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Œuvres, t. II, de Yôko Ogawa

Publié le par Nébal

Œuvres, t. II, de Yôko Ogawa

OGAWA Yôko, Œuvres, t. II, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Yukari Kometani et Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Thesaurus, 2014, 1345 p.

 

Attention, compte rendu un peu particulier : j’avais entamé la lecture de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa il y a plus d’un an de cela, et dans un contexte guère réjouissant… J’avais pris quelques notes, mais assez lapidaires – d’où, je suppose, un déséquilibre assez conséquent par rapport aux notes prises depuis que je me suis remis à la lecture de ce gros recueil… La séparation s’est effectuée entre Les Paupières et La Formule préférée du professeur. Mais ce n’est qu’un détail, hein – une petite explication au cas où…

 

Passons.

 

Mon premier contact avec l’œuvre de Yôko Ogawa fut, en 2003 (putain, OLD !) Le Musée du Silence – suite à une émission de radio, alors que je n'écoute jamais, au grand jamais, la radio. Un signe, à n'en pas douter. Quoi qu'il en soit, je me suis procuré ce roman et l'ai adoré pour son ambiance étrange et subtilement décalée. Ce qui m'a donné envie d'en lire d'autres, parmi lesquels mes préférés sont les (très très courts) trois premiers (La Piscine, Les Abeilles et La Grossesse), L'Annulaire (pas bien long non plus, et vraiment chelou, celui-là) et Hôtel Iris (avec son sadomasochisme inquiétant). Je n'ai découvert que plus tard, avec le tome I de ses Œuvres, le recueil de nouvelles Tristes Revanches, qui est peut-être mon livre préféré de l'auteur. Certes, depuis, j'ai constaté que la qualité avait pu baisser (Manuscrit zéro était moyen, Les Lectures des otages plutôt mauvais...), mais peu importe : ce tome II m'a fait de l’œil dès sa sortie, et j'ai fini par mettre la main dessus. Des huit titres le composant (cinq romans et trois recueils de nouvelles), je n'avais lu que Le Musée du Silence (donc), et j'avais eu de bons échos de certains autres livres…

 

Et surtout Cristallisation secrète. C’est justement ce roman qui ouvre le recueil. Ici, autant le dire de suite, le bizarre usuel chez l'auteur se fait particulièrement radical ; je n'hésiterais pas, une fois n'est pas coutume, à parler de fantastique (même s'il est sans doute largement allégorique), et j'y trouve des qualités cinématographiques propres à, disons, un David Lynch (ça arrive...). L'action se déroule sur une petite île qui n'a pas de nom ; mais sans doute, à vrai dire, en avait-elle un, qui a disparu. Car tel est le problème de cette île : les choses disparaissent. Des choses concrètes – une chaussure, un ferry –, d'autres plus abstraites – la mémoire –, et entre les deux la voix, ce genre de choses. La narratrice est une romancière. Elle a beaucoup écrit sur des choses qui disparaissent, et vit désormais cette expérience autour d'elle, sur cette île maudite qu'il est impossible de quitter. Le souvenir de toutes ces choses disparaît à son tour, et les Traqueurs de Souvenirs, véritable police secrète, y veillent : ainsi, ce qui a disparu devait disparaître, et a disparu une bonne fois pour toutes. Il y a pourtant quelques « résistants », des gens qui se souviennent – et font parfois dans le prosélytisme, cherchant à aider les personnes autour d'eux à se souvenir également. C'est le cas de R, le professeur de dactylographie de la romancière. Sa situation est précaire. Avec l'assistance bonhomme et généreuse du grand-père qui s'occupait autrefois du ferry, la romancière construit une cachette à toute épreuve, et avec toutes les commodités nécessaires. Et R de s'émerveiller devant les souvenirs conservés par la mère de la narratrice, qui ont étrangement survécu sans plus rien signifier pour elle. Ainsi de cette boîte à musique offerte au grand-père, de cet harmonica dont hérite la romancière... Mais ces cadeaux, leur perception, leur entretien, amènent bientôt à se demander qui réfugie qui. Et la police secrète veille toujours... Le roman mérite bien sa bonne voire très bonne réputation. Sans doute figure-t-il parmi les meilleurs livres de Yôko Ogawa qu'il m'a été donné de lire jusqu'à présent. Le semblant de dystopie, traité originalement, sort des sentiers battus – tout en recyclant des thèmes essentiels, comme les autodafés, par exemple. Et puis il y a le surréalisme ambiant, cette touche de bizarre si caractéristique de l'auteure, très prononcée ici, et toujours aussi délicieuse. Le roman n'est pas seulement émouvant et glaçant, il se montre aussi pertinent, suscitant nombre de réflexions sur la mémoire et le souvenir (pas tout à fait la même chose), et tout ce qu'ils peuvent impliquer. Très fort, vraiment.

 

Le roman suivant, Les Tendres Plaintes (titre issu d'une composition de Rameau), est à l'autre bout du spectre de la production littéraire de Yôko Ogawa. Rien de « bizarre » à proprement parler dans ce qui s'avère une romance ambiguë entre trois personnages magnifiquement campés. Attention : sans surprise, ce n'est pas exactement du Harlequin, et ici les gens souffrent de ce qu'ils ne peuvent exprimer leur amour, leur passion, leur désir, au physique comme au moral. La narratrice, femme battue et trompée par son connard de mari, va chercher refuge dans un abri montagnard hérité de sa famille. Là, la vie ne s'organise qu'autour de peu de personnes, très peu ; se forme bien vite un trio composé, outre la narratrice en pleine crise sentimentale, de Nitta, habile facteur de clavecins, et de son assistante Kaoru (sans parler du chien, Dona). On sait dès le départ qu'il va se passer quelque chose au sein de ce trio, que les relations qui l'unissent, pour être honnêtes et aimables, vont pâtir à l'occasion de jalousies, ce genre de choses. Mais peu importe, au final, car on sait dès le début qui l'emportera dans cet affrontement sentimental feutré : le clavecin. La romance se double ainsi d'un éloge de l'artisanat de précision, sans même parler de la passion pour la musique baroque qui s'y déploie. Ainsi, loin de s'arrêter aux clichés du genre pour une énième variation sans saveur, Les Tendres Plaintes s'avère un roman subtil et touchant, bien digne de l'art de la conteuse Yôko Ogawa.

