesakichi et Matsu font l’amour, nous voyons deux serpents s’emmêler ; tel frugal repas des villageois est associé à un prédateur engloutissant sa proie sans même y penser, etc. Pour le coup, La Ballade de Narayama se montre particulièrement explicite, bien plus sans doute que d’habitude, et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. On a pu critiquer ce procédé comme trop lourdement illustratif, mais le fait est qu’il produit son effet, indéniablement. Avec toujours quelque chose de foncièrement dérangeant – qui n’est peut-être pas sans me rappeler, dans un registre assurément bien différent, le « snuff animalier » du Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, vite devenu hélas un cliché du genre « film de cannibales », employé par la suite avec une gratuité navrante… Heureusement, Imamura se montre on ne peut plus pertinent, bien sûr – même si démonstratif.

LE DEVOIR, LA TRANSMISSION ET LA MORT

 

Mais la faim est donc associée à d’autres notions, qui sont le devoir et la transmission, en rapport direct avec la mort. C’est probablement la dimension la plus subtile, et parfois ambiguë, dans les trois œuvres, et donc pas la plus simple à exprimer ; j’espère ne pas dire trop de bêtises, tentons le coup...

 

La nouvelle de Fukazawa ne me fait pas vraiment l’impression de « juger » ses personnages – peut-être parce que son style laconique n’y est guère propice, et il faut plus que jamais lire entre les lignes. En tout cas, son contenu n’a rien d’unilatéral, et, aux yeux d’un lecteur occidental, cela peut s’avérer surprenant ; sans doute un lecteur japonais y verra-t-il en tout cas, presque instinctivement, bien des choses qu'il jugera fort compréhensibles quand un Français les jugerait incongrues…

 

Nous sommes probablement portés à juger la tradition de Narayama absurde, et le dévouement d’Orin envers ce cruel devoir parfaitement révoltant – Soleil Vert nous y a aidés. Mais d’autant plus, bien sûr, que la petite veille est extrêmement sympathique, de manière générale (avec donc un bien singulier bémol chez Imamura, j’y reviendrai dans la section suivante). Tatsuhei est notre point d’ancrage, le personnage auquel on s’identifie – mais surtout quand il souffre de la tâche à accomplir. Tout autre comportement, de sa part, pourrait paraître incompréhensible aux yeux d’un Occidental, dont la conception de l’amour filial diffère sans doute de celle du Japon traditionnel ; et l’on est culturellement disposé à envisager le fait d’abandonner Orin à la montagne comme un meurtre – sans guère tenir compte du désir de mourir dont fait preuve cette dernière. Si la faim endémique du village est censée justifier la tradition du pèlerinage (quel euphémisme !), on est tenté d’y voir une forme particulière mais non moins répugnante de realpolitik à l’échelle de la minuscule communauté, en tant que telle sinistrement amorale. Et dans une société où le fond catholique perçoit le suicide comme un crime, et particulièrement affreux, le qualificatif toujours polémique d’euthanasie ne paraît pas davantage approprié, du fait de la santé éclatante d’Orin…

 

Mais la nouvelle s’inscrit dans un contexte culturel tout autre. Et, si je ne suis pas certain qu’il soit totalement pertinent de l’associer à une « culture de la mort » censément propre au Japon, a fortiori sur le mode tout de même bien particulier du bushido (mais de manière générale, ce trait n’est pas forcément si évident, même si la lecture de l’essai de Maurice Pinguet La Mort volontaire au Japon peut fournir des clefs), il paraît par contre certain que les traditions philosophiques et religieuses du Japon ont ici leur mot à dire.

