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Kalpa Impérial, d'Angélica Gorodischer

Publié le par Nébal

Kalpa Impérial, d'Angélica Gorodischer

GORODISCHER (Angélica), Kalpa Impérial, [Kalpa Imperial], traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne, [s.l.], La Volte, [1983-1984, 2001] 2017, 245 p.

 

D’AUTRES LANGUES

 

En France, il n’est le plus souvent guère aisé d’avoir accès aux œuvres de littérature de l’imaginaire composées dans d’autres langues que le français ou l’anglais. Ça n’est pas totalement inenvisageable, je ne le prétends certainement pas, et l’on peut bien relever, çà et là, telle ou telle traduction, mettons, de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, du russe, ou, en dehors de l’Europe, disons à tout hasard du japonais... À vrai dire, on peut relever à l’occasion des origines plus inattendues – à ceci près, bien sûr, qu’il s’agit d’exceptions qui confirment la règle, ce que l’on souligne inévitablement ; mais, certes, il y a somme toute peu de temps, j’ai pu lire du fantastique arabe (irakien, plus précisément), de la fantasy estonienne, de l’horreur suédoise ou même, attention, de l’anticipation groenlandaise. Et, si je ne l’ai pas (encore ?) lu, on peut relever qu’un prix Hugo chinois, ce n’est quand même pas tous les jours, et que cela pourrait indiquer une évolution bienvenue, à l’échelle mondiale sinon encore française... Oui. Mais c’est tout de même assez limité dans l’ensemble, pour l’heure – outre qu’il faut éventuellement y accoler une certaine ambiguïté tenant à la qualification de genre : ces auteurs ne sont pas forcément publiés dans des collections dédiées à la science-fiction ou à la fantasy, et ce quand bien même leurs œuvres, prises « objectivement », pourraient parfaitement en relever.

 

Le cas de l’Argentine est peut-être singulier à cet égard. Au sein des littératures hispanophones, ce pays n’est sans doute pas le plus mal loti, loin de là, et plusieurs grands auteurs qui en sont originaires ont été abondamment traduits en français – parmi eux, un certain nombre se frottant régulièrement à l’imaginaire, mais le plus souvent guère associés à la science-fiction ou à la fantasy ou même au fantastique, et plutôt fédérés sous la bannière du « réalisme magique », le cas échéant : ainsi Jorge Luis Borges bien sûr (que j’ai évoqué sur ce blog à propos de L’Aleph et du Livre de sable), Adolfo Bioy Casares (dont j’avais chroniqué L’Invention de Morel ; compère de Borges, Bioy Casares avait parfois écrit à quatre mains avec ce dernier, comme dans Six Problèmes pour don Isidro Parodi), ou encore Julio Cortázar (que, honte sur moi, je n’ai encore jamais lu…). Des auteurs prestigieux, et bien diffusés en France.

 

Tous n’ont pas cette chance, et c’est sans doute regrettable – car la littérature argentine recèle probablement bien des merveilles inaccessibles à qui n’est pas hispanophone (comme votre serviteur). En témoigne donc Angélica Gorodischer, née en 1928, une auteure peut-être un peu plus connotée genre que les précités, néanmoins reconnue dans son pays (l’argumentaire de l’éditeur dit qu’elle est là-bas « aussi importante que Borges », mais je ne sais pas ce qu’il faut en penser...), et même au-delà (elle a obtenu plusieurs récompenses internationales, dont le World Fantasy Award en 2011 pour l’ensemble de son œuvre), mais qui, pour l’heure, était totalement inconnue en France, où seule une de ses nouvelles avait été traduite...

 

Sans doute fallait-il une « ambassade » pour faire connaître ses écrits en dehors de la seule Argentine, et, par chance, même si c’était bien tardivement, à l'âge de 75 ans, Angélica Gorodischer a bénéficié de l’attention de la meilleure des plénipotentiaires – ni plus ni moins qu’Ursula K. Le Guin (de la même génération, elle est née en 1929), l’immense auteure de science-fiction et de fantasy, La Meilleure, qui, je n’en avais pas idée, a aussi été traductrice. En 2003 paraît donc en langue anglaise, et sous ce patronage prestigieux, un étrange volume de fantasy (?), formellement une sorte de fix-up comprenant onze nouvelles, et titré Kalpa Imperial: The Greatest Empire That Never Was, reprenant deux brefs recueils en langue espagnole publiés une vingtaine d’années plus tôt, Kalpa Imperial, libro I : La Casa del poder, et Kalpa Imperial, libro II : El Imperio más vasto (qui avaient déjà été rassemblés en un unique volume en Argentine en 2001). Cette traduction a sans doute largement contribué à faire connaître Angélica Gorodischer au-delà des frontières de son pays natal – et pour le mieux, car il s’agit d’une œuvre parfaitement brillante, et qui le mérite assurément.

 

Il n’en a pas moins fallu encore quatorze années d’attente pour qu’Angélica Gorodischer connaisse sa première publication française en volume à son nom, avec ledit recueil, traduit de l’espagnol par Mathias de Breyne (déjà responsable de la seule précédente traduction française de l’auteure, une nouvelle donc dans une anthologie bilingue), aux éditions de La Volte – qui méritent plus que jamais des applaudissements pour cette parution, eh bien... plus que bienvenue : nécessaire.

 

DES RÉFÉRENCES ?

 

On est souvent tenté, au contact d’œuvres relativement méconnues, de jouer le jeu du name-dropping, afin de donner une idée au lecteur de ce qui l’attend, sur un mode superlatif qui n’est toutefois pas sans inconvénients car bien trop souvent réducteur, au risque même de diminuer la singularité de l’auteur que l’on pense honorer en lui accolant tant de noms prestigieux et intimidants.

 

L’éditeur, certes, ne s’en est pas privé, qui cite pêle-mêle, outre bien sûr des auteurs argentins au premier chef (incluant surtout Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares), d’autres références peut-être plus surprenantes : Mervyn Peake, Italo Calvino, et Doris Lessing. Le cas de cette dernière est sans doute à part : l’idée, au-delà d’une éventuelle parenté des œuvres, est probablement de mettre en avant une « grande dame de l’imaginaire », et, à ce compte-là, citer un prix Nobel peut paraître faire sens – surtout dans la mesure où La Volte a publié il y a peu Shikasta ? N’ayant pas encore lu ce dernier livre (mais je compte bien le faire, il serait assurément temps), je ne peux pas juger de la pertinence de cette association. Mervyn Peake, bien sûr pour sa « trilogie de Gormenghast » ? Je suis assez perplexe – guère convaincu, disons-le (à un détail près). Borges et Bioy Casares, cela paraît par contre couler de source, au-delà de la seule origine géographique ; si je ne connais pas assez le second pour me prononcer franchement, ce que j’ai lu du premier, par contre, soutient assez bien l’idée d’une parenté : les nouvelles d’Angélica Gorodischer, avec leur chatoiement, leur attention au style, leur magie narrative et leur subtile étrangeté, pourraient éventuellement côtoyer les Fictions, etc.

 

La référence à Italo Calvino est cependant peut-être la plus pertinente – même si je suppose qu’il faudrait ici mettre en avant Les Villes invisibles (j’y reviendrai), que je n’ai toujours pas lu, re-honte sur moi… En tout cas, c’est une mention que l’auteure paraît d’une certaine manière revendiquer, elle qui, dans ses remerciements en tête d’ouvrage, cite l’auteur du Baron perché, etc., aux côtés de deux autres, Hans Christian Andersen et J.R.R. Tolkien, « car sans leurs mots galvanisants ce livre n’aurait pas vu le jour ». L’art du conte déployé dans Kalpa Impérial suffit peut-être à justifier la référence à Andersen, que je connais mal, voire pas du tout, mais je trouve particulièrement intéressant qu’elle cite Tolkien – car sa fantasy semble pourtant emprunter des voies plus que divergentes par rapport au « Légendaire » tolkiénien. Le philologue oxonien a constitué de manière encyclopédique un univers cohérent couvrant plusieurs ouvrages de taille, riches de références et renvois internes, au fil d’une architecture narrative d’une complexité et d’une précision inouïes, presque maniaques. Mais pas l’auteure argentine, même en affichant au moins la façade d’un univers cohérent parcourant le recueil Kalpa Impérial (mais absent du reste de ses œuvres, je suppose) : ce sont l’ambiance, le vernis, plus que le détail du fond, qui justifient l’association des nouvelles du recueil – la manière de faire, le style, avec notamment cette mise en avant d’un « narrateur » qui se dit lui-même « conteur de contes », et joue de l’oralité propre à son art de la manipulation. L’Empire est là, mais il est si vaste, dans le temps comme dans l’espace, que, d’un récit à l’autre, les mêmes noms (de personnes, de lieux, etc.) n’ont aucune raison de revenir (il y a au moins une exception, sauf erreur : la Grande Impératrice figurant dans « Portrait de l’Impératrice » est mentionnée, mais juste en passant, dans « La Vieille Route de l’encens » ; mais je crois que c’est tout – je peux certes me tromper), et la continuité a quelque chose de douteux. L’idée de l’Empire, davantage que son caractère concret, et l’art du conte, unissent donc les textes, mais la précision encyclopédique n’est certainement pas de mise.

 

On pourrait, éventuellement, mentionner d’autres auteurs encore – dont, en fait, Ursula K. Le Guin, bien sûr ; je suppose qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que la créatrice de l’Ekumen et de Terremer ait été séduite par la fantasy chatoyante autant que subtile d’Angélica Gorodischer ; ce même si la parenté entre les deux auteures n’a rien de frontal ; peut-être, en fait, faudrait-il d’ailleurs chercher plutôt du côté de l’Orsinie ? Et ce même si les Chroniques orsiniennes demeurent à ce jour le seul livre d’Ursula K. Le Guin à ne pas du tout m’avoir parlé, pour je ne sais quelle mystérieuse raison…

 

Et d’autres noms encore, à titre plus personnel ? Oui – cette plume baroque et ce sens du conte, avec un certain humour parfois, peuvent rapprocher Kalpa Impérial de certains récits de Lord Dunsany, je crois. Et je crois aussi, à l’instar du citoyen Charybde 2, que l’on pourrait très légitimement, côté français, rapprocher Kalpa Impérial de certaines des œuvres des rares mais brillants Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer, avec cette Fédération qui grandit sans cesse, à la fois conformément à l’histoire et en la défiant, mais aussi Le Prophète et le vizir – car ce petit ouvrage joue bien sûr lui aussi de l’art du conte, avec une atmosphère empruntée aux Mille et Une Nuits que l’on peut retrouver dans Kalpa Impérial.

L’EMPIRE LE PLUS VASTE QUI AIT JAMAIS EXISTÉ

 

L’Empire le plus vaste qui ait jamais existé… C’est ainsi que le conteur le désigne à chaque fois, ou en usant d’une périphrase du même ordre. C’est en fait son caractère déterminant – avec son ancienneté immémoriale.

 

En fait, l’Empire existe avant tout en tant qu’idée – à supposer qu’il existe, c’est ce qui est à la fois problématique et intéressant avec les idées. Dès lors, ses frontières, temporelles et spatiales, sont nécessairement floues. L’Empire n’est pas, disons donc, la Terre du Milieu de Tolkien, avec ses nombreux chroniqueurs jugés implicitement fiables et ses cartes soigneusement annotées dans un perpétuel souci d’exactitude ; car le récit est ici laissé à des conteurs qui, de leur propre aveu d'une certaine manière, ne sont pas à un mensonge près.

 

L’origine de l’Empire, dès lors, est particulièrement floue – et cela a un impact non négligeable sur l’ambiance qui lui est associée… et éventuellement, pour qui tient aux étiquettes, sur sa caractérisation dans le registre de la fantasy ou de la science-fiction. Sa technologie a priori plutôt archaïque, même avec des variantes au fil des récits (qui semblent couvrir des millénaires, et passer d’une époque à l’autre sans plus d’explications), fait semble-t-il plutôt pencher la balance du côté de la fantasy, mais, à vrai dire, la magie ou le surnaturel ne sont guère de la partie, et, à bien des égards, il pourrait bien davantage relever d’un imaginaire rationaliste, caractéristique de la science-fiction.

 

D’ailleurs, s’agit-il d’un monde secondaire, ou de notre monde ? La question se pose, pour qui tient à se la poser, dès la première nouvelle du recueil, « Portrait de l’Empereur », dont le contenu pourrait être d’une certaine manière « post-apocalyptique », au sens où nous y errons dans les ruines d’une société qui fût brillante, et dont pourrait surgir une nouvelle civilisation. À cet égard, l’Empire pourrait évoquer la Terre mourante de Jack Vance, ou le continent de Zothique chez Clark Ashton Smith – mais sans magie, donc.

 

La question du lien avec notre monde est sans doute d’une pertinence variable – mais il peut être utile de mentionner ici qu’à l’autre bout du recueil, la dernière nouvelle (qui n’est peut-être pas le dernier conte, car c’est le seul récit du recueil à ne pas être introduit par la formule rituelle « le narrateur dit », etc., désignant le « conteur de contes »), la dernière nouvelle donc, « La Vieille Route de l’encens », introduit quant à elle l’idée de ce lien avec un caractère bien plus explicite : le vieux guide y joue en définitive le rôle du conteur, au travers d’une « reprise », en forme de mythe des origines, de l’Iliade et de l’Odyssée… avec pour héros des noms propres clairement dérivés de notre histoire – et pour l’essentiel des stars d’Hollywood ! À vrai dire, c’est une dimension du récit qui m’a un peu décontenancé, et qui me fait le priser beaucoup moins que la plupart de ceux qui précèdent – mais je suppose que ça se discute, et, en tout cas, qu’il y a quelque chose à creuser, ici.

 

D’autant que cette nouvelle a une autre ambiguïté : elle oppose des individus ne pouvant croire qu’il y ait eu un temps où l’Empire n’existait pas, et rejetant l'hypothèse comme une baliverne, et d’autres qui son prêts à l’envisager… si cela permet une bonne histoire. Or l’idée même de l’Empire est tout à fait problématique au prisme de cette éternité supposée – car cela peut donc être d’éternité que nous parlons, ou peu s’en faut : le recueil ne s’en fait bien sûr jamais écho directement, mais le « Kalpa » figurant dans son titre est en fait une conception propre à notre monde ; c’est une notion issue de l’hindouisme, une unité de temps correspondant à une journée de vie du dieu Brahma… soit 4,32 milliards d’années ! L’Empire aurait donc duré aussi longtemps ? Cela paraît très improbable – mais surtout dans la mesure où nos conceptions historiques et même préhistoriques prohibent l’acceptation d’une telle durée dans le règne humain.

 

De toute façon, l’idée d’un Empire, qui semble si incontestable aux personnages figurant dans ces contes (dit-on...), est probablement sujette à caution pour le lecteur (et à cet égard pour le ou les conteurs, dont l’art est donc aussi celui du mensonge et de la manipulation). En effet, ce que tous ces récits semblent nous dire, c’est que la continuité de l’Empire est illusoire : tous ces contes ou presque nous parlent de crises, et de brutaux changements dynastiques ; peut-être y a-t-il ici quelque chose (outre la référence argentine, bien sûr, mais j'y reviendrai plus tard) de l’histoire de la Chine, disons, où le Mandat Céleste a toléré bien des ruptures chaotiques tout en maintenant l’esprit de l’unité de l'empire, mais on est ici d’autant plus porté à trouver suspecte cette continuité posée en axiome que les conteurs eux-mêmes semblent, mais avec discrétion (pour ne pas tomber sous le coup de l’accusation de subversion ?), témoigner explicitement de ce que cette histoire n’est qu’un rêve, et peut-être pire (ou mieux ?) : une contrefaçon. Sinon pourquoi parler de cette dynastie des « Trois Cents Rois »… qui n’a en fait connu que douze monarques ? À moins bien sûr que la manipulation soit le fait, non de l’histoire, mais du conteur narquois, assis en face de vous, et que vous payez pour qu’il vous raconte de belles faussetés...

 

Mais le récit, de manière générale, justifie bien des entorses à la vérité. Alors admettons : l’Empire est le plus vaste qui ait jamais existé, et il a toujours existé. Mobile, cependant – peut-être, ou plus qu’on ne le croirait ; car les seules choses qui semblent vraies du début à la fin sont donc l’idée même de l’Empire, sinon son existence concrète, et l’immémoriale certitude de ce que le Sud est rebelle, car « "Tel est le Sud" » (titre de l’avant-dernier conte, mais l’agitation dans le Sud est évoquée dans la plupart des nouvelles d’une manière ou d’une autre) ; en fait, le Sud est peut-être bien le meilleur critère permettant de définir l’Empire – mais par défaut : en étant, il constitue par opposition l’Empire qu’il n’est pas, dans une optique presque manichéenne où le tiers semble exclu.

 

L’ART DU CONTEUR DE CONTES

 

Reste que le conteur joue un rôle essentiel – qui va probablement au-delà de celui de narrateur, même si chaque nouvelle, à l’exception de la dernière, s’ouvre justement sur la formule programmatique : « Le narrateur dit », ou quelque chose du même ordre. J’ai déjà relevé en quoi la dernière nouvelle, « La Vieille Route de l’encens », avait quelque chose de déconcertant, et cela va sans doute bien au-delà, mais l’absence du référent (que nous savons non fiable) du conteur y participe pour une bonne part.

 

En effet, c’est comme si la mise en scène du conteur relevait d’une forme de connivence avec le lecteur – ou plutôt l’auditeur, en fait, car c’est bien dans la tradition orale du conte que s’inscrivent ces divers récits. L’oralité s’exprime de bien des manières, toutes plus savoureuses les unes que les autres, incluant l’interpellation récurrente des auditeurs, ou d’autres effets de manche narratifs, certains peut-être innocents, comme les nombreuses digressions que s’autorise le conteur, mais qui n’ont parfois que l’apparence de la gratuité, d’autres peut-être bien moins, au travers du tissage soigneusement préparé d’ellipses ou au contraire d’allusions qui sous-tendent le récit, et l’orientent l’air de rien dans telle ou telle direction. Sans même parler, bien sûr, des « histoires dans l’histoire »… Sauf qu’il faut en parler, car cette conception de la narration sur le modèle des poupées russes est souvent à son tour le moyen d’exprimer de manière détournée « ce qui compte vraiment » dans l’apologie ou la critique de tel ou tel souverain depuis longtemps oublié, et qui n’a peut-être jamais existé. Autre effet analogue, d’ailleurs : la multiplicité des points de vue, même si ces diverses focalisations, en définitive, sont de toute façon manipulées par le conteur, au premier degré de la communication (voyez par exemple « Les Deux Mains »).

 

D’ailleurs, la mise en scène du conteur peut à son tour constituer un de ces effets de manche – et le conteur peut être amené à nous narrer sa propre histoire, qu’il insinue non sans malice dans la grande histoire. En témoigne surtout la nouvelle « Portrait de l’Impératrice », où la sagesse de la Grande Impératrice consiste à écouter les contes – et précisément ceux du conteur qui s’adresse à nous, là, maintenant, celui-là même et personne d’autre

 

Mais que savons-nous autrement de ce conteur ? Rien. Et nous ne savons pas, notamment, si c’est le même conteur qui nous divertit au fil des dix premières nouvelles (la onzième étant donc peut-être à part), ou plusieurs représentants de cette estimable profession.

 

Peut-être ne savons-nous qu’une chose : le conteur, ou les conteurs, ne sont là que pour nous divertir, et éventuellement nous édifier. Noble mission qui peut très bien s’accompagner d’entorses à la réalité – ou, dit autrement, noble mission qui suscite une véracité d’un autre ordre, et forcément supérieure, car artistique (non, rassurez-vous, je ne suis pas Kellyanne Conway).

 

Réjouissons-nous : sous la plume chatoyante d’Angélica Gorodischer, nous lisons, ou plutôt nous écoutons, des conteurs plus qu’habiles et dont l’art savamment mûri et entretenu produit un effet délicieux. L’oralité des récits passe aussi par un style foisonnant et baroque, qui a quelque chose, sinon de la poésie (mais pourquoi pas ?), du moins de la scansion. Et en cela, les contes de Kalpa Impérial s’inscrivent dans une tradition éventuellement mythologique, et qui a la beauté outrancière des sagas et autres poèmes épiques – même quand le contenu s’avère, à y regarder de plus près, bien plus prosaïque : les registres alternent, et le sentiment d'unité demeure. Mais l’art du conteur, ou de l’aède, ou du scalde, c’est aussi d’embellir – pour séduire… et peut-être convaincre ? Il use avec habileté de ses « armes » à ces fins, et le résultat est admirable, ô combien convainquant.

DES HOMMES ET DES FEMMES...

 

L’histoire de l’Empire, c’est souvent celle des empereurs, et les contes de Kalpa Impérial évoquent bien des dynasties, longues parfois, fort brèves d’autres fois, et qui, comme de juste, alternent les bons gouvernants et les mauvais (fifty-fifty). C’est un aspect qui m’a saisi à la lecture, et qui ne coule pas forcément de source – notamment parce que le recueil a une dimension politique (et critique) marquée, sur laquelle je reviendrai bientôt. En fait, on pourrait se contenter d’y voir du fatalisme, mais je tends à croire que cela va au-delà – comme s’il y avait, derrière les figures plus ou moins enthousiasmantes ou répugnantes des gouvernants, un certain respect pour la chose politique ? Non sans humour, certes – éventuellement jaune, sinon noir, et l’ironie est souvent de mise, dans les mots du conteur ou de l'auteure, mais je tends à croire que ce n’est pas systématiquement le cas. Je suis certes peut-être un peu trop premier degré...

 

Il y a donc, ai-je l'impression, mais peut-être parce que je me suis laissé piéger, de bons empereurs, et d’autres qui sont mauvais – et la différence entre les deux ne renvoie finalement pas à un sketch des Inconnus. En fait, les bons empereurs, c’est-à-dire les empereurs sages et brillants (à vrai dire, il y a aussi nombre d'idiots dans le tas, j'y reviendrai), même s’ils sont parfois sévères, même s’ils sont débauchés (et alors ? Ça n’est d’aucune importance), etc., ont généralement ces points communs : une grande curiosité (associée à la conscience de leurs lacunes), et une certaine proximité avec le peuple. Plusieurs nouvelles en témoignent, mais surtout « Portrait de l’Impératrice », dans laquelle ladite Impératrice est issue des classes populaires, idée qui revient à plusieurs reprises ; mais, dans bien d’autres contes, nous retrouvons ce motif du monarque apprenant auprès de ses sujets, de bien des manières, cela dit – comme dans « La Fin d’une dynastie, ou l’Histoire naturelle des furets », où le peuple, incarné certes en deux figures d’exception, presque divines, permet à un jeune empereur de se libérer du protocole instauré par sa mère et qui l’étouffe, ou même dans « La Vieille Route de l’encens », d’une certaine manière. Apprendre auprès du peuple, ce n’est cependant pas apprendre auprès de n’importe qui, mais des sages qui s’y trouvent : un bien étrange médecin dans « L’Étang », ou, bien sûr, le conteur lui-même, dans « Portrait de l’Impératrice »...

 

Et les mauvais empereurs ? Ils sont donc tout aussi nombreux – c’est statistique, d’une certaine manière. Les méchants, les incompétents, les injustes, les idiots surtout (cela revient très souvent, mais l’auteure, ou le conteur, semble dire que l’idiotie peut aussi caractériser de « bons » empereurs, qui sont en fait « bons » par défaut car trop bêtes pour être vraiment nuisibles)… Ils sont légion. Leurs règnes sont plus ou moins longs, plus ou moins cruels, plus ou moins dommageables à terme. Ils passent, en définitive – tout passe. Certes, ce n’est guère une consolation pour qui en souffre sur le moment…

 

Mais les humbles et les victimes peuvent jouer un rôle dans ces affaires, de manière plus ou moins inattendue. Car, de manière générale, et l’art du conte y est particulièrement propice, c’est même d’une certaine manière la raison d’être des nombreuses interpellations de l’auditoire, de manière générale donc les récits alternent sans cesse entre les « grands » et les « petits », au point de faire mentir le présupposé avancé plus haut voulant que l’histoire de l’Empire serait l’histoire des empereurs (les contes « Siège, bataille et victoire de Selimmagud » et « Premières Armes » s’éloignent même de la cour impériale de manière générale). Cette alternance perpétuelle n’est pas pour rien dans les bouleversements dynastiques, si la bêtise et la méchanceté des empereurs ont éventuellement un rôle de déclencheurs. À cet égard, rien d’étonnant à ce que le thème de la vengeance soit récurrent (par exemple dans « L’Étang » et « Premières armes », de manière affichée, mais c’est aussi vrai de bien d’autres contes, incluant « La Fin d’une dynastie, ou l’Histoire naturelle des furets », « Siège, bataille et victoire de Selimmagud », « Et les rues vides » ou « "Tel est le sud" »).

 

Au-delà, le thème de l’individu insignifiant appelé à une grande destinée est typique des contes, de manière générale, et Kalpa Impérial ne déroge pas à cette règle ; ce, qu’elle en use sur un mode presque burlesque (dans « Siège, bataille et victoire de Selimmagud »), ou, en partant pourtant de cette base, sur un mode en définitive épique (« "Tel est le sud" »). Parfois, ces personnages bouleversent le monde de par leurs choix – mais déterminer le caractère libre de ce choix n’est pas toujours évident, et l’art du conte, à la manière du narrativium à la Pratchett, semple plutôt appuyer l’idée de fatalité.

 

Un dernier point à évoquer, peut-être : nous parlons donc ici d’empereurs, mais aussi d’impératrices – et pas au sens d’épouses ; de même, quand les contes quittent la cour impériale pour des intrigues au niveau de la rue, les femmes ont une présence essentielle, et éventuellement toute politique. Le sexe des personnages ne les détermine pas – du moins au sens où des femmes peuvent lutter et parfois vaincre l’étouffant carcan patriarcal dont est, au mieux épisodiquement, affecté l’Empire. Certes, il est quelques femmes dans ces récits qui semblent avoir presque pour fonction de souffrir aux mains des hommes (la concubine dans « Et les rues vides », surtout – mais justement : nous ne la voyons pas vraiment, elle suscite l’histoire sans en être véritablement), mais la résignation et la soumission ne sont le plus souvent guère de la partie – en témoigne par exemple l’ardente jeune femme de « L’Étang ». Mais deux nouvelles subliment encore cette dimension au niveau supérieur de la haute politique, qui sont « Portrait de l’Impératrice » (ladite Grande Impératrice semble le type idéal du bon monarque dans l’ensemble du recueil), et « La Vieille Route de l’encens », où le souvenir de la Grande Impératrice, justement, vient mettre à mal les préjugés politiques machistes dans lesquels se complaisent des marchands bourgeoisement bornés. Je crois que la parenté avec Ursula K. Le Guin est ici particulièrement marquée, qui consiste à mettre en avant des personnages féminins complexes et solides par eux-mêmes avec le plus grand naturel – qui est la meilleure des démonstrations. Je note qu’en 1996, Angélica Gorodischer a reçu le Prix Dignité de l’Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme, pour son action en faveur des droits des femmes – le reste de son œuvre en témoigne peut-être davantage, mais je crois tout de même qu’il y a de cela dans Kalpa Impérial.

 

ET DES VILLES

 

Kalpa Impérial traite donc d’hommes et de femmes, comme de juste… mais pas uniquement. Car il est d’autres personnages qui sont au moins aussi importants, et peut-être davantage : les villes.

 

L’imaginaire de Kalpa Impérial est en effet essentiellement urbain. D’une ville à l’autre, certes, au long des routes empruntées par les caravanes (explicitement dans « La Vieille Route de l’encens »), nous parcourons déserts étouffants et forêts oppressantes, nous nous heurtons le cas échéant aux frontières infranchissables des montagnes ou de l’océan, mais la sauvagerie, à proprement parler, est surtout l’apanage du Sud (ce qu’illustre bien sûr avant tout « "Tel est le sud" ») ; par opposition, l’Empire est donc souvent caractérisé par sa dimension urbaine.

 

Et certaines de ces villes constituent donc des personnages à part entière. Deux nouvelles, tout particulièrement, en témoignent, qui jouent de la carte de l’histoire au long cours où les villes survivent aux hommes... et à vrai dire tout autant aux dynasties : j’avais déjà évoqué « Et les rues vides », mais l’exemple le plus saisissant est certainement « Au sujet des villes qui poussent à la diable », chronique complexe, bigarrée et grandiose, pas dénuée d’humour cependant, ou du moins d’ironie, et qui constitue probablement ma nouvelle préférée de l'ensemble du recueil. On peut être d’un avis différent, certes, ainsi le camarade Erwann Perchoc sur le Blog du Bélial’, pour qui c’est justement la moins bonne nouvelle du recueil – mais je le rejoins sur un point : côté anglo-saxon, cet imaginaire urbain n’est pas sans évoquer un China Miéville (outre le Calvino des Villes invisibles, je suppose, et, ajouterais-je, les villes merveilleuses de Lord Dunsany).

 

En dehors de ces cas-limites, la ville a presque toujours son importance, cruciale – et constitue une part essentielle de l’imagerie des contes, ne serait-ce, d’ailleurs, que dans la figuration des places ou des tavernes où s’installe le conteur pour régaler son auditoire de ses billevesées. La ville, dans ses ruines, est source de connaissance et de pouvoir dans « Portrait de l’Empereur », et « L’Étang » a une adresse dans les quartiers populaires. Les commerçants, dans « Portrait de l’Impératrice » et « Premières armes », expriment bien sûr, en contraste marqué avec le chatoiement impérial, une dimension bourgeoise au moins aussi essentielle à l’idée de l’Empire.

 

Parfois, d’ailleurs, au sein de la ville en tant que personnage, tel ou tel bâtiment devient à son tour un personnage ; je suppose que c’est ici que l’on pourrait éventuellement faire le lien avec le « Gormenghast » de Mervyn Peake ? Avec cependant cette insistance urbaine qui l’emporte.

 

Et les exceptions sont significatives, et reléguées en fin de volume : d’abord « "Tel est le sud" », justement parce que tel est le Sud, et « La Vieille Route de l’encens », qui emprunte le désert, et s’arrête en définitive aux portes de la ville, la destination de la caravane, car celle-ci choisit de patienter encore un peu – au prétexte que le désert suscite d’autres contes… Décidément, cette nouvelle est à part.

 

LE SPECTRE DE LA POLICE POLITIQUE

 

Reste un aspect non négligeable à envisager : la dimension politique de Kalpa Impérial.