 

Changement assez radical d'ambiance avec le roman suivant, Le Musée du Silence. Une relecture, donc, et en fait la seule de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa. Un roman typique, par bien des aspects, de l'œuvre de l'auteure japonaise, tout en ayant quelque chose de subtilement autre ; il m'avait énormément parlé à l'époque – allais-je ressentir la même chose plus de dix ans plus tard, alors que j'avais lu entre-temps un certain nombre d'autres ouvrages de Yôko Ogawa ? La réponse est oui, bien sûr. L'histoire de ce muséographe (le narrateur est un homme, pour une fois) embauché par une vieille dame acariâtre pour élaborer un musée dont la collection hétéroclite consiste en objets « volés » aux morts du village – une mort impliquant un objet à collecter – avait tout pour me plaire, et c'est toujours le cas (même si j'avais oublié que le roman adoptait une tonalité aussi morbide, quand même). Une ambiance très particulière se dégage de ce Musée du Silence aux personnages anonymes, qui tournent autour de la mort, avec des conséquences dans un sens « naturelles » ou en tout cas inévitables. Si l'on y rajoute, à côté du village de montagne non loin, le monastère au-delà du marécage, où demeurent des prédicateurs silencieux vêtus de peaux de bisons, on obtient un cadre des plus étrange, juste à la lisière du fantastique – parfait. La subtilité et la justesse des émotions, exprimées tout en finesse, notamment avec le personnage – inévitable lui aussi, mais « vu de l'extérieur » – de la jeune fille adoptée par la vieille dame, sont palpables ; aussi dispose-t-on de tous les éléments pour faire un très bon roman, pertinent, fort, et vaguement malsain, à la limite du pervers. Le semblant de « thriller » qui s'impose à l'occasion, avec peut-être quelque chose d'un brin artificiel, n'y change rien : Le Musée du Silence est une belle réussite, et cette relecture m'a pleinement comblé.

 

On change de format, mais pas nécessairement de registre, avec le bref recueil La Bénédiction inattendue. Dans ces courts « récits », l'auteure se met en scène, un pied ancré dans la réalité la plus concrète, tandis que l'autre hésite dans le bizarre, à contenu allégorique prononcé. Yôko Ogawa nous raconte ainsi, en « trichant » un peu, ses doutes, ses angoisses, ses frustrations d'auteure. Le début est à vrai dire très douloureux (et même franchement dépressif), quand la « narratrice » évoque un certain nombre de « disparitions » qui l'ont marquée, et ont sans doute joué un grand rôle dans son choix de carrière – mais pouvait-elle faire autre chose ? On peut sans doute y voir un écho de Cristallisation secrète… Si la suite est bien plus profondément étrange, et ainsi plus typique de la production littéraire habituelle de Yôko Ogawa, elle devient aussi pourtant plus lumineuse en définitive. Ainsi, par exemple, avec cet inquiétant fan ultime qui collectionne et monopolise ses livres ; l'auteure, curieuse de cet enthousiasme, cherche à savoir ce que l'homme en question pense au juste de ce roman qu'elle le voit en train de lire, et découvre ainsi la déconcertante (et effrayante) manie du lecteur compulsif. Mais tout cela, passé la peur, constitue peut-être en fin de compte une justification de son travail, un encouragement à persévérer... Les problèmes sentimentaux de la narratrice, ou même son rapport à son chien, participent étrangement de cet encouragement saugrenu. Ainsi, au final, ce recueil bien nommé, qui débute très sombrement, s'éclaire petit à petit, faisant de l'art une nécessité libératrice, au-delà de l'utile exutoire. Et c'est assez intéressant, du coup, même si j'ai trouvé ce petit livre un cran inférieur à bon nombre d'autres titres de Yôko Ogawa que j'ai pu lire. Mais il faut dire que, cette fois, le style ne m'a pas paru terrible (ou encore moins que d'habitude ?)...

 

Les Paupières, court recueil de nouvelles, n'est par contre pas bien passé ; la plupart de ces textes évoquent d'autres œuvres de l'auteur, en moins bien (il y a même carrément du copier-coller en guise de variation pour « Backstroke »), par exemple Hôtel Iris pour la nouvelle-titre, ou encore Le Musée du Silence pour « Les Ovaires de la poétesse ». On sauvera à la rigueur ces deux textes, pourtant, ainsi que le dernier, « Les Jumeaux de l'avenue des Tilleuls ». Reste néanmoins cette impression désagréable que l'obsession pour certains thèmes, légitime, devient ici matière à redites inutiles, comme si avaient été compilés dans ce petit livre des brouillons et rebuts. Au mieux dispensable, au pire simplement mauvais...

 

Une longue interruption s’en est suivie… Et donc reprise, bien plus tard, de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa en Thesaurus, avec La Formule préférée du professeur ; un assez court roman, qui cumule les procédés typiques de l’auteure, mais n’en fait pas moins montre d’une belle singularité. La narratrice est une aide-ménagère, relativement sous-éduquée et avec un petit garçon à charge ; elle est embauchée, via une association, pour s’occuper d’un étrange et génial professeur de mathématiques, affligé d’une bien triste condition : un accident de voiture, en 1975, lui a chamboulé la mémoire (thème décidément essentiel pour l’auteure) – celle-ci fonctionne « normalement » pour les événements antérieurs à cette date, mais, depuis, il doit composer avec des cycles de 80 minutes seulement, et oublie tout au-delà ; c’est pourquoi il se colle des post-it partout sur les vêtements, afin au moins de se remémorer le plus indispensable… Ce cruel handicap le rend bien sûr difficile à aborder ; mais, pourtant, la jeune femme et son fils, que le professeur surnomme bien vite « Root », car sa tête plate lui évoque immanquablement le symbole de la racine carrée, parviendront à entretenir une relation étonnamment forte avec le vieil homme. Il faut dire que celui-ci, s’il n’en est guère conscient, a conservé une certaine empathie, et un don et un goût pour la transmission, qui en font un « ami » de choix. Et c’est ainsi que le professeur transmet à ces deux personnages extérieurs, et bien loin de son monde, sa passion des mathématiques, et notamment des nombres premiers – d’autant qu’il ne s’agit pas pour lui d’en retirer des avantages concrets et laidement matériels ou « utilitaristes », mais bien davantage, car c’est là toute la beauté de la chose, de mettre en lumière une pure vérité, l’esthétique d’un langage à part entière, contenant le monde. Et la transmission fonctionne à plein – de même, à vrai dire, dans un autre domaine, qui donne de manière intéressante l’impression d’être bien plus compliqué (!) : le base-ball – le professeur conserve ses vieilles cartes à collectionner et son enthousiasme pour un joueur d’exception… ou du moins qui l’était vingt ans plus tôt. Mais l’aide-ménagère et son fils Root joueront le jeu, si désireux d’illuminer quelque peu la vie du vieil homme, pour le remercier de son enthousiasme communicatif et de son étonnante tendresse, qui en font bien plus qu’un ami, et même qu’un père de substitution (quand bien même cette dernière dimension ne saurait être négligée). Dit comme ça, j’imagine que cela peut paraître bien naïf et sirupeux – atrocement, même –, et j’avoue avoir de manière générale des compulsions vaguement cyniques qui auraient dû m’empêcher d’adhérer au propos. Mais loin de là ! Car Yôko Ogawa est habile, et se montre d’une justesse remarquable dans ses divers développements. La Formule préférée du professeur est un très joli roman, profondément touchant ; et sa dimension résolument « positive » ne l’en rend en fait que plus appréciable. Oui, j’ai beaucoup aimé. (Il y a semble-t-il eu une adaptation en film, je ne sais pas ce que ça donne.)