 

Peut-être d’abord et avant tout le bouddhisme ? Jusque dans sa relation plus ou moins syncrétique avec le shintoïsme ? Narayama désigne donc aussi bien la montagne que le kami qui est censé y vivre. De manière très marquée dans le film de Kinoshita, l’accès à la montagne aux chênes, lieu de pèlerinage, implique de franchir un portail, un torii : au-delà s’étend un sanctuaire, sacré en tant que tel, aussi effrayant soit-il. Mais, arrivée à destination, Orin attendant d’être accueillie par Messire Narayama n’en adresse pas moins ses prières au bouddha Amida… Et, à plusieurs reprises, bien avant cela, elle évoque avec sa famille et ses voisins des notions associées au bouddhisme, d’abord et avant tout le karma – ce qui conduit tout naturellement à envisager les questions de responsabilité d’une manière plus qu’intrigante pour quelqu’un, même athée, ayant baigné dans la culture chrétienne et a fortiori catholique. C’est notamment le cas quand l’aimable vieille est confrontée au personnage tragique de Matayan, de la « Maison au sou », le vieux qui ne veut pas mourir. Orin le sermonne : il doit se rendre à Narayama ! C’est son devoir ! Elle fait preuve d’une gentillesse indéniable quand elle s’adresse à lui, et le laisse volontiers se gaver du riz qu’elle a cuit pour la cérémonie, mais elle ne l’en morigène pas moins – et déplore, au fur et à mesure que la situation à la « Maison au sou » devient intenable, « tant de mauvais karma »…

 

La question de la piété filiale est peut-être plus complexe encore, car elle doit d’une certaine manière composer avec des traditions cette fois plus difficiles à associer dans un syncrétisme de circonstance. La filiation est assurément un thème important dans les trois œuvres, qui placent toutes au cœur du récit le couple mère/fils formé par Orin et Tatsuhei. Mais le devoir, ici, associé à la tradition du pèlerinage à Narayama, vient interférer, je suppose, avec les vertus cardinales de la piété filiale et tout autant de la loyauté héritées du confucianisme, ou plus encore du néo-confucianisme si prégnant dans la société d’Edo. Au regard de ces conceptions, la douleur de Tatsuhei est assurément légitime, et l’intransigeance d’Orin peut-être plus difficile à justifier ?

 

Mais, au fond, tout cela se voit progressivement accorder une importance presque secondaire – et justement du fait de l’institution du pèlerinage, de l’élément caractéristique de la légende « obasute » impliquant que ce soit le fils lui-même qui conduise sa vieille mère à la montagne pour l’y abandonner. Dès lors, ce qui compte en fait, c’est peut-être surtout la transmission, au gré d’une épreuve dont le caractère proprement traumatique est justement la raison d’être, permettant au final l’intériorisation de la loi. Dès lors, le périple est essentiel à l’appréhension de ces multiples dimensions, et, comme de juste, la nouvelle aussi bien que les deux films (mais peut-être plus encore ces derniers, en fait), consacrent bien du temps au voyage d’Orin et Tatsuhei ; en fait, avant cela, le film de Kinoshita, riche de complexes mouvements de caméras et tout particulièrement de travellings latéraux, ne cesse d’anticiper l’ultime périple dans une mise en scène du déplacement à la symbolique très forte. Dès lors, le voyage concret vers Narayama peut être envisagé comme une prémisse, ou une alternative, au voyage spirituel de la vieille bonne femmeet ce dernier voyage viendrait peut-être intervertir les rôles ? Ce serait alors la mère qui accompagnerait son fils, pour lui faire ultimement prendre conscience de sa place dans l’ordre du monde, même ce monde jugé fluctuant, si caractéristique de la pensée et de l’art japonais : au bout du chemin se trouve la compréhension, douloureuse assurément, et pourtant édifiante, de ce que la mort est le lot commun des hommes. Durant l’ascension de la montagne sacrée, il y a peut-être comme une émulation du triomphe romain, avec la vieille dame qui, sans certes embrasser le rôle de l'esclave, chuchote pourtant d'une certaine manière à l’oreille de son enfant : « Souviens-toi que tu vas mourir. »

 