 

Au cours du XXe siècle, l’Argentine a connu une histoire politique tumultueuse, voyant se succéder divers régimes souvent autoritaires – et le mot est bien trop faible concernant la dictature militaire de 1976-1983, dite du « Processus de Réorganisation Nationale », et initiée par le coup d’État du général Videla, mettant en place une nouvelle junte militaire. Une dictature cauchemardesque, qui s’est complu dans les pires atrocités.

 

Bien sûr, les publications, quelles qu’elles soient, étaient alors particulièrement surveillées. Kalpa Impérial, ou plus exactement le premier des deux recueils, La Casa del poder, paraît en 1983, soit l’année même de la chute du régime – sans doute parce qu’il n’aurait pas pu être publié avant cela. Car le livre est émaillé de références aux événements vécus par Angélica Gorodischer comme par tous les Argentins.

 

Ne pas s’y tromper, cependant : Kalpa Impérial n’est pas une dystopie « à thèse », disons, comme 1984 de George Orwell, ou, peut-être plus exactement, car il y aurait alors ce même rapport à des événements vécus très concrètement dans son propre pays, Nous autres de Zamiatine. D’ailleurs, ce n’est même pas une dystopie tout court : l’Empire n’est pas un régime cauchemardesque et unilatéralement maléfique, odieux et pervers – il l’est parfois, mais il est donc tout aussi souvent prospère, heureux, libre, et juste : bons empereurs et mauvais empereurs se succèdent, l’institution persiste en évoluant, et l’idée de l’Empire dépasse donc les jugements de ce type, envisagés comme forcément ponctuels.

 

La multiplicité des crises traversées par le régime impérial, avec sans cesse de nouvelles dynasties qui souvent ne durent guère, peut sans doute rappeler l’histoire tumultueuse de l’Argentine alternant phases plus ou moins démocratiques (plutôt moins pour ce que j’en sais ou crois en savoir) et d’autres résolument autoritaires, avec le péronisme par essence inconstant qui ne cesse de faire le grand écart entre toutes les options envisageables, sur tous les axes idéologiques (je suppose que l’on peut faire le lien avec l’Empire tout aussi inconstant, dès lors, mais je dis peut-être des bêtises).

 

Mais les horreurs de la junte militaire de 1976-1983 sont directement évoquées dans Kalpa Impérial, encore qu’avec subtilité, puisqu’il ne s’agit donc certainement pas de marteler une thèse – même si la condamnation de ces exactions est bien sûr transparente. La critique intervient, mais par petites touches, avec un grand naturel qui participe de la narration.

 

Dans nombre de contes, les atrocités relevant de la « police politique » sont donc présentes. Parfois, cela implique d’envisager le sommet de l’État, avec les plus pervers et cruels des empereurs s’asseyant sur le trône (« Et les rues vides », par exemple, ou « "Tel est le sud" »), mais, souvent, les choses se jouent à un échelon inférieur – et les monstres sont alors tel chef de la police zélé, tel noble obsédé par sa prérogative, tel soldat avide de sang : tous sont des « petits chefs », des « kapos », autant de brutes sadiques et répugnantes, qui aiment enlever, torturer, tuer, et n’ont finalement guère besoin de se draper dans les atours du salut public pour « justifier » leurs crimes ; ce en quoi ils ne sont pas toujours si éloignés des libertins égotistes du Divin Marquis, incarnant les différents pouvoirs d’une société foncièrement inégalitaire et arbitraire.

 

Le traitement de ces ordures au long du fix-up est intéressant – car Angélica Gorodischer, souvent, use de l’humour et de la raillerie plutôt que de se contenter de l’indignation. Ces personnages, aussi redoutables soient-ils, et sans bien sûr jamais minimiser les souffrances de leurs victimes, s’avèrent avant tout parfaitement ridicules. Leur pouvoir, dont ils sont si fiers et si prompts à abuser, ne change rien au fait qu’ils sont essentiellement des sous-fifres et des minables. Sans doute serait-il malvenu de faire intervenir ici, d’une manière ou d’une autre, l’idée d’une justice transcendante, mais la possibilité que ces sales types paient enfin pour leurs crimes paraît assez élevée – et leur condamnation, en affirmant leur abjection, fera tout autant la démonstration de leur nullité intrinsèque.

 

Dans un registre différent, je suppose enfin que cette idée d’un Sud perpétuellement rebelle pourrait faire sens dans le contexte argentin, ou à une échelle géopolitique plus ample. Toutefois, mes idées ne sont vraiment pas claires à ce propos, et je suppose que j’ai déjà écrit assez de bêtises comme ça (pardon), je vais donc m’en tenir là.

 

CHEF-D’ŒUVRE !

 

Vous vous en doutez, le bilan est plus que positif. Kalpa Impérial fait partie de ces ouvrages pour lesquels le qualificatif de « chef-d’œuvre » n’est en rien galvaudé. C’est un livre brillant et beau, singulier et fort, roublard et fascinant. La plume chatoyante de l’auteure, dans son oralité complice, remarquablement rendue par la traduction de Mathias de Breyne, confère à ses tableaux un séduisant vernis empreint d’humour, et épique en même temps, qui convainc, enthousiasme, passionne toujours un peu plus à chaque ligne.

 

On pourrait déplorer le caractère tardif de cette traduction française – il a fallu, après tout, attendre que l’auteure atteigne l’âge canonique de 89 ans… Mais ce serait malvenu : mieux vaut féliciter La Volte pour cette entreprise plus que nécessaire, qui permet enfin aux lecteurs francophones de découvrir une œuvre fascinante et une auteure immense, au sommet de la fantasy.

 

Kalpa Impérial est de très loin le meilleur livre paru cette année que j’ai lu. Très chaudement recommandé, et c’est peu dire.

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The Ghost in the Shell, de Shirow Masamune

Publié le par Nébal

The Ghost in the Shell, de Shirow Masamune

SHIROW Masamune, The Ghost in the Shell, [攻殻機動隊, Kôkaku kidôtai], Perfect Edition, traduction depuis le japonais [par] Anne-Sophie Thévenon, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [1989-1991] 2017, 344 p.

 

À CÔTÉ

 

Je dois avoir un souci : je n’ai jamais compris le culte autour du Ghost in the Shell d’Oshii Mamoru, adaptation animée du manga éponyme de Shirow Masamune qui va nous intéresser (enfin, faut voir…) aujourd’hui. Mais il est vrai que je l’ai vu une fois seulement, il y a bien longtemps de cela…

 

Comparaison n’est pas raison, mais, à l’époque (le dessin animé est sorti en 1995, mais je ne crois pas l’avoir vu avant l’an 2000), il me semble qu’il était plus ou moins inévitable d’envisager l’anime d’Oshii au prisme d’un prédécesseur plus que notable, l’Akira d’Otomo Katsuhiro, adaptant pour l’écran son propre manga légendaire. Or, si je n’ai lu intégralement et dans de bonnes conditions la BD originelle que tout récemment, j’ai vu et revu le dessin animé d’Otomo des dizaines de fois ces vingt dernières années. C’est un immense chef-d’œuvre – une baffe colossale en son temps, dont je ne me suis toujours pas remis, chaque revisionnage étant en fait une nouvelle occasion de me reprendre ladite baffe colossale. Alors, devant les éloges adressés à Ghost in the Shell, je m’attendais à quelque chose de différent, sans doute, parent cependant, et au moins aussi fort, voire, laissaient entendre certains, encore meilleur...

 

Ma déception n’en a été que plus douloureuse. Je suppose que, techniquement, c’était assez irréprochable, oui… Mais les personnages, l’histoire, le fond ? Tout ça m’avait laissé passablement froid. Ou peut-être pas tout à fait… Je crois qu’il y avait aussi une part d’agacement – et que le visionnage d’autres films d’Oshii, Avalon en tout cas, a pu susciter également : l’impression que le réalisateur, très content de lui, prenait la pose en usant délibérément d’une narration hermétique et d’effets de réalisation certes « très jolis » mais avant tout tape-à-l’œil. Cocktail dangereux – car l’association de ces deux traits évoque parfois la pure façade prétendant à la profondeur quand il n’y a finalement que du creux derrière ; et avec Oshii j’ai vraiment eu cette impression à plusieurs reprises…

 

Bon. Il faudrait sans doute que je retente l’expérience – en la complétant aussi par Innocence, j’imagine, voire Stand Alone Complex… Avec un peu de chance, je comprendrais enfin pourquoi « GITS » est si super top que ça…

 

AVANT L’ANIMATION

 

Toutefois, si l’anime a phagocyté la licence Ghost in the Shell, devenant une œuvre culte en tant que telle, et largement indépendante, par elle-même, disons, avec sa propre « mythologie », il y avait bien à l’origine, là encore, un manga, dû cette fois à Shirow Masamune.

 

Un nom qui ne m’était pas totalement inconnu à la base – car, dans mes souvenirs de l’époque bien lointaine où Glénat commençait à publier des mangas en France, avec des choses aussi cruciales qu’Akira d’Otomo Katsuhiro, d’abord et avant tout, ou un peu après Gunnm de Kishiro Yukito, un autre titre SF avait la faveur du public français découvrant la chose, et c’était Appleseed, dudit Shirow Masamune. Sauf que cette BD ne m’avait quant à elle vraiment pas laissé une impression favorable… Je n’en retenais, pour l’essentiel, que des héroïnes à gros nichons (ce qui me navrait alors même que l’adolescence m’infligeait ses fantasmes les plus moites et inavouables) et des méchas qui se frittaient, bim, bam, boum, dans des « récits » cyberlourds et souvent confus alors même qu’il ne s’y passait guère plus que du bim, bam, boum. Pareil souvenir ne signifie pas forcément grand-chose, je me suis pris une vingtaine d’années dans la gueule depuis, et mon point de vue a amplement eu le temps d’évoluer, mais cette réminiscence n’était tout de même pas très engageante – et je n’avais certainement pas l’impression d’une BD « intelligente », comme on dirait un peu plus tard de Ghost in the Shell, l’anime s’entend, qu’il s’agissait d’un film « intelligent ».

 

Car voilà : aux sources du film plébiscité d’Oshii Mamoru, il y avait bien un manga de ce Shirow Masamune, prépublié en 1989-1990 puis rassemblé en volume au Japon en 1991. Et The Ghost in the Shell avait également eu droit à une traduction française, en 1996 (après la sortie du film, donc), mais sur le mode « bâtard » assez typique alors de l’éditeur, empruntant à l’édition américaine de la BD, et sous la forme d’un grand format cartonné, avec sens de lecture occidental.

 

La récente sortie de l’adaptation (américaine) « live » de Ghost in the Shell (qui a fait jaser, mais n’étant pas fan de l’anime, et n’ayant pas vu le nouveau film, je ne peux certes pas prendre part au « débat ») a tout naturellement fourni un bon prétexte à Glénat pour republier « le manga culte » dans une édition plus respectueuse – entreprise qui a visiblement sa faveur en ce moment, puisque sont aussi ressortis dans ces conditions Akira et Gunnm (plus exactement, c’est en cours). Et comme Ghost in the Shell, en manga comme en anime, c’est un peu l’œuvre de tous les superlatifs, on parle ici en toute simplicité de « Perfect Edition ».

 

PERFECT PERFECTION ?

 

Le manga de Shirow Masamune se décline en trois tomes, en fait trois BD différentes mais complémentaires, respectivement intitulés The Ghost in the Shell, la BD originelle, compilée en 1991, Ghost in the Shell 2 : Man-Machine Interface, et Ghost in the Shell 1.5 : Human Error Processor – ces deux derniers volumes rassemblant des éléments publiés entre 1991 et 1997. La réédition des trois tomes est au programme de Glénat, mais je m’en tiendrai ici au premier, à « GITS à proprement parler »… et à vrai dire, vu ce que j’en ai pensé, il est peu probable que je m’inflige les deux autres et en traite un jour sur ce blog.

 

Il s’agit donc d’une « Perfect Edition », ce qui va plus loin que le simple respect du format original (en y incluant le nombre de volumes : nous avons ici un unique tome, il y en avait deux dans l’ancienne édition française) et du sens de lecture japonais (merci), ou encore le sous-titrage d’onomatopées autrement laissées telles quelles en katakana – même si ces divers aspects sont bien sûr fondamentaux.

 

Cela va aussi plus loin, a priori, qu’une nouvelle traduction… hélas guère convaincante ? En fait, je n’en sais rien – je ne sais pas ce que ça donnait avant, en 1996, et je suis incapable en l’état de dire si la mocheté consternante du texte, flagrante, et son caractère ésotérique sans pertinence, doivent être imputés à une traduction déficiente, ou à des défauts inhérents à l’œuvre originelle ; mais je penche pour cette dernière possibilité, et concède à la traductrice qu’il n’est guère aisé, et éventuellement pas dans les attributs du traducteur, de rendre beau et fluide ce qui ne l’est pas à la base et de rendre compréhensibles aux autres des choses que l’on ne comprend pas soi-même, pour la bonne et simple raison qu’elles sont de toute façon incompréhensibles de manière générale dans le bouquin initial…

 

Aheum. J’y reviendrai.

 

« Perfect Edition », donc : cela signifie semble-t-il que cette édition a été conçue avec la collaboration active du mangaka d’où certains choix éditoriaux. Ainsi de cette jaquette, devenue courante dans l’édition francophone de manga, mais qui a ici pour originalité de reprendre exactement celle de la BD japonaise, tout particulièrement dans ses rabats, comprenant avertissement et postface de l’auteur – et qui ont donc été laissés ici en japonais. La traduction nous est certes fournie, mais en toute fin de volume (ce qui n’est pas sans poser problème, si ça se trouve, j’y reviens bientôt). Noter aussi que ces divers paratextes de l’auteur datent de l’édition en volume originelle de 1991 – pas de retour sur l’œuvre post-adaptation par Oshii, etc., donc.

 

Mais d’autres aspects sont peut-être plus problématiques ? Un, notamment – une caractéristique marquée de la série, ou même semble-t-il plus largement du mangaka : l’emploi de très nombreuses notes « de bas de page », expression pas très bienvenue car ces pavés de texte se trouvent en fait… partout, dans tous les « caniveaux ». Ces « notes de bas de case », disons, c’est semble-t-il une chose à laquelle Shirow Masamune tient particulièrement, mais qui ne facilite guère la lecture de la BD, qui en retire quelque chose de lourd et oppressant… Dans son « avertissement » (qui, euh, du coup, n’apparaît en français qu’à la toute dernière page de la BD, c’est ballot...), l’auteur déconseille de lire ces notes au fil de la découverte du manga, car cela affecterait forcément le rythme de la narration. Putain, c’est peu dire… Mais quoi ? Relire la BD pour prendre en compte les notes que j’ai fini par laisser tomber – pour des raisons que je détaillerai plus tard ? Et puis quoi, encore ! J’en ai déjà assez chié avec la première lecture… Ajoutons cependant que cette « Perfect Edition » se montre plus ou moins indécise dans la gestion de ces notes – en conservant parfois le texte japonais minuscule, mais en le sabrant le plus souvent, et en employant par ailleurs en français une police pas le moins du monde typée BD, qui contraste avec le reste de la planche ; je ne dis pas que c’est malvenu, mais, pour le coup, l’effet est assez différent de celui produit par la version originale japonaise.

 

Une dimension appréciable, par ailleurs, de cette « Perfect Edition », concerne la part assez notable de planches en couleurs – bien plus que dans tout autre manga (non colorisé à la truelle comme Akira en son temps) que j’ai pu lire. Or c’est du beau boulot, qui s’accorde bien au dessin noir et blanc global – pas un gadget, mais un apport notable car traité avec le plus grand sérieux. Rien à redire.

 

Et reste LE SUJET qui a excité bien des fans, à en juger par les réactions colériques endémiques çà et là sur le ouèbe : deux planches ont été virées par rapport aux précédentes éditions, semble-t-il une séquence d’orgie lesbienne parfaitement gratuite et sans la moindre utilité narrative. Scandale ! Censure ! Absolument pas Perfect ! Sauf qu'il semblerait bien que cette décision a été prise, non par l’éditeur français, mais par Shirow lui-même – comme un désaveu un peu tardif (mais pas moins légitime) de cette gratuité façon fan-service sordide, inutile et malvenue. Que les intransigeants se rassurent : il reste pourtant bien assez de filles dénudées à gros nichons dans la BD.

 

Bon, lançons-nous, et voyons un peu de quoi tout ça peut bien parl...

HEIN ? QUOI ? PARDON ?

 

Parce que là : putain de problème.

 

C’est peu ou prou incompréhensible. Même quand on fait abstraction des « notes de bas de case » envahissantes (et inutiles dans 99 % des cas). Mais l’hermétisme de la narration n’a pour autant rien à voir avec celui de l’anime : si Oshii Mamoru pouvait perdre son spectateur, pour autant que je m’en souvienne, en n’en disant guère, Shirow Masamune, lui, en disait parfois beaucoup trop, et sans vraie pertinence.

 

Ceci, et presque paradoxalement, d’autant plus que les premières pages nous plongent sans préavis dans une sorte d’actionner bourrin au possible, avec des fusillades et des explosions dans tous les sens. Or il y a assurément de quoi se paumer dans cette BD, et surtout dans ces premières pages toutes de bruit et de fureur, où il est peu ou prou impossible de saisir les personnages et leurs motivations, ou une trame quelle qu’elle soit : bim, bam, boum, nichons, boum, jargon pseudo-scientifique, notes de pseudo-science-et-pseudo-philo-mes-couilles, bim, jargon mi-SF, mi-espionnage qui ne veut absolument rien dire, considérations techniques abstruses pour fanas des flingues, bam, et soudains accès de caricature qui tombent comme autant de cheveux sur la proverbiale soupe.

 

Et je n’y ai absolument rien compris. Shirow fait beaucoup d’efforts pour nous assurer qu’il y a quelque chose à comprendre – voire, attention bonhomme, quelque chose d’intelligent, de fin, si ça se trouve…

 

Mais, bordel, ce type est tout bonnement incapable de raconter une histoire – est-on porté à croire à ce stade, du moins, si la généralisation est sans doute un peu abusive. Les bonnes âmes prétendront peut-être qu’il « expérimente », mais permettez-moi d’en douter… Et ces planches ultra-chargées n’arrangent certes rien à l’affaire – et ce alors même que la mise en page s’avère globalement assez sage, voire très sage (« notes de bas de case » exceptées ; mais elles sont alors particulièrement envahissantes, et déjà parfaitement inutiles à tous points de vue),

 

Je ne crois pas avoir jamais autant ramé sur les cinquante premières pages d’une BD. Chaque case me confirmait un peu plus que l’ensemble était incompréhensible, illisible, et, last but not least, horriblement chiant. Et probablement assez concon, loin de l’image sophistiquée de l’anime d’Oshii Mamoru – lequel, pour le coup, et même si je n’en ai pas des souvenirs très précis, s’est à l’évidence livré à un vrai travail d’adaptation, pour le moins : à bien des égards, Ghost in the Shell le film d’animation et Ghost in the Shell la BD, bien loin d’êtres des « parents », sont mutuellement, bien au-delà de la singularité de chaque support, des antithèses ; la mélancolie vaguement snob de l’un étant l’exacte opposée de l’humour potache et gamin lourdingue de l’autre (car ce seinen est finalement très ado) – nulle scène contemplative ici, ou d’introspection, juste des explosions, des poses érotico-vulgaires et gratuites et des punchlines navrantes. Boum.

 

Du coup, soyons francs : j’ai failli abandonner ma lecture. Et c’est quand même pas tous les jours, en bande dessinée… Certes, il y a finalement assez peu, j’avais peiné sur le minable premier tome de Les Vacances de Jésus et Bouddha, de Nakamura Hikaru. Mais, bon, j’avais persévéré : j’ai bien fini par conclure à la nullité de ce volume, et j’ai pesté pour mes quelques euros bien mal investis… Mais The Ghost in the Shell, à cet égard, c’était bien plus agaçant – j’ai eu l’impression d’avoir été escroqué, en fait. Mais attention : pas tant parce que ce n’était pas dans le ton du film, ce qui serait revenu à critiquer l’œuvre parce qu’elle ne correspondait pas ce que je supposais et éventuellement souhaitais, réflexe toujours malvenu, mais parce que, même dans son registre de BD d’action, je trouvais ça horriblement mal fait.

 

Bon, j’ai persévéré là aussi… Globalement, passé les cinquante ou disons les cent premières pages (sur 350), la BD a commencé à m’apparaître moins illisible, moins incompréhensible, et, bon, j’ai tenu jusqu’à la fin… Mais le bilan demeure très négatif – et ça m’a vacciné pour la suite. Parce que, prestigieux anime ultérieur ou pas, le fait demeure que la BD originelle est mal foutue à tous points de vue, avec des personnages sans âme (c’est bien le propos…) et des récits affligeants de vacuité en dépit des circonvolutions absconses d’une narration qui se croit peut-être futée mais n’est en définitive que maladroite et terne.

 

En dépit de sa coloration cyberpunk aguicheuse et de son paratexte pointu, et du fait de cette narration systématiquement déficiente, The Ghost in the Shell s’avère finalement être un énième manga d’action, et, c’est là le principal problème, vraiment pas des plus convaincants.

 

C’est au mieux médiocre.

 

Vraiment au mieux.

 

LE MAJOR KUSANAGI ET SES AMIS

 

Bon… Essayons quand même de voir ce qui se passe dans tout ça…

 

La quasi-totalité des héros de la BD sont affectés à la « Section 9 », une sorte de brigade policière d’élite louchant (ou même un peu plus que cela) sur l’espionnage et la barbouzerie, dans un Japon futuriste mais pas si éloigné, vers 2030 (je reviendrai sur le cadre par la suite). Elle a pour champ de compétence la criminalité technologique de pointe, disons. Le patron de la Section 9 est un certain Aramaki, une sorte d’hyper-espion faussement bureaucrate, nabot très sec et d’une discipline carrément militaire ; son faciès simiesque (bien vu, pour le coup) le rend immédiatement reconnaissable (un atout de la BD, bien plus globalement, mais pas sans corollaires, et j'y reviendrai) – ça n’en fait pas forcément un personnage très intéressant pour autant, dans la mesure où il est une collection ambulante de clichés du patron d'agence d’espionnage… Mais admettons.

 

Les véritables héros de la BD sont cependant les agents sous ses ordres – et, s’ils ont été repris dans l’anime d’Oshii Mamoru, ils n’ont pas toujours grand-chose à voir avec ces déclinaisons plus tardives.

 

Le film est clairement focalisé, pour autant que je me souvienne, sur le personnage de Kusanagi Motoko, qui se fait appeler, sans forcément avoir de vraies raisons protocolaires, le Major Kusanagi. La cyborg au corps féminin est sans doute aussi la principale héroïne de la BD, d’où les honneurs de la couverture et une place non négligeable dans les épisodes, mais elle n’est finalement pas si mise en avant que cela. Certes, elle joue le rôle d’officier de terrain dans les opérations de la Section 9, et dispose peut-être (très éventuellement) d’un surplus de charisme inaccessible à ses sous-fifres (sans doute localisé dans son improbable chevelure, à faire s’évanouir Dick Rivers). Mais je crois que les ressemblances s’arrêtent là. Ceci étant, mes souvenirs du film d’Oshii Mamoru étant pour le moins flous, je me trompe peut-être totalement… Mais disons que j’avais le souvenir d’un personnage assez froid et mélancolique, si très efficace dans sa partie. La BD ne donne pas vraiment cette image : Kusanagi y est expansive et blagueuse, colérique et indisciplinée mais à la manière d’un cliché sur pattes, et certes pas portée sur l’introspection ou la contemplation. En fait, elle n’est qu’une cyber-héroïne comme une autre – sans la moindre personnalité, et c’est bien le souci : à tout prendre, elle n’est que l’association de deux ou trois codes du genre plus ou moins habilement dissimulés sous sa conséquente paire de seins.

 

Et il en va de même de tous les autres personnages récurrents – ainsi et surtout de Batou, qui est encore plus éloigné de son adaptation cinématographique que le Major Kusanagi : à l’origine du personnage froid et inquiétant d’Oshii se trouve en effet chez Shirow une brute bouffonne, un personnage clairement axé comédie, et totalement dénué de tout trait ne rentrant pas expressément dans ce registre : il tape et fait des blagues, et c'est tout. Il n’a rien d’une figure essentielle dans la BD... mais cette caractérisation à gros traits lui confère pourtant plus de personnalité qu’à ses associés encore moins bien lotis, Togusa l’éternel bizuth gaffeur, ou, pire encore, Ishikawa, qu’on pourrait fonctionnellement définir comme « le type, là, un peu geek, avec une barbe ».

 

LE MARIONNETTISTE (ET LE VIDE AUTOUR DE LUI)

 

Le film d’animation, sauf erreur, a une certaine unité, mais ce n’est pas le cas de la BD, qui est à proprement parler une série, même brève, présentant plusieurs histoires (que je ne me hasarderai pas à résumer, d’autant plus que je n’y ai donc pas compris grand-chose le plus souvent) ; toutefois, on y croise (vaguement) à plusieurs reprises un personnage qui fournit un semblant de liant jusqu’à une fin étonnamment précipitée et absolument pas satisfaisante, à tous points de vue, et c’est le Marionnettiste (sans surprise, c’est sur ce point qu’Oshii Mamoru a mis l’accent).

 

Bon, je dis SPOILER au cas où, mais ça m’étonnerait que je vous apprenne quoi que ce soit… Le Marionnettiste est d’abord présenté comme un antagoniste comme un autre – peut-être un peu plus malin que la moyenne, ou moins, en fait, parce que son arrogance pourrait bien lui coûter cher. Il est alors un hacker au-dessus du lot, qui fait mumuse en trafiquant aussi bien des corps cybernétiques, disons des « shells », que les « ghosts » (l’âme, ou l’esprit, disons – c’est sans doute un peu plus compliqué que cela, ou ça devrait l’être) qui s’y incrustent. Bien sûr, les deux termes du titre sont polysémiques, et cette description s’en tient au niveau le plus basique des deux notions, la BD ayant probablement pour objectif d'en dégager davantage.

 

Mais, en fait... Le Marionnettiste n’est pas un simple pirate, même particulièrement doué. Il est une sorte d’intelligence artificielle associée à un phénomène d’émergence, apparue spontanément dans le réseau, et dotée d’une conscience – de l’émergence, nous passons donc grosso merdo à la singularité. Et, pour le coup, le Marionnettiste ne s’avère pas un vulgaire antagoniste, mais « quelqu’un » qui a pour but, bien loin de s’opposer au Major Kusanagi, de s’unir à elle, de fusionner avec sa personnalité de femme et de cyborg. Hélas pour la pire des raisons (« Ie destin », sans déconner ?!).

 

Même en 1989-1991, ce personnage n’avait pas forcément grand-chose de bien original – en fait, il est d’emblée lié au mouvement cyberpunk littéraire, et on pourrait renvoyer au Câblé + de Walter Jon Williams ou, bien sûr, au Neuromancien de William Gibson – tandis que la thématique cyborg parallèle, avec les ghosts vagabonds et les cerveaux cybernétiques, louchant sur le transhumanisme, évoque éventuellement des choses telles que Schismatrice de Bruce Sterling. Mais je reviendrai immédiatement après sur l’inscription de la BD dans le registre cyberpunk.

 

Pour l’heure, ce qui me frappe, c’est le vide autour du Marionnettiste. Car il est le seul « antagoniste » à avoir un minimum de présence, paradoxalement – et vraiment un minimum, pour le coup… En fait, en tant que tel, il n’est absolument pas intéressant. Mais autour de lui ? Des espions cyniques, des politiciens corrompus (surtout eux, en fait), quelques communistes russes pour le principe, et quantité de sbires-larbins jetables. Le vide…

 

Ce qui n’est peut-être que justice : en face, en mettant à part Aramaki, il n’y a donc guère que la bien terne Kusanagi. La fusion des deux personnages ternes coule alors de source – mais, sur le plan narratif, ils n’en ressortent pas grandis, peut-être parce que leur environnement est tellement inexistant que nous n’avons pas de critère de référence.

CYBERVULGATE ET SPÉCULATION MOLLE

 

En 1989-1991, je suppose que l’on en était encore au pic de créativité du mouvement cyberpunk ; à titre d’exemple, Neuromancien, de William Gibson, n’était paru qu’en 1984, et Câblé, de Walter Jon Williams, en 1986, année également de la parution de l’anthologie manifeste Mozart en verres miroirs, concoctée par Bruce Sterling (dont le roman Schismatrice datait de 1985, mais ce n’est sans doute pas tout à fait l’image que l’on a généralement du cyberpunk). Et, d’une manière ou d’une autre, ce sous-genre de la SF avait alors quelque chose d’inédit (même en empruntant le cas échéant à des précurseurs notables, tels Dick, Brunner, etc.) et de terriblement enthousiasmant, dans une culture populaire hors-littérature qui commençait tout juste à s’en accaparer les codes. Le genre serait (éventuellement) ringardisé plus tard, mais il avait encore le temps de produire des choses très appréciable – incluant Snow Crash, de Neal Stephenson, ou la « trilogie du Pont » de William Gibson, œuvres postérieures, et parfois largement, au manga de Shirow Masamune.

 

À cet égard, The Ghost in the Shell est sans doute davantage qu’une BD de son temps, en adaptant la matière cyberpunk en manga – je suppose qu’elle avait bel et bien de l’avance sur le tout-venant. Le fait est que la BD manipule, hélas maladroitement, des notions enrichissantes dans leur complexité, allant au-delà de la pure quincaillerie cyberpunk pour toucher à quelque chose de plus essentiel au registre – dans la définition de l’humain comme dans le questionnement des possibles phénomènes d’émergence associés à la prolifération d’un réseau informatique mondial anticipant clairement, pour le coup, sur l’évolution rapide et la démocratisation accélérée d’Internet ; plutôt un bon et même un très bon point, donc. La BD ose même quelques aperçus de la dimension économique et sociale centrale dans le cyberpunk littéraire, mais souvent négligée dans les variations avant tout esthétiques du sous-genre, hackers en ersatz de Robin des Bois et guerre des gangs à l’ombre des tours de verre des mégacorpos. Le manga n’a, de manière générale, rien de révolutionnaire, eu égard à l’histoire de la SF, mais j’imagine qu’il a pu contribuer à « démocratiser » des thèmes déjà entrevus ailleurs, peu auparavant – j’imagine aussi que le film d’Oshii Mamoru, plus tard, y a également contribué, et peut-être avec davantage d’impact... alors même que ces thèmes, en 1995, commençaient peut-être justement à avoir quelque chose d’un peu convenu, et l’esthétique cyberpunk à sentir un peu le sapin.