 

Suit le (très) bref recueil de nouvelles intitulé La Mer… et qui, globalement, est très dispensable. Ça fait sans doute partie des œuvres de l’auteure où la formule est un peu trop visible pour qu’on lui passe tout. On trouve souvent, dans ses récits, l’idée de cette rencontre avec un (ou plusieurs) individu(s) au comportement légèrement décalé, juste un peu étrange – pas fantastique à proprement parler, mais quand même sacrément curieux. Quand Yôko Ogawa est en forme, ça peut donner des merveilles, mais ce n’est pas vraiment le cas ici… Cette formule, en tout cas, s’applique bien à trois textes au moins de ce recueil – même si deux autres pourraient être qualifiés ainsi, mais ont un petit plus qui les rend plus appréciables. Celui qui s’en tire le mieux, des trois mentionnés tout d'abord, est le dernier, « La Guide », centré sur la relation de circonstance entre un petit garçon, fils d’une guide un brin maniaque contraint de l’accompagner dans une incursion touristique, et un sympathique vieux bonhomme, qui a cessé d’écrire des poèmes pour, à la place, donner des titres aux souvenirs (encore !) des gens – et c’est joli, ça marche bien. « La Mer », où un jeune homme passe la nuit avec le « petit » frère vaguement autiste de sa compagne, unique musicien au monde d’un instrument qu’il lui-même conçu (mais dont c’est en fait le vent venu de la mer qui joue), et « Le Camion de poussins », récit faisant à nouveau intervenir un traumatisme fondamental, avec cette petite fille qui n’a plus dit un mot depuis la mort de sa mère, et qui offre au narrateur, qu’elle ne connait même pas vraiment, de délicates dépouilles d’animaux, avant de trouver à s’accomplir lors de leur rendez-vous rituel avec un camion conduisant des milliers de poussins à la mort, se lisent, mais sans grand enthousiasme. Celui-ci se réduit même à néant pour les deux short short du recueil, « Le Crochet argenté » et, peut-être pire encore, « Boîtes de pastilles », dont je ne vois vraiment pas l’intérêt… Les deux nouvelles les plus intéressantes ont un point commun, un certain humour absurde et une ironie cruelle, qui les hissent bien au-dessus du reste. Dans « Voyage à Vienne », la narratrice, japonaise, effectue un séjour touristique en Autriche, mais a le malheur de venir en aide le premier jour à une vieille dame qui a fait le voyage pour revoir une dernière fois un ancien amant, qui l’avait abandonnée il y a bien des années, et qui est maintenant à l’agonie. Les deux femmes se retrouvent à veiller quotidiennement cet homme inconscient, sur toute la durée du séjour… et une ultime pirouette, macabre mais drôlement, ou joliment, c’est selon, change la donne. L’autre réussite est la nouvelle suivante, « Le Bureau de dactylographie japonaise Butterfly », qui dégage, étrangement, un mystère qui n’affecte probablement en rien les Japonais mais bien autrement les lecteurs occidentaux de Yôko Ogawa, en s’étendant sur la complexité des machines à écrire le japonais, avec leur système de sélection des kanji… La narratrice, jeune dactylo dans un bureau qui s’occupe d’articles, mémoires et thèses de la faculté de Médecine, entretient bientôt une étrange relation avec le personnage insaisissable et aux traits flous qui s’occupe de remplacer les caractères défectueux, et qui en obtient presque un caractère divin ; l’amour de l’homme pour les caractères endommagés a quelque chose de poétique… mais la nouvelle fait là encore preuve d’une certaine tendance à l’humour absurde, dans la mesure où les deux personnages échangent systématiquement à propos de caractères désignant les parties génitales, ce qui confère au récit une déconcertante parodie d’érotisme, transféré ironiquement sur les seuls objets à remplacer… Ces deux textes passent bien ; mais le recueil, globalement, fait partie des titres les plus faibles de l’auteure… On est bien loin, dans un genre plus ou moins comparable, de Tristes Revanches, qui demeure un de mes Yôko Ogawa préférés.

 