Métaphoriquement s’entend, car le pèlerinage a ses règles, dûment expliquées à Orin et Tatsuhei par ceux qui l’ont déjà accompli par le passé, au fil d’une cérémonie à la majesté ritualisée (une scène proprement extraordinaire chez Kinoshita, long plan séquence en même temps que plan fixe, où le jeu des ombres et des couleurs, totalement surréaliste, produit un résultat époustouflant). Or une de ces règles, non la moindre, est qu’il ne faut pas parler durant l’ascension de la montagne. Ce qui suscite bien des moments déchirants dans les trois œuvres, car Tatsuhei ressent toujours la nécessité d’échanger quelques derniers mots avec sa mère, qui s’y refuse. En fait, bizarrement ou pas (j’avais déjà noté plus haut que le traumatisme de l’expérience pouvait l’expliquer dans une perspective symbolique aussi bien qu’éthique), c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei souffre visiblement le plus, et ne cesse, en vain, de réclamer des paroles à sa mère. Le moment venu, pourtant, il s’agit bien d’abandonner la vieille dame dans cet endroit horrible, jonché des squelettes des innombrables villageois venus là pour mourir au fil des siècles… Le fils doit laisser sa vieille mère, qui n'a pas pipé mot, et il redescend les larmes aux yeux…

 

Et c’est alors que la neige se met à tomber – conformément aux prédictions pourtant gratuites d’Orin, persuadée de sa bonne chance ; car on dit que le pèlerinage se passe au mieux à la première neige. Dans les trois œuvres, Tatsuhei exalté remonte alors pour se rendre auprès de sa mère, criant : « Il neige ! Il neige ! » Mais la vieille dame, digne et pieuse, ne répond pas davantage. Pour Tatsuhei, ce n’est toutefois plus un problème à ce stade, peut-être – car il a connu enfin l’illumination, autant satori que memento mori. Regagnant le village, avec au cœur la conscience de sa place dans le monde, le fils abandonne, en même temps que sa mère, son chagrin par trop terrestre, pour admettre dans une bienheureuse indifférence qu’il lui faudra mourir un jour – et que ce sera alors à lui d’enseigner cette terrible leçon à Kesakichi. Ce qui confère un sens à la vie, en définitive, et aussi cruelle soit-elle : la transmission a opéré, et, dans le film de Kinoshita, outre Tatsuhei, c’est justement Kesakichi qui semble aussi en témoigner, lui dont l’ultime variation sur la chanson de Narayama ne raille plus la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, mais honore sa piété et son sens du devoir ; à moins bien sûr qu'il ne faille y voir une forme d'hypocrisie, mais je n'en suis pas persuadé.

 

Même chez Imamura, à l’évidence autrement plus critique envers l’institution de la légende « obasute » que Kinoshita, dont le film pouvait être perçu comme une ode à la dignité d’un Japon ancien idéal, et à l’appréhension sereine du devoir, de la transmission et de la mort, même chez l’acerbe Imamura donc, demeure quelque chose de cet apaisement bienvenu, et la douleur de l’abandon d’Orin, certes poignante, ne se montre finalement pas révoltante – ou pas seulement.

L’ABJECTION ET LA DIGNITÉ

 

Cependant, et chez Imamura avant tout, la moralité globale de la vie au village et de la mort à la montagne doit bien sûr être questionnée. Mais cette dimension plus ambiguë n’est pas absente de la nouvelle originelle, et même du film de Kinoshita, en fait.

 

Il faut dire que le contexte éthique du village, dès le départ, rompt avec la seule bienveillante dignité de la charmante vieille qu’est Orin, en mettant en scène nombre de personnages autrement détestables. Le film d’Imamura brode considérablement sur la population du village, qu’il développe et approfondit par rapport à la nouvelle canonique de Fukazawa, reprise le plus souvent à la lettre par Kinoshita. Chez Imamura, plusieurs seconds rôles, dès lors, presque des figurants, témoignent, par leur rudesse, leur violence, leur vulgarité, leur bêtise, de ce que le village n’a rien d’un idéal – la réalité ne saurait jamais être aussi parfaite.