 

Pour l’heure, rien à reprocher (à cet égard...) à The Ghost in the Shell. Bien au contraire, même. Hélas, la BD de Shirow Masamune est loin de se montrer toujours aussi pertinente, et la quincaillerie cyberpunk y a également sa part, et bien vite soûlante, dans un récit de techno-thriller, ou plutôt une succession de récits dans ce registre, où courses-poursuites, fusillades et explosions ne laissent guère de place à la réflexion d’ensemble. Et rien que de très banal ici, simili-techno-porn pour fanas des flingues, et autres dérivés de méchas sans âme (I.A. ou pas), qui pour le coup datent peut-être un peu ? Difficile, devant les Fuchikoma ou « Think Tanks » (ouch…), de ne pas penser aux véhicules blindés et semi-autonomes du Colonel dans Akira, à titre d’exemple.

 

Corollaire de cette quincaillerie moins convaincante : graphiquement, l’univers décrit manque un peu de chair et de personnalité. Non que le dessin soit mauvais – je le crois plutôt bon –, mais on oscille entre de la SF basique, lourde de codes, et l’idée d’un futur tellement proche qu’il n’implique pas tant de bouleversements visuels que cela ; ce qui peut se tenir, je ne dis pas le contraire.

 

Mais cela nous amène peut-être à constater que l’extrapolation de ce futur proche est plus ou moins satisfaisante. Et plutôt moins que plus, disons même décevante, eu égard à l’intégration dans la trame de fond des meilleurs thématiques d’un cyberpunk alors bien vivace, comme vu à l’instant. En fait, sur le plan spéculatif, dans les dimensions politique et culturelle, la BD se montre assez timide, frileuse – molle, d’une certaine manière. Banale, en tout cas.

 

Ce qu’illustre peut-être cette chose étonnante : nous découvrons dans cette BD un futur où l’Union soviétique est encore une réalité – alors que le mur de Berlin était tombé l’année du premier épisode, l’Union s’effondrant elle-même l’année de la publication en volume… Bon, en même temps, pourquoi pas ; je dirais même que ça n’est pas sans charme, au fond – d’autant plus, peut-être, que la série met tout naturellement l’accent sur la thématique de l’espionnage, avec un côté cyber-James Bond...

 

Un dernier point, quand même : sauf erreur, quand le film avec Scarlett Johansson dans le rôle du Major Kusanagi est devenu une réalité et a été diffusé, je crois me souvenir que certains fans se sont plaints de ce qu’il s’agissait d’un énième cas de « whitewashing », tandis que d’autres leur rétorquaient que, nom du personnage mis à part, et en prenant en considération le fait que le Major, en tant que cyborg « presque entièrement cybernétisé », a de toute façon un corps essentiellement artificiel, au-delà, l’univers décrit, à les en croire, n’avait rien de spécifiquement japonais. Peut-être est-ce le cas dans le film d’Oshii Mamoru, j’avoue ne plus me souvenir, mais la BD n’a rien d’ambigu à cet égard : tous les personnages centraux ont des noms japonais, et ils travaillent souvent pour le gouvernement japonais, de manière explicite, et les intrigues peuvent nous conduire nommément à Osaka ou dans les Territoires du Nord en plein contentieux frontalier avec les Russes – l’international est évoqué à l’occasion (on parle de la Syrie et d’Israël dans un épisode... pour le moins étrange), mais la Section 9 n’intervient en principe qu’en territoire nippon. Ceci dit, je ne le mentionne que dans l’idée de dissiper un vague doute à ce propos – quelques rares allusions mises à part, le cadre de la BD pourrait très bien ne pas être japonais, je suppose.

 

Sans doute, hélas, en raison du manque d’âme global dans cette BD, qui en fait un terrain de jeu bien terne pour des personnages plus ternes encore.

 

« 1. AUTHENTIQUE »

 

Pourtant, Shirow Masamune ne ménage pas ses efforts pour nous persuader de la cohérence et de la pertinence de son univers et de son « histoire » (aheum) ; le problème est cependant qu’il s’y prend peut-être de la pire des manières, avec ces très envahissantes « notes de bas de case » qui, 99 % du temps, sont des digressions à vol d’oiseau à partir d’éléments anecdotiques de telle ou telle case, qui s’en seraient très bien passé.

 

L’avertissement de l’auteur à ce propos est donc justifié dans la mesure où la lecture de ces nombreuses notes dans le déroulé de la narration lui est nuisible – mortellement ; mais en prenant en considération, bien sûr, que cette narration n’est de toute façon pas satisfaisante, même en dehors de ce problème très particulier…

 

Mais quel intérêt alors à ces notes ? Je veux dire : ailleurs que dans la constitution d’un dossier psy pour préconiser quelques calmants à l’auteur ? Elles sont plus illisibles encore que la BD déjà illisible qu’elles sont censées commenter et éventuellement expliquer...

 

Et elles ne renforcent certainement pas la cohérence de l’ensemble, car elles sont éminemment disparates. On y trouve de tout : de la spéculation scientifique de pointe, bibliographie incluse, comme de la pseudo-sagesse à dix balles ou du commentaire politique abscons, vaguement PMU des fois. Le plus sérieux y côtoie le plus frivole, et tout est placé exactement au même niveau. On passe du recul des armes à feu de tel modèle à une critique de la tactique adoptée par les personnages, admettons, c’est lié, à des dissertations condensées (et incompréhensibles) sur tel ou tel point de botanique ou de physique, mêlées encore de fulgurances éthiques qui laissent baba, mais probablement moins que ces moments pernicieux où la métaphysique dérivée de la science adopte des atours peu ou prou religieux, ou du moins mystiques. C’est du gloubi-boulga du début à la fin.

 

Ces notes sont au mieux inutiles, au pire nuisibles, à s’en tenir aux seuls intérêts de la narration. Et, prises indépendamment, elles sont au mieux incompréhensibles (au mieux, hein), au pire… eh bien, totalement à côté de la plaque.

 

La SF ne manque certes pas d’auteurs brillants associant dans leur réflexion science et technique de pointe d’une part et considérations psychologiques, sociologiques, politiques ou métaphysiques, d’autre part, et ce avec autrement d’habileté narrative et de pertinence intellectuelle. À la comparaison, The Ghost in the Shell, submergée par ces notes improbables, n’en donne que davantage l’impression de l’entreprise inaboutie d’un élève enthousiaste, peut-être même sérieux, mais finalement guère brillant car trop foutraque, et qui s’enfonce toujours un peu plus à chaque nouvelle note.

 

La BD n’y gagne pas, c’est clair ; ces annotations étaient peut-être censées asseoir la pertinence de l’ensemble, mais elles jouent presque toujours contre leur camp.

 

EXPLOSIONS GRAPHIQUES (ET GROS NICHONS)

 

Tout est-il alors à jeter, dans The Ghost in the Shell ? Eh bien, peut-être pas. Une fois n’est pas coutume, je crois que je sauverais le dessin. Sans être exceptionnel, il m’a fait l’effet d’être bon – assez dynamique, soigné le plus souvent, avec des personnages tous immédiatement reconnaissables (un atout plus qu'appréciable ; ce qui est dommage, c’est donc que leur caractérisation s’arrête là, de manière générale...).

 

Chose très étrange, pour une BD que je juge donc globalement illisible, le dessin est en fait parfaitement lisible. C’est loin d’être toujours le cas dans les mangas d’action – même parmi les meilleurs. Là, pour le coup, globalement, ça fonctionne. La mise en page assez sage (hors notes, encore une fois) y participe sans doute. Le problème est que le récit, lui, est confus, ce que le dessin ne saurait rattraper.

 

 

Mais il y a bien un point qui me chiffonne un peu en matière de graphisme – pas gravissime, je suppose, et peut-être ai-je tort de m’y arrêter, d’aucuns diraient peut-être que « SJW blah blah blah », mais je trouve tout de même un peu regrettable que le principal élément de caractérisation du Major Kusanagi (bon, coiffure exceptée…) soit sa poitrine plus que généreuse – ou en fait son corps, plus généralement, « mis en valeur » au travers de tenues improbables (dans le futur, tenez-vous le pour dit, toutes les femmes se promèneront dans la rue en maillots de bain) et de poses sans doute censément érotiques, mais plus vulgaires qu’autre chose – la conjonction de l’imaginaire fantasmatique d’un ado débordant de foutre avec l’élégance d’un poster de camionneur (mes excuses aux routiers, qui sont sympa, et ne méritent pas ça). Le point de non-retour est atteint avec les « infirmières-cybernéticiennes », aux fonctions assurément très techniques, mais qui sont systématiquement (dé)vêtues comme autant de bunnies échappées d’un numéro spécial de Playboy consacré aux fantasmes hospitaliers. Ado, ça m’aurait peut-être plu (…), mais je crois que, d’une manière ou d’une autre, et aussi improbable que cela puisse paraître, j’ai passé l’âge.

 

Et je trouve ça un peu navrant. La bronca sur l’orgie lesbienne « censurée » ne m’en paraît que davantage risible, du coup ; et les préventions de Shirow Masamune à ce propos, ben...

 

SANS MOI

 

Bon, ben, voilà.

 

Le manga culte s’avère illisible, l’œuvre profonde une bourrinade de plus. Shirow Masamune ne sait pas raconter une histoire, et ses personnages sont tous plus creux les uns que les autres. La vulgate cyberpunk aurait pu attirer ma sympathie, mais la confusion foutraque de l’ensemble m’en a éloigné. Et l'ensemble est d'un ennui mortel.

 

J’ai horriblement peiné sur les 50 ou 100 premières pages, et survécu par je ne sais quel miracle au reste, mais pas au point de souhaiter continuer l’expérience (douloureuse) avec les deux tomes suivants.

 

Au final, The Ghost in the Shell est donc une BD au mieux médiocre, sans doute bourrée de bonnes intentions, mais d’une exécution tristement déficiente.

 

 

Je suppose qu’il me faudra quand même revoir l’anime d’Oshii Mamoru. Le manga étant ce qu’il est, par contraste, il n’est pas impossible que j’en ressorte avec un avis nettement plus positif...

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Je suis Shingo, vol. 1, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 1, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 1, [わたしは真悟, Watashi wa Shingo, vol. 1], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1982, 1996] 2017, 406 p.

 

PAS SEULEMENT DE L’HORREUR

 

Depuis que je me suis mis un peu « sérieusement » à la lecture de mangas, il y a environ un an de cela seulement, quelques auteurs m’ont particulièrement marqué : Itô Junji, Hirata Hiroshi, Koike Kazuo et Kojima Goseki… Pas forcément du tout neuf, comme vous pouvez le constater. Mais je crois que, s’il en est un qui m’a vraiment fasciné – fasciné, oui, intrigué, bluffé, pas systématiquement convaincu mais toujours étonné au moins et souvent bien davantage –, c’est probablement Umezu Kazuo, ou Umezz, puisqu’il semble préférer cette désignation.

 

Il y a quelque temps de cela, on en avait traduit en français sa plus célèbre série, L’École emportée, sorte de shônen horrifique à la réputation bien établie – mais ceci, je ne l’ai toujours pas lu : j’ai découvert le mangaka excentrique avec ses publications aux très recommandables éditions du Lézard Noir, très impliquées dans la promotion de cet immense auteur en France, avec maintenant quatre volumes aux couvertures, hum, et à la tranche striée de rouge et de blanc, comme les tenues emblématiques du fantasque auteur (plus tout jeune, il a 81 ans, mais il est semble-t-il toujours complètement fou).

 

Il s’était d’abord agi, dans ce contexte, de présenter le mangaka dans ses œuvres, en compilant les brefs récits d’horreur qui ont beaucoup fait pour sa renommée, surtout au tournant des années 1960 et 1970 (du coup, ces mangas sont probablement les plus « vieux » que j’ai lus). Le premier recueil, La Maison aux insectes, m’avait scié ; je n’avais pas forcément tout aimé, mais ça m’avait systématiquement retourné, je n’en revenais pas de ce que l’auteur avait pu faire dans ce contexte – « coup de cœur », dès lors, comme on dit, je crois que c'est le moment où l'expression peut faire sens.

 

L’expérience s’était prolongée quelque temps après avec un deuxième volume, plus disparate et à mon avis moins convaincant même si loin d'être mauvais, Le Vœu maudit, qui avait cependant pour lui de montrer la richesse de la palette de l’auteur, même dans le seul registre de l’horreur : il expérimentait sans cesse, tentait des choses toujours différentes, que ce soit au plan du scénario ou au plan du dessin – ce qui suffisait amplement à faire de ce recueil une lecture recommandable, et même bien plus que ça : même au travers de quelques « nouvelles » objectivement un peu faibles, la certitude de ce que cet Umezz est un génie n’en était que davantage établie.

 

Puis il y eut un troisième volume, l’extraordinaire La Femme-serpent, un peu plus roboratif par ailleurs, et qui revenait un peu en arrière, aux sources du traitement de l’horreur par l’auteur – et autant dire aux sources du manga d’horreur contemporain, puisqu'on en fait systématiquement le père fondateur… et ceci dans une BD visiblement destinée à un public de petites filles (qui ne s’en sont jamais remises, et pas davantage leurs copains en culottes courtes – comme ont pu en témoigner, notamment, un certain Kurosawa Kiyoshi… ou, en BD, un certain Itô Junji, qui a toujours présenté Umezz comme son maître, son inspiration essentielle). Pour le coup, un authentique chef-d’œuvre, une BD sidérante d’audace et de pertinence, et qui fait peur – même près de cinquante ans plus tard, même pour des lecteurs adultes !

 

J’espérais donc que le Lézard Noir ne s’en tiendrait pas là, et continuerait à nous régaler des merveilles signées Umezu Kazuo. Et, joie, joie ! Gloire, gloire ! Il avait annoncé il y a quelque temps de cela la publication de Je suis Shingo – ou plus exactement de son premier tome, sur six prévus, d’environ 400 pages chacun : c’est que nous ne sommes plus du tout dans le même format – cette fois, il s’agit d’une série, comme L’École emportée, et non de recueils d’histoires courtes. Par ailleurs, autre différence essentielle par rapport aux trois publications lézardesques précédentes, et même à la fameuse série précitée d'ailleurs, il ne s’agit cette fois pas d’un manga d’horreur. Umezz a en effet plus d’une corde à son arc, et, au fil de sa longue carrière, il a pu s’essayer à bien des registres – et souvent y briller ; ainsi, par exemple, de la romance shôjo, où il a fait ses premières armes avant de décider unilatéralement de traumatiser ses petites lectrices avec des mamans qui font froid dans le dos. Et Je suis Shingo ? On va dire, pour l’heure, mais sans forcément tant d’assurance que cela, qu’il s’agit d’une série de science-fiction ; mais avec de la comédie, mais avec de la romance, mais avec...

 

C’est à vrai dire une BD tellement riche, tellement diverse, que je ne suis pas bien certain que telle ou telle étiquette soit plus pertinente qu’une autre.

 

SATORU, GAMIN

 

La BD se déroule en 1982 – soit l’année de sa première publication, dans la revue Big Comic Spirits ; sauf que cette année est envisagée au passé par notre mystérieux narrateur – ou pas si mystérieux que cela : un robot, sans doute… Ou non : « un robot, paraît-il », ou « un robot, à ce qu’il semblerait » ; car notre narrateur est bien indécis à cet égard, et chacune de ses interventions est marquée par cette implication hésitante, reposant sur des sources extérieures imprécises…

 

Mais ceci ne tient qu’en un bref préambule, pour l’heure. Et nous faisons surtout ici la rencontre de Kondô Satoru, un petit garçon surexcité – qui court tout le temps, dans tous les sens, hurle en permanence ses « Ouah ! » caractéristiques (et un tantinet pénibles)… Mais il est pour le coup un peu à la traîne. Ses copains et copines n’en sont plus là : c’est bientôt le collège, et les hormones se mettent à bouillir… Plus généralement, ils sortent toujours un peu plus de l’espace de liberté totale de l’enfance pour se muer en adolescents, bientôt en adultes – en des personnes autrement sérieuses et responsables, donc. Quel ennui… Mais pas Satoru – qui fait toujours un peu plus figure de gamin, car cette personnalité tient beaucoup du contraste. Ce qui lui vaut le mépris de ses camarades davantage mûrs, éventuellement les moqueries les plus cruelles – et ce ne sont certainement pas les professeurs qui l’en protègeront… Cette singularité de Satoru a bientôt une dimension graphique : au sortir de cet été qui doit tout changer, les écoliers/collégiens en puissance ont tous grandi… mais Satoru demeure un petit garçon.

 

UN VRAI ROBOT

 

Avec des fantasmes de petit garçon, bien moins moites sans doute que ceux des préadolescents autour de lui – ce qui renforce leur incompréhension mutuelle. En effet, le père de Satoru – un ouvrier lambda et parfois porté sur la boisson – explique un jour, et non sans crainte, à sa petite famille, que son entreprise, l’usine Kumata, va bientôt accueillir… un robot.

 

Un ROBOT ?

 

Satoru est surexcité : il a Gundam en tête, ou tant d’autres mangas ou animes figurant des robots géants anthropomorphes, cornus et blindés, et fulguro-super-balaises ! Un robot, UN ROBOT ! Satoru fait son Satoru, il court partout, il braille, OUAH ! UN ROBOT ! À l’entreprise où travaille son père !

 

Et ça ne manque pas : les enfants tellement plus adultes autour de lui le raillent, avec une condescendance marquée.

 

Mais il y a bien un robot à l’usine Kumata – simplement, pas du tout ce que Satoru se figurait… Certainement pas un mécha protégeant la Terre contre les assauts extraterrestres ou tel émule de Godzilla de passage : un bras, en fait, un simple bras mécanique… C’est qu'il s'agit d'un vrai robot – soudé à une chaîne de montage, forcément plus efficace que tant d’ouvriers qui y devinent bientôt une menace pour leur emploi, qui n’est plus « à vie » en 1982…

 

C’est horriblement décevant. Une trahison, à ce stade. Ça, un robot ? Non ! Dire que c’est un vrai robot, ça ne fait aucun sens ! C’est juste un bras, relié à un ordinateur… Mais cet ordinateur va changer bien des choses – pas tout seul, cependant : il y faudra aussi… une fille.

COUP DE FOUDRE

 

Il y a une visite scolaire à l’usine Kumata – et Satoru est forcément du lot, qui maugrée devant ce décevant « faux robot », que les ouvriers ont nommé Monroe (en lui collant un poster de Marilyn). Ses camarades voient bien que, d’une certaine manière, Satoru avait raison, mais, de manière autrement décisive, il se trompait de bout en bout ; alors... Il est vrai qu'eux-mêmes tendent peut-être à devenir de semblables bras mécaniques, dans cette société nippone rigide et obsédée par la réussite économique – dès lors, ce robot ne les déçoit pas, contrairement à ce gamin de Satoru… Ses rêves sont décidément incommunicables, à ce stade.

 

Mais, lors de la visite, Satoru croise un autre groupe scolaire, d’une école de filles – « l’école des thons », disent les vilains garçons qui se croient adultes. Satoru, dernier de son groupe, croise ainsi une charmante jeune fille, la dernière de son groupe, dont il apprendra plus tard qu’elle se nomme Marine, et qu’elle est la fille d’un diplomate anglais – et, forcément, c’est le coup de foudre. Pas tant une question d’hormones, si ça se trouve : simplement quelque chose qui devait se produire, l’appel de l’âge adulte – mais sans rien renier de son enfance et de ses rêves.

 

La romance s’instaure, touchante – et, disons-le, étonnamment avancée pour notre Satoru il y a peu encore très puéril, mais qui semble envisager cette relation avec bien plus de sérieux et d’implication que ses camarades pour quelque temps encore au stade des pseudo-amourettes bien timides et rougissantes.

 

Mais cet éveil de la conscience amoureuse, chez les deux préadolescents, implique donc Monroe.

 

L’ÉVEIL DES CONSCIENCES

 

Le père de Satoru ne comprend absolument rien à ce robot qu’il est censé surveiller, voire « programmer ». Satoru, parce qu’encore un enfant peut-être, est autrement doué : il dévore le manuel de programmation, au point de remplacer utilement son paternel à l’usine, et perçoit, atout de son caractère juvénile, des milliers de possibilités pour Monroe – qui, au fond, n’est peut-être pas qu’un simple bras, et pourrait être en tout cas bien davantage. C’est son secret – qu’il partage bien sûr avec Marine, laquelle, avec sa dignité de jeune fille de bonne famille, contrastant avec l’extraction populaire de Satoru, partage pourtant ses rêves. Le petit couple, qui s’éveille à l’amour, prend donc sur lui d’éveiller également le robot au monde.

 

Satoru et Marine sont ainsi les véritables créateurs, disons même les parents, de ce robot qui nous fait le récit indécis et peut-être vaguement mélancolique de ses souvenirs. Car ils parlent avec lui – ils échangent au travers de l’interface informatique. Et ils lui apprennent quantité de choses utiles, même si pas indispensables sur une vulgaire chaîne de montage – par exemple, ils lui apprennent à les reconnaître, première étape fondamentale, et à les nommer ; aussi à faire des calculs, certes, mais également à… discuter, oui, d’une certaine manière. Jusqu’à dégager, peut-être ? sous la froideur utilitaire du bras mécanique, les prémices d’une personnalité, de pensées, d’émotions même...

 

TANT DE CHOSES

 

Je ne sais pas si ce résumé suffit à en témoigner, mais ce premier volume de Je suis Shingo est d’autant plus déstabilisant qu’il contient vraiment plein, plein de choses très différentes. Au point d’ailleurs de fréquentes ruptures de ton, pas forcément aisées à intégrer – et, en sortant de ma lecture, c’était probablement cette impression qui primait, et qui m’empêchait de déterminer avec assurance si j’avais aimé ou pas ce que je venais de lire ; avec la certitude cependant que c’était, décidément, quelque chose de fondamentalement « à part », et en cela déjà un témoignage supplémentaire du génie d’Umezz…

 

Les chapitres s’ouvrent ainsi généralement sur le robot qui se souvient ; ce sont des pages assez abstraites, et au ton passablement mélancolique – emprunt d’émotion en tout cas, et c’est peut-être la dimension à mettre en avant.

 

Contraste flagrant avec la tonalité dominante des premiers épisodes, où Satoru bouffe les cases, qui est donc avant tout un gamin. Le ton est, je suppose, shônen, avec quelque chose de surexcité qui accompagne le personnage hyperactif et puéril, et qui tient surtout de la comédie frénétique – même si les moqueries que subit le gamin ont un écho éventuellement plus douloureux ; pas dit, cependant, car Satoru lui-même ne semble tout simplement pas en mesure de comprendre ce qui se passe autour de lui – l’implication émotionnelle est donc différente. Cependant, j’imagine qu’on ne peut pas faire abstraction de ce qu’il y a là comme un regard adulte se penchant rétrospectivement sur l’enfance – avec tendresse amusée et nostalgie pour l’essentiel, mais pas que, loin de là.

 

Contraste, là encore, et très étonnant, quand s’instaure la romance avec Marine – où, si j’ose dire, le mangaka revient à ses premières amours. C’est très étonnant – parce que le ton diffère largement de celui employé dans les aperçus de l’éveil des camarades de Satoru aux premiers germes de l'attirance amoureuse. Il y a en fait un retournement total : Satoru, qui était « en retard », paraît soudain beaucoup plus mûr que les préados qui le raillaient – et c’est d’autant plus vrai que Marine aussi est bien plus mûre que les autres jeunes filles que nous croisons çà et là. En fait, leur romance donne bientôt l’impression d’être autrement avancée – au point de la passion dévorante, qui, par moments, laisse même supposer les prémices d’un désir proprement charnel. Ceci, pourtant, sans jamais renier leur rêves d’enfants !

 

Ce contraste est encore souligné, je suppose, par l’intervention dans la BD du personnage de Shizuka – la petite fille de voisins des Kondô, qui jouait il y a peu encore avec Satoru, plus âgé mais pourtant guère moins puéril, et qui veut toujours le faire, alors que le garçon n’a clairement plus ce genre d’occupations en tête ; aussi Shizuka se transforme-t-elle, à ses yeux, en quelque avatar sinistrement enfantin de Big Brother, espionnant le jeune couple et dénonçant à qui veut bien l’entendre qu’il y a quelque chose d’obscène dans tout cela, baaah !

 

La relation de Marine et Satoru avec Monroe, c’est tout à la fois dans le prolongement de ce qui précède et encore autre chose – qui pointe vers la science-fiction, mais en même temps est supposée appuyer un certain réalisme aux conséquences sociales marquées (mais ça, j’y reviendrai juste après). Le ton est du coup très étonnant, car mêlant sans cesse, sinon le prosaïque, terme guère à propos, du moins le matériel, et quelque chose qui relève davantage… de la poésie ? Disons du moins du sentiment, de l’émotion.

 

À titre personnel, je me dois de relever que cette approche, même enfantine, des balbutiements de l’informatique au Japon, m’a nécessairement ramené à une lecture récente, La Lumière de la nuit, de Higashino Keigo… à la différence près, bien sûr, qu’Umezz écrivait à ce propos au moment même de ces balbutiements.

 

Toutes ces dimensions, et bien d’autres encore sans doute, se mêlent, s’interpénètrent – et, au-delà de la narration, cela se traduit surtout dans un graphisme très divers et souvent bluffant ; mais j’y reviendrai un peu plus loin.

REGARD ROBOTIQUE SUR LA RIGIDE SOCIÉTÉ NIPPONE

 

Pour l’heure, il faut probablement mettre en avant la dimension sociale du récit – qui le baigne de plusieurs manières différentes.

 

Nous sommes en 1982. La Haute Croissance des années 1960 peut paraître lointaine, et, depuis les « chocs Nixon », le Japon continue certes à se développer, mais peut-être avec un peu moins de confiance aveugle ? À voir (si j’ose dire), car nous sommes alors en plein gonflement de la bulle spéculative – la crise, ce sera une dizaine d’années plus tard, et elle sera sévère… Cependant, la société japonaise, quand elle le veut bien, commence pourtant à percevoir qu’il y a des effets secondaires à cette croissance prolongée – et les vieux modèles, sans s’effondrer en bloc pour l’heure, sont néanmoins assaillis de part et d’autre. Mais c’est comme si l’on choisissait encore de l’ignorer, le plus souvent...

 

Je crois que la BD en témoigne – d’autant que, d’emblée, elle vient mettre à mal le mythe longtemps perpétué d’un Japon où la classe moyenne serait hégémonique, un mythe encore très prégnant à l’époque... et à vrai dire peut-être aussi aujourd'hui. Les Kondô, conformément à ce fantasme économique, se perçoivent probablement comme faisant partie, forcément, de cette classe moyenne, mais la BD traduit bien qu’il s’agit d’un leurre : ils sont d’un milieu populaire qui, le premier, fera les frais du développement outrancier de l’économie japonaise. Le père de Satoru est un ouvrier, totalement dépassé par les plus récents échos de la modernité tels que les robots et l’informatique, mais assez lucide cependant pour comprendre, ainsi que ses collègues, que la robotisation fait peser une terrible menace sur son emploi. Nous n’en sommes décidément plus au modèle paternaliste de « l’emploi à vie », et le néolibéralisme se moque totalement de ce qui peut arriver aux travailleurs japonais. Kondô ne s’en sort pas si mal, au départ, puisqu’il parvient à conserver son poste – à la différence, en fait… du premier programmateur de Monroe, devenu clochard ! Mais cela ne durera sans doute pas – et, cruelle ironie, c’est d’une certaine manière son propre fils Satoru qui lui en fait la démonstration ; car lui comprend ce qu’est un ordinateur, et maîtrise bien plus que les rudiments de la programmation du robot. Son père le laisse faire à sa place – et boit comme un trou ; cela ne pourra sans doute pas durer indéfiniment.

 

Puisque bien des choses ici sont affaire de contraste, il faut sans doute relever que l’infériorité sociale des Kondô est soulignée par leur logement – une sorte de HLM plus que crasseux, et qui en dégage même quelque chose d’inquiétant (à tort ou à raison, cela m’a fait penser au génial Dark Water de Nakata Hideo, d’après Suzuki Kôji, vingt ans plus tard certes) ; c’est tout particulièrement sensible dans les séquences où la petite Shizuka rôde dans les couloirs, épiant Satoru et geignant parce qu’il ne veut plus jouer avec elle…

 

Cette barre oppressante et sale est par ailleurs le « milieu naturel » de la mère de Satoru – la femme japonaise qui ne saurait penser à travailler en dehors du cercle familial, a fortiori à s’émanciper de quelque manière que ce soit, et dont, par conséquent, toute la vie tourne autour de ce microcosme lamentable, obnubilant, répugnant.

 

Mais je parlais donc de contraste – il est double : les « camarades » de Satoru, et la famille de Marine ; tous ou presque font figure de membres d’une classe au moins vaguement privilégiée (mais peut-être pas autant qu’elle le croit, concernant les écoliers lambda), et parfois socialement inaccessible – dans le cas de Marine, fille de diplomate. Son amourette avec Satoru, dès lors, n’est pas sans faire penser à bien d’autres, naturellement « impossibles », entre deux jeunes gens issus de milieux sociaux incompatibles ; cette dimension intervient forcément dans le récit – avec la menace que Marine, tout simplement, disparaisse, ce que les deux enfants ne pourraient pas supporter.

 

Mais, concernant les autres écoliers, l’idée est peut-être que, en devenant grands et donc en devenant « sérieux », ils se préparent formellement à leur vie future : ils tirent d’eux-mêmes un trait sur la liberté enfantine, pressés qu’ils sont de subir les responsabilités des adultes, dans une société à cet égard tyrannique et oppressive, d’une rigidité proprement étouffante et déshumanisante. D’une certaine manière, ils sont déjà en voie de devenir des robots – sinon sur une chaîne de montage, du moins à quelque poste aliénant de sarariman…

 

AI NO ROBOTTO ?

 

Heureusement, Satoru raisonne à l’envers – et Marine avec lui. Ces autres écoliers sont donc si pressés de devenir des robots ? Notre jeune couple dissident, lui, s’attelle à la tâche d’humaniser un robot – et obtient bien vite des résultats.

 

La thématique sociale de la bande dessinée, dans les mains d’un auteur plus borné pour ne pas dire technophobe, aurait sans doute pu virer au néo-luddisme (nous en avons hélas quelques exemples très populaires en France même…), et, sinon le robot, du moins l’idée même de robotisation, s’en tenir au cliché de la menace. De la part d’un auteur qui a connu ses plus grands succès dans le registre horrifique, la vague inquiétude suscitée par ce bras mécanique aux pinces redoutables, au-delà même de la thématique de la menace sociale, aurait d'ailleurs aisément pu dériver vers quelque énième avatar du syndrome de Frankenstein, sinon de Skynet.