Le roman La Marche de Mina conclut ce tome II, et de manière appréciable : je l’ai beaucoup aimé. La narratrice, Tomoko, alors qu’elle est gamine, est contrainte pour des raisons financières de s’installer dans la maison de son oncle, assez fortuné, tandis que sa mère, autrement pauvre, reprend des études afin de trouver un travail moins précaire, lui permettant d’élever correctement sa fille. La demeure de style occidental où s’installe Tomoko, dans la région d’Osaka-Kobe, est riche de bizarreries (dont ses habitants…) qui auraient pu, dans un autre contexte, avoir quelque chose d’un manoir gothique – mais ce roman en est en fait un reflet autrement lumineux : en définitive, l’auteure nous décrit ici une année parfaite, une expérience se teintant d’utopie avec le passage du temps et la nostalgie douce-amère qu’il implique souvent. Yôko Ogawa ne délaisse pas totalement son imaginaire souvent morbide, mais, en l’exprimant dans ce cadre, elle lui confère des atours étonnamment positifs ; de même, si elle ne joue pas ici de la lisière avec le fantastique, comme souvent, elle déploie pourtant un univers juste un peu décalé, avec des personnages qui ont tous quelque chose à raconter. Et c’est pourquoi, en dépit de ses allures au premier abord de melting-pot de la manière de l’auteure, même sous un travesti lumineux, La Marche de Mina, sans s’encombrer de quelque chose d’aussi superflu qu’une véritable trame (il y a cependant des quasi-fils rouges), constitue un fort joli roman, bien pensé et délicatement sensible. De l’animal de compagnie pour le moins inhabituel qu’est l’hippopotame nain Pochiko – qui conduit chaque matin la cousine Mina à son école, pour l’en ramener le soir – à la grand-mère allemande et qui se perd encore dans les kanji après toutes ces années, mais s’en accommode avec la complicité inattendue de l’austère domestique Mme Yoneda, au point où les deux vieilles en deviennent d’indissociables jumelles, en passant par l’oncle parfait de dandysme dans son héritage mi japonais, mi allemand, figure quasi divine (et pour cette raison souvent absente ?) dont la fonction première semble être de réparer ce qui se casse, la maison grouille d’une vie d’autant plus touchante qu’elle affiche à chaque instant sa singularité. Mina, bien sûr, la cousine tout juste cadette, y joue un rôle essentiel – cette petite fille si incroyablement intelligente et imaginative, dont la vie intellectuelle à la richesse improbable tranche (banalement, peut-être, cette fois) sur sa faiblesse physique d’asthmatique condamnée aux hospitalisations fréquentes ; et elle invite Tomoko dans son monde – Tomoko qui, par exemple, va emprunter les livres pour l’écolière Mina à la bibliothèque, et s’en entretient avec le bibliothécaire sans les avoirs lus elle-même… Parmi ces livres, au premier chef, Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata – car la petite fille, comme une bonne part de la société japonaise, et en dépit de son jeune âge, s’écroule au moment du suicide du Prix Nobel, situation propice à de jolies scènes, où sa précocité intellectuelle a quelque chose d’une revendication… L’actualité, d’ailleurs, affecte en bien d’autres occasions le roman – l’ancrant avec sensibilité dans le réel : ainsi quand les deux gamines se prennent de passion pour le volley-ball (un peu comme pour le base-ball dans La Formule préférée du professeur) et encouragent de toutes leurs forces l’équipe japonaises aux Olympiades… qui se trouvent être celles de Munich, de sinistre mémoire – le cadre allemand affectant d’autant plus la grand-mère Rosa. Mina brille cependant d’une manière toute particulière, la collectionneuse de boites d’allumettes, quand elle se met à inventer des petits contes accompagnant les illustrations parfois bien improbables qui les ornent – des petites choses délicates et bien vues, à même de susciter une vocation… Je vais employer de nouveau un mot terrible et sans doute guère dans ma manière, mais qui revient souvent dans ce gros volume : La Marche de Mina est un roman tout à fait joli – et ça me va très bien comme ça.

 

Chouette conclusion pour ce tome II parfois inégal, et globalement sans doute un peu moins bon que le premier, néanmoins plein de choses recommandables. Il ne manque par ailleurs pas d’unité : on y retrouve régulièrement des thématiques communes (avec sans doute une insistance toute particulière en ce qui concerne la mémoire et le souvenir), mais aussi, passé les premiers romans, une manière de faire « positive », qui transcende l’imaginaire morbide communément associé à l’auteure – et sans doute plus sensible sous cet angle dans le tome I. On assiste sans doute aussi à un changement de format de prédilection chez l’auteure – qui se tourne ici vers des textes relativement plus longs ; à bon droit sans doute : en dépit de tout mon goût pour les formes courtes, il est clair dans ce volume que ce sont les recueils de nouvelles et récits qui séduisent le moins… Le rapport à l’étrange change également : si Cristallisation secrète et Le Musée du Silence sont probablement les titres qui m’ont le plus séduit dans ce tome II, d’autres romans moins fantasques, et notamment La Formule préférée du professeur et La Marche de Mina (disons que Les Tendres Plaintes est tout de même un cran en dessous, s’il se lit bien), sont tout à fait appréciables en tant que tels. Aussi ce gros volume s’avère-t-il à la fois cohérent et plus varié qu’on ne l’aurait cru… À qui voudrait découvrir Yôko Ogawa, je conseillerais de préférence le tome I, mais ce tome II mérite bien qu’on s’y attarde après coup.

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L'Anneau Unique : Fondcombe

Publié le par Nébal

L'Anneau Unique : Fondcombe

L’Anneau Unique : Fondcombe, Edge, [2015], 144 p.

 

Si je suis suffisamment occupé en ce moment en matière rôlistique, avec en parallèle une campagne en tant que joueur (L’Appel de Cthulhu, voyez ici) et une autre en tant que maître de jeu (Imperium, voyez ici), j’ai cependant envie de me tourner vers l’avenir – mais quel avenir ? En tant que MJ, j’ai dans ma ludothèque bien des jeux que j’aimerais creuser, dans bien des genres différents… Mais il y a une certitude plus ou moins bien admise : je crève d’envie de faire de la fantasy relativement « classique » – n’impliquant pas systématiquement des donjons, parce que ce n’est sans doute pas mon genre, mais avec un univers foisonnant et fascinant, et même, bordel, des elfes et des nains ! J’ai eu l’occasion de lire des systèmes « génériques » très intéressants (comme Chroniques Oubliées Fantasy, ou dans un tout autre registre Tranchons & Traquons), mais j’avais envie avant tout d’un univers – et de règles qui lui sont directement liées.

 

L’Anneau Unique s’est imposé comme malgré lui – correspondant pleinement à ce que je recherche, à tout prendre. J’avais beaucoup aimé ce que j’en avais lu, appréciant avant tout le rendu de l’univers : cette gamme n’use pas de la licence Tolkien comme d’un prétexte, elle intègre au mieux son sens, et le traduit très joliment. Les longs voyages, la communauté, l’Ombre qui grandit inéluctablement, corrompant les personnages errant dans un monde semi-désert où la menace est partout palpable, sont autant de choses bien vues qui singularisent la gamme – laquelle se distingue aussi des classiques de la fantasy rôlistique (qui s’inspirent pourtant et pour une bonne part de la même source, je ne vous apprends rien…), par exemple, en limitant considérablement la possibilité de la magie, mais aussi en impliquant un système (entendu largement) relativement punitif, autorisant pourtant la geste épique et les exploits impensables. Formellement, la gamme est d’ailleurs tout aussi réussie et adaptée – ses superbes illustrations aux teintes mornes et sobres traduisent à merveille toutes ces dimensions de l’univers tolkiénien, en reléguant au placard les dégueulasseries flashouilles d’une heroic fantasy façon poster de routier (quand bien même sympa).