 

Mais, même chez Fukazawa et Kinoshita, certains personnages, et certaines scènes, permettent de pondérer l’image idéale du village. Au minimum, il faut ici mettre en avant Kesakichi et Matsu. Kesakichi, quand il apparaît au tout début, pour railler la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, peut faire l’effet d’un simple gamin blagueur, aux plaisanteries finalement bien innocentes, mais le déroulement du récit par la suite nous forcera à revenir sur cette impression : Kesakichi est bien des choses, mais certainement pas innocent. C’est un gamin, oui, mais avant tout un monstre d’égocentrisme. Le film de Kinoshita, certes, semble le racheter quelque peu en dernière limite, mais l’image globale du petit-fils d’Orin reste essentiellement négative, et immorale. A fortiori si on lui adjoint sa femme Matsu, stupide et navrante, et égoïste pour ces lamentables raisons… Mais le film d’Imamura en rajoute encore une couche, quand, suite au décès de Matsu, événement qui n’apparaît que dans ce film, et j’y reviens tout de suite, Kesakichi nargue son oncle « le Puant », qui se moquait de lui parce qu’il n’avait plus de femme (car Risuke non plus n’est certes pas un personnage que l’on a envie d’apprécier), en exhibant aussitôt sa nouvelle conquête, poitrine dépareillée, à peine Matsu enterrée…

 

Et enterrée dans quelles circonstances ! C’est qu’il faut ici évoquer une des scènes les plus terribles du récit, dans ses trois avatars – mais, chez Imamura, toute mesure est alors abandonnée pour détourner ce moment du récit en une scène d’horreur pire encore, suscitant le dégoût et la haine du spectateur… Comme dit plus haut, vient un moment où les villageois se rendent compte que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur dérobent des vivres. Lors de l’ « Amende honorable à Messire Narayama », les villageois scandalisés se rendent compte que c’est en fait bien pire que ça : la « Maison qu’y pleut » volait les patates des autres paysans à même les champs ! La répartition sauvage des biens volés est, dans les trois œuvres, une scène dure et quelque peu répugnante, tant la faim justifie exceptionnellement la cupidité sous un vernis bien hypocrite de solidarité villageoise (qui se fissure en même temps plus que jamais). Mais cela va plus loin : peu après, le brutal fils de Matayan, de la « Maison au sou », se rend à la « Maison de la souche » comme dans toutes les autres, afin d’exciter le ressentiment de l’ensemble de la communauté contre les voleurs de la « Maison qu’y pleut » – tous des bandits, et depuis des générations ! Il faut y mettre un terme… Mais comment ? Par la violence, sans doute ! Tatsuhei, hésitant comme souvent, fait la remarque qu’ils sont nombreux, ils sont douze… Mais Kesakichi, moins porté sur les sentiments, avance presque à la blague qu’il suffirait de creuser un gros trou, et de les y enterrer vivants ! Et l’idée plaît bien au fils de Matayan… Tel présage, selon lui, annonce qu’il y aura bien un enterrement sous peu ! Mais le roman et le film de Kinoshita, ici, font le choix du hors-champ et de l’allusion laconique – effet particulièrement saisissant dans la nouvelle, en fait, quand, au détour d’un paragraphe, le lecteur apprend, tout simplement et sans plus de chichis, que la « Maison qu’y pleut » a « disparu », et qu’on n’en parlera plus jamais…

 

Mais Imamura ne pouvait se contenter de cette approche à la fois terrible et pudique : il fait à nouveau le choix de montrer – d’une certaine manière... Dans son film, la séquence de l’ « Amende honorable à Messire Narayama » est donc suivie d’une autre, là encore dans une nuit presque impossible à pénétrer (du fait du choix de l’éclairage « naturel »), où tous les habitants du village se rassemblent pour lyncher ceux de la « Maison qu’y pleut »… Ils pénètrent dans la grande bâtisse, se saisissent de ses nombreux occupants, et, dans une cacophonie de cris de haine et de terreur, ils les précipitent dans une vaste fosse et les enterrent vivants – la scène s’attardant sur les paysans maniant la pelle en produisant des cliquetis insectoïdes, renforçant encore l’impression d’une fourmilière à l’œuvre… Scène presque insoutenable.