 

Sauf que ce n’est pas le cas – je ne dirais pas :, « pas du tout le cas », car Umezz fait dans la nuance, et joue bel et bien, même si éventuellement sur un mode mineur, des deux représentations de la menace que je viens d’évoquer, lesquelles pourront, ou pas, acquérir en pertinence au fur et à mesure du développement de la série. Mais, pour l’heure du moins, son propos est ailleurs – qui, tant qu’à jouer encore des références illustres, pourrait éventuellement le rapprocher d’un Isaac Asimov.

 

Finalement, le robot n’est peut-être menaçant que dans la mesure où il est une froide mécanique – à supposer même que sa programmation bien pensée évite les accidents du travail, sa précision a de toute façon de quoi effrayer. Mais Satoru et Marine l’humanisent, via leurs programmes enfantins ; dès lors, la machine est beaucoup moins une menace, et bien davantage un interlocuteur, avec des goûts et des sentiments. On pourrait certes objecter que les humains, dotés de ces attributs, demeurent souvent menaçants… Et qu'une machine accapare des traits humains, en fin de compte...

 

Difficile d’en dire davantage pour l’heure, en fait. Mais l’abord de cette question, dans ce premier tome, est clairement positif – même si le ton mélancolique du narrateur robot peut nous laisser supposer que quelque chose, à un moment ou un autre, va mal se passer.

 

D’ici-là ? Les enfants qui découvrent l’amour l’enseignent en même temps à la machine – ce qui passe tout d’abord par la perception de l’autre, et la reconnaissance visuelle, voire émotionnelle. L’auteur lui-même faisait cette remarque que l’on pourrait être tenté, instinctivement (ou cyniquement...) de juger un peu « niaise » : A.I., pour Artificial Intelligence, est un sigle qui effraie sans doute quelque peu par sa froideur – mais, pour Umezz, il doit se lire ai, soit « amour » en japonais...

DU DÉLIRE INDUSTRIEL À LA PROLIFÉRATION DES PIXELS

 

Je suis Shingo est donc une BD d’une richesse thématique exceptionnelle, et dont les traitements varient énormément, en jouant souvent sur les contrastes. Mais cette dimension est encore plus marquée au regard du dessin – et je crois que c’est l’atout majeur de ce premier tome. Le Vœu maudit, notamment, avait déjà témoigné de la variété de la palette d’Umezz, mais là c’est encore autre chose…

 

Le premier aperçu n’est pourtant guère ragoûtant à mes yeux… En dépit d’un montage complexe faisant appel au gaufrier, dont l’auteur est coutumier, ainsi que des jeux d'ombres, le dessin « basique » émule les codes enfantins des mangas, et ça ne me parle guère – moins en tout cas que dans La Femme-serpent, où le graphisme shôjo véhiculant les frissons m’avait étrangement séduit. Ceci en notant que cette BD d’horreur était antérieure d’une quinzaine d’années à Je suis Shingo – et que les procédés coutumiers du manga avaient sans doute beaucoup évolué entre-temps. Maintenant, peut-être cet éventuel anachronisme était-il délibéré – je tends à le croire, en fait, car ça s’accorde après tout avec le fond de la BD.

 

Mais, régulièrement, et brutalement le cas échéant, le dessin change du tout au tout – et pour un résultat proprement extraordinaire ! Car le graphisme d’Umezz s’émancipe alors des codes habituels de la narration manga pour faire… tout autre chose.

 

Effet de contraste à nouveau, mais qui n’exclut pas la variété : en fait, l’auteur subvertit graphiquement son récit de bien des manières, et, aussi surprenant cela soit-il, voire improbable, cela contribue bel et bien à la cohérence de l’ensemble.

 

Notons déjà les têtes de chapitres – qui sont passablement déstabilisantes. Elles font régulièrement appel à une unique couleur tranchant sur le noir et blanc de base, et nous montrent un couple enfantin, a priori Marine et Satoru, dans des petites saynètes totalement détachées du récit même du chapitre qu’elles introduisent – des saynètes… déstabilisantes, oui, pour le coup ; et même… inquiétantes, d’une certaine manière – qui nous renvoient à la production horrifique de l’auteur, mais sans paraître hors-sujet pour autant. Noter par ailleurs que la mélancolie perce aussi dans ces tableaux, comme un attribut nécessaire de la bizarrerie. Ce sont régulièrement de très belles illustrations, qui conservent quelque chose du trait shônen commun, mais avec… quelque chose en plus.

 

Par ailleurs, les épisodes s’ouvrent souvent sur la narration un peu nostalgique du robot indécis – pour un effet remarquable. Les cases, alors, illustrent le récit sous la forme d’un délire industriel, d’abord relativement posé, mais qui explose régulièrement, en plongeant le personnage dans les mécanismes de la machine… ou les composants de l’ordinateur qui lui est associé. Ce qui nous vaut des tableaux remarquables, où la complexité extrême de la technologie produit quelque chose relevant de l’abstraction en même temps que de l’hyperréalisme limite « hard science » ; même si du coup, en fait d’hyperréalisme, c’est probablement davantage de surréalisme qu’il faudrait parler.

 

Mais le plus fort, ou en tout cas le plus saisissant, implique encore un autre procédé : la pixellisation. Et pour le coup, nous parlons bien d’une BD datant de 1982 ! Ce procédé est essentiellement associé à l’éveil à la conscience du robot ; comme dit plus haut, l’œuvre d’humanisation de la machine par Marine et Satoru passe d’abord par la programmation de sa faculté de reconnaissance des deux enfants. Cette perception, primordiale, autorise toutes les autres évolutions. Dès lors, nous voyons littéralement avec les « yeux » de la machine – laquelle délaisse au moins pour un temps son obsession esthétique industrielle, qui a quelque chose de fonctionnel dans son abstraction, pour la figuration, même machinale, de l’être humain et des sentiments sous la forme de gros carrés. D’où ces très belles planches pixelisées, qui véhiculent, je ne sais trop comment, une incroyable émotion.

 

Cette représentation technologique peut aussi passer par d’autres procédés d’une informatique antédiluvienne, comme la 3D « fil de fer » (nous sommes en 1982, l’année de la sortie de Tron au cinéma, à titre de référence).

 

Mais, dans tous les cas, elle vient d’une certaine manière contaminer le récit – Monroe n’est plus le seul à voir le monde ainsi, et la narration use de ce procédé graphique bien loin de la présence réelle du robot. Ainsi, par exemple, quand la curieuse Shizuka guette les amoureux Marine et Satoru… et que leur baiser, à travers les rideaux, use d’un rendu de cryptage similaire à la pixellisation.

 

Je ne sais pas encore ce qu’il faut déduire de cette prolifération externe de la représentation informatique, ni même s’il faut en déduire quelque chose – je suppose que cela pourrait faire sens de bien des manières, éventuellement contradictoires… La suite de la BD sera sans doute plus éclairante à ce sujet.

 

Mais ce dont je peux vous assurer, c’est que c’est très fort, très bien vu, très bien exécuté. Et, quoi que l’on pense alors de ce premier tome, c’est sans doute là son point fort – et un point très fort.

 

TRÈS IMPRESSIONNANT

 

Quoi que l’on pense alors de ce premier tome… Le fait est que je n’en étais pas bien certain en sortant immédiatement de ma lecture. J’avais perçu la richesse thématique de la BD, et m’étais pris en pleine gueule les expérimentations graphiques dont je viens de parler, mais j’étais finalement incapable de dire si j’avais aimé ce que j’avais lu, ou pas…

 

En fait, il a fallu que je… mûrisse un peu ma lecture – à l’instar de Satoru ? Disons qu’il n’y a pas eu l’impact immédiat de La Maison aux insectes ou de La Femme-serpent. Au point d’ailleurs où, du moins dans la première partie de la BD, le graphisme très enfantin, et ce Satoru qui court partout et braille tout le temps, n’ont guère facilité mon implication. C’est que la BD prend son temps, pour poser tant son propos que sa manière de le narrer ; au bout du tome, j’avais déjà perdu nombre de mes préventions initiales ; et quelques jours après ma lecture, à l’heure où je rédige cet article, oui, je peux sans doute dire maintenant que j’ai beaucoup aimé ce premier tome de Je suis Shingo.

 

Je ne le mettrais pas pour autant au niveau de La Maison aux insectes, ou, plus encore, de La Femme-serpent, question d’affinités personnelles, outre que Je suis Shingo est une série qui doit se poursuivre sur cinq gros tomes encore. Il est un peu tôt pour se prononcer plus avant…

 

Mais je crois qu’en définitive, cette nouvelle publication du Lézard Noir m’a fait le même effet que le premier volume d’Umezu Kazuo chez l’éditeur : je n’ai pas accroché à tout, mais, même avec quelques réserves éparses et plus ou moins pertinentes, ma conviction sort encore renforcée, de qu’Umezu Kazuo est un génie pur et simple.

 

Génie, oui – j’assume pleinement le terme.

 

Suite au prochain épisode, donc...

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Le Joyau noir, de Michael Moorcock

Publié le par Nébal

Le Joyau noir, de Michael Moorcock

MOORCOCK (Michael), Le Joyau noir, [The Jewel in the Skull], traduit de l’anglais par Jean-Luc Fromental et François Landon, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, série Fantasy, [1967] 1988, 249 p.

 

LUCRATIVE FANTASY ET CHAMPIONS PAS SI ÉTERNELS

 

C’est un réflexe façon chien qui bave : quand quelqu’un dit « Moorcock », son interlocuteur se doit de répondre « Elric ». L’albinos dépressif avec sa grosse épée méchante vilaine a de longue date intégré le panthéon de l’heroic fantasy, au point de constituer une référence peu ou prou indépassable pour bon nombre de fans transis – surtout si lesdits fans transis sont des adolescents, ou, peut-être plus exactement, ont lu les aventures d’Elric quand ils étaient adolescents. Plus tard ? Le risque est élevé que cela ne passe tout simplement plus. J’en ai fait l’amère expérience : je n’ai lu « Elric » que bien trop âgé, et ai trouvé ça d’un ennui mortel et tristement pauvre.

 

Mais était-ce si surprenant ? Probablement pas – et d’autant moins, en fait, que j’avais malgré tout eu mon expérience moorcockienne adolescente, simplement avec un autre avatar du (putain de) Champion Éternel : j’ai nommé Dorian Hawkmoon. À l’âge des boutons sur la gueule, j’avais en effet lu, de préférence aux pérégrinations plates du Melnibonéen pète-burnes, les pérégrinations sans doute guère moins plates du duc de Köln, que je ne qualifierai pas au-delà, dans cette Europe dévastée et chaotique d’après le Tragique Millénaire. Parce que cet univers me séduisait autrement que le flou délibéré des Jeunes Royaumes – intuition en forme de préjugé, peut-être, mais c’est que j’avais mes propres sources, avec leur biais : le jeu de rôle. Elric a certes connu plusieurs déclinaisons rôlistiques, plutôt bien accueillies d’ailleurs, pour ce que j’en sais, mais ce fut aussi le cas de Hawkmoon et quand je feuilletais mon catalogue de VPC au milieu des années 1990, disons-le, je bandais pour cet univers fantasque et outré, avec son Ténébreux Empire de Granbretanne fabuleusement psychédélique, au carrefour de la science-fiction post-apocalyptique et de l’heroic fantasy la plus sauvage…

 

Du coup, j’avais lu à l’époque « La Légende de Hawkmoon », cycle (à l’intérieur de l’ « hypercycle du Multivers » ou « du Champion Éternel »), composé en fait de deux sous-cycles, « l’Histoire du secret des runes » (les quatre premiers bouquins), et les « Chroniques du comte Airain » (les trois derniers). Et pour quel bilan ? Oui, effectivement, un chouette univers, qui a de la couleur, de l’excès savoureux… Mais, déjà à l’époque, j’avais trouvé l’histoire, ou plutôt les histoires, tant ça bouge en permanence et sans grande cohérence, globalement insipides, et le style peu ou prou désastreux… Un feuilleton somme toute basique, et probablement paresseux ; de ces œuvres que, dit-on, Moorcock dédiait à ses créanciers – mais une esthétique sympa, de la couleur, avec notamment son vilain empire très très méchant, qui dispute toujours les premières places du classement œcuménique des vilains empires très très méchants, au coude à coude avec les fantasmes de Palpatine, et des nazis pur jus hélas bien réels (il y a depuis un challenger entre la Syrie et l’Irak, ai-je cru comprendre).

 

J’ai donc lu ces sept petits bouquins en bouffant du pop-corn – sans m’ennuyer, sans être non plus vraiment emballé. En refermant le dernier, je me suis dit qu’il valait mieux, tout de même, que je fasse une petite pause avant de me mettre aux « Elric » – et cette petite pause a duré une dizaine d’années, bon… Trop tard pour apprécier ça. Globalement, les « Corum » (autre cycle du « Champion Éternel ») m’ont davantage parlé, sans me convaincre vraiment ; me restait les « Erekosë », je m’étais dit alors que je les lirais après une petite pause… et dix ans plus tard je ne l’ai toujours pas fait.

 

Depuis, cependant, j’ai découvert que Moorcock avait pu être tout à fait brillant, oui – simplement pas dans ce registre de la grosse fantasy qui a assuré sa célébrité. Il y a un monde entre les navrants « Elric » et la superbe autant que la finesse d’un Mother London – un vrai chef-d’œuvre, pour le coup, dont on a presque du mal à croire qu’il est dû au même auteur. Les nouvelles contenues par exemple dans London Bone et Déjeuners d’affaires avec l’Antéchrist, de même, révèlent un auteur bien plus intéressant que ce pour quoi il est si souvent cité en priorité. Et probablement aussi, en SF romanesque plus classique, Voici l'homme.

 

Mais pourquoi, alors, revenir à « Hawkmoon » ? Parce que : 1) c’est l’été, et j’ai envie de détente (et éventuellement de bourrinade) ; 2) l’univers continue de me séduire ; 3) après toutes ces années, j’ai conservé le fantasme rôlistique initial. D’où je me suis dit que je pouvais retenter l’expérience, d’autant que les sept volumes constituant « La Légende de Hawkmoon » sont très brefs ; alors, un par-ci, un par-là… Voici donc Le Joyau noir – et on verra plus tard si, au détour d’un week-end impliquant train et bus, je trouverai l’occasion de poursuivre...

 

LA GRANBRETANNE À L’ASSAUT DU MONDE

 

Pour moi, « Hawkmoon », c’est donc d’abord et avant tout un univers – même pas forcément très original (en fait, je n’en sais rien – il faudrait pouvoir se remettre dans le contexte de 1967, je suppose), mais très visuel, très coloré ; baroque et cruel, évocateur et fascinant.

 

Le lien avec notre Terre est a priori plus marqué que dans les trois autres cycles « du Champion Éternel » : les toponymes sont éloquents, à peine déformés (la Granbretanne, la Kamarg, etc.), qui nous plongent donc dans une Europe futuriste, et pourtant médiévalisante : c’est qu’il s’est produit, entre notre temps et celui-ci, ce que l’on a appelé le « Tragique Millénaire », mais nous ne savons pas grand-chose quant à ce qui s’est alors passé précisément – même si le contexte nous incite assurément à deviner quelque affrontement global ayant tourné à l’hiver nucléaire.

 

L’humanité a donc régressé, partout ou peu s’en faut – dans ce premier tome, qui se déroule pour l’essentiel en Europe occidentale, avec une virée plus tardive en Europe de l’Est et jusqu’en Perse, nous n’avons que de très vagues échos de l’Amerekh, censément épargnée par le Tragique Millénaire, et de l’Asiacommunista, sous domination chinoise, qui semble avoir échappé à la régression, mais au prix du totalitarisme ; ces deux contrées, pour les Européens, sont plus des légendes qu’autre chose…

 

En Europe de l’Ouest, les nations se sont à peu près toutes effondrées. La France, ainsi, s’est balkanisée et re-féodalisée, et il en va de même pour l’Allemagne, etc. Il y a pourtant une exception : le Ténébreux Empire de Granbretanne ! Cette dystopie totalement folle, avec à sa tête un empereur qui n’a plus rien d’humain et qui entretient son pouvoir éternel en abreuvant ses élites perverses de débauches en tous genres, a su conserver un niveau technologique supérieur à celui de tous les autres pays d’Europe – ses ornithoptères, notamment, sèment le chaos, secondant des contingents immenses de fantassins armés de lance-feu, et dont les uniformes improbables à base de masques animaliers terrifient leurs adversaires vaincus d’avance. La Granbretanne est ambitieuse autant que cruelle, et entend accaparer l’Europe entière – il sera bien temps, ensuite, de se pencher sur le reste du monde. Ses armées, d’ici-là, multiplient les exactions sadiques, massacres de masse et crucifixions de milliers d’enfants… Tel a été le terrible sort du duché de Köln, quand débute le roman.

 

LA KAMARG DU COMTE AIRAIN

 

Mais la Granbretanne ne détient pas encore toute l’Europe – et certaines principautés, même infimes face à sa démesure, ont su pour l’heure conserver leur indépendance. Ainsi, surtout, de la Kamarg (oui), où règne le comte Airain, héros de mille batailles et fin politique, que le peuple de la province a choisi de placer à sa tête, en remplacement d’un ancien dirigeant corrompu – le comte Airain se faisant vieux, il a supposé qu’il était bien temps de prendre sa retraite, et a accepté cette offre. Souverain juste et droit, aimé de ses sujets, le comte mène désormais une petite vie tranquille dans cette enclave sauvage tout au sud de l’ancienne France, dans son château d'Aigues-Mortes (un nom et une histoire tellement parfaits pour un récit de fantasy !), en compagnie de sa fille Yisselda (forcément belle autant que naïve), de son ami le poète-philosophe Noblegent, et de son vieux compagnon d’armes von Villach.

 

Aussi excentrée soit la Kamarg, elle ne peut sans doute demeurer indifférente au sort du reste de l’Europe. Noblegent est horrifié par les exactions de la Granbretanne… mais pas le comte Airain. Le vieux soldat a toujours cru que l’Europe devait s’unir pour survivre et dépasser le triste héritage du Tragique Millénaire – c’est pour cela qu’il s’est si longtemps battu, en vérité. Si la Granbretanne peut obtenir cette unification, c’est tant mieux. Quitte à casser quelques œufs pour faire la proverbiale omelette. Les horreurs dont parle Noblegent ? Des rumeurs, tout au plus – fondées sur du vent…

 

En fait, pour que le comte Airain prenne au sérieux la menace que pose le Ténébreux Empire, il suffit pourtant de pas grand-chose – qu’il s’en prenne à la Kamarg, eh… Le comte accueille avec courtoisie le baron Méliadus au masque de loup, haut dignitaire de Granbretanne et responsable du massacre de Köln – mais, tout au fond, il sait bien ce que cette visite implique… Et le sinistre hiérarque impérial lui offre un alibi tout trouvé pour que la minuscule Kamarg se dresse contre l’hégémonique Ténébreux Empire, quand, succombant à la plus folle des passions amoureuses… il essaye d’enlever la belle Yisselda. C’est original, hein ? Ah, ces princesses, alors...

 

SCIENCE ET SORCELLERIE

 

Voici pour la géopolitique, disons, de cet univers – qui nous fournit le point de départ du récit, même si la résistance de la Kamarg ne sera pas toujours au cœur du cycle ; d’autant que notre héros n’est pas le comte Airain, mais Dorian Hawkmoon, duc de Köln. Avant de nous pencher sur le bonhomme, le Champion Éternel du coin, il nous faut cependant envisager un autre aspect de cet univers – entre science et sorcellerie.

 

La collection « Science-fiction » de Pocket, alors, faisait la distinction entre quatre « sous-collections » : la science-fiction au sens strict représentée par le « cycle de Dune », la science-fantasy avec « les dragons de Pern », la fantasy avec… « Hawkmoon », et la dark fantasy avec… les prétendues « collaborations posthumes » Lovecraft/Derleth, en fait purement derléthiennes (et lamentables). Il y aurait beaucoup de choses à redire à propos de cette catégorisation, sans doute – sans même parler de cette « accroche » commerciale pour le moins improbable, au point où c’en est presque glorieux, dans la présentation de l’auteur : « Flaubert commença par Salammbô, Moorcock par Elric et Hawkmoon» Hein ? Quoi ? Pardon ? WTF ? Bon, passons…

 

Reste que « Hawkmoon » est présenté comme étant de la fantasy pur jus. C’est sans doute vrai dans les thèmes et les procédés, mais l’univers est plus ambigu que cela – avec sa dimension d’anticipation, qui peut sembler trancher avec les aventures d’Elric, notamment, et nous fait tout naturellement penser à de la science-fiction. En fait, on serait tenté, dans ce cas, de faire usage de la catégorie plus que bâtarde de la science-fantasy, pourtant employée par ailleurs par l’éditeur. Bien sûr, l’anticipation n’implique pas la science-fiction : « La Terre mourante » de Jack Vance, ou « Zothique » de Clark Ashton Smith, en témoignent assurément – présentant deux futurs incommensurablement lointains (bien plus que celui de « Hawkmoon »), qui sont autant de « mondes magiques ».

 

Est-ce donc le cas du présent cycle ? Probablement. Mais, dans ce premier tome, il joue beaucoup de l’ambiguïté entre science et sorcellerie – présentée d’ailleurs comme telle. Dans la majeure partie du volume, la science, aussi perverse et étrange soit-elle, en tant que relique méconnue d'un passé incompréhensible, semble tout de même avoir le dessus – et ce n’est que dans la troisième et dernière partie que les simples allusions au savoir technique d’antan, ou aux créatures faussement surnaturelles, en fait des sortes de mutants (éventuellement le fruit des radiations, etc.), commencent véritablement à se parer de traits bien davantage évocateurs de la fantasy. Vieux mages et prophéties, patin couffin… Et un Bâton Runique en avatar de Stormbringer, incarnation physique quand bien même mythique de la balance entre l’ordre et le chaos – on parle bien du Champion Éternel, hein… Le multivers pourrait être SF, mais il est surtout bien pratique dans une optique de pure fantasy.

 

Difficile d’en dire plus pour l’heure, on verra bien (ou pas) comment cela tourne dans les volumes ultérieurs… Reste que cette ambiguïté me plaît bien, moi. Elle fait partie, à mes yeux, et jusque dans les séquences les plus improbables (je vous raconte pas les idées tordues du comte Airain pour assurer la défense de la Kamarg…), des atouts majeurs de cet univers, qui constitue bien le principal (le seul ?) attrait de « la légende de Hawkmoon ».

AVATAR DU HÉROS DÉPRESSIF

 

Mais justement, Hawkmoon, nous y arrivons. Dorian Hawkmoon, le jeune duc de Köln, est notre héros (pour l’heure ?), et notre avatar du Champion Éternel – répondant à Elric, Corum et Erekosë… et éventuellement quelques autres, aux initiales souvent christiques. Ou peut-être est-ce en fait plus compliqué que cela ? Car deux autres personnages, dans ce premier tome de « Hawkmoon » qu’est Le Joyau noir, semblent disputer au duc de Köln cet attribut essentiel : le comte Airain, qui écrase le freluquet, couillon si brave, de par son charisme incomparable (à moins qu’il ne s’agisse d’un avatar du « compagnon » ? J’y reviendrai), et le mystérieux « guerrier d’or et de jais », très agaçant dans sa paladinerie mystique, et qui semble tout savoir – lui. Connard.

 

Mais, pour l’heure, disons donc qu’il s’agit de Dorian Hawkmoon. Il est le reflet, dans ce monde-ci, d’Elric écumant les Jeunes Royaumes. Comme le fameux albinos, même conçu sur un modèle « anti-Conan », il est, fondamentalement, « un type avec une épée ». Ce qui n’a rien de bien enthousiasmant…

 

Mais il partage avec le Melnibonéen un trait plus intéressant – ou, plus exactement, constitue une variation intéressante sur un modèle devenu vite pénible chez Elric… Et c’est son caractère dépressif. Comme Elric, Dorian Hawkmoon est un noble issu d’une vieille famille ancrée dans le passé, et qui a éventuellement sombré depuis longtemps dans la décadence. Comme Elric, en fait de héros, il est maintes fois confronté à l’échec, ou plus globalement à la malédiction, et n'est pas toujours si héroïque que cela, au plan moral s'entend. Mais, là où l’albinos, malmené par son épée Stormbringer, devenait vite agaçant à force de romantisme noir puéril autant que geignard, Dorian Hawkmoon incarne tout d’abord un autre visage de la dépression – qui est l’apathie. L’échec de sa tentative de soulèvement du duché de Köln contre la tyrannie de la Granbretanne et les crimes du baron Méliadus, ne serait-ce que pour venger son père le vieux duc supplicié devant ses yeux, en a fait une coquille vide, indifférente à tout, tellement lasse de la vie qu’elle ne se reconnait plus aucun principe. Et, pour le coup, j’ai trouvé ça intéressant.

 

Bon, ça ne dure guère… Bien vite, bien trop vite, sans doute, Dorian Hawkmoon deviendra, comme Elric, « un type avec une épée ». Et d’ailleurs tout aussi psychopathe que le Melnibonéen – à ceci près qu’il ne blâme pas son épée pour cela. Pour le moment, du moins ? Car l’idée est semble-t-il bel et bien que Dorian Hawkmoon est le jouet du Bâton Runique, comme Elric l’est de Stormbringer… Mais, là encore, nous n’en savons guère plus pour le moment. On peut simplement se demander si le serment censément fatidique du baron Méliadus est véritablement aux sources de la trajectoire mythique de Hawkmoon.

 

AVATARS DU COMPAGNON ?

 

Le Champion Éternel se doit par ailleurs d’avoir un « compagnon ». Il y a, là aussi, un modèle dans le « cycle d’Elric », et c’est Tristelune – bien moins pénible, pour autant que je m’en souvienne, que le vilain bonhomme dont il était censément le faire-valoir. Hawkmoon n’échappe sans doute pas à ce principe, mais l’identification de ce compagnon n’est peut-être pas aussi évidente qu’elle en a l’air.

 

Une piste saute à la gueule, pourtant – et c’est le personnage d’Oladahn, le « nain géant » des montagnes bulgares, qui, entre grotesque et bons mots, mais avant tout fort dévoué, semble presque choper le lecteur par le col pour lui hurler à la face : « JE SUIS TRISTELUNE ! » Ce qui n’est à vrai dire pas sans poser problème – au regard du rythme de la troisième partie du roman, où il fait son apparition, j'y reviendrai…

 

Mais peut-être est-ce plus compliqué que cela ? Une petite founierie sur le ouèbe semblait avancer que le compagnon, dans « Hawkmoon », se divisait en fait en quatre figures : Oladahn en tête, sans doute, mais aussi deux autres personnages déjà cités, le comte Airain (toujours) et son comparse Noblegent, et enfin un personnage qui n’a pas fait son apparition pour l’heure, Huillam d’Averc – on verra, ou pas, là encore...

 

TRAHIS PAR DES TRAÎTRES (ALLONS BON)

 

Revenons cependant à notre Dorian Hawkmoon amorphe. Le baron Méliadus (risible caricature de vilain méchant pas beau, avec les punchlines appropriées) a l’idée saugrenue (pas qu’un peu – supposons alors que c’est sa cruauté qui la justifie : la cruauté justifie à peu près tout dans le Ténébreux Empire) d’employer le bonhomme, ex-rebelle mais qui ne croit plus en rien (couper zézette Lebowski, etc.), pour choper enfin la belle Yisselda en Kamarg, et anéantir le pouvoir du comte Airain dans sa ridicule province. Il s’agit, pour le duc de Köln, de se présenter auprès du comte comme étant toujours rebelle et s’étant évadé des geôles de la psychédélique Londra (ben voyons), afin de gagner sa confiance et de faire ses petites affaires ; après quoi le jeune homme sera récompensé (ben voyons), la Granbretanne lui laissant un pouvoir nominal, même si en tant que vassal, sur le duché de Köln décidément pas facile à contenir – même en l’écrasant à coups de botte, figurez-vous.

 

Mais, pour s’assurer que le jeune homme ne les trahira pas (eh, c’est pas comme si c’était pas déjà un traître à la base), les savants granbretons usent d’un bizarre dispositif (entre science et sorcellerie, donc – et qui, pour le coup, peut ramener de manière plus concrète aux mésaventures autrement drôlatiques d’un Cugel), consistant en un (très voyant) joyau noir incrusté dans le crâne de notre héros – ledit joyau fonctionnant comme une caméra, qui permet au baron Méliadus et aux siens de s’assurer que Hawkmoon leur obéit : le moindre écart sera sanctionné par l’activation pleine et entière du joyau, qui aura pour effet de rendre Dorian fou… Mais, bien sûr, ce joyau n’étonnera pas le comte Airain et compagnie, hein ? Bien sûr…

 

Oui : c’est un plan complètement con, et qui ne tient vraiment pas la route. C’est d’autant plus fâcheux, car le roman use de ce procédé guignolesque comme d’un prétexte et fondement au récit d’ensemble – qui n’en est que davantage boiteux… Et sans doute l’univers, aussi séduisant soit-il, ne parvient-il jamais totalement à obtenir que l'on fasse abstraction de cette faille primordiale.

 

Rassurez-vous (car vous en doutiez, n’est-ce pas ? Hein ? Hein ?), Dorian Hawkmoon ne succombera évidemment pas au maléfice du joyau noir, et retrouvera la fougue psychopathe qui sied au Champion-Éternel-qui-est-un-type-avec-une-épée, avec la bénédiction du comte Airain pas dupe un seul instant, et celle de Yisselda décidément amoureuse de tous les types en armure qui font une halte en Kamarg (I Love a Man in a Uniform).

 

Étonnant, non ?

 

PLUS VITE ! PLUS VITE !

 

Cette faiblesse de fond s’accompagne hélas d’une autre, et conséquente, dans la troisième partie du roman – qui tient plus que jamais du feuilleton picaresque, voire du fix-up, mais sur un mode absolument pas convaincant.

 

En l’espace de soixante pages divisées en six chapitres (tiens, ça tombe bien), nous suivons alors Hawkmoon dans un long périple, mais narré de manière pour le moins accélérée, qui le conduira de la Kamarg à la Perse (tout de même), afin de se libérer définitivement de la menace du joyau noir. Et ça va à fond la caisse – même la rencontre avec Oladahn, pourtant déterminante. Les chapitres de dix pages sont extrêmement condensés et sans vrai liant, accumulant les rebondissements avec la pertinence d’un Van Vogt – ou celle d’une vieille table de rencontres aléatoires de Donjons & Dragons.