 

Certes, tout n’y était pas parfait pour autant, et deux points me chagrinaient un brin : d’une part, le caractère un peu trop succinct des éléments de background, et surtout, très concrètement, concernant les lieux que les joueurs peuvent être amenés à visiter – certes, on dispose des romans de Tolkien, et au premier chef des romans « de Hobbits » (surtout Le Hobbit, d’ailleurs, dans le cadre initial des Terres Sauvages), et il s’agit, en outre, de ne pas brider l’imagination du MJ comme des PJ… Mais moi qui apprécie globalement les backgrounds touffus, et qui ai tendance à croire que « mieux vaut trop que pas assez », j’aurais trouvé de plus amples développements à ces sujets tout à fait bienvenus – point de vue personnel, donc, et ça se discute. D’autre part, il est un autre aspect un brin déconcertant de ce jeu – mais tout particulièrement sensible dans le livre de base : si la gamme est bien rédigée, au sens où sa lecture est agréable y compris dans les passages techniques (c’est pas gagné…), et où elle se montre somme toute assez claire dans ses exposés, elle souffre pourtant d’une construction un peu « aléatoire », disséminant les informations cruciales çà et là en fonction d’un plan critiquable aux nombreux renvois, noyant parfois l’essentiel dans des quasi-redites, ou, justement pour éviter ces dernières, impliquant de manière générale de jongler avec les chapitres un peu au pif – dimension d’autant plus pénible que le cadre de campagne jusqu’alors dépeint impliquait même, en fait, de jongler ainsi avec deux ou trois livres ! Pour bien jouer à L’Anneau Unique, sans doute faut-il se livrer au préalable à une longue et méticuleuse préparation – avec nombre de notes bien consciencieuses pour systématiser utilement le propos… Mais je m’y sens prêt, maintenant – envisageant une relecture de cet ordre, pour soigner une campagne développée le moment venu.

 

Avant cela, toutefois, j’ai voulu lire le dernier supplément paru en français, Fondcombe (Rivendell, donc) – qui ne traite pas seulement de la demeure cachée d’Elrond le Demi-Elfe, bien sûr, mais globalement de l’Eriador oriental : nous avons franchi les Monts Brumeux qui marquaient la frontière occidentale de la gamme jusqu’alors, et envisageons désormais le pays qui s’étend à l’ouest jusqu’à Bree (cette ville et ses environs immédiats ne sont toutefois pas décrits ici, mais réservés pour un autre supplément…), avec pour limites, au nord les Monts d’Angmar, et au sud les ruines de Tharbad.

 

À l’origine, on avait parlé d’une gamme de L’Anneau Unique constituée de trois sous-gammes, couvrant les décennies séparant Le Hobbit du Seigneur des Anneaux – d’où cette focalisation, jusqu’alors, sur les Terres Sauvages à l’est des Mont Brumeux, avec la Forêt Noire en son centre, et le sous-titre Aventures dans les Terres Sauvages. Il semblerait donc que cette (mauvaise) idée a été abandonnée (ouf) : Fondcombe étend l’aire de jeu, sans appeler au développement d’une sous-gamme spécifique – même si la région a ses particularités en matière de règles autant que d’ambiance, avec une adversité peut-être encore plus forte qu’à l’est des Monts Brumeux, et des « Cultures héroïques » adaptées en conséquence. J’ai cru comprendre que, depuis, la gamme s’était également tournée vers le Rohan ? Mais, pour s’en tenir à cette extension à l’Eriador oriental, sans doute faut-il préciser que Fondcombe constitue la première moitié d’un diptyque : il fournit un cadre pour le recueil de scénarios Ruins of the North, dont la traduction, sous le nom Les Vestiges du Nord, est annoncée pour la fin de l’année ; de même que, dans la gamme initiale, les Contes et Légendes des Terres Sauvages et le Guide des Terres Sauvages se répondaient (encore que pas tout à fait, pour être parfaitement exact : le Guide, sorti après les Contes et Légendes, servait peut-être davantage de contexte à la campagne – ou au squelette de campagne – Ténèbres sur la Forêt Noire, paru ensuite, et dont les Contes et Légendes pouvaient constituer un prologue).

 

Or il faut bien prendre en compte un aspect fondamental de la région ici dépeinte : elle est en fait bien plus « sauvage », incomparablement plus, que les Terres (pourtant dites) Sauvages à l’est des Monts Brumeux ; en effet, si la Forêt Noire au cœur de la région jusqu’ici dépeinte n’était certes guère propice à l’établissement des « Peuples Libres du Nord », l’Ombre y planant de nouveau et les araignées rôdant entre les arbres, on trouvait cependant çà et là des foyers de « civilisation » (certes, le terme est parfois un peu fort…) de part et d’autre – dans la vallée de l’Anduin à l’ouest et, pour ce qui est de l’est, au moins aux environs du Mont Solitaire, avec Dale et la Ville du Lac en redescendant vers le sud, non loin du Palais de Thranduil à la lisière orientale de la Forêt Noire. La situation est tout autre dans l’Eriador oriental ; c’est bien simple : entre Bree à l’ouest et Fondcombe à l’est, il n’y a peu ou prou… rien. Aucun centre urbain de quelque taille que ce soit ; on évoque bien des fermes, voire des hameaux à l’occasion, mais, pour l’essentiel, nous sommes dans un désert ; et si les Rôdeurs du Nord, héritiers des Dúnedain, l’arpentent sans cesse, et éventuellement de même pour certains Hauts Elfes de Fondcombe, plus rares encore sans doute, le fait est que la région est on ne peut plus sauvage et dangereuse, tout sauf propice à l’établissement des hommes – ou du moins de ceux d’entre eux qui ne succombent pas à l’appel du Mordor… Mais même ces derniers ne peuvent véritablement être rattachés à des centres urbains de quelque importance que ce soit. La carte de la région – très détaillée et bien faite pour préparer les voyages si cruciaux dans le jeu – est éloquente à cet égard, qui comprend plusieurs régions, et vastes encore, simplement appelées « terres désertes » (et dont on ne saura rien de plus) ; or les régions nommées et décrites dans le supplément ne sont guère plus peuplées… Si l’ensemble de la région n’est pas qualifié de « sauvage », à l’encontre de ce qui se produit à l’est des Monts Brumeux, c’est sans doute parce que cette zone géographique n’a pas toujours été ainsi : elle a abrité des civilisations importantes, les elfes d’Eregion s’alliant aux héritiers de Númenor ayant fondé le royaume d’Arnor, bien vite cependant scindé en trois royaumes concurrents. Les ruines sont nombreuses dans le Nord… à condition de pouvoir les repérer, tant nombre d’entre elles, sous le poids des ans et des assauts des orques et autres troupes du Roi-Sorcier d’Angmar, ont été peu ou prou réduites à néant. Et la défaite, au bout du compte, du chef des Nazgûl n’y a en fait rien changé : l’Eriador oriental n’est plus que le reflet désert et déprimant d’une vaine gloire depuis longtemps oubliée… Et, aux araignées géantes de la Forêt Noire, qui formaient une part essentielle du bestiaire de la gamme antérieure pour compléter les inévitables orques, répondent ici les trolls, qui ont fait des régions les plus orientales de l’Eriador leur terrain de chasse, tandis que les morts-vivants, d’une espèce ou d’une autre, y abondent plus que partout ailleurs, des sinistres Hauts des Galgals aux inquiétants reliquats de l’Angmar…