 

Mais Imamura ne s’arrête pas là ! Il entend bien rajouter encore une couche d’abjection à cette séquence horrible en elle-même, en y apportant sa propre variation – pour le coup très inattendue… En effet, Matsu, qui vient de la « Maison de d’vant l’étang » dans la nouvelle et le film de Kinoshita, est chez Imamura originaire de cette même « Maison qu’y pleut » perçue comme un foyer de voleurs. Rappelons que, dans cette version, Matsu n’est pas seulement bête, elle est aussi hideuse du fait d’une maladie de peau tenant de la lèpre : depuis le début du film, elle est répugnante à tous les égards – au physique, au mental, au moral… Mais ce qui va lui arriver va invariablement amener le spectateur à l’entrevoir sous un nouveau jour, comme la victime bien innocente d’une odieuse fourberie – la fourberie de la si gentille Orin ! Jouant de la bêtise notoire de la jeune femme, Orin, qui sait très bien ce qui va se passer dans la nuit, offre de la nourriture à Matsu en l’enjoignant de la partager avec ses parents… Aussi, quand les villageois revanchards se rendent à la « Maison qu’y pleut » pour en massacrer les habitants, Matsu se trouve parmi eux – et elle est enterrée vivante avec les autres ! Le film ne fait preuve d’aucune ambiguïté, ici : c’est en pleine connaissance de cause que la vieille et charmante Orin a envoyé à la mort la jeune fille – et aussi détestable soit-elle, le spectateur accuse le coup, des nœuds au ventre, et ne peut plus voir Orin de la même manière... Et pour un temps Kesakichi ? Mais il se remet donc bien vite de son chagrin...

 

Du coup, les préceptes du pèlerinage à Narayama, dans le film d’Imamura, prennent peut-être une autre connotation ? Dans les trois œuvres, la digne scène de la cérémonie où Orin et Tatsuhei se voient enseigner les règles à suivre par ceux qui les ont précédé sur la montagne, comprend son lot d’éléments troublants : sortir sans être vu, ne jamais se retourner, et, règle secrète confiée au seul Tatsuhei après coup, la possibilité de ne pas aller jusqu’au bout… Tout cela laisse supposer que la tradition, même glorifiée et sanctifiée par les usages séculaires, comprend toujours ses parts de honte et de peur. Dans le film d’Imamura, après la scène funeste scellant le destin de la « Maison qu’y pleut », ces parts sont peut-être plus importantes ? Même si, en dépit de sa fourberie, Orin redevient alors à nos yeux la charmante vieille dame qu’elle avait toujours été…

 