 

Fâcheux contraste avec l’ouverture du roman, globalement réussie – et centrée sur la Kamarg et le comte Airain : Dorian Hawkmoon n’apparaît véritablement dans le roman qu’après une soixantaine de pages. Moorcock, dans ces premiers chapitres, prend le soin de poser son univers, mais sans didactisme, et privilégie l’ambiance à l’action – et ça marche. La troisième partie, en comparaison, donne l’impression d’un écrivain pressé d’en finir, mais rallongeant quand même la sauce pour arriver à un format de roman – et qui bâcle absolument tout, et, bordel, sans se cacher le moins du monde ; impression renforcée bien sûr par le style, au mieux utilitaire, régulièrement lourdingue, parfois même pire. Reste tout de même six livres de « la légende de Hawkmoon » après celui-ci, et je crains fort que ces failles les affectent tout autant voire davantage encore

 

FUN ET/OU NAVRANT ?

 

Mais là, pour le coup, on fait vraiment dans le pop-corn – plus que jamais. Le lecteur binge comme un porc, jamais totalement convaincu, suffisamment accroché pourtant pour tenter de jeter un œil à la deuxième saison – c’est l’été, merde...

 

Objectivement, je ne peux pas recommander ce roman, sans doute au mieux médiocre. Je ne sais pas s'il est avant tout fun, ou navrant. Sans doute est-il en fait les deux, et dans une égale mesure... Alors je vais quand même continuer, au moins avec Le Dieu fou. Autant dire que tout est foutu.

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La Cité du futur, de Robert Charles Wilson

Publié le par Nébal

La Cité du futur, de Robert Charles Wilson

WILSON (Robert Charles), La Cité du futur, [Last Year], roman traduit de l’anglais (Canada) par Henry-Luc Planchat, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, [2016] 2017, 367 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, pp. 108-109.

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, avec également la version YouTube...

WILSON EN LUNES D’ENCRE

 

L’auteur canadien Robert Charles Wilson est sans doute une des plus belles signatures de la collection « Lunes d’encre » des éditions Denoël – et un auteur qui a eu son impact, globalement mais aussi me concernant, car Spin, son plus célèbre roman, et prix Hugo, fait partie de ces livres qui m’ont incité à ne plus me contenter des « classiques » de la science-fiction, pour me pencher également sur ce que le genre produisait ici et maintenant.

 

Sans doute est-il pourtant un auteur relativement inégal – même si jamais au point d’être mauvais ; d’ailleurs, les « suites » de Spin, à savoir Axis et Vortex, ne m’avaient guère convaincu… D’autant plus, peut-être, que j’en avais lu d’autres excellents romans ? Comme Les Chronolithes, tout spécialement… Mais je suis loin d’avoir tout lu, et il me reste sans doute quelques très bons titres à découvrir : l’omnibus Mysterium a de bons échos, notamment ; moins, ai-je l’impression, Julian ou Les Derniers Jours du paradis

 

Cependant, le dernier Wilson en date dans la collection, Les Affinités, m’avait vraiment beaucoup plu – et j’avais le sentiment d’y retrouver le « grand » Robert Charles Wilson, celui des Chronolithes, celui de Spin. Et ce alors même que le thème, sinon le traitement, n’avait pas grand-chose à voir...

 

UN TRAITEMENT WILSON ?

 

Car, ai-je l’impression, il y a un « traitement Wilson », une patte, peut-être même une signature, qui revient souvent voire systématiquement dans ses romans ; et j’ai par ailleurs l’impression que ce traitement se « dédouble », d’une certaine manière, pour le meilleur d’un côté, probablement pas pour le pire de l’autre, mais disons tout de même de manière bien moins intéressante – et ce Wilson nouveau qu’est La Cité du futur me paraît tout particulièrement en témoigner, sur un mode plus édifiant que dans Les Affinités... car moins convaincant.

 

Son atout – particulièrement mis en avant à l’époque de Spin – réside dans ses personnages, et dans leur psychologie fouillée. Même au cœur du « sense of wonder » le plus vertigineux (là encore Spin en est le meilleur exemple), Wilson a le grand talent de rester à hauteur d’homme, et ses personnages ne sont pas des coquilles vides, de simples véhicules ou prétextes de la narration : ils ont une vie, ils ont une âme, ou plutôt une intériorité qui en fait toute la saveur – à charge pour eux d’entretenir des relations non moins complexes avec ceux qui ne sont jamais tout à fait leurs semblables.

 

La faiblesse de l’auteur – mais à mon sens, hein, c’est très discutable –, c’est sa propension, pour mettre en scène tant ces jolis personnages que ses belles idées science-fictives, à recourir aux expédients du thriller, un genre avec lequel j’ai beaucoup de mal (en littérature, je suis d’un tout autre avis au cinéma), car croulant bien trop souvent sous les codes les plus éculés et envahissants, tel le cliffhanger systématique en fin de chapitre, ce genre de choses. Et ici Wilson se montre plus inégal : par exemple, les suites de Spin, dans ce registre, m’avaient paru plutôt ratées, Blind Lake entre deux eaux, Les Affinités bien plus réussi.

 

Et La Cité du futur ? On y retrouve de beaux personnages – notamment le principal, et ce alors même que Wilson nous fait presque une frayeur au départ, car il joue du stéréotype au point où l’on peut légitimement redouter la « coquille vide » ; il se rattrape heureusement par la suite (ou, peut-être plus exactement, joue de notre ressenti initial), même si avec probablement moins de finesse que dans ses plus belles réussites en la matière. Par contre, la dimension (policière et) thriller est ici très sensible… et clairement pas convaincante. Elle dessert finalement les bonnes idées de SF qui se trouvaient à l’origine du roman – et c’est bien pourquoi, d’emblée, j’ai envie de qualifier La Cité du futur de titre mineur dans la bibliographie de Robert Charles Wilson. Pas mauvais, mais mineur.

 

Tâchons de voir pourquoi et d’en dire plus…

 

TOURISTES DU FUTUR

 

Le roman se déroule pour l’essentiel aux États-Unis dans les années 1870. Mais dans quelle trame temporelle ? C’est en fait une question essentielle – car le roman traite des impacts du voyage dans le temps dans une perspective éventuellement uchronique (en fait, dans ses meilleurs moments, je suppose même qu’on peut avancer qu’il interroge ce genre devenu très populaire ces dernières années).

 

En effet, dans ces États-Unis-là, en Illinois plus précisément, est apparu un bâtiment en provenance du futur – ou plutôt d’un futur. Pas totalement un « Big Dumb Object » à la façon des Chronolithes, même si la référence est bien légitime : il s’agit cette fois d’une cité entière (platement appelée, donc, la Cité du Futur, ou bien Futurity, en angliche in zeu texte), mais consistant essentiellement en deux gigantesques tours, reliées par un bâtiment moins démesuré.

 

Cette cité est en fait un pôle d’excursions touristiques pour des visiteurs du futur – mais attention, pas exactement le futur de ce monde-là : les divergences étant de la partie, l’idée est plutôt que ces touristes viennent d’un autre futur… Solution un peu abstraite, mais qui a l’avantage d’éviter, pour qui ne s’en remet jamais tout à fait, de se casser la tête sur tel ou tel paradoxe à base de grand-père, etc.

 

Mais oui, il s’agit donc d’un endroit à partir duquel des hommes et des femmes du futur (un futur pour nous très proche, avant 2020 semble-t-il !) se lancent dans des excursions touristiques dans le (ou plutôt un) passé : ils visitent 1870 comme un Européen visiterait, je ne sais pas, le Maroc ou la Thaïlande… En quête d’ « authenticité » ? Ça, c’est à voir… Car, si nos touristes constatent avec un vague dégoût (qu’ils transforment sans peine en frisson d’aventure exotique) que l’authenticité c’est peut-être d’abord et avant tout la boue et la crasse, la maladie et la mort, le fait est que leur simple présence suffit à bouleverser un monde qui ne les comprend pas, mais qui, parce que séduit, ou parce que terrorisé, ne saurait de toute façon faire comme si de rien n’était…

 

Aux abords de la cité se construit bientôt une cité parallèle, sur le modèle de la ruée vers l’or, et des touristes cette fois contemporains se rendent à Futurity pour y entrevoir de saisissants aspects du futur – même si on leur dénie le droit de franchir eux aussi le « Miroir », en sens inverse ; qu’importe : séances de cinéma et incompréhensibles machines volantes sont déjà bien à même de susciter l’effroi comme la fascination des « locaux ». La Cité et son double n’en deviennent que davantage des lieux propices aux trafics, parfois innocents, parfois bien moins...

RIEN N’EST SIMPLE AVEC LE TEMPS

 

Si Wilson nous épargne globalement les paradoxes les plus migraineux associés de longue date au thème du voyage dans le temps, ce en quoi nous pouvons qualifier son roman de « simple » à cet égard, le fait demeure : rien n’est simple, avec le temps. Mais il s’agit donc ici d’une question d’impact, de choc entre deux mondes qui sont en fin de compte respectivement des pays étrangers (le personnage principal le souligne explicitement : « Le passé est un pays différent. »).

 

Les prétendues « précautions » prises par la Cité du Futur – et notamment son caractère temporaire : elle n’est là que pour cinq ans, après quoi ne restera plus qu’un bâtiment vide dans les plaines de l’Illinois – ne trompent personne : Futurity est le caprice d’un faiseur d’argent guère porté sur l’éthique, et qui se moque des conséquences autres que pécuniaires de ses actes… Les bonnes intentions affichées par la Cité (en matière d’hygiène et de santé publique, notamment, car les touristes, à terme – il ne faut pas brusquer ! –, fourniront leurs ancêtres alternatifs en vaccins, voire en procédés épargnant aux femmes de mourir en couches…) ne trompent pas davantage.

 

Tous, cependant, parmi ces êtres du futur, ne se montrent pas aussi matérialistes : au-delà des seuls touristes s’encanaillant dans le passé mythique du Far-West (ou pas tout à fait : si la première partie du roman s’en tient à l’Illinois, les suivantes nous promènent à New York puis à San Francisco – cadres urbains guère en accord avec les clichés du western), il se trouve des activistes aux idées et aux méthodes ambiguës – qui condamnent certes la dimension « coloniale » de ce tourisme particulier, mais peuvent afficher à l’égard des « primitifs » de 1870 une morgue non moins « coloniale », au fond ; car dénonçant le racisme, le sexisme, etc., de cette société ancienne au prisme des critères du début du XXIe siècle

 

Cause ou effet, ce n’est pas toujours facile à déterminer – mais l’incompréhension des États-Unis de 1870 pour ce monde du futur dépasse clairement les seules merveilles de la science et de la technologie. Ils sont tout aussi marqués, bouleversés, choqués, par les aspects plus ou moins implicites de la société du futur en matière de mœurs et de libertés civiques : il ne faut pas dire « Chinetoque » ? Blancs et Noirs peuvent se promener ensemble l’air de rien ? Un président des États-Unis NOIR ?! Des femmes qui portent le pantalon, et qui votent ? Des hommes qui se marient entre eux, des femmes entre elles ?!?! Mais c’est ABSURDE !!!

 

Et terrifiant.

 

Certains sans doute, mais minoritaires, ne manquent pas d’être séduits par ces évolutions – qu’ils entendent éventuellement précipiter, en toute bonne foi… mais aussi parce que, derrière et au-dessus d’eux, se trouvent parfois d’autres hommes et femmes du futur qui considèrent de leur devoir éthique d’apporter la lumière aux êtres simples des années 1870 – via des campagnes de presse, le soutien à des mouvements syndicaux… et éventuellement le terrorisme.

 

Mais, pour la majorité des Américains de 1870, ce futur – même parallèle – est donc avant tout cauchemardesque ; et il est du devoir des honnêtes gens d’empêcher qu’il se réalise un jour – parce que ce serait un monde absurde ! La fascination se mue donc toujours un peu plus en crainte, voire en dégoût et en haine. Activistes ou pas, le désir de précipiter les choses, via ces aperçus du futur qu’a prodigués la Cité, pourrait très bien aboutir à une situation exactement contraire – une crispation conservatrice, haineuse et violente, prohibant tout progrès… contre ce que l’on était peut-être trop porté à percevoir, naïvement, comme étant le cours « naturel » du temps.

 

PUPPIES ET SJW

 

C’est ici que le roman se montre le plus intéressant et pertinent – car lucide. Je suis porté à croire que ce traitement et ces thématiques n’avaient, de la part de Wilson, rien d’innocent, en cette ère navrante où ces connards de Puppies sèment la zone à chaque prix Hugo, et, via le « Gamergate » et autres stupidités du genre, diffusent toujours un peu plus leur bêtise crasse, leur ignorance et leur haine comme autant de « valeurs » à défendre. Bien sûr, cette Amérique, c’est aussi celle qui a voté Trump entre-temps... Certains passages du roman m’ont fait l’effet d’être assez explicites à cet égard – et très justes, par ailleurs.

 

Mais, ce qui les rend si justes, c’est aussi que Wilson, à son habitude, n’entend pas se montrer unilatéral – il est bien trop subtil pour cela. Et si les Puppies s’en prennent plein la tronche, ceux que ces crétins qualifient systématiquement de « SJW » (bon sang que je hais cet acronyme…) ne sont pas pour autant ménagés ; car, en l’affaire, Wilson rappelle utilement que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Des bonnes intentions, ces activistes du futur n’en manquent pas – mais, s’ils sont bien plus sympathiques que leurs antagonistes, leur brusquerie et leur condescendance plus ou moins conscientes à l’égard des « primitifs » peuvent s’avérer tristement contre-productives… et plus encore leur fanatisme, le mot n’est pas toujours trop fort.

 

On ne dira pas : « Un partout, la balle au centre. » Pas plus qu'on ne jouera de la rhétorique trumpienne la plus abjecte à base de « many sides, many sides ». Le positionnement de Wilson n’a pas cette ambiguïté, l’auteur ne pousse pas le relativisme à ces extrémités. Peut-être est-il trop aimable pour cela ? Plus généreux peut-être que moi-même, en tout cas – car je ne veux plus me montrer généreux pour l’Amérique des petits Blancs pauvres qui vote Trump là-bas, ou pas davantage la France qui vote Le Pen ; notez, on me l’a reproché, on m’a dit que c’était du « mépris de classe »… Je ne suis pas de cet avis, mais sans doute aussi parce que les classes, personnellement... Bon, bref.

 

Ce qu’il faut retenir ici, sans doute, c’est que les conservateurs crispés des années 1870 ne sont finalement pas des présages d’un Vox Day – cela n’empêche pas, sur ces bases, de viser l’odieux personnage et ses fans, de montrer leur abjection et leur bêtise, mais, dans le contexte du roman comme ailleurs, rien n’est simple, donc ; et certainement pas ces questions sociétales très sensibles – a fortiori quand se pose en outre la problématique des moyens les plus appropriés pour permettre des avancées plus que souhaitables.

 

Dans tous les cas, louer un passé idéalisé ou précipiter le futur, avec nos lunettes d’ici et maintenant et les principes censément intemporels qui vont avec, et qui s’avèrent bien plus justement le fruit de circonstances précises, est également dangereux – la dimension éthique du problème s’avérant bien plus complexe que ce qu’un attachement forcené à des principes intangibles et nécessaires (un héritage des Lumières d’un côté, de la contre-Révolution de l’autre) pourrait laisser croire à ceux qui n’entendent pas s’embarrasser de choses aussi futiles que le réel et l’histoire.

 

Or je ne vous cacherai pas que, moi-même, je tends de plus en plus à croire que je porte trop d'attachement à de tels principes, dans ce monde auquel je ne comprends rien, sans savoir comment m'accommoder de cette épiphanie bien tardive... et trouver le cas échéant de quoi remplacer utilement ces principes par d'autres non moins contingents mais plus pertinents.

 

C’est ici que le roman se montre le plus intéressant – hélas, le reste n’est à mon sens pas à la hauteur.

 

DUO DE FLICS

 

Car on en arrive à ce « traitement » que j’évoquais plus haut – à ces moyens récurrents destinés à narrer une histoire, et à inscrire les idées sciences-fictives dans le contexte d’un récit.

 

Et donc, tout d’abord, les personnages. Deux sont mis en avant, mais à vrai dire surtout un : Jesse Cullum est un « local », entendre par-là un homme des années 1870. Il travaille dans les services de sécurité de la Cité du Futur, et il brille tout particulièrement, dans les premières pages du roman, en sauvant la vie du président Ulysses S. Grant, victime d’un attentat en pleine visite de Futurity.

 

L’événement est déterminant, à double titre : d’une part il permet à Cullum de monter quelque peu les échelons, ce qui le rapproche bon gré mal gré des hommes et des femmes du futur, d’autre part il fournit le point de départ de l’intrigue du roman – car cet attentat a certes été commis par un « local », mais à l’aide d’une arme « du futur », un pistolet Glock, qui n’aurait jamais dû se trouver entre ses mains. D’où cette enquête que l’on confie à Cullum – et qui mettra bientôt en évidence que Futurity, de par sa seule présence, génère des trafics éventuellement inquiétants ; et ce que leur raison d’être soit cyniquement et bassement matérielle, ou bien qu’ils s’associent aux entreprises d’activistes dont le radicalisme éthique et politique pourrait s’avérer dangereux…

 

Toutefois, pour mener cette enquête, Jesse Cullum n’est pas tout seul – on lui associe un personnage-miroir, sur un mode vaguement « buddy movie » : Elizabeth DePaul, une femme donc, et bien sûr du futur. Employée des services de sécurité également, toute magnétique soit-elle, notamment pour Cullum, elle est au fond elle aussi issue d’un milieu relativement populaire – mais de 150 ans postérieur ; et ce décalage suffit à la rendre essentiellement différente. Sur cette base, classiquement, les deux personnages témoigneront autant de leur incompréhension mutuelle que de leur fascination pour l’autre, pouvant comme de juste se muer en désir.

 

Mais Jesse Cullum est bien le personnage principal – en fait, il est longtemps le seul personnage point de vue, principe abandonné dans la dernière partie du roman, que je n’ai pu m’empêcher, à cet égard (et à d’autres...), de trouver un peu maladroite… Sa caractérisation est un peu déstabilisante, car, dans les toutes premières pages, le bonhomme fait quelque peu l’effet d’une brute, un (mauvais ?) personnage de polar « hard-boiled » ayant troqué le chapeau mou pour des lunettes Oakley – il ne s’intéresse peu ou prou qu’à la perte de ses lunettes, tout d’abord.

 

Mais il ne faut pas s’y tromper : Jesse Cullum est un personnage autrement complexe, et finalement tout sauf brutal, en dépit des apparences – mais insister sur ce point faisait sans doute sens dans la problématique du roman. Elizabeth DePaul de même n’est pas cette sorte de statue froide du futur que nous voyons tout d’abord – avec les yeux de Jesse.

 

Mais, là, il faut encore distinguer deux aspects dans la caractérisation des personnages : d’une part, ils sont plus profonds que ce que l’on pouvait croire, au regard disons de leur psychologie, de leur intimité, et sur le moment ; ce qui est très réussi – mais, d’autre part, cette psychologie sur le moment se fonde comme de juste sur leurs expériences passées… et, si Wilson s’applique concernant Elizabeth DePaul, personnage finalement singulier, bien plus qu’on ne l’aurait cru, mais sans en faire pour autant des caisses, il s’enfonce toujours un peu plus dans les clichés concernant Jesse Cullum ; parce que son passé s’intègre dans la trame policière/thriller globale, absolument pas convaincante, et qui tend, vers la fin, à phagocyter le roman et à le desservir dans la mise en scène de ses idées SF, ce alors même qu’elle était supposée la permettre et la soutenir.

 

AUTOMATIQUE

 

En effet, passé une première partie (environ la moitié du roman) plutôt correcte si pas bouleversante d’originalité, où la trame spécifiquement policière permet de poser l’univers, les personnages et les thèmes, ce qui est sa raison d’être, le roman tend ensuite à basculer toujours un peu plus dans le thriller – et, hélas, le thriller à gros sabots. Le passé forcément trouble (mais guère moins convenu) de Jesse Cullum se retrouve intriqué aux événements politico-sociétaux des années 1870 résultant de la création de Futurity, et sur un mode fainéant, ou du moins... automatique.

 

C’est bien simple : passé la moitié du roman, tout, à chaque page, est, même plus prévisible à ce stade, mais carrément téléphoné. Le lecteur n’est jamais surpris, le propos jamais palpitant, et, surtout, le roman enfile les clichés comme un collier de perles… Le pire étant probablement ce personnage tristement convenu de la fille-à-papa, c’est-à-dire la fille de l’homme d’affaires à l’origine de Futurity, qui vire activiste rien que pour faire chier le vieux (tant qu'à faire, elle se met en couple avec sa bête noire), et qu’il faut sauver quand même contre elle-même si ça se trouve, etc. Pitié…

 

Mais le reste est à l’avenant – moins agaçant peut-être, mais horriblement terne, et ce jusque dans une loooooongue scène d’action/infiltration clairement pas convaincante, et où l’auteur semble se perdre toujours un peu plus, témoignant par ailleurs de ce qu’il n’est pour le coup clairement pas à l’aise dans cet exercice. Les idées SF qui faisaient la saveur du roman laissent la place à une bête histoire de règlement de comptes, avec un croquemitaine méchant très très méchant tout droit sorti d’un mauvais pulp policier ou western… On s’ennuie, et on n’apprend rien de neuf. Clairement, l’auteur s’égare – et l’épilogue, plutôt réussi formellement, ne suffit pas à passer sur le fait que nous savions depuis le départ absolument tout ce qui allait se passer, et ce sans même que ce jeu s’avère enthousiasmant justement en raison de la complicité établie avec le lecteur (jeu qui est l’apanage des maîtres du thriller, certes rares, même si je suppose que l’on pourrait ici dépasser le genre et ses codes).

 

ALORS OUI, MAIS...

 

Toutes choses égales par ailleurs, La Cité du futur n’est pas un mauvais roman – et je l’ai lu d’une traite ou presque. Il pèche clairement dans sa dimension thriller, au point de m’avoir extirpé quelques soupirs dans les derniers chapitres, mais sa problématique intéressante, et ses personnages plus complexes qu’ils n’en ont tout d’abord l’air (mais en mettant à part le lourd passif de Jesse Cullum), en font une lecture suffisamment distrayante et lucide tout à la fois pour ne pas avoir le sentiment de perdre son temps.

 

Mais il n’a clairement rien d’un chef-d’œuvre – et, dans la bibliographie de Robert Charles Wilson, pour ce que j’en sais (il m’en reste pas mal à lire), il m’a fait l’effet d’un titre mineur. Pas déshonorant, mais ne pas s’attendre, en l’entamant, aux réussites marquées des Chronolithes, de Spin ou des Affinités ; à tout prendre, la lecture fonctionne globalement sur le moment, mais je doute qu’elle reste bien longtemps dans ma mémoire de lecteur, même globalement « petit fan »...

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Trois cents ans après, d'Augo Lynge

Publié le par Nébal

Trois cents ans après, d'Augo Lynge

LYNGE (Augo), Trois cents ans après. Grønlandshavn en 2021, [Ukiut 300-nngornerat], avec un avant-propos de Per Kunuk Lynge et une introduction de Jean-Michel Huctin, traduction du danois par Inès Jorgensen et validation linguistique à partir du texte original groenlandais par Jean-Michel Huctin, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. Imaginaire Nord | Jardin de givre, [1931, 1959, 1989] 2016, X + 153 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, pp. 101-102.

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la version YouTube...

PAS BANAL

 

En voilà, une lecture incongrue ! C’est pas tous les jours… Et merci Bifrost, pour le coup, parce que sans la revue, je n’en aurais probablement jamais entendu parler.

 

Trois cents ans après, unique roman d’Augo Lynge, est, voyez-vous ça, le deuxième roman groenlandais de toute l’histoire du Groenland. Publié en 1931 en groenlandais (donc), il a ensuite été traduit en danois, la langue de la métropole, et aujourd’hui, bien des années plus tard, en français – grâce aux Presses de l’Université de Québec, qui, dans leur collection « Imaginaire Nord | Jardin de givre », publient des œuvres de fiction témoignant d’un imaginaire nordique et arctique pas très commun dans nos bien plus chaudes contrées : belle entreprise ! D’autant que chacun de ces ouvrages est accompagné d’un paratexte conséquent, ici le fait de Jean-Michel Huctin, qui livre une passionnante et nécessaire introduction.

 

Il y a plus : ce deuxième roman groenlandais de toute l’histoire du Groenland est aussi… un livre d’anticipation, voyez-vous ça – qui se projette donc en 2021, soit au moment du tricentenaire de la colonisation danoise « moderne », disons (bien après la disparition des colonies vikings). En effet, c’est en 1721 que, pour reprendre les termes de la fort utile « Chronologie culturelle du Groenland » en fin d’ouvrage, « le Royaume du Danemark et de la Norvège mandate le luthérien Hans Egede pour la colonisation et l’évangélisation de l’ouest du Groenland ». Dès lors, on se doute que le roman d’Augo Lynge a probablement des soubassements d’ordre politique, et, oui, c’est bien le cas – simplement, peut-être pas tout à fait de la manière à laquelle on s’attendait ? Mais j’y reviendrai plus tard. Pour l’heure, donc, le deuxième roman groenlandais est un roman d’anticipation. Oui. Et vous savez quoi ? Le premier roman groenlandais aussi était un roman d’anticipation (Le Rêve d’un Groenlandais, de Mathias Storch, en 1914)…

 

Il y a plus : Trois cents ans après est aussi un roman policier – et passablement orienté action plutôt qu’enquête, puisqu’il implique une longue course-poursuite, la traque riche en rebondissements de rusés et redoutables cambrioleurs.

 

Tout ça.

 

Et là, quand même, wahou, c’est pas tous les jours.

 

MON GROENLAND MYTHIQUE À MOI (QUE J’AI)

 

Et il me fallait lire ce livre, du coup – même si, éventuellement, pour de mauvaises raisons… Le fait est que, sans être un connaisseur, loin de là, j’éprouve un certain attrait pour les récits polaires ou quasi-polaires – imaginaire ou pas ; mais cela participe clairement de ma passion pour des œuvres telles que Les Montagnes Hallucinées de Lovecraft, bien sûr (je n’en dirais pas autant des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, d’Edgar Allan Poe, ou du Sphinx des glaces, de Jules Verne, même si je les ai lus pour cette raison en partie), côté sud, ou encore côté nord, Terreur, de Dan Simmons.

 

En fait, pour le coup, il y a un biais intéressant. Les immensités désertiques de l’Antarctique me fascinent comme constituant peut-être l’environnement le plus hostile aux humains sur l’ensemble de la Terre, mais les contrées arctiques m’inspirent au fond peut-être davantage… et justement parce que des hommes y vivent, cette fois, et depuis des siècles voire des millénaires.

 

En fait, j’ai développé à une époque une quasi-passion pour les récits portant sur les Inuits, notamment – et au travers d’un classique de l’anthropologie « grand public », on va dire : Les Derniers Rois de Thulé, de Jean Malaurie – qu’il me faudra sans doute relire un jour, c’est un livre qui avait vraiment beaucoup compté pour moi à l’époque, au point de me faire mariner dans de vagues fantasmes où je me mettais à étudier l’anthropologie et à en faire mon métier… hélas en sachant que j’étais bien trop casanier et timoré pour cela. Mgnf… J’avais plus ou moins poursuivi l’expérience avec Hummocks, mais ça n’était hélas pas allé beaucoup plus loin, du coup.

 

Mais, de temps en temps, j’y revenais, quand même – d’une manière ou d’une autre. Sur ce blog, j’ai ainsi eu à au moins deux reprises l’occasion de revenir à la thématique groenlandaise, d’abord en fiction avec le Court Serpent de Bernard Du Boucheron, plus tard avec un vieil et fascinant essai, la Relation du Groenland d’Isaac de Lapeyrère ; une tout autre thématique au fond, pas moins fascinante, et portant sur les colonies vikings du Groenland dans la foulée d’Erik le Rouge… et leur plus ou moins mystérieuse disparition.

 

Même si ces visions du Groenland avaient de ma part quelque chose de fantasmatique, je crois qu’elles ont préparé le terrain pour le présent roman, et ce alors même que son propos est bien lointain, tant des odyssées vikings, que du Groenland le plus extrême, tout au nord, dans la région de Thulé (ou Qaanaaq). Augo Lynge était un homme du sud du « Pays Vert » (pas moins à la lisière de l’inlandsis, notez), ou même plus précisément du sud-ouest, relativement plus vivable. Et c’est a priori dans cette région que se déroule le roman (la ville de Grønlandshavn est imaginaire, on la sait seulement située sur la côte ouest du Groenland, mais elle ressemble sans doute beaucoup à Nuuk, anciennement Godthåb, la capitale du pays, au sud-ouest de la plus grande île du monde, donc).

 

Et si la culture ancestrale des Inuits est bien évoquée dans ces pages, la culture de la chasse au phoque tout particulièrement, son propos est quand même de dépasser ces vieilles représentations – et d’interroger l’attachement de tout un chacun à « sa culture ». En outre, ce climat tout différent implique des représentations différentes – et, non, vous ne trouverez pas ici d’igloos, de chiens de traineau, d’ours polaires, et finalement pas davantage d’Inuits vêtus de peaux, et maniant avec habileté le harpon comme le kayak : les Groenlandais de Trois cents ans après vivent dans des maisons confortables, pêchent la morue ou élèvent des moutons, quand ils ne travaillent pas dans le tertiaire, ou dans les usines typiques d’un pays ayant mené à bien sa révolution industrielle – laquelle ne peut être en même temps qu’une révolution culturelle (non, sans le col mao, merci, pas la peine), ce qui passe entre autres par le développement d’une littérature groenlandaise (dont le roman fait donc office de précurseur, d’une certaine manière).

 

SCIENCE-FICTION ?

 

Un roman d’anticipation, donc – mais probablement pas de science-fiction au sens le plus strict. Augo Lynge ne s’intéresse guère, finalement, aux évolutions scientifiques et technologiques, 90 ans après la parution de son bref roman. En fait, la question n’est peu ou prou envisagée qu’une seule fois, et indirectement, quand des personnages lisent un article, dans un journal groenlandais, sur le projet (fou ? visionnaire ?) d’un savant suggérant de faire fondre l’inlandsis (il aurait kiffé veugra le réchauffement climatique, je suppose), projet qui intrigue, mais dont les procédés restent encore à définir.