 

C’est là la force et la faiblesse de ce cadre de jeu : il est superbement rendu dans ce supplément, qui met bien en valeur l’ambiance très particulière de cette région maudite ; mais c’est aussi un cadre très rude, plus sauvage encore que les Terres Sauvages, donc, qu’il peut être délicat de mettre en scène, et l’adversité déjà conséquente de ce premier cadre de jeu est sans doute largement surpassée ici…

 

D’où cette idée un peu saugrenue à première vue, quand bien même logique à sa manière, concernant les nouvelles « Cultures héroïques » proposées par le supplément (dans son dernier chapitre), et qui sont donc les Rôdeurs du Nord (humains) et les Hauts-Elfes de Fondcombe : habitués à arpenter cette région particulièrement périlleuse, ils sont dès le départ « plus puissants » que les personnages des Terres Sauvages (auxquels il faut donc ajouter, ce qui me laissait un brin perplexe, les Hobbits de la Comté) ; si, en contrepartie, leur évolution ultérieure est plus lente, il n’en demeure pas moins que ces personnages, tout juste créés, sont d’emblée plus puissants que leurs homologues issus des autres « Cultures héroïques ». Aussi est-il fortement recommandé de ne surtout pas les mélanger de la sorte, au début du moins… L’idée est plutôt de les intégrer dans un groupe d’aventuriers issus des Terres Sauvages, mais déjà suffisamment aguerris pour jeter un œil à ce qui se passe à l’ouest des Monts Brumeux. Une contrainte à prendre en compte, qui se justifie, je suppose – même si, à tout prendre, je vois plus de raisons pour que des Rôdeurs du Nord (durant leurs années d’apprentissage) ou des Hauts-Elfes de Fondcombe (en quête de connaissances à préserver) franchissent les cols vers l’est plutôt que le contraire… mais bon, on doit pouvoir adapter les groupes le cas échéant.

 

Mais revenons en arrière : le cadre décrit plus haut fait l’objet de deux chapitres constituant clairement le cœur du supplément. Le premier, portant sur l’histoire de l’Eriador, est remarquablement bien fait, d’une lecture passionnante et, en même temps, transmettant bien au lecteur le caractère passablement dépressif associé à la région (tout au plus émettrais-je une très mesquine et pinailleuse remarque : une chronologie aurait peut-être été utile – l’écoulement du temps, dans la gamme, ayant une importance toute particulière, en collant au plus près du canon tolkiénien, et ce supplément précis semblant couvrir une période immédiatement postérieure à celle de la gamme des Terres Sauvages ; l’agitation de Sauron en témoigne, on aura l’occasion d’y revenir).

 

Le second, et le plus long, est donc géographique et décrit l’Eriador oriental, zone par zone. Comme dit plus haut, il y a cependant des « Terres désertes » laissées absolument à la seule imagination du Gardien des Légendes, le cas échéant – ce que je trouve un brin regrettable, tout de même… Mais le reste est très bien fait, en donnant les informations utiles en matière de géographie générale, de faune, etc., et en décrivant aussi quelques « lieux » à visiter (ou à fuir comme la mort…) et des « rencontres » potentielles (notons cependant que les rencontres « positives » se voient attribuer de brèves caractéristiques techniques dans le chapitre même, là où les « négatives », qu’il s’agisse de PNJ génériques ou de figures personnalisées, se trouvent reléguées dans un chapitre de bestiaire consacré aux « nouveaux monstres » ; Fondcombe n’est donc pas exempt des bizarreries de plan semble-t-il inhérentes à la gamme…). Globalement, c’est une réussite.

 

Pour en finir avec le background, revenons brièvement sur le premier chapitre, « Imladris », et qui décrit donc la maison d’Elrond le Demi-Elfe – que l’on peut bien sûr croiser, de même qu’Arwen, etc. Le format est comparable à ce que l’on a déjà pu lire dans les précédents éléments de contexte de la gamme : on y trouve l’essentiel, et pas grand-chose de plus – et j’ai donc tendance à trouver, mais ça c’est moi, que c’est tout de même un peu trop succinct… Il s’agit sans doute de laisser une marge au MJ, mais les plans assez pointilleux de la demeure et de ses environs ne bénéficient ainsi en rien de développements liés – au boulot, Gardien des Légendes ! En fait, du coup, la partie la plus intéressante de la description de Fondcombe réside sans doute dans ses éléments techniques, avec la possibilité qu’elle devienne un Sanctuaire, qu’Elrond, ou même, éventuellement, le Conseil Blanc, devienne un Garant, et – surtout ? – les diverses entreprises (dont bon nombre de nouvelles et très spécifiques) que les PJ peuvent y accomplir durant la phase de Communauté ; un certain nombre tournent autour du savoir – ce qui s’avèrera très utile pour un chapitre ultérieur, traitant des objets « magiques ».

 

Il faut enfin mentionner un chapitre de bestiaire, consacré aux « nouveaux monstres », certes approprié avant tout à l’Eriador oriental – ne serait-ce que pour les très nombreux PNJ maléfiques « singularisés » qui y figurent au milieu des créatures génériques –, mais qui peut sans doute compléter un peu la faune monstrueuse des Terres Sauvages le cas échéant (le bestiaire original était assez succinct). Notons d’ailleurs qu’on y trouve des éléments d’ordre plus général, et parfaitement détachés des particularités locales – des éléments techniques, portant d’abord sur les « adversaires puissants » (on trouve même quelques gros machins intuables dans le lot – les considérations de ce genre, en jeu de rôle, m’ont toujours laissé perplexe : même à Donj’, je n’ai jamais été porté à massacrer des déités et demi-dieux…), qui se voient attribuer des traits et aptitudes spéciaux, ensuite sur les morts-vivants endémiques de la région mais dont on peut éventuellement rencontrer des spécimens au-delà.

 

Reste deux chapitres à commenter qui, à l’instar de ce qui vient tout juste d’être développé, ne sont pas spécifiquement liés à ce cadre de jeu, mais peuvent se montrer utiles pour toute campagne de L’Anneau Unique.