C’est que le pèlerinage aussi, errant sempiternellement entre l’horreur et la majesté, contient quelques scènes à la moralité plus que douteuse. Et, pour le coup, c’est le film de Kinoshita qui se montre ici problématique dans sa singularité, en brodant sur la moralité de l’institution d’une manière très étonnante… En effet, dans les trois œuvres, Tatsuhei redescendant de la montagne où il vient d’abandonner, contraint et forcé, sa vieille mère Orin, tombe sur d’autres pèlerins : il s’agit de Matayan, le vieux qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils… Dans les trois œuvres là encore, nous avons déjà eu l’occasion de les rencontrer – et de voir le craintif Matayan brusqué et battu par son fils, au point en fait où ce dernier s’est senti tenu de l’attacher avec une corde. Et, dans les trois œuvres, Tatsuhei sur le chemin du retour assiste à une scène horrible : le père et le fils qui se battent en hurlant ! Mais la partie est d’emblée perdue pour le vieil homme ligoté, que son fils précipite dans le ravin… suscitant l’envol d’innombrables corbeaux prêts à se jeter sur cette pitance bienvenue. La scène est très dure de manière générale, et particulièrement violente dans le film d’Imamura. Mais c’est donc cette fois celui de Kinoshita qui brode : chez lui, Tatsuhei, horrifié par ce qu’il vient de voir, ne fait pas, comme dans les deux autres versions, le choix de l’ignorer comme un spectacle impudique avant que d’être révoltant, mais il se jette sur le fils de Matayan, qu’il honnit pour sa méchanceté – les deux hommes se battent… et Tatsuhei finit par jeter à son tour le fils de Matayan dans le ravin ! Un comportement difficilement compréhensible eu égard à la logique du récit. Des trois, Kinoshita étant semble-t-il celui qui dresse le tableau le plus « positif » de la légende « obasute », je suppose qu’il a ajouté cet élément au film pour, d’une certaine manière, renforcer la moralité de Tatsuhei laissant sa vieille mère aux bons soins de Messire Narayama, en opposant son acte moralement légitime à la barbarie du mauvais fils ne respectant plus son père de longue date et lui refusant l’ultime réconfort d’une mort digne… J'imagine, plus simplement, que cela pourrait aussi tenir de l'exutoire, permettant d'exprimer une bonne fois pour toutes la douleur de l'abandon d'Orin... Mais cela demeure sans doute assez problématique – même si Tatsuhei semble récompensé de son intervention par la chute des premiers flocons de neige, assurant que le voyage spirituel d’Orin se déroulera dans les meilleures conditions.

 

TROIS RETOURS SOUS LA NEIGE

 

Et tout s’achève avec ce retour sous la neige – cela vaut pour les trois œuvres. Mais sans doute les connotations diffèrent-elles… Encore que, à chaque fois, il y ait ici une puissante émotion qui ne coulait pas toujours de source. Dans le film de Kinoshita, sans doute… et c’est bien pourquoi il brode là aussi sur le récit initial, avec Tatsuhei et Tamayan honorant la mémoire d’Orin devant la souche qui a donné son nom à leur maison – tandis que Kesakichi, à l’intérieur, chante avec ses frères et sœurs la beauté du geste accompli par celle qu’il raillait et agressait la veille encore. Ici, le film d’Imamura rejoint probablement davantage la nouvelle de Fukazawa – avec ce vague laconisme, même relativement apaisé par les ultimes développements du pèlerinage, concernant Tatsuhei.

 

Mais, ce qu’il faut en retenir, c’est que nous avons affaire à trois chefs-d’œuvre – qui racontent la même histoire, et en même temps tout autre chose. L’opposition drastique des deux adaptations filmées n’empêche pas une certaine fidélité paradoxale au matériau initial, dont la souplesse et l’ambivalence sont ainsi sublimées.

 

Faut-il, alors, préférer une œuvre à l’autre ? On le peut, sans doute… Au plan de la réalisation, je ne prétendrai pas le contraire : tout immense cinéaste que soit Imamura, le film de Kinoshita est d’une perfection formelle, dans son registre théâtral et délibérément artificiel qui en irritera plus d'un, qui m’a plus que séduit ; en contrepartie, la rudesse et la violence frontale du film d’Imamura m’ont autrement parlé que la majesté artificielle d’un Japon ancien idéalisé qui semble préoccuper avant tout Kinoshita. Mais, bien sûr, chaque film est ici cohérent avec lui-même. Pour dire les choses autrement, le film d’Imamura n’aurait jamais pu exprimer cette rudesse et cette violence frontale en usant des procédés théâtraux de Kinoshita…

 

On peut préférer une œuvre à l’autre, oui, sans doute. Mais je crois que je ne me le sens pas, à titre personnel. Chacune à sa manière, et sur une même base pourtant, chacune de ses trois œuvres mérite bien d’être qualifiée de chef-d’œuvre. Et c’est une belle illustration de ce que l’adaptation d’une œuvre littéraire, pour être pertinente, ne peut se contenter de la copier : les deux Ballades de Narayama sont de bonnes adaptations, car elles respectent le matériau de base en même temps qu’elles se l’approprient. Et d’une manière formidable à chaque fois – même antithétique.

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