L’anticipation de Trois cents ans après est donc d’un tout autre registre, économique, social, politique plus globalement, disons – une dimension qui méritera de plus amples développements plus loin dans ce compte rendu.

 

Par ailleurs, cette anticipation ne s’éloigne d’ailleurs guère du seul Groenland – si ce n’est en mentionnant en passant des « États-Unis d’Europe » travaillant main dans la main avec les États-Unis d’Amérique.

 

À mi-chemin entre ces deux approches, mais témoignant j’imagine de la relative « timidité » de l’auteur en la matière, on peut aussi relever cette séquence où la radio, au Groenland, permet de capter un concert symphonique exécuté à Sidney ou à Tôkyô…

 

POLICIER ? THRILLER ?

 

De même, il ne faut sans doute pas se leurrer sur la dimension policière du récit – qui relève quant à elle clairement du prétexte (ou encore davantage, si vous préférez). Ce n’est clairement pas le point fort du roman, et, avouons-le, il y a même quelque chose de relativement puéril dans ce jeu sur les gendarmes et les voleurs…

 

Même si l’auteur s’applique : en fait, cela relève peut-être davantage d’une forme de thriller, tant la course-poursuite (et non l’enquête) constitue l’essentiel de l’aventure, et, euh, ben oui, justement – sur un ton « aventureux ». Il y a quelque chose d’une catastrophe imminente dans cette traque, et Augo Lynge l’épice de cliffhangers bizarrement efficaces – bien plus en fait que nombre des ersatz du procédé, si coutumiers dans le thriller de supermarché, et qui me navrent neuf fois sur dix ; là, ça marche assez bien, finalement.

 

Un autre point à noter, peut-être ? Trois cents ans après est largement un roman « sans héros » – au singulier, du moins. On y croise plusieurs personnages, dont beaucoup se contentent de papoter, mais parmi lesquels certains se lancent sur la piste des cambrioleurs. Ils ne sont toutefois guère singularisés, finalement – et un peu en creux ; « fonctionnels », disons, jusque dans la tournure ultime du roman, consistant en un « happy end », comme vous vous en doutez très bien, marqué par un double mariage.

 

POLITIQUE !

 

Mais c’est assez « normal », au fond – car Trois cents ans après est bien avant tout, et sans la moindre ambiguïté, un roman politique. L’auteur a d’ailleurs exercé des responsabilités politiques ultérieurement (Trois cents ans après demeure son seul roman, s’il a pu livrer d’autres écrits, scientifiques ou scolaires), et ce, d’abord au Groenland, ensuite au Danemark (il a fait partie des deux premiers députés danois d’origine groenlandaise) – point important sur lequel je reviens bientôt.

 

Mais oui : l’anticipation, si elle est « réelle » (là où celle du roman de 1914 mentionné plus haut s’affichait comme « onirique »), a donc une vocation avant tout utopique, didactique par ailleurs – elle a donc quelque chose d’un prétexte, ce qui n’est que plus vrai encore concernant la dimension policière du roman (et, concernant cette dernière, pas de doute, ça se sent). Ce qui intéresse Augo Lynge est ailleurs, et ressort de ce que chaque chapitre de Trois cents ans après est l'occasion, pour untel de discourir sur le progrès, pour tel autre de lire un essai sur la situation économique et sociale du Groenland, etc. Procédé qui, je ne vous apprends rien, a souvent donné des choses désastreuses… Mais pas ici, en fait. Ouf.

 

Par contre, cette perspective politique est largement utopique, au sens du moins où elle est assurément idéaliste, et positive – pour ne pas dire positiviste. Augo Lynge entend décrire un monde – pardon : un Groenland, sinon parfait, du moins enthousiasmant. Et ce qui lui permet d’agir ainsi sans lasser, au fond, c’est sans doute qu’il entend en même temps se montrer lucide et réaliste dans sa prospective – presque « timide », une fois encore. Mais, pour le coup, ses spéculations se sont largement vérifiées, dans la marche du monde et le développement du Groenland – à s’en tenir peut-être aux seuls « meilleurs » aspects, mais ça fait partie du jeu. Et on ne peut guère en vouloir à l’auteur de n’avoir pas « prédit » des aspects plus navrants, comme la délocalisation des Inuits de Thulé du fait du développement de la base américaine de Blue Jay dans les années 1940 et 1950…

 

Mais la manière dont s’y prend l’auteur, à ce sujet, m’a particulièrement intéressé – et, dois-je dire, un peu surpris ? C’est que le roman, tout en admirant le Groenland et sa culture, et en prônant d'une certaine manière son autonomie, n'a finalement rien de nationaliste, et n'est pas non plus l'émanation d'une… pensée de la décolonisation, disons ; je suppose... Là aussi, l’auteur privilégie la lucidité, dans une optique méliorative, mais cela donne des choses assez intéressantes.

 

Le Groenland est un beau pays ? Oui – mais tous les pays sont beaux pour ceux qui y sont nés... à moins bien sûr qu'ils ne s'en fatiguent, à force : les poètes eux-mêmes, nous dit très justement Augo Lynge, se lassent de la neige à mesure qu'elle se salit... Peut-être, à ce compte-là, l’inlandsis et les autres merveilles naturelles du Groenland réservent-ils d’une certaine manière leurs plus beaux attraits à des touristes en quête d’objets de fascination exotique ?

 

Mais cela va plus loin : la culture groenlandaise est admirable ? Oui, mais, l’auteur y insiste, en tant que telle pas plus qu'une autre ; il met en scène un personnage de femme extrêmement sympathique, Valborg, qui se passionne pour la vieille culture du Groenland, mais jamais au point de s’oublier, ou, pire encore, de s’enfermer dans cette révérence finalement guère fondée « objectivement » : si, mi danoise, mi groenlandaise, elle tend à privilégier la seconde moitié de son héritage, ce qui lui vaut d’être gentiment taquinée, ce n’est pas au point du rejet de l’autre, et même elle peut en définitive accorder du crédit au discours au fond positiviste d’Augo Lynge, suggérant (ou faisant un peu plus que cela…) qu’il est bien temps de dépasser la seule culture millénaire de la chasse au phoque pour avancer dans la direction du progrès – envisagé comme une valeur cardinale. Quitte, d’ailleurs, à ce que cela implique l'intégration d'une forme d'éthique bourgeoise au regard des biens matériels (du Max Weber dans le texte !).

 

Et le Danemark, alors ? Le colonisateur ? Lynge ne prône pas l'indépendance – mais la coopération. Il a toujours voulu, objet essentiel de son action politique dans le roman et par la suite, que les Groenlandais soient considérés les égaux des Danois, et aient leur part tant dans la gestion partagée du Groenland que, d’une certaine manière, dans celle du Danemark – condition et résultat, tout à la fois, de cette égalité essentielle.

 

Mais il ne rejette certainement pas les Danois, et pas davantage les étrangers : son engouement pour son pays n’a à cet égard absolument rien de l’aveuglement propre aux « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », pour reprendre la belle formule de qui-vous-savez. Loin de là : les Danois, dès lors qu’ils sont envisagés comme des compatriotes et non des exploiteurs (ce qui implique assurément au préalable qu’ils se comportent en compatriotes et non en exploiteurs…), et les étrangers par ailleurs, sont en fait une bénédiction pour le Groenland, car ils l'ouvrent au monde – et cette ouverture est la condition nécessaire du progrès, le bien le plus souhaitable.

 

Ce n'est plus l'ère de la chasse au phoque, dit Augo Lynge à ses compatriotes de 1931 ; on peut le regretter d’une certaine manière, parce qu’elle avait ses bons côtés (ne serait-ce que dans ces contes et légendes dont il raffole ainsi que ses personnages, dont Valborg bien sûr, et dont certains ont été couchés sur le papier par Knud Rasmussen, objet d’admiration – comme chez Jean Malaurie, pour autant que je m’en souvienne, mais sans doute à un degré supérieur d’implication), mais rien n’impose d’éradiquer tout cela ; dès lors, il n'y a certes pas lieu de se plaindre que le monde change, et le Groenland aussi, comme étant enfin partie intégrante du monde. La condition d’un avenir radieux pour le Groenland est sans doute que les Groenlandais, en s’affichant comme descendants tant des Inuits que des Danois, développent enfin suffisamment de confiance en eux pour avancer avec le reste du monde, dans le respect mutuel.

 

Et c’est là le Groenland qu’entend nous décrire Augo Lynge – la dimension primordiale du roman, au sein duquel les courses-poursuites ne sont finalement que des interludes tout secondaires.

 

ET UN TÉMOIGNAGE…

 

Bien sûr, pareille approche a sans doute ses conséquences sur les qualités proprement narratives de Trois cents ans après. En tant que roman, il n’est sans doute pas brillant – même si, au vu de ses intentions comme de ses procédés, Augo Lynge s’en sort finalement assez honorablement.

 

En tant que témoignage, par contre – et qu’ouvrage politique –, il est tout à fait intéressant, et parfois même fascinant. Caractère qui, étrangement, lui confère une certaine universalité, en dépassant la seule question groenlandaise ; ce plaidoyer sur l’ouverture, aujourd’hui encore, ou peut-être plus que jamais, ne devrait pas laisser indifférent.

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Alice Automatique, de Jeff Noon

Publié le par Nébal

Alice Automatique, de Jeff Noon

NOON (Jeff), Alice Automatique, [Automated Alice], traduit de l’anglais par Marie Surgers, [s.l.], La Volte, [1996] 2017, 142 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, p. 99 (le livre figure dans le caddie de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : La chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, hop.

 

Et donc une version plus longue en dessous, avec la version YouTube...

JE VEUX TOUT NOON

 

La Volte poursuit sa salutaire entreprise d’édition française des œuvres de Jeff Noon, en opérant cette fois un petit retour en arrière : sous le titre d’Alice Automatique, il s’agit en effet de reprendre le troisième roman de l’auteur – alors en plein « Vurt » –, qui avait déjà bénéficié d’une édition française en 1998 chez Flammarion, sous le titre d’Alice Automate, dans une traduction de Michèle Albaret-Maatsch ; ce qui avait également été le cas de Vurt, à la même époque, mais l’entreprise avait autrement été sans lendemain.

 

La Volte, depuis plusieurs années, s’attache donc à faire connaître en France l’œuvre iconoclaste et si réjouissante de Jeff Noon, et on ne l’en remerciera jamais assez ; mais, si elle avait déjà repris Vurt, le présent roman avait été laissé de côté – et était de longue date indisponible. Joie ! Joie ! Il nous revient donc aujourd’hui, et dans une nouvelle traduction signée Marie Surgers – laquelle avait déjà accompli des miracles avec Noon, traduisant successivement l’excellent recueil de nouvelles Pixel Juice, puis les romans Descendre en marche et surtout Intrabasses : son extraordinaire travail sur ce dernier titre lui avait valu un Grand Prix de l’Imaginaire amplement mérité. Aussi, si je ne suis pas en mesure de comparer la présente traduction avec celle parue chez Flammarion il y a… vingt ans de cela, disons que j’ai un a priori plus que positif.

 

ALICE, ÉPISODE TROIS

 

Si l’œuvre de Jeff Noon, prise dans sa globalité, est assurément des plus originale, elle n’en est pas moins traversée d’influences qu’il ne nie certainement pas. Et la plus importante est peut-être bien celle de Lewis Carroll, dont l’imaginaire fantasque et absurde mais aussi les jeux de langage peuvent être retrouvés dans les récits du « Vurt » et parfois au-delà. Dans Alice Automatique, son troisième roman, Noon « officialise » en quelque sorte cette influence séminale en livrant, présenté comme tel, un « troisième livre » consacré aux aventures d’Alice, après Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir : rien que ça !

 

On s’en doute bien : s’attaquer à de tels classiques est d’une ambition folle, à la limite de l’arrogance… Car « faire du Alice » n’est pas donné à tout le monde : les récits de Lewis Carroll ont quelque chose d’inimitable, ou du moins de rétif à la formule ; pour sonner juste, sans doute faut-il d’abord bien comprendre l’œuvre originelle, puis disposer du talent nécessaire à la prolongation du mythe – ce qui va bien sûr au-delà de la seule narration accompagnant une création d’univers nonsensique : le style lui-même doit baigner dans cette absurdité générale.

 

Et Jeff Noon se montre particulièrement brillant – car il a su retenir les meilleures leçons de son modèle, au point d’en livrer des échos bien intégrés, pas de simples ersatz, dimension tout particulièrement sensible dans son style tout en excès et jeux de mots, tandis que la logique chère au mathématicien Charles Lutwidge Dodgson perturbe à sa manière la troisième épopée absurde de l’alter-ego archétypal de la petite Alice Liddell ; tout cela fusionnant dans un délire tout personnel rattachant « Alice » au « Vurt », ou plus largement à un corpus noonien alors en gestation.

 

DE L’AUTRE CÔTÉ DE L’HORLOGE

 

La petite Alice, en 1860, poursuit son train-train quotidien, tout de caprices et de cocasses malentendus, et de leçons d’anglais de quatorze heures, assénées par la sévère grand-tante Ermintrude, qui la menace cette fois avec ses incompréhensibles points de suspension. C’est d’un ennui…

 

Heureusement, le perroquet Whippoorwill va perturber cet emploi du temps morose en fuyant dans une horloge ; Alice suit comme de juste l’oiseau au plumage bariolé et goûtant les énigmes les plus abstruses, ce qui va la précipiter dans un troisième monde fantastique n’ayant rien à envier au terrier du Lapin Blanc, pas plus qu’à ce qui se trouve de l’autre côté du miroir. Mais qu’y a-t-il donc de l’autre côté de l’horloge ?

 

Manchester, bien sûr !

 

Et Manchester en 1998. C’est fâcheux : Alice aura donc nécessairement 138 ans de retard pour sa leçon d’anglais de quatorze heures ! La grand-tante Ermintrude sera furieuse – et plus encore si son cher perroquet Whippoorwill disparaît par la même occasion !

 

Notre Alice part donc à l’aventure : il lui faut retrouver le perroquet volage (dont elle garde une plume constituant d’une certaine manière la genèse du « Vurt »), puis regagner son époque – à temps pour sa leçon d’anglais de quatorze heures. Rien d’insurmontable pour la hardie gamine…

NÉOMONIE ET PUZZLOMEURTRES

 

Mais cette Manchester de 1998 (deux ans après la date de publication du roman) est tout de même bien étrange – pour ne pas dire folle ; même si cette Madchester-là ne tourne pas tant autour de la Factory et de l’Haçienda – côté musical, il y en a forcément un, elle convoque bizarrement plutôt Miles Davis et Jimi Hendrix, guest-stars du roman…

 

C’est que la néomonie est passée par là – la néomonie, pas la pneumonie, petite sotte ! Une étrange épidémie qui fait fusionner les êtres et les choses. Alice, qui a vu pire, déambule ainsi dans un monde de chimères entre l’homme et l’animal – arachnogosses et blairhommes, chafilles et ordinatermites… sans même parler des boarocrates, tellement menaçants qu’ils ont eux-mêmes quelque chose de points de suspension…

 

Mais il y a pire : il y a les puzzlomeurtres. Parmi ces êtres chimériques, nombreux sont ceux qui s’avèrent être des victimes de crimes atroces, bousculant encore plus leur apparence improbable pour ne plus laisser derrière eux que des corps démantibulés, les yeux à la place des genoux, les moustaches aux coudes, la bouche dans le ventre… Et, sur ces scènes de crime improbables, on trouve invariablement une pièce de puzzle.

 

Ce qui réjouit Alice, en fait : elle faisait un puzzle du zoo de Londres, dans le temps – 138 ans plus tôt… Et il lui manquait très exactement douze pièces. Remonter la piste des puzzlomeurtres est ainsi le moyen le plus sûr (?) de trouver les pièces manquantes ; et cela doit faire sens, non ? Quand elle aura rassemblé les douze pièces de puzzle, et mis la main sur Whippoorwill, rentrer en 1860 sera un jeu d’enfants… Confiante, Alice suppose même qu’avec un peu de chance elle pourra rentrer avec suffisamment d’avance pour apprendre ce que sont les points de suspension – à moins que son séjour mancunien de 1998 n’ait la bonté de le lui apprendre de lui-même ?

 

Par ailleurs, elle n’est pas sans alliés dans cette aventure policière – des personnalités fantasques telles que le capitaine Fracaboum, spécialiste en aléatoirologie, ou la corneillofemme et brillante chercheuse à l’unipirsité Gladys Chrowdingler, qui s’y connaît en chrownotransductionologie – mais, après tout, quand on a un chat qui s’appelle Quark… Où est-il passé, d’ailleurs ?

 

Et il y a un autre allié de poids : Célia, à l’anagramme explicite – poupée de porcelaine avec des tiroirs dans les membres, elle complète le trio des Alice, en ajoutant à l’Alice Liddell bien réelle et à l’Alice imaginaire de ce brave M. Dodgson, l’Alice Automatique qui n’est ni réelle ni imaginaire, ou bien est les deux à la fois…

 

Pas dit, par contre, aussi sympathique soit-il, que ce M. Jean-François Midi soit véritablement utile en cette affaire – et puis il a cette marotte, de glisser des « u » partout dans ses mots, on n’y comprend plus rien

 

BEAUX JEUX DE MOTS LAIDS

 

Les jeux sur la langue caractéristiques du style de Lewis Carroll ne sont certainement pas l’aspect de son écriture le plus facile à copier/prolonger/pasticher/parodier. Il y a chez lui une fraîcheur et un naturel, quand il a recours à de tels procédés, qui tranchent sur les maladroites tentatives de bien d’autres écrivains de faire de même – et qui ne parviennent guère qu’à se montrer lourds… Inutile de chercher bien loin : à la Volte même, suivez mon regard, le type qui (hordeducontre)vend bien, là…

 

Anagrammes, mots-valises, etc., sont des outils des plus périlleux – même chez les meilleurs, ça passe plus ou moins bien : pour citer une lecture récente, et bifrostienne également, voyez peut-être Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, de Yasutaka Tsutsui ? Ou peut-être pas, dans la mesure où il y a alors un biais essentiel : celui de la traduction (aussi louable soit-elle en l’espèce, d’ailleurs) ; mais c’est justement un point important à développer.

 

Jeff Noon est coutumier du fait, sans doute : nombre de ses livres, mais peut-être tout spécialement ceux relevant du « Vurt » (d’une certaine manière, Alice Automatique en fait partie), usent abondamment de ce genre de jeux de langage ; mais globalement avec réussite ?

 

Ici, en tout cas, cela passe bien, dans l’ensemble – mais, bien sûr, il s’agit pour une bonne part d’une question de traduction. Comme bien d’autres ouvrages de Noon, sans doute (au premier chef Pixel Juice et Intrabasses, également traduits, et si magnifiquement, par Marie Surgers), Alice Automatique a dû être un vrai casse-tête pour la traductrice – un piège d’une complexité effarante, de quoi s’arracher les cheveux à chaque paragraphe…

 

Mais, globalement, ça fonctionne bien, et le double travail – de l’auteur, de la traductrice – a payé. Si la lourdeur n’est pas toujours facile à éviter, et si certains stigmates de la néomonie, ou d’autres concepts alambiqués, passent plus ou moins bien en français, il y a assurément de belles trouvailles : passer de « civil serpents » à « boarocrates » n’avait sans doute rien d’évident, mais s’avère en définitive pertinent. Or chaque paragraphe croule sous ce genre de néologismes… Mais le texte français demeure heureusement fluide. Félicitations, donc, et compassion, en même temps, à Marie Surgers. Une fois de plus.

 

Mais il faut rendre à César, etc., et donc remonter à Noon lui-même, derrière le motif de chaque jeu de mots ; et si Alice Automatique fonctionne, c’est aussi parce qu’il a su concocter une architecture nonsensique empruntant au plan même de Lewis Carroll dans ses récits consacrés à Alice (et sans doute ailleurs, au moins dans Sylvie et Bruno, peut-être également, même si l’approche est forcément un peu différente, dans ses Lettres à des petites filles) ; ainsi, nombre de ces jeux de mots doivent quelque chose à l’incompréhension de la part d’Alice – les malentendus et les confusions sont des outils de choix pour oser ces variations de vocabulaire, en égale mesure à la conception même de l’univers. Et c’est pourquoi Jeff Noon parvient, d’une certaine manière, à faire du Lewis Carroll – Alice Automatique, avec ses 130 années de décalage, pourrait bien constituer la troisième aventure « officielle » d’Alice.

 

LA LEÇON D’ANGLAIS DE MIDI

 

Mais ce n’est pas là tout le roman : cela faisait indéniablement partie du projet de Noon, mais il ne se contente pas de livrer un pastiche de Lewis Carroll, aussi savoureux soit-il. Alice Automatique est bien un roman de Jeff Noon – qui ne dépare pas dans son œuvre d’alors : troisième roman de l’auteur, le présent livre poursuit à sa manière Vurt et Pollen, ses deux prédécesseurs. Et si le point de vue de l’héroïne change forcément un peu la donne, s’instaure néanmoins une complicité entre l’auteur et le lecteur, et les clins d’œil à ce propos valent bien les références plus marquées à l’univers propre à Lewis Carroll.

 

À maints égards, Alice Automatique s’inscrit donc dans le « cycle du Vurt ». Le mot y apparaît (avec l’auteur lui-même !), mais d’autres traits signifiants peuvent être relevés – de la plume de Whippoorwill, que l’on peut voir j’imagine comme une sorte d’illustre précédent aux plumes de Vurt, aux chimères mi-animales, mi-humaines, en écho ou déformation fantasque de semblables hybrides déjà croisés dans Pollen ; la néomonie, au fond, peut très bien s’inscrire dans ce contexte.

 

Il y a donc dans tout cela quelque chose de plus profond, en guise de variation sur Lewis Carroll, que les seuls anachronismes – même s’ils ne manquent pas, bien sûr : ce décalage de 138 ans produit bien des moments savoureux, mais, avouons-le, la Manchester néomonique de 1998 n’est au fond pas moins déroutante pour le lecteur que pour Alice ; laquelle a d’ailleurs un avantage sur le lecteur – une force de caractère qui doit beaucoup à la candeur, et qui fait de notre héroïne peut-être la seule personne en mesure de traverser de bout en bout cette épreuve dans la seule optique bien prosaïque d’arriver à temps pour sa leçon d’anglais de quatorze heures… en ne prêtant guère attention à celle de midi, ou peut-être pas autant qu’elle le devrait.

 

NOON-SENS

 

C’est aussi un moyen d’injecter du « sens », ou du « Noon-sens », à l’aventure nonsensique d’Alice – parallèlement aux jeux logiques ou mathématiques parsemant le récit comme autant d’échos aux préoccupations « professionnelles » ou intellectuelles de Charles Lutwidge Dodgson. Et donc d’affirmer la singularité du roman, même s’il s’inscrit d’emblée dans un cadre hautement référentiel, et ce sans la moindre ambiguïté.

 

Et ça fonctionne très bien. Si l’on peut parfois lever un sourcil vaguement perplexe devant quelques jeux de mots qui passent plus ou moins bien, ou (très, très rarement, heureusement) devant tel ou tel contenu vaguement scatologique, l’exercice de style est une réussite – au point donc de dépasser cette seule dimension.

 

Alice Automatique est donc un joli succès : les amateurs de Noon seront aux anges à cette lecture, les amateurs de Lewis Carroll ne sachant rien de Noon pourraient y trouver une porte d’entrée tout indiquée pour découvrir l’œuvre ô combien jubilatoire de celui qui est peut-être le plus singulier et en même temps le plus nécessaire disciple de leur idole.

 

Alors encore une fois merci à la Volte : Jeff Noon est immense, et il mériterait bien qu’on le lise davantage, bien davantage (je n’en reviens pas de ce qu’il ne bénéficie toujours pas d’une édition de poche ?).

 

Mais attention aux points de suspension, quand même… Ils ont quelque chose de menaçant...

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La Clef d'argent des Contrées du Rêve

Publié le par Nébal

La Clef d'argent des Contrées du Rêve

La Clef d’argent des Contrées du Rêve, onze clés oniriques révélées par David Calvo, Morgane Caussarieu, Fabien Clavel, Raphaël Granier de Cassagnac, Neil Jomunsi, Sylvie Miller & Philippe Ward, Alex Nikolavitch, Laurent Poujois, Timothée Rey, Vincent Tassy et Randolph Carter, d’après l’œuvre de H.P. Lovecraft, introduction de Frédéric Weil, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, pp. 97-98 (le livre figure dans la poubelle de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la vidéo YouTube...

MNÉMOS RÊVE

 

Dans la très, très riche actualité lovecraftienne francophone de ces derniers mois, chez les Indés de l’Imaginaire mais aussi ailleurs, La Clef d’argent des Contrées du Rêve se distingue peut-être, d’abord parce que l’on fait cette fois dans la fiction, ensuite parce que c’est en usant d’un cadre lovecraftien pas si pratiqué ou mis en avant : les Contrées du Rêve, donc.

 

Maintenant, il est vrai que Mnémos semble entretenir une relation particulière avec les Contrées – relation qui remonte au moins à la nouvelle traduction par David Camus, sous le titre donc Les Contrées du Rêve, de l’ensemble des nouvelles « dunsaniennes » de Lovecraft, incluant Démons et Merveilles, soit le « cycle de Randolph Carter », auquel le titre de la présente anthologie fait clairement allusion, mais aussi toutes les autres nouvelles « oniriques » : « Polaris », « La Malédiction de Sarnath », « Les Chats d’Ulthar », « Les Autres Dieux », et j’en passe.

 

Exactement au même moment, l’éditeur avait publié le très beau Kadath : le guide de la cité inconnue, superbement illustré par Nicolas Fructus (dans son édition originale : la reprise ultérieure se passe de la dimension graphique, ce qui me laisse assez sceptique…), avec des textes de David Camus donc, Mélanie Fazi aussi (surtout ?), Raphaël Granier de Cassagnac et Laurent Poujois. De la bonne came, ces deux bouquins…

 

Plus récemment, cependant, on a (re)trouvé chez Mnémos des choses… nettement moins bonnes, avec deux gros volumes pseudo-lovecrafto-oniriques de l’inqualifiable Brian Lumley. Ce qui, peut-être, fausse un peu mon jugement concernant la présente anthologie ? C’est dommage, mais…

 

ONIRIQUE… ET PÉRILLEUX

 

Cela dit, ce n’est clairement pas la plus évidente des matières, les « Contrées du Rêve »… C’est même assez franchement périlleux, et à plus d’un titre.

 

Dont un, bizarrement, ne ressort pas du tout ici – et notamment de l’introduction de Frédéric Weil : à l’exception de « Polaris », si l’on en croit Lovecraft lui-même, ces récits sont à certains égards des sortes de pastiches – de l’immense Lord Dunsany, donc. Les Dieux de Pegāna, Le Temps et les Dieux, L’Épée de Welleran, Contes d’un rêveur (parmi lesquels « Jours oisifs sur le Yann », nouvelle séminale en la matière), Le Livre des merveilles, Le Dernier Livre des merveilles… Autant de splendides petits recueils qui ont fourni, sinon la base ou le substrat, du moins des modèles pour que Lovecraft développe son propre univers onirique et baroque, au lexique chatoyant. Dès lors, pasticher Lovecraft dans les « Contrées du Rêve » peut revenir, indirectement, à pasticher Dunsany via les propres pastiches de Lovecraft ?

 

En théorie. Car, et ce n’est pas la moindre surprise de cette anthologie, aucun des auteurs ici présents (hors cas « ambigu » de « Randolph Carter », j’y reviendrai…) ne joue vraiment de cette carte merveilleuse. Laurent Poujois s’en approche timidement par endroits, Alex Nikolavitch et Vincent Tassy peut-être, avec moins de réussite, les autres n’essayent même pas ; il n’est pas dit qu’on puisse vraiment leur en vouloir, ni que ce soit forcément problématique…

 

Les « Contrées du Rêve », après tout, peuvent avoir d’autres couleurs – et la fantasy lovecraftienne, souvent, conserve quelque chose de l’horreur du Monde de l’Éveil ; cette fois, quelques auteurs s’en souviennent, mais somme toute assez peu, ou sans guère de réussite en tout cas.

 

Or ces différents registres ont leurs risques propres – et contribuent à rendre périlleux l’exercice d’équilibriste de Lovecraft, dont nombre des récits « dunsaniens » sont sur la corde raide : un faux pas et l’on tombe, ce qui charme et fascine s’avérant en fin de compte seulement grotesque au mauvais sens du terme, autant dire ridicule. Les auteurs se montrant prudents, ici, voire timorés, ils évitent pour l’essentiel cet écueil… sauf Sylvie Miller et Philippe Ward d’une part, et Vincent Tassy de l’autre, qui, chacun à sa manière, sautent à pieds joints dessus (et se cassent la gueule, comme de juste).

 

Autre ambiguïté du registre : la dimension proprement onirique de ces Contrées. Contre leur dénomination même, elle est en fait parfois discutable… Christophe Thill, dans un article figurant dans Lovecraft : au cœur du cauchemar, y insiste, à bon droit sans doute, même si je n’irais probablement pas jusqu’à me montrer aussi catégorique. Mais il y a bien une autre ambiguïté à cet égard, qu’il faut relever : ces Contrées sont peut-être oniriques (car on rêve beaucoup dans ces textes de Lovecraft, dont la célèbre citation est reprise ici en mot d’ordre : « Tout ce que j’ai écrit, je l’ai d’abord rêvé. »), ou peut-être pas, plutôt antédiluviennes ; ou alors les deux tout à la fois… Pourquoi pas, après tout ?

 

Cela a son importance, qui fait le partage entre une fantasy « classique », limite avec carte à l’appui, et quelque chose de bien moins organisé. La plupart des auteurs, ici, me semblent appuyer sur la dimension onirique, même en en évacuant le merveilleux – et souvent en faisant explicitement l’aller-retour entre Contrées du Rêve et Monde de l’Éveil ; ce qui paraît couler de source, alors qu’au fond, si l’on veut bien s’y arrêter un instant, ça n’a rien de si évident : en fait, cela introduit bel et bien un biais.