 

On trouve tout d’abord un chapitre consacré, disons, aux « objets magiques » (ou du moins de valeur). Cet intitulé m’effrayait pas mal : je redoutais, pour le coup, que le jeu sombre malgré tout dans la donjonnerie… En fait, ce n’est pas le cas – les auteurs ont su éviter ce travers, tout en offrant la possibilité au Gardien des Légendes de semer dans sa campagne des trésors d’un ordre à part, aux capacités éventuellement amusantes (« magiques » est parfois un bien grand mot, la pondération reste globalement de mise – mais les objets du genre que l’on trouve dans les écrits de Tolkien sont bien intégrés pour constituer des exemples cohérents), mais pouvant aussi (voire surtout ?) jouer un rôle crucial dans l’histoire ; car on y insiste : si la méthode ici décrite peut le cas échéant générer des objets magiques sur le pouce, ce n’est pas sans danger… Non, si la découverte de ces objets tiendra éventuellement du hasard (avec des règles simples sur les « jets de trésor »), le MJ doit quant à lui créer au préalable un « index » directement approprié à sa campagne : y figureront de simples « objets précieux », mais aussi des « reliques merveilleuses » (c’est-à-dire des objets « magiques » hors armes et armures) et des « armes et armures fabuleuses », personnalisés pour qu’ils puissent servir la campagne en tombant dans les mains de qui en aura l’utilité, et par ailleurs dotés d’un nom et d’une histoire – détails en apparence, qui changent pourtant tout. Trois exemples d’index en témoignent, le premier approprié au cadre des Terres Sauvages (avec les personnages prétirés de ce cadre dans L’Anneau Unique), un autre adapté à une éventuelle campagne en Eriador (Les Vestiges du Nord, donc…), et enfin un exemple sans doute plus parlant – portant sur la compagnie de Bilbo dans Le Hobbit. Mentionnons enfin qu’il se trouve des objets maudits, et que le rôle de la corruption dans l’acquisition et l’utilisation de ces merveilles s’inscrit là encore pleinement dans les concepts tolkiéniens. Une bonne surprise, c’est finalement très bien vu.

 

Reste enfin un chapitre sur l’Œil de Mordor : Sauron se manifeste de plus en plus (d’autant que nous sommes en principe quelques années après le début de la campagne dans les Terres Sauvages, comme défini dans le livre de base), et ce n’est pas sans incidences pour nos héros – quels qu’ils soient, d’ailleurs : ils peuvent attirer son attention, chose toujours dangereuse… D’où l’idée de tenir un compte de la Vigilance de l’Œil, fluctuante au gré des situations et incidents (dépendant par exemple du nombre de personnages de la compagnie, de leurs origines, de la région où ils se trouvent, de leur démonstration de facultés hors-normes voire « magiques »…) ; passé un certain seuil, il en résulte la Traque – qui n’est pas à prendre au pied de la lettre : bien sûr, il ne s’agit pas de faire systématiquement apparaître une bien opportune bande d’orques de passage (jusque dans les limites de Fondcombe, tsk…), mais bien plutôt, pour le MJ, de traduire d’une manière ou d’une autre une adversité plus forte – ou « pesante », ce mot me paraît très indiqué : plus que de confronter les héros à tel ou tel combat ou obstacle, l’idée sera donc d’exprimer une « mauvaise volonté » de la nature elle-même à laisser faire les choses – évocatrice d'un sombre destin, s’acharnant tout particulièrement sur la communauté. À condition de prendre bien soin d’éviter les solutions de facilité, il y a sans doute là un bel outil d’ambiance – et qui, comme toujours dans cette gamme décidément subtile, s’avère parfaitement approprié à l’univers tolkiénien. Je relève cependant que, pour ce que j’en ai lu, le système me paraissait déjà assez sévère comme ça… Je suppose donc qu’il faut prendre garde à ne pas rendre l’épreuve des PJ insurmontable avec ce genre de règle optionnelle ; mais avec des héros un peu aguerris, c’est sans doute tout à fait pertinent.

 

Un bon supplément, donc – mais à manier avec précautions. Il comprend un cadre aussi fascinant que rude, et des éléments techniques ou de background pouvant changer la perspective du jeu – d’où la nécessité de prendre bien garde à ce que l’on en fait… Peut-être pas indispensable, néanmoins bien vu. Il faudra sans doute, le moment venu, voir ce que Les Vestiges du Nord en fera ; je n’y manquerai pas.

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Paranoia Agent

Publié le par Nébal

Paranoia Agent

Paranoia Agent, [Mōsō Dairinin], (treize épisodes), 2004

 

Ce compte rendu s’annonce pas très évident – pour des raisons très personnelles, qui peuvent légitimement vous dissuader de le lire… Et, en même temps, je l’ai sans doute trop repoussé pour pouvoir l’approfondir autant que je le souhaiterais…

 

Bon. Essayons quand même, au cas où…

 

À la base, il y a qu’on me loue depuis pas mal de temps déjà les œuvres de Kon Satoshi (avec probablement Paprika en tête, même si on m’avait aussi vanté les mérites de Perfect Blue et Millenium Actress), et il était bien temps que je m’y mette. Pourquoi avec Paranoia Agent, alors ? Eh bien, il y a sans doute une part de hasard – je suis tombé dessus… –, mais peut-être pas uniquement : j’avais aussi envie de tenter une série animée japonaise, ce qui ne m’était pas arrivé depuis, ouf ! au moins… Je dirais une dizaine d’années, peut-être plus, et c’était probablement Cowboy Bebop (que je me suis procuré dans la foulée, je vous en causerai probablement un de ces jours). En fait, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je suis encore plus ignare en matière d’animes (tout particulièrement les séries) qu’en matière de mangas… Je n’y connais rien, rien de rien – et sans doute ai-je plus ou moins malgré moi soigneusement entretenu de bêtes préjugés en la matière… Alors pourquoi pas Paranoia Agent ? Treize brefs épisodes, ça n’était pas excessif… Et il s’agissait donc d’une série de ce Kon Satoshi qu’il me fallait découvrir, trouvée à un prix très décent, et dont le sujet – dès le titre, en fait – m’intriguait…

 

À bon droit. Je ne peux pas encore dire ce qu’il en est des longs-métrages du monsieur, mais cette série est effectivement de grande qualité, inventive et bourrée de choses intéressantes. J’ai beaucoup apprécié son visionnage… tout en ayant bien conscience qu’il me serait difficile d’en parler, le sujet m’affectant pas mal. En effet, pour être « décousue » au moins en apparence, et au-delà de ses personnages récurrents, la série n’en a pas moins un propos global, un propos fort, mais douloureux. En fouinant un peu, j’ai vu que Kon Satoshi lui-même en parlait comme d’une série « anti-suicide », le suicide étant un mal endémique japonais au-delà des clichés véhiculés en la matière ; cette dimension éclate tout particulièrement dans l’épisode 8, où l’on suit une sorte de « suicide club » (décidément) formé sur Internet, où trois personnages, de tous âges, cherchent à se suicider ensemble – le vieillard du lot culpabilisant car la plus jeune est une petite fille… L’épisode a un ton franchement burlesque, mais il m’a forcément mis mal à l’aise – en fait, c’est à partir de cet épisode que je me suis demandé si je parviendrais à en causer… Mais ça allait plus loin : c’est un épisode qui m’a quasiment dissuadé de regarder la suite (non qu’il soit mauvais, loin de là).