 

Et il y en a peut-être encore un dernier, pas forcément si inattendu que cela chez Mnémos, au vu de l’origine même de l’éditeur : la dimension rôlistique. Je crois qu’elle a laissé son empreinte (« mythique », si l’on y tient), et que les « Contrées du Rêve » ici arpentées doivent beaucoup à Sandy Petersen et compagnie, au projet préalable à L’Appel de Cthulhu – jeu dérivé de l’idée d’un supplément sur « Les Contrées du Rêve » pour Runequest… Pourtant sans insister sur la fantasy. Ce qui n’est pas forcément un problème, là non plus – mais conserver cette idée derrière l’oreille peut faire sens en cours de lecture, ai-je l’impression.

 

(Note : depuis cette chronique, au passage, j'ai eu l'occasion de causer des Contrées du Rêve rôlistiques, rééditées chez Sans-Détour.)

 

Y CROIRE ?

 

Reste que, si cette anthologie souffre avant tout d’un problème, il est tout autre… et bien autrement gênant. J’ai l’impression en effet d’un livre conçu sans y croire, d’une anthologie où les auteurs, au fond, et en tout cas la direction d’ouvrage, ne se sont pas « impliqués ». Même auprès des auteurs les plus sensibles à la dimension lovecraftienne, notamment pour en avoir déjà fait usage ailleurs, éventuellement de manière frontale, demeure ici l’impression vaguement ennuyeuse d’une commande. Le tout manque d’application et de cohérence, du coup… mais aussi et surtout d’enthousiasme ?

 

Sur le format relativement court de l’anthologie, c’est pour le moins frappant – et ça ne l’est que davantage, quand le dernier et le plus long texte du recueil et de loin, les « Fragments du carnet de voyage onirique de Randolph Carter », se contente sur une cinquantaine de pages de citer expressément Lovecraft, et/ou de broder sur ses descriptions « oniriques » sans même s’embarrasser d’une narration ! Or cet ultime texte confirme que les auteurs des nouvelles précédentes n’ont en fait même pas essayé de jouer de la carte baroque et chatoyante… Et il a d’autres connotations regrettables, sur lesquelles je reviendrai en temps utile.

 

Et, décidément, même en jouant au bon public dans la mesure de mes capacités (non négligeables) pour ce faire, je ne peux certes pas accorder une bonne note à cette anthologie ; on dit parfois « ni fait ni à faire », et c’est une expression hélas appropriée au contenu de ce recueil …

 

Ma chronique pour Bifrost synthétisait et « rassemblait » les textes. Ayant davantage de souplesse rédactionnelle sur ce blog autorisant des développements bien plus amples, je vais tâcher de dire quelques mots de chacun de ces textes, dans l’ordre de présentation.

URJÖNTAGGUR

 

On commence avec « Urjöntaggur », nouvelle signée Fabien Clavel – un auteur que je n’ai à vrai dire jamais « pratiqué » (le bien grand mot…) que dans ce registre de la « plus ou moins commande », ce qui peut influer sur mon jugement. Mais le fait est que ce texte m’a paru sonner faux…

 

C’est d’autant plus regrettable qu’il contient des bonnes choses – avec un potentiel graphique et onirique marqué, des clins d’œil plutôt amusants aussi… Et, bien sûr, la dimension épistolaire, très adéquate.

 

Sauf que je n’ai donc pas l’impression d’un auteur qui « croit » en ce qu’il écrit – et j’ai bien au contraire la conviction qu’il ne fait finalement rien pour que le lecteur, au moins, y croie. Dimension rôlistique, avançais-je plus haut ? Peut-être, mais de manière ratée… La nouvelle m’a immanquablement évoqué un « scénario » conçu sur le pouce, pour une séance imprévue, en jetant au dernier moment les dés pour bâtir fissa quelque chose sur la base de tables aléatoires. Il y en a de bonnes, et cette méthode peut donner des choses très amusantes – mais à condition d’y travailler un peu plus, ne serait-ce que pour bétonner l’agencement. Sinon, ce ne sont que des cases dans des tableaux – des fragments qui au fond ne conduisent à rien ; et, au bout de la partie comme au bout de cette nouvelle, j’ai passé le temps, oui, mais sans vraiment m’amuser, et je n’en retiendrai rien.

 

Les gimmicks « stylistiques » de l’auteur ne font en fait que renforcer cette impression. La dimension épistolaire pouvait donner quelque chose d’intéressant, mais Fabien Clavel fait dans le gratuit (anglicismes, fautes d’accord), dans une vaine tentative, mais d’autant plus voyante, de conférer de la personnalité à ses protagonistes ; c’est au fond parfaitement raté, au mieux inutile. Et l’artifice n’en ressort que davantage.

 

Ce n’est même pas forcément que ce texte est « mauvais » : d’une certaine manière, il n’existe pas…

 

Hélas, il n’est pas le seul dans ce cas, ici.

 

LE RÊVEUR DE LA CATHÉDRALE

 

Suivent Sylvie Miller et Philippe Ward, pour « Le Rêveur de la cathédrale ». Le Noir Duo a pu, occasionnellement, livrer des choses tout à fait correctes, souvent dans un registre populaire, léger et divertissant, « Lasser » ou pas, mais pas que. Bien sûr, quelqu’un qui se fait appeler Philippe Ward n’a guère besoin de mettre en avant d’autres arguments pour témoigner de son goût pour Lovecraft…

 

Reste que cette nouvelle est un échec total – et qui, bizarrement, aurait sans doute gagné à se débarrasser de ses oripeaux guère seyants de lovecrafterie. Sur la base d’un cadre narratif qui aurait pu être intéressant (la basilique de Saint-Denis) mais qui s’avère bien vite inexploité, et d’ici à une conclusion tellement convenue que c’en est gênant, elle nous inflige un Nyarlathotep parfaitement grotesque, et un Randolph Carter qui l’est à peu près autant (outre qu’il est tout sauf sympathique – ce qui aurait pu constituer un bon point, je suppose, mais dans encore un autre univers parallèle) ; j’ose espérer que c’était délibéré de la part des auteurs, d’une certaine manière, mais sans en être totalement certain…

 

Et au final ? Là encore, une nouvelle « qui n’existe pas ».

 

DE KADATH À LA LUNE

 

Raphaël Granier de Cassagnac, pour sa contribution intitulée « De Kadath à la Lune », fait dans l’autoréférence, en brodant façon bref spin-off sur son texte dans Kadath : le guide de la cité inconnue, il y a de cela quelques années déjà. L’idée n’était pas mauvaise, même si tout cela est bien lointain pour moi… Mais cela a pu susciter quelques « flashs » occasionnels – cependant, plutôt dans son évocation du segment dû à l’époque à Mélanie Fazi, avec le personnage d’Aliénor. Eh…

 

Ce que Raphaël Granier de Cassagnac avait conçu dans ce cadre avec son « Innomé » était plutôt réussi, pourtant, et ne manquait pas d’à-propos, en fournissant au lecteur un guide de choix pour arpenter Kadath. En dehors de ce contexte, par contre, et avec cette seule anthologie pour référence, ça ne fonctionne hélas pas… et cela aboutit à un nouveau texte « inexistant », même si pour de tout autres raisons. Dommage…

 

CAPRAE OVUM

 

« Caprae Ovum » est une nouvelle d’Alex Nikolavitch, que je n’avais longtemps pratiqué qu’en tant qu’essayiste et traducteur (de BD notamment), sauf erreur, mais qui a publié assez récemment son premier roman, Eschatôn, aux Moutons Électriques – un roman, d’ailleurs, non dénué d’aspects lovecraftiens, et l’éditeur avait mis cette dimension en avant ; un roman, hélas, qui ne m’avait pas convaincu… Toutefois, pas du fait de ses aspects lovecraftiens, qui sont assez réussis, objectivement.

 

Avec la présente nouvelle, il nous livre un périple onirique adapté à la logique des rêves et/ou des cauchemars. Idée qui fait sens, sans doute… à ceci près que le résultat est d’un ennui mortel. Dans cette anthologie, c’est probablement la première nouvelle à tenter d’approcher véritablement la matière lovecraftienne onirique, ce qui est tout à son honneur – et je suppose qu’il y a notamment de « La Clef d’argent » là-dedans. Pas forcément le plus palpitant des récits lovecraftiens, je vous l’accorde… Mais là, c’est encore une autre étape : un somnifère radical.

 

Il y avait de l’idée – mais ça ne fonctionne pas vraiment, au mieux, et, une fois de plus, on n’en retient rien.

 

LES CHATS QUI RÊVENT

 

Avec « Les Chats qui rêvent », de Morgane Caussarieu, on en arrive – enfin ! – à un texte que l’on peut sans hésitation qualifier de « bon ». Pas un chef-d’œuvre, non, mais un « bon » texte. À vrai dire probablement le meilleur de cette anthologie autrement bien fade…

 

Je précise à tout hasard que je n’avais jusqu’alors (sauf erreur) jamais rien lu de la jeune auteure, dont des gens fiables ont cependant loué les romans, tout particulièrement Dans les veines – il faudra que je tente ça un de ces jours, quand même…

 

Mais revenons à nos moutons – ou plutôt, à nos chats… Ceux d’Ulthar, bien sûr ? Non : ceux qui aimeraient se trouver à Ulthar.

 

Parce qu’ils sont présentement en enfer.

 

Sur la base d’un titre pareil, je m’attendais à quelque chose dans le goût du très chouette « Rêve de mille chats » de Neil Gaiman – un épisode indépendant de la cultissime et fantabuleuse BD Sandman. Il y a peut-être un peu de ça, mais c’est finalement autre chose. Car ce texte n’est pas sans surprise, en fin de compte…

 

Notamment en ce qu’il évacue très vite tout ce qui pourrait être « naturellement kawaii » avec un postulat pareil. Chatons ou pas, cette nouvelle n’a rien de « mignon ». En fait, de l’ensemble de l’anthologie, elle est peut-être la seule (disons avec celle de Laurent Poujois, plus loin) où l’angoisse, voire la peur, voire la terreur, ont quelque chose de palpable – un aspect qui, quoi qu’on en dise, n’est pas absent des récits de Lovecraft consacrés aux « Contrées du Rêve ».

 

Mieux encore si ça se trouve, la brève nouvelle de Morgane Caussarieu parvient à véhiculer quelque chose de presque… dépressif ? qui, là encore, contrairement aux idées reçues, peut faire partie intégrante de l’onirisme chatoyant de Lovecraft – car, dans ses textes dits dunsaniens, sous les tours d’ivoire et les minarets scintillants, peut se dissimuler l’échec, le navrant, le pathétique ; peut-être surtout dans un second temps de sa production « fantaisiste », certes, mais c’en est une dimension importante.

 

Mais, en combinant tous ces aspects, Morgane Caussarieu livre donc un texte plus qu’honorable, à propos dans ce contexte, mais qui se tient aussi en lui-même. Une réussite, à son échelle, donc – et peut-être bien la réussite de cette anthologie. Oui : un texte qui existe, voyez-vous ça !

 

LE BAISER DU CHAOS RAMPANT


Encore un jeune auteur, avec Vincent Tassy – qui, dans « Le Baiser du Chaos Rampant », use d’une esthétique gogoth qu’on aurait pu être tenté d’associer à Morgane Caussarieu, sauf que non, en définitive.

 

Malgré sa lourdeur démonstrative et son emploi pas toujours très assuré d’un lexique rare et se voulant riche, la nouvelle parvient (presque) à faire illusion un certain temps. Il s’y passe des choses, et si la focalisation morbide et goulesque ne suscite pas les mêmes connotations que les tours et minarets des cités merveilleuses de Céléphaïs et compagnie, au moins l’auteur parvient à peu près à en tirer un semblant d’ambiance. Ce qui aurait donc pu donner quelque chose de correct, j’imagine – en étant bon prince, oui, mais…

 

Mais en fait non, en raison d’une conclusion parfaitement ridicule. Je ne suis pas certain d’avoir lu une lovecrafterie qui m’ait autant donné envie de bazarder violemment le bouquin contre un mur depuis la « Maudite Providence » de Li-Cam – enfin, une lovecrafterie francophone, j’ai (re !) lu du Brian Lumley entre temps…

 

Non, vraiment, fallait pas.

LE TABULARIUM

 

Laurent Poujois remonte le niveau avec « Le Tabularium » ; après avoir, il y a longtemps de cela, fourni des choses intéressantes pour le Kadath du même éditeur – mais, à la différence de son collègue Raphaël Granier de Cassagnac, il a choisi de livrer une nouvelle se tenant avant tout en elle-même : le bon choix, m’est avis.

 

Entendons-nous bien : « Le Tabularium » n’a absolument rien d’un chef-d’œuvre. Mais c’est un texte divertissant, et qui fonctionne. Oui, c’est aussi assez convenu, voire éculé, mais ça fonctionne. Et au regard de la concurrence dans cette anthologie, ben, du coup…

 

En fait, si je confierais donc la première place du podium à la nouvelle de Morgane Caussarieu évoquée plus haut, la deuxième me paraîtrait pouvoir être attribuée à ce récit faisant la bascule entre Monde de l’Éveil et Contrées du Rêve avec… professionnalisme, disons. Terme assez peu généreusement connoté le plus souvent il est vrai, mais pour le coup Laurent Poujois ne nous fait pas du Fabien Clavel. Son texte est bien construit, l’ambiance est là, qui oscille entre fascination et angoisse avec la nécessaire touche de démence qui va bien. Autrement dit, ça marche – et comme il ne faut pas espérer beaucoup plus dans ce recueil…

 

LE CORPS DU RÊVE

 

« Le Corps du Rêve », de Neil Jomunsi, ne s’en sort pas si mal, cela dit. Formellement, cette nouvelle me laisse assez sceptique, mais je lui reconnais néanmoins d’avoir un thème assez intéressant, relativement original, et plutôt bien développé.

 

En fait, c’est là l’atout de cette nouvelle, qui la classe effectivement au-dessus de la médiocrité globale de cette Clef d’argent des Contrées du Rêve fort peu goûtue dans l’ensemble : lesdites Contrées y sont questionnées, dans leurs implications, et donc dans le rapport ambigu que les Rêveurs peuvent entretenir avec elles. Il n’est certes pas dit que la réponse apportée à cette problématique par Neil Jomunsi aurait parlé à Tonton HPL, mais, au fond, ça n’est d’aucune importance.

 

La nouvelle est critiquable, bancale parfois, mais donc assez futée, au fond, et parvient à mettre en place une ambiance des plus correcte ; allez, troisième place sur le podium.

 

YLIA DE HLANITH

 

Quand soudain déboule le… le texte qui invalide l’idée même d’un podium pour les siècles des siècles.

 

« Ylia de Hlanith » est un… poème… de 480 vers, des alexandrins à vue de nez, commis par Timothée Rey. Et je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense.

 

Booooooooooooooooon, côté « virtuosité poétique » et « joliesse des images et émotions », disons-le, ça n’est paaaaaaaaaaaaaaaaaas tout à fait ça ; mais probablement de manière délibérée, en partie du moins – semble en témoigner le goût de l’auteur pour les rimes improbables, en -ec, en -oth, que sais-je ; avec de la musique derrière et beaucoup de clopes ou d’alcool, ça aurait pu être du Gainsbourg, si ça se trouve – du Gainsbourg pété comme un coing et qui rigole tout seul dans son coin (donc) de la mauvais blague à laquelle il se livre.

 

Disons-le : c’est moche comme tout et ça croule sous les béquilles – les brusques changements de registre, avec le lexique précieux qui, PAF ! sans prévenir tourne au familier voire à l’argotique, ne sont à mon sens guère profitables à la chose, d’ailleurs. C'est délibéré, c'est parfois rigolo, mais d'autres fois un peu trop lourd.

 

Mais reconnaissons tout de même que c’est amusant, pour une mauvaise blague… Le lovecrafto-onirico-rigolo est sans doute un registre particulièrement périlleux, mais Timothée Rey pousse tellement loin le bousin que je n’ai pas envie de me montrer critique.

 

Je ne sais pas si c’est bon, j’en doute plus qu’un peu, mais au moins ça m’a fait marrer – et, comme c'était visiblement le but, je suppose que c’est déjà pas mal.

 

MKRAOW

 

Euh… « Poésie » toujours ? David Calvo conclut (d’une certaine manière…) l’anthologie avec un très bref « Mkraow » de trois pages, avec des chats dedans (sur un mode plus léger que Morgane Caussarieu), du Québec aussi semble-t-il, et peut-être d’autres trucs, probablement d’ailleurs, auxquels je n’ai absolument rien panné.

 

Euh.

 

Y a des phrases qui sonnent bien, c’est pourquoi je suppose qu’on peut envisager ça comme un « poème en prose » ; et pour le coup plus sensible que l’épopée de Timothée Rey (y a pas de mal). Mais, euh…

 

Quoi ?

 

Nan, je sais pas. Je sais pas du tout…

 

FRAGMENTS DU CARNET DE VOYAGE ONIRIQUE DE RANDOLPH CARTER

 

Et reste… quelque chose…

 

Depuis l’introduction par Frédéric Weil, le bouquin joue la carte du canular, en avançant sourire aux lèvres que Randolph Carter, patin couffin, bon. En fait, il s’agit sans doute de prolonger un canular du même ordre dans Kadath : le guide de la cité inconnue, où c’était David Camus qui endossait le rôle du prétendu alter-ego de Lovecraft – pas forcément toujours avec réussite, d’ailleurs… Après une brève introduction, les fragments de « l’authentique » journal de voyage onirique de Carter sont présentés comme ayant été « retranscrits d’après la traduction de David Camus pour les fragments issus du recueil des Contrées du Rêve de H.P. Lovecraft et par Yohan Sadournal pour les inédits » (ledit Yohan Sadournal, je n’en ai pas trouvé la moindre trace, par ailleurs, hein ; mf ?).

 

Donc, nous avons sur une cinquantaine de pages (c’est le plus long texte du recueil, et de loin) des… « fragments » censés constituer des aperçus d’une sorte de guide de tourisme des Contrées du Rêve, rangées sous différentes catégories géographiques, puis à la manière d’un index à l’intérieur de ces catégories.

 

Le problème, enfin, un des problèmes, c’est la provenance de ces fragments – et je serais bien en peine de me montrer catégorique ici, la plupart du temps du moins. Il y aurait donc de l’inédit ? Auquel cas la broderie sur le style de Lovecraft serait plutôt convaincante, j’imagine. Un cas unique sur l’ensemble de ce recueil, puisque c’est seulement ici que nous retrouvons, comme de juste, le côté baroque et chatoyant de la fantasy lovecraftienne d’inspiration dunsanienne…

 

Mais d’autres fragments – et la majorité j’ai l’impression – sont donc empruntés à Lovecraft lui-même, via David Camus donc et ses très recommandables retraductions. Ceci, dans l’ensemble du volume des Contrées du Rêve, et pas seulement le « cycle de Randolph Carter » (même si La Quête onirique de Kadath l’inconnue a sans doute une place de choix) ; parmi les passages que je crois avoir identifiés, nombreux en fait sont ceux qui renvoient à d’autres textes oniriques : « La Malédiction de Sarnath » clairement, « Le Bateau blanc » aussi, sans doute « Céléphaïs », « La Quête d’Iranon » très probablement, « Polaris » j’ai l’impression, peut-être des choses tirées aussi des « Chats d’Ulthar » ou des « Autres Dieux »… « L’illusion » d’une première personne partout est plus ou moins entretenue, et le tout est donc agencé à la façon d’un guide de voyage lacunaire – dont on nous dit par ailleurs qu’il ne correspond pas aux entreprises du genre en matière rôlistique (voir ici, dans ce cas ; il y a là-dedans, en fait, des textes assez proches dans l'esprit, pourtant).

 

Du coup, l’objet de tout cela me laisse… perplexe. Au mieux ? Au sacro-saint nom du canular, ce catalogue ne tient finalement guère la route, et n’aboutit peu ou prou qu’à faire regretter, sur l’ensemble du volume, l’absence de tout récit (puisqu’ici nous ne pouvons parler véritablement de narration) intégrant véritablement l’approche stylistique de Lovecraft dans ses nouvelles dunsaniennes – avec l’aspect mentionné plus haut, donc, d’un pastiche à deux niveaux. Et la longueur relative de la chose n’arrange rien à l’affaire, donnant un peu l’impression d’un « complément » destiné à faire en sorte que le recueil dépasse les 200 pages, disons. Et dans quel objet ? Nous rappeler que Les Contrées du Rêve est un chouette bouquin ? Il l’est assurément – mais une redite de cet ordre me laisse d’autant plus sceptique que je ne suis pas bien convaincu que ce soit vraiment sa place ; de même à vrai dire pour l’ambiguïté rôlistique du traitement, à l’heure où Sans-Détour s’apprête à livrer, donc, ses propres Contrées du Rêve.

 

En fait, j’ai un peu l’impression d’une annexe qui joue essentiellement contre son camp – en démontrant que l’essentiel de l’anthologie est peu ou prou raté dans sa dimension de pastiche comme dans sa dimension d’hommage.

 

Ce qui participe en fin de compte d’un très désagréable sentiment : l’impression vague ou moins vague qu’on s’est quand même un peu foutu de ma gueule…

 

MAUVAIS RÊVES

 

Triste bilan, donc, pour un livre « inexistant » la plupart du temps, conçu sans vraie implication des auteurs comme de l’éditeur ai-je l’impression. S’en tirent donc Morgane Caussarieu, Laurent Poujois, peut-être aussi Neil Jomunsi voire – voire… – Thimothée Rey. Le reste ? Non... non, rien. Et, de ce fait, l’unique propos du recueil semble être d’ajouter un nouveau titre au sein des « ouvrages lovecraftiens » de Mnémos, présentés sous cet intitulé en fin de volume.

 

Ces ouvrages, au début, étaient donc Les Contrées du Rêve et Kadath : le guide de la cité inconnue, deux vraies réussites, à l’instar des Montagnes Hallucinées un peu plus tard (toujours traduit par David Camus). Depuis, nous avons eu un Culte des goules hélas guère convaincant, sans être antipathique, puis deux gros volumes cyclopéens de l’indicible Brian Lumley, dont je ne reviens toujours pas qu’il ait pu, lui le tâcheron, bénéficier de ce genre d’édition « patrimoniale » (orientation marquée de Mnémos ces derniers temps, mais pas toujours convaincante, hélas)… La Clef d’argent des Contrées du Rêve n’est pas du Lumley, non, je ne le prétends pas, ce n'est certes pas aussi horrible – mais, qualitativement, on est tout de même plus proche de cette pente fatidique que des glorieux débuts…

 

Reste à espérer une chose : la livraison prochaine des volumes de Clark Ashton Smith crowdfundés chez l’éditeur, à condition d’une édition à la hauteur de l’entreprise – il faudra au moins ça.

 

(Et, depuis cette chronique, les Smith ont été livrés ! Et le premier, au moins, est absolument génial et tout bonnement magnifique : hop.)

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La Panse, de Léo Henry

Publié le par Nébal

La Panse, de Léo Henry

HENRY (Léo), La Panse, Paris, Gallimard, coll. Folio Science-Fiction, 2017, 288 p.

 

Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, p. 94 (le livre figure dans le caddie de ce numéro).

 

Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.

 

N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.

 

Suit une version plus longue, ainsi que la version YouTube...

UNE ŒUVRE ET DES GENRES

 

L’excellent Léo Henry (un ami, si je puis le préciser, car je le dois peut-être, question d’honnêteté) est un auteur aux multiples facettes, même s’il parvient à conserver une certaine forme de cohérence, unissant miraculeusement des œuvres très diverses dans le fond comme dans la forme – autant dire qu’il sait faire le grand écart, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

 

Il y a a priori un monde entre, disons, les volumes consacrés à Yirminadingrad, en collaboration avec le regretté Jacques Mucchielli, quelque part entre Ballard et Volodine, ou les expérimentations sauvages du Naurne avec luvan et Laure Afchain, d’une part, et d’autre part un registre plus populaire tel que celui qui nous intéresse aujourd’hui : La Panse, chose rare de nos jours, est un roman directement publié en poche, chez Folio-SF – à l’instar, il y a de cela quelque temps, du Casse du Continuum (que je n’ai hélas toujours pas lu, c’est mal…) ; à la science-fiction de ce dernier succède donc le présent « thriller lovecraftien », nous dit-on, l’essai fantastique de l’auteur – en attendant semble-t-il un roman de fantasy, histoire de balayer les genres de l’imaginaire ?

 

De part et d’autre, l’impact en termes de distribution n’est sans doute pas le même. Pour autant, est-ce vraiment pertinent d’opposer sur cette seule base romans et nouvelles qui émanent bien d’un même auteur ? Je suppose qu’il n’y aurait rien d’excessif à supposer que la Défense de La Panse a bel et bien en elle quelque chose du Naurne, et peut-être même de certaines variations, au moins, sur Yirminadingrad, ses faubourgs, ou tant d’autres villes de par le monde où les exilés de Tadjélé ruminent leur patrie en proie au pire… Le caractère plus « direct » du présent roman – dans sa dimension policière ou thriller – participe de sa singularité, mais peut-être faut-il en dernier recours le relativiser quelque peu ?

 

Quoi qu’il en soit, dans ces divers registres, j’ai bien l’impression d’une œuvre qui se dessine – cohérente dans sa diversité, expérimentant les genres sans succomber à la gratuité de l’exercice de style, et touchant juste, en définitive, du fait d’une sincérité de tous les instants, garante de l’authenticité de chaque ajout, quel qu’il soit, à une architecture globale complexe.

 

D’autant que, d’une certaine manière, La Panse, avec ses atours pop – ou en tout cas plus pop que Yirminadingrad –, n’en est pas moins un récit baignant dans l’architecture et l’urbanisme avant l’ésotérisme, et par ailleurs vecteur d’une dimension sociale marquée, questionnant notamment le travail jusque dans ses impacts les plus délétères… Alors, « Demain la Défense » comme on dirait « Demain l’usine » ?

 

FAUX SEMBLANTS

 

Bastien Regnault – un paumé, disons-le ; confit dans une existence médiocre, en dépit de ses timides tentatives pour y trouver du sens… Sauf que l’art n’y est pas parvenu : il est un intermittent avant que d’être un artiste, et au mieux de quatorzième zone (à peu près). La famille pas davantage : mariage foireux, fille qu’il n’a aucune envie de voir… Honnêtement, avec ses parents, ça ne va pas beaucoup mieux. Et avec Diane, alors ? Sa sœur jumelle – il partage forcément beaucoup de choses avec elle ? Eh bien, pas tant que ça : depuis longtemps, les liens se sont distendus – contre la malédiction génétique qu’on aurait été tenté d’envisager d’emblée, les jumeaux ont emprunté des voies toutes différentes, et leurs contacts se limitent à un ou deux coups de fil par an.

 

Un jour, pourtant, quand Bastien se livre à cette corvée, il est surpris d’apprendre que le numéro de téléphone de sa sœur n’est plus attribué. Et, pour le coup, ça l’inquiète… Où Diane est-elle donc passée ? Est-elle seulement encore en vie ? Personne ne semble le savoir – personne. Alors Bastien désœuvré se lance sur sa piste – mais probablement autant en quête de soi qu’en quête de sa sœur.

 

LA DÉFENSE – ET SA PANSE

 

Puis des bizarreries surgissent, qui laissent à peine entrevoir un sort que Bastien ne peut s’empêcher de trouver inquiétant… La piste s’arrête à la Défense – cette folie en lisière de Paris, excroissance monstrueuse des Trente Glorieuses les plus mégalomanes, un délire utopique et futuriste, où les tours d’acier et de verre du quartier d’affaires produisent un contraste saisissant avec un lourd passif social, héritage des bidonvilles qu’il fallait faire disparaître comme autant de souillures d’un temps jadis à effacer des mémoires ; quitte à fermer les yeux sur les SDF s’abritant du monde dans la Dalle, ce labyrinthe souterrain aux plans inconcevables. La Défense… Un monstre – mais un monstre où des gens travaillent, et où des gens vivent, très différents.

 

Ce dont Bastien va faire l’expérience : à peine son enquête a-t-elle commencé, livrant un aperçu vaguement inquiétant, vaguement comique dans son absurdité, d’une société secrète de richards n’ayant rien à envier à la Society de Brian Yuzna, ou au partouzards masqués d’Eyes Wide Shut, à peine cette enquête a-t-elle donc commencé que Bastien se voit refouler… et pourtant offrir ce qui, à ses yeux, constitue sans doute un moyen d’accès alternatif : le travail. Nettoyage, surveillance, logistique… Autant d’aperçus d’un abîme social où végètent des travailleurs comme de juste aliénés, presque déshumanisés – et le prochain qui me vante la valeur émancipatrice du travail, j’y colle mon poing dans la gueule.

 

Mais pas Bastien : lui se met à la tâche, sans vraiment comprendre pourquoi – d’autant que la tâche, ou plutôt les tâches, sont épuisantes et vaines… Mais c’est pourtant ainsi qu’il approche enfin véritablement de la Panse : une société secrète, oui, mais autrement inquiétante que les guignolades pseudo-vénitiennes de Kubrick – une secte, en fait, qui capture et lobotomise via le travail, et ses à-côtés « psychothérapeutiques », à base de « développement personnel », et de méditation savamment orchestrée par d’importuns gourous et docteurs (s’il y a une différence) ; une secte qui, sur cette base, produit une hiérarchie fonctionnant sur un modèle initiatique ; autant d’échelons que Bastien grandit bien rapidement – comme « l’élu » qu’il pourrait bien être, ou du moins le lui laisse-t-on entendre.

 

La Panse… Société secrète, secte initiatique… Organe interne dont la fonction est de dissoudre.

 

« THRILLER D’INFILTRATION LOVECRAFTIEN »

 

« Thriller d’infiltration lovecraftien » : c’est ainsi que la quatrième de couverture nous vend – et nous vend bien, ou me vend bien, en tout cas – ce nouveau roman. Figurez-vous que c’est à bon droit, et que, dans ce registre, La Panse est très certainement une réussite.

 

Ce qui implique peut-être quelques précisions ? Sans surprise, nulle mention ici de Cthulhu ou Yog-Sothoth, d’Abdul Alhazred ou des Unaussprechlichen Kulten ; et la Défense remplace utilement Arkham. Pourtant, la dimension lovecraftienne du roman n’a rien d’une imposture.

 

Et ce alors même que La Panse ne joue pas forcément tant que ça des principes de « l’horreur cosmique » ? Ou seulement tardivement ? À maints égards, le roman est bien plus terre à terre – jusqu’à s’étendre sur des situations très prosaïques que le gentleman de Providence aurait sans doute trouvé sordidement « réalistes », et probablement ennuyeuses. Pour autant, deux traits rapprochent bel et bien les deux œuvres : d’une part, justement, ce souci du « réalisme », aussi paradoxal puisse-t-il paraître – on connaît la phrase de Lovecraft, extraite d’une lettre à Clark Ashton Smith : « No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care and verisimilitude of an actual hoax. » Une idée, je crois, que Léo Henry a ici fait sienne. D’autre part, La Panse est à mes yeux avant tout une réussite dans le registre de l’ambiance – minutieusement composée, subtilement inquiétante, et ce de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin les effets d’échelle transcendent le récit jusqu’à plonger personnage et lecteur dans les abîmes terribles et fascinants de la folie pure…

 

Le jeu sur l’architecture est à cet égard d’une importance cruciale – et la Défense, sous la plume de Léo Henry, dans sa démesure et presque son absurdité, se pare sans soucis des atours cyclopéens d’une R’lyeh sur Seine, tandis que la Dalle sur laquelle elle est bâtie implique nécessairement sa part d’utopie chtonienne, entre la K’n-yan du « Tertre », la cité des Montagnes Hallucinées ou encore celle de la Grand-Race de Yith, « Dans l’abîme du temps » ; forcément, des choses y rôdent dans l’ombre perpétuelle, des choses qui ne doivent pas voir la lumière du jour… Ainsi de cette statue paraît-il bien réelle, baptisée Le Monstre, et qui se tapirait, inamovible, dans le dédale souterrain de la Défense – manière de confirmer que la Défense elle-même est un monstre. Michel Houellebecq, dans sa lecture de Lovecraft, avait très justement appuyé sur la dimension architecturale des récits du gentleman de Providence, et La Panse me paraît en constituer une très bonne illustration.

 

À cet égard, La Panse n’est pas forcément un cas à part – ou pas tant que ça. À la lecture du roman, je n’ai pas manqué d’avoir diverses « références » en tête (qui n’en sont pas forcément, ou en tout cas pas au sens le plus strict « d’inspirations » pour l’auteur) ; quelques titres ? Peut-être Notre-Dame des Ténèbres de Fritz Leiber – ou dans un tout autre registre, donc, le film Society de Brian Yuzna… Autant de « réactualisations » d’un fantastique lovecraftien riche en sectes perverses – et en aperçus d’une réalité insupportable… jusque dans la dimension sociale, donc ; noter ici que la psychologie morbide institutionnalisée dans La Panse peut éventuellement évoquer le CLEER des camarades L.L. Kloetzer ?

 

À LA SUEUR DE TON FRONT

 

Le travail, ou plus largement la dimension sociale, est tout aussi capital. Mais cela fonctionne d’autant mieux que La Panse évite sans doute de verser dans la caricature qu’un cadre pareil aurait pu rendre tout particulièrement tentante.

 

La Défense, en effet, n’est ici pas unilatérale – bien au contraire, aussi monstrueuse soit-elle à vue de nez et tout au fond, elle exprime entre les deux toute sa complexité, sa dichotomie qui n’en est peut-être pas tout à fait une, et qui fait d’elle tant un quartier d’affaires moderniste au point d’avoir quelque chose de science-fictif, que la réalité autrement concrète et palpable d’un lieu où des gens vivent – tiens, peut-être un autre rappel de Yirminadingrad ? La Défense n’est pas que cadres oppressés se précipitant dans les couloirs le mobile collé à l’oreille – ou l’oreillette, plus brutalement. Elle a ses bistros, ses épiceries, ses boulangeries. Les bidonvilles antérieurs n’ont pas seulement été effacés, il s’agissait aussi, dans la perspective mégalomane du projet d’urbanisme, de réfléchir à la question du logement social. Mais, là aussi, une hiérarchie insidieuse opère – vivent sur place aussi bien des fortunes, dans les tours le cas échéant, que des SDF condamnés aux couloirs de la Dalle ; entre les deux, une ribambelle de travailleurs très divers, hiérarchie dans la hiérarchie – des cadres qui s’en tirent le mieux (financièrement et socialement, je ne garantis rien pour le reste) aux précaires à la façon de Bastien, entassés dans des appartements collectifs qui ne sont guère plus que des dortoirs : tous restent sur place « parce que c’est plus pratique », parce que « ça va plus vite », sous-entendu – pour aller au travail ; autant dire que le travail devient toute leur vie, et doit en décider de bout en bout.

 

BIPOLAIRE

 

À cet égard, la Défense a quelque chose de… bipolaire, disons ; qualificatif qui s’applique sans doute en même temps au roman dans son ensemble, ou à son héros. Surtout à ce dernier, peut-être.

 

Car Bastien, s’il est pour une bonne part un personnage en creux, vecteur du récit davantage que personnage « vivant », n’en a pas moins une psychologie torturée : tel qu’il est introduit dans le roman, nous sommes tentés d’y voir un personnage foncièrement dépressif – un raté atone et apathique, sans rien qui le rattache vraiment à un monde dont on il n’a que faire. Sans doute est-ce d’ailleurs pour cela qu’il se réfugie autant dans le travail – aussi éprouvant soit-il ; car il est peut-être avant tout aliénant, et, consciemment ou pas, c’est quelque chose qui va très bien à Bastien : la brutalité de ce monde professionnel a quelque chose de rassurant, en fournissant une « raison de vivre » clef en main, dont, après tout, s’accommodent semble-t-il beaucoup de gens. Nul besoin de pousser outre-mesure la métaphore : le travail peut très bien fonctionner comme une secte, et use des mêmes méthodes de déshumanisation.

 

Mais c’en est au point où Bastien se prend au jeu, lui, « l’élu », qui croit dès lors trouver dans cette activité de tous les instants un moyen d’avancer, voire de se transcender. D’où ce rapport finalement plus bipolaire que dépressif à une vie qu’il ne saurait envisager en bloc – et où l’hyperactivité peut fournir un contrepoint, quand bien même navrant, à l’apathie mélancolique. Au point, bien sûr, où la quête de Diane peut passer au second plan ? Où elle se trouvait sans doute dès le départ…

 

Mais ne pas s’y tromper : cette ascension est un leurre – et le travail ne permet certes pas l’émancipation. Reste, au fond des choses, ce constat impitoyable : « élu » de la Panse ou pas, Bastien ne comprend guère ce qu’il vit – il n’est même pas censé le faire… Car la Panse, après tout, s’en tient en définitive à sa dimension première : elle est là pour dissoudre.

 

EFFICACE – ET DAVANTAGE

 

On ne fera certes pas de La Panse la plus grande réussite de Léo Henry. J’avoue, comme d’habitude, le préférer en nouvelliste plutôt qu’en romancier – j’avoue aussi, me contredisant au passage, que je suis instinctivement davantage attiré par ses œuvres les plus « ambitieuses » (ou les moins « populaires », si vous voulez, mais je me rends bien compte de ce que ces qualificatifs impliquent d’un peu navrant me concernant).

 

Mais La Panse fonctionne très bien : le roman remplit son office, et bien plus encore, en déployant une complexité de fond qui n’a rien de m’as-tu-vu, mais au contraire avec le plus grand naturel, assurant l’authenticité de l’œuvre. Rythmé avec habileté, jusque dans ses brusques accélérations et décélérations, il emporte sans peine le lecteur dans un monde impitoyable et cauchemardesque, mais tout aussi fascinant et déroutant. Il est aussi la preuve d’une chose dont j’avoue douter le plus souvent : on peut faire un thriller intelligent et dépassant la formule. Ce n’est pas la moindre réussite de La Panse, roman assurément plus que recommandable.

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Poumon vert, de Ian R. MacLeod

Publié le par Nébal

Poumon vert, de Ian R. MacLeod

MACLEOD (Ian R.), Poumon vert, [Breathmoss], traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, [2002] 2017, 126 p.

 

LUMINEUSE

 

Retour à l’excellentissime collection « Une Heure-Lumière » des Éditions du Bélial’, sans doute une des meilleures choses qui soient arrivées à l’édition de science-fiction en France ces dernières années. La collection, consacrée au format délicieusement bâtard (c'est un compliment) qu’est la novella, abrite sous les splendides couvertures, d’une belle identité graphique, signées Aurélien Police, des textes rares et souvent primés (presque systématiquement, je crois que la seule exception était le Dragon de Thomas Day, totalement inédit et par ailleurs toujours le seul texte francophone de la collection) ; et, qu’on attache de l’importance aux prix ou pas, le fait est que, parmi ces textes, nombre étaient proprement excellents.

 

J’avoue avoir cependant une préférence particulière pour les trois précédents titres de la collection, les très bons Un pont sur la brume de Kij Johnson et Cérès et Vesta de Greg Egan, et encore deux bons crans au-dessus L’Homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu (dont Le Regard sort sous peu dans la même collection – Liu devient le premier auteur à avoir deux ouvrages en « Une Heure-Lumière »). Mais on peut prendre les choses à l’envers : pour l’heure, je n’ai pas lu de « mauvais » texte en UHL – tout au plus Dragon de Thomas Day et Le Nexus du Docteur Erdmann de Nancy Kress me paraissaient-ils inférieurs, mais pas au sinistre point de la médiocrité…

 

Et maintenant, Poumon vert de Ian R. MacLeod…

 

Et là, c’est le drame ? N’exagérons rien… D’autant qu’il n’est pas mauvais, ni même médiocre, ce livre. En fait, « objectivement », sans doute est-ce un bon voire très bon texte, et vous trouverez plein de gens pour vous expliquer pourquoi, sans doute à raison, sur le ouèbe. Mais voilà : moi, il m’a profondément ennuyé. Il n’aurait pas dû, pourtant… Mais c’est bien ma première vraie déception dans cette collection – que je continuerai de louer par ailleurs, mais il fallait bien que cela arrive un jour, j’imagine. Et c’est peut-être avant tout une déception parce que les premiers retours étaient excellentissimes, et parce que ce que je savais du livre m’intéressait tout particulièrement ? C’est bien possible… Et je n’ai pas envie d’en dire du mal, au fond – mais j’ai ramé dessus comme ça ne m’était pas arrivé depuis un bon moment : mon compte rendu ne peut faire l’impasse sur cet ennui profond…

 

RARE

 

Ian R. MacLeod est un auteur (britannique) rare, et tout particulièrement en France, où on n’en connaît guère que deux romans (Les Îles du soleil et – surtout ? – L’Âge des Lumières), outre quelques nouvelles çà et là ; or il semblerait qu’outre-Manche (et outre-Atlantique aussi, je suppose) il soit surtout loué en tant que nouvelliste.

 

Poumon vert, en tout cas, est à nouveau un texte auréolé de louanges – mais aussi un texte qui remonte un peu, pour le coup, puisque sa publication originale date d’il y a quinze ans déjà. Quoi qu’il en soit, blam : finaliste des prix Hugo et Sturgeon 2003, nominé au prix Nebula 2004, et récompensé en tant que « meilleur court roman de l’année 2003 » par les lecteurs d’Isaac Asimov’s Science Fiction Magazine. Pas rien.

 

Mais je confesse mon ignorance crasse : à ce jour, je n’avais jamais rien lu de ce que Ian R. MacLeod avait pu écrire – ou alors des nouvelles oubliées, en tout cas pas un de ses romans. Mais c’était plutôt un argument en faveur de ce petit volume, pour le coup – il y a tant de choses à découvrir… et l’enrobage dudit livre était assurément alléchant.

 

DIX MILLE ET UN MONDES – MAIS D’ABORD UN

 

Bienvenue dans les Dix Mille et Un Mondes – appellation qui ne laisse guère de doutes sur le contexte, essentiellement arabisant. C’est une dimension fondamentale de la novella, mais, par ailleurs, elle se montre assez référencée, et ce dans divers registres. Deux de ces « références » me paraissent devoir être mises en avant, toutefois – et le genre de « références » qui me parle, plus qu’un peu.

 

La première, et à mon sens de loin la plus importante, c’est l’immense Ursula K. Le Guin, pour son immense « cycle de l’Ekumen ». Les Dix Mille et Un Mondes me paraissent clairement s’inscrire dans cette filiation, jusque dans leur relative indéfinition. Mais ce n’est peut-être là qu’un clin d’œil : le vrai lien entre les deux œuvres réside dans l’approche anthropologique du récit, adoptant un cadre de planet opera, pour traiter de thématiques éventuellement très leguiniennes, genre et sexualité au premier chef. Habara, la planète arabisante de Poumon vert, pourrait être ainsi une variante de Nivôse dans La Main gauche de la nuit, et à plus d’un titre – mais ses institutions en la matière pourraient tout autant renvoyer à L’Anniversaire du monde. Il me paraît clair qu’Ian R. MacLeod, ici, entendait faire quelque chose à la manière de la grande dame de la SF, ce qui aurait (presque) dû suffire pour emporter mon adhésion. Et pourtant…

 

Bien sûr, même si au fond ça me paraît moins crucial, il faut envisager une deuxième « référence » prestigieuse, et sans doute plus explicite encore – car étant cette fois directement liée à la thématique arabisante et éventuellement islamisante de Poumon vert : le « cycle de Dune » de Frank Herbert. Même si, pour le coup, l’aventure n’est guère au rendez-vous… Reste que ce modèle ultime du planet opera qu’est Dune est ici rappelé à maintes reprises dans le cadre de Habara – et tout particulièrement quand nous faisons la découverte de la vieille tariqa, adaptation des Navigateurs de la Guilde dans un contexte dont la mystique renvoie davantage à une hybridation entre le Bene Gesserit et les Fremen, mais qui autorise de même les voyages spatiaux, selon ses propres termes, en pliant l’espace – qu’il s’agisse de passer par de bien plus classiques portails, et non de s’adonner à une drogue rarissime à la base même d’un système économique galactique, me paraît de peu d’importance en fin de compte.

 

Avec des « modèles » aussi illustres, ça devrait bien se passer, non ?

 

Eh bien, non.

 

En ce qui me concerne tout du moins.

 

GRANDIR

 

Habara, donc – une planète parmi d’autres, au sein des Dix Mille et Un Mondes, mais particulièrement teintée d’orientalisme. Nous y suivons une certaine Jalila, douze ans quand débute le récit, et qui vient tout juste de quitter les hautes plaines de Tabuthal pour aller s’installer à Al Janb, sur la côte – un environnement tellement différent que, pour la jeune fille, cela revient à changer de planète ; de manière peut-être ironique, car les bateaux prenant le large sur l’immense océan de Habara font presque pâle figure devant ces fusées qui, fonction des saisons, font le transit entre la planète et quelque portail lui permettant de se rendre dans un ailleurs inconcevable, un spectacle qui laisse notre jeune fille des plus perplexe, mais ne manque pas non plus de la séduire.

 

Jalila n’est certes pas descendue toute seule de ses montagnes – elle n’a fait que suivre ses trois mères, ou, pour dire les choses autrement, son haremlek, à la fois lieu (mobile) et institution. Quatre femmes, oui – dans un monde où il n’y a peu ou prou que des femmes (comme dans tous les Dix Mille et Un Mondes, peut-on supposer). On ne dit plus « humanité » mais « féminité », il n’y a pas Dieu mais Déesse, et Cook, capitaine de l’Endeavour dans les temps antiques, se prénommait Jane. Nous ne saurons jamais vraiment comment nous en sommes arrivés là – ou bien c’est que je suis passé à côté, pas impossible, ça : entre deux bâillements… Qu’importe, au fond : l’important, c’est qu’il en va ainsi, et c’est bien suffisant. En fait, c’est un aspect important de la novella, je suppose, qui implique une immersion brutale dans un monde qu’il ne s’agit guère de décrire et en tout cas pas d’expliquer – j’y reviendrai.

 

Pourtant, les hommes ne sont pas totalement absents de cet univers – seulement très, très rares, et perçus comme « handicapés » ou « bestiaux », disons du moins des citoyens de second ordre au mieux. En fait, Jalila, en arrivant à Al Janb, y fait, entre autres expériences traumatisantes (mais pas dit que ce soit la pire, loin de là – et ça c’est un point plutôt intéressant à mes yeux), la rencontre d’un jeune homme (un garçon, se corrige-t-elle, on disait ainsi), du nom de Kalal, ainsi que de son père Ibra. D’où maintes interrogations dans sa tentexplo, où la jeune fille se documente sur les « mâles », entrevoyant même avec un soupçon d’horreur les échos d’une sexualité antique qu’elle ne parvient pas très bien à distinguer du viol.

 

Or les hormones forcément en ébullition de l’adolescente l’amènent bien vite à l’éveil de sa sexualité, mais pas vraiment avec Kalal : avec la plus charmante des filles, Nayra. Forcément : dans ce monde, l’homosexualité est de rigueur – encore que je ne sois pas bien sûr que le terme soit très pertinent, la différence entre les genres n’y étant qu’un minuscule épiphénomène, ne permettant guère de distinguer ainsi les sexualités. Mais pour nos yeux extérieurs, oui, l’homosexualité est la norme, et l’hétérosexualité, rarissime, a quelque chose d’un peu déviant – et cependant globalement accepté avec bienveillance : là encore, le monde décrit par Ian R. MacLeod n’est sans doute pas un reflet exact du nôtre...

 

Mais, dans cette novella aux allures de récit initiatique, ou de roman d’apprentissage si vous préférez, ce ne sont certes pas là les seuls choix qui tracassent notre héroïne. En fait, l’adolescence en tant que telle y est vécue comme le moment de tous les choix – et, là encore, la trajectoire choisie par Jalila dépasse allègrement la seule dimension sexuelle, même s’il est tentant d’établir des liens entre toutes ces options ; idée peut-être appuyée par ce fameux « poumon vert » du titre, très rarement entraperçu dans la novella, mais qui avait déjà témoigné d’un premier changement, celui duquel découleraient tous les autres, quand Jalila avait laissé derrière elle ses montagnes et leur air raréfié pour la côte certes pas plus pure, mais où il était possible de respirer sans passer par cette sorte de moisissure qui faisait jusqu’alors partie de son corps, presque naturellement ; à ceci près, bien sûr, que le « poumon vert » persiste alors indépendamment d’elle, plus comme un être autonome que comme un simple reliquat d’une enfance perdue, quelque peu déprimant en tant que telle – bien au contraire, le poumon reverdit.

UN CONTACT UN BRIN ARDU

 

Tout cela est bel et bon, sans doute (enfin…), mais encore faut-il pouvoir s’immerger dans cet univers. Et là, Ian R. MacLeod ne nous facilite pas la tâche. À raison, dans le fond, mais je tends à croire que cette prise de contact un brin ardue a pesé de tout son poids dans mon ressenti global – et donc dans mon ennui.

 

Il y a en effet ici un parti-pris en soi intéressant et plus que justifié, de la part de l’auteur, qui consiste à nous plonger dans ce monde exotique sans préparation, et sans scènes d’exposition par la suite. Le récit se focalise sur Jalila, pas sur son monde, que nous ne faisons qu’entrevoir avec ses yeux, et donc ses biais.

 

Il en va de même pour tout ce qui caractérise ce monde, et qui nous est jeté à la figure sans périphrases explicatives : pour reprendre les mots très justes de l’intrépide Raoul Abdaloff (dans sa chronique de la répugnante Salle 101, ici vers 46:50), un romancier contemporain ne s’embarrasse pas de nous expliquer ce qu’est un four micro-ondes ; pour un lecteur ne sachant pas ce qu’est au juste un four micro-ondes, ça n’est pas sans poser problème, mais c’est en même temps un moyen de choix et pertinent, pour l’auteur, afin de plonger son lecteur dans un monde autre et de le confronter presque brutalement à cette altérité, en jouant sur le sentiment de normalité, de naturel.

 

Ici, cela passe notamment par l’emploi d’un lexique relativement abondant, coloré certes, mais pour le moins déconcertant. Dans les premières pages, j’ai eu l’impression de me noyer dans tous ces plus-ou-moins néologismes plus-ou-moins arabisants, haremlek, tentexplo, qasr, malqaf, hayawan, tariqa… Le contexte fournit bien quelques indices pour comprendre de quoi il retourne, et les sonorités peuvent aider dans ce cadre de langage dérivé, mais par accrétion, et on a de quoi être passablement largué tout d’abord… et, dois-je dire, parfois à terme également ; car je m’ennuyais trop pour me concentrer sur le texte et percer ses énigmes – ou en garder le souvenir entre deux séances de lecture un peu forcées et en tout cas guère enthousiastes.

 

Bon, je suis un lecteur de science-fiction et de fantasy, hein, je devrais être habitué à ce genre de procédés… Y être plutôt favorable, même. En ayant conscience bien sûr de ce que l’abus de jargon malvenu est souvent l’apanage d’une SF maladroite, celle qui tient à vous faire savoir qu’un Zr’fublxi adulte ghr’ygthe volontiers son kghbbb’nyl par gbvxj – ah, par ailleurs, sur cette planète, ils utilisent des jhgfffkn (c’est-à-dire des fours micro-ondes). Rien de la sorte ici : en fait, l’emploi de ce lexique est sans aucun doute réfléchi et certainement pas maladroit ; simplement, il ne facilite pas le contact – et cette immersion qui se veut brutale s’est finalement avérée pour moi tout sauf immersive, en me tenant à l’écart d’un texte pour lequel je n’avais faut-il croire pas la moindre envie de fournir un effort de compréhension ; je n’étais tout simplement pas assez concentré pour cela – et encore moins happé.

 

ELLES

 

Ce n’est pas le seul parti-pris formel de cette novella, car il en est un second qui frappe et séduit davantage – et qui est la féminisation de la narration.

 

Le français et l’anglais sont des langues tellement différentes à cet égard, je ne sais pas le moins du monde ce qu’il en est de cette dimension dans le texte original, où « they » ne s’embarrasse pas d’un masculin censé l’emporter. Mais la traductrice Michelle Charrier a donc eu recours à divers procédés pour exprimer cette nécessaire féminisation de la langue dans un monde où 99,9 % des humains sont des femmes. Rien que de très logique, dès lors, à ce que, dans un monde pareil, le masculin ne l’emporte pas. « Il » est un mot antique pour Jalila, et elle n’y pense pas toujours quand elle évoque Kalal (surtout) ou Ibra ; car elle vit dans un monde où seul le genre « elle » peut faire sens. Quand Jalila et Kalal se promènent ensemble, c’est donc qu’elles se promènent, et elles, toutes deux, ce sont des femmes. Il y a plusieurs autres trucs du genre, je ne les ai pas tous en tête.

 

Globalement, c’est très bien vu : c’est pertinent, relativement inventif, déstabilisant mais d’une manière intéressante, et ça n’a rien de gratuit pas plus que de tape-à-l’œil ; pas de quoi générer un blocage chez le lecteur quand bien même un peu secoué, plutôt de quoi lui donner matière à réflexion concernant l’empreinte lourdement patriarcale de la langue qu’il emploie tous les jours.

 

C’est un thème semble-t-il à la mode ces dernières années – je n’ai pas lu la « trilogie de l’Ancillaire », d’Ann Leckie, mais il y avait semble-t-il de cela ? Avec les problèmes de traduction afférents. D’autres titres récents pourraient sans doute être cités. Bien sûr, Poumon vert est antérieur en version originale, puisque datant de 2002 – les parutions françaises rapprochées peuvent donner l’impression d’une parenté thématique et formelle qui n’est en réalité pas si appuyée que cela. Et, bien sûr aussi, on pourrait encore remonter au-delà – ne serait-ce que chez Ursula K. Le Guin, bien sûr… Qu’importe : cette approche, pour le coup, me paraît au crédit de la novella.

 

QUOI DE PIRE QUE DES ADOLESCENTS

 

Cependant, ce monde « autre » est avant tout un cadre, autant dire ici un prétexte, et sa caractérisation féminine certes un outil narratif puissant, riche de réflexions bien pensées, mais dont il s’agit d’exprimer ici la « normalité », le « naturel » : même principe dès lors que pour le lexique arabisant de Habara, on montre, on ne dit pas, ou du moins on n’explique pas. Le naturel implique de ne pas s’étendre sur ces questions, ou même de les envisager comme des questions, d'ailleurs : c'est ; et c'est tout.

 

Mais où réside alors le récit, sinon la novella ? Probablement dans quelque chose de davantage convenu : l’évocation de l’adolescence… Et je dois dire, comme bien des gens sans doute qui ne révèrent pas exactement le souvenir de leur propre adolescence, que c’est là un thème qui ne me séduit guère, voire m’agace, sinon m’ennuie… Ici, bingo : je me suis ennuyé.

 

L’éveil à la sexualité de Jalila m’a laissé totalement froid ; sur le plan de la narration, j’ai certes trouvé intéressant, dans l’absolu, que cela passe surtout par la relation « normale » entre Jalila et Nayra plutôt que par la supposée « perversion » que serait une relation entre Jalila et Kalal, mais, au-delà… Froid. Ça ne m’intéressait tout simplement pas.

 

Oh, sans doute le conte d’Ian R. MacLeod est-il à cet égard sensible – ce qui n’est pas la même chose que de faire dans la sensiblerie –, mais, oui : froid. Il y a là un paradoxe, peut-être, car certains textes d’Ursula K. Le Guin portant sur ce genre (aha) de questions (notamment dans les deux titres cités tout à l’heure, La Main gauche de la nuit et L’Anniversaire du monde) sont parfois jugés « froids », alors qu’ils ne me font pas du tout cet effet, et que c’est justement leur intelligence, si j’ose dire, qui m’émeut… Mais ici ? Non. Vraiment, non.

 

Et les autres choix de Jalila ? Ils ne m’ont guère plus parlé. Ce qui tourne autour de la vieille tariqa, même avec sa double-dose de mysticisme à la Dune, m’intriguait davantage, mais la course du récit, là encore, m’a assez tôt laissé dans l’indifférence. Kalal et son bateau, dans un registre sciemment à mi-chemin, même chose, en fait…

 

UN STYLISTE ?

 

Mais pourquoi ? Serait-ce une question de style ? Peut-être – mais je n’en suis pas totalement certain. La présentation de l’auteur, dans le rabat, nous affirme qu’Ian R. MacLeod, est un « styliste à la sensibilité hors-pair ». C’est bien possible, mais cela ne m’a pas du tout frappé à la lecture de Poumon vert.

 

Et, en disant cela, je ne critique certainement pas la traduction de Michelle Charrier, que je suppose même très bonne – pas seulement en raison du gimmick féminin évoqué plus haut, bien trouvé, mais aussi parce que d’autres traductions signées de ladite avaient assurément témoigné de ce qu’elle brille dans sa partie. Mais aussi, justement, qu’on peut briller dans l’effacement.

 

Non, cela doit venir du texte original… Mais quel est alors le problème ? Je ne sais pas. Les néologismes y ont sans doute eu leur part, surtout au début, mais autrement… Rien à faire, pourtant : au bout de deux paragraphes, je baillais.

 

D’où le sentiment d’une novella au fond brillant, intelligent, sensible, mais qui m’a laissé de côté à force d’ennui, ne parvenant peu ou prou jamais à me donner l’envie de me concentrer davantage – fâcheux paradoxe…

 

À CÔTÉ

 

Ce problème de concentration débouchait forcément sur un autre pas moins grave : ne parvenant pas à m’immerger dans ce monde parmi les Dix Mille et Un Mondes, et ne parvenant pas à m’intéresser aux émois adolescents de Jalila, je suis sans doute passé à côté de plein de choses, et probablement de l’essentiel.

 

Ceci dit, l’essentiel, je ne crois pas qu’il réside dans la dimension féminine des Dix Mille et Un Mondes : c’est davantage qu’un outil, mais je ne crois pas que ce soit vraiment le cœur de Poumon vert

 

Qui pourrait bien être, justement, ce « poumon vert », aussi peu évoqué soit-il ? Sauf que je serais bien en peine d’en dire grand-chose de plus que ce que j’ai déjà dit… Je ne sais pas de quoi il s’agit, je l’ai sans doute lu mais je ne l’ai pas retenu, et je serais dès lors bien en peine de vous l’expliquer. Plus gênant, mais ça en découle, je ne sais pas le moins du monde pourquoi ce « poumon vert » devrait être important au point que le titre de la novella en dérive (même si avec des connotations pour le coup très différentes en anglais, Breathmoss, et en français, Poumon vert) ; je ne comprends pas le propos, sur le plan narratif ou intellectuel, à supposer qu’il faille distinguer les deux.

 

Et bien d’autres choses dans le récit d’Ian R. MacLeod sont dans ce cas. Il y a une part assumée de mystère dans la manière qu’a l’auteur de nous narrer tout cela, toujours cette volonté de ne pas expliquer, mais, à ce stade, con de moi, je ne comprenais pas grand-chose à tout ça, voire rien du tout.

 

 

Je suppose qu’il faudrait que je me remette aux romans Warhammer 40,000, tiens.

 

FALLAIT BIEN QUE

 

Et le bilan est sans appel – en même temps qu’il m’attriste, parce que je le sens injuste. J’ai au fond de moi la conviction que ce livre n’est pas mauvais, voire qu’il est bon, et plein de gens bien vous l’assureront, mais je ne peux pas faire abstraction de mon profond ennui à sa lecture. Je plie généralement les « Une Heure-Lumière » en une soirée, mais j’ai passé plus d’une semaine (pour 126 pages !) sur Poumon vert – parce que, chaque fois que je m’y remettais, j’avais toujours un peu plus le sentiment que ce n’était pas ce que j’avais envie de lire, que j’avais envie de lire autre chose.

 

Et – ultime illustration sans doute de ce que ce compte rendu ne rime à rien – je ne sais absolument pas pourquoi il en a été ainsi. « Objectivement », j’aurais dû adorer ce texte – qui aurait d’autant plus dû me parler qu’il a tout de même vraiment quelque chose d’Ursula K. Le Guin, un de mes auteurs de SF préférés ; j’y devine une intelligence et une sensibilité typiques des meilleurs planet operas de la dame… mais je ne les ressens pas. Est-ce une histoire de Canada Dry, alors – ou Habara Dry ? Peut-être ; je n’en sais rien.

 

Tout ce que je sais, c’est que je me suis ennuyé à mourir, alors que j’en attendais beaucoup – et que beaucoup y ont trouvé ce que j’y cherchais. C'est frustrant...

 

Il fallait bien que cela arrive un jour, j’imagine : la collection « Une Heure-Lumière », aussi brillante soit-elle, ne pouvait pas indéfiniment perpétuer le sans-faute, à mes yeux du moins… Sauf qu’en tant que tel il n’y a probablement pas eu de faute, justement – juste moi, qui ai été déçu, parce que je me suis fait chier.

 

Ça ne m’empêchera pas de continuer à plébisciter cette excellente collection – et de lire le prochain titre de la gamme, Le Regard, de Ken Liu.

 

 

Je me sens bête, quand même.

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