 

Ce que j’ai fait, malgré tout, et je n’ai pas à le regretter – ne serait-ce que parce que la série, au-delà de ce propos, est d’une grande qualité, tout particulièrement éclatante dans l’épisode qui suit immédiatement, d'ailleurs, avec ces commères véhiculant des racontars sordides, occasion bien trouvée de questionner aussi bien les médias que la rumeur et surtout la façon dont on raconte une histoire, et ce qui fait une « bonne » histoire, ou une histoire « crédible »… La thématique « anti-suicide », en même temps, passe en fait par l’examen de toute une série de pathologies mentales, où la paranoïa du titre n’est certes pas la seule à pourrir la vie des protagonistes ; si l’on y trouve des cas de psychose extrême, comme avec Chono Harumi/Maria, la sage et douce étudiante à la personnalité alternative envahissante et exubérante de prostituée, et plusieurs personnages (sinon tous ?) vivant dans un rêve au point de se persuader qu’il s’agit de la réalité, et même d’en persuader les autres (c’est après tout sans doute là le thème essentiel), la banalité de la névrose n’en ressort que davantage, avec son cortège de dépressions insidieusement douloureuses et d’angoisses paralysantes… Pourtant, la série est étonnamment drôle, dans l’ensemble – ou, plus exactement, elle parvient à mêler le rire, éventuellement burlesque donc, à des tableaux intrinsèquement tragiques ; une sensibilité plus réactive ou expressive que la mienne passerait sans doute du rire aux larmes en l’espace de temps très courts… Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit là d’autant de qualités témoignant de la réussite de Paranoia Agent ; à vrai dire, c’est d’autant plus vrai que je ne m’attendais certainement pas à être autant touché par le propos… et la manière de le mettre en scène, essentielle.

 

Mais venons-en à l’histoire – car il y en a bien une, qui court tout du long des treize épisodes, quand bien même la construction de la série donne, dans les grandes largeurs, l’impression d’une « fausse » structure, éventuellement aléatoire au-delà de la récurrence des personnages et des thématiques.

 

Tout commence avec Sagi Tsukiko, qui est une jeune créatrice talentueuse – elle a acquis une certaine célébrité en inventant le personnage de Maromi, un « chiot » rose terriblement kawaii (équivalent disons de l’infernal Hello Kitty), d’abord en peluches que tout un chacun s’arrache, mais cela va au-delà, avec même un épisode – le dixième, sauf erreur – assez incroyable sur la réalisation de la série consacrée à Maromi, expliquant avec un grand soin pédagogique les fonctions de tout un chacun dans l’équipe, dans un dessin animé sur le dessin animé ; à ce stade, je ne sais même plus si l’on peut encore parler de mise en abyme… En fait, cela commence bien plus tôt – peut-être d’ailleurs dans la mesure où Sagi Tsukiko, elle-même character designer, est une merveille de character design (œuvre d’Ando Masaji, qui a fait un très beau boulot sur l'ensemble des protagonistes), avec son air toujours un peu perdue/perplexe, qui lui confère une identité bien plus essentielle que ses très rares répliques… Quoi qu’il en soit, la jeune artiste est sous pression : le succès de Maromi ne lui laisse aucune marge de manœuvre, il faut qu’elle parvienne à créer encore mieux, encore plus iconique, encore plus vendeur – ce qu’on lui intime sans cesse, et non sans une certaine violence aigrie teintée de jalousie, peut-être inhumaine, plus probablement bien trop humaine…

 

Et la jeune femme est agressée dans un parking, par un mystérieux personnage qu’elle n’a pas eu le temps de bien identifier : elle sait, toutefois, qu’il s’agit d’un gamin, avec des rollers jaunes ou dorés, une casquette de baseball, et surtout une batte de baseball jaune ou dorée, et tordue à force de coups brutaux… L’enquête est lancée, avec un duo de flics délibérément archétypal, Ikari Keichi jouant le vieux dur (qui essaye d’arrêter de fumer, ce qui n’arrange pas vraiment son caractère) et Maniwa Mitsuhiro le jeune idéaliste à l’empathie manifeste et aux méthodes autrement souples. L’affaire prend cependant bien vite une tout autre tournure, quand d’autres personnes sont à leur tour agressées par le « gamin à la batte » (« Shōnen Batto »), sans qu’il soit toujours évident d’établir des liens entre les diverses affaires, tentation cependant très forte d’emblée, quand la possibilité d’agressions aléatoires n’aurait rien de saugrenu… mais nous sommes dans un récit, hein ?

 

Bien sûr, il y a un point commun – et si la série ne procède pas à gros sabots en l’espèce, elle ne dissimule certainement pas pour autant le lien unissant les personnages au-delà de leurs différences apparentes (ou peut-être sont-elles essentielles, au fond ?) : les victimes du « gamin à la batte » à l'omniprésence médiatique sont toujours, à leur manière, des gens qui n’en peuvent plus – des gens sous le coup d’une pression envahissante, perdus, étouffés par le poids irrésistible des attentes que l’on place en eux, de la bienséance sociale, ou que sais-je… Aussi comprend-on très vite que les victimes, d’une manière ou d’une autre, souhaitent en fait être agressées – que c’est comme si, consciemment ou non, elles appelaient le « gamin à la batte ». Et leur agression… les soulage. Mais je crois que vous connaissez la première règle du Fight Club ?

 

Cela va forcément au-delà : Paranoia Agent, en dépit de ce postulat d’enquête, n’est bien sûr en rien une série policière. Elle relève bien plutôt d’une zone floue entre science-fiction et fantastique, de celles où un Philip K. Dick au plus haut de ses capacités trouverait à exercer au mieux son talent. Et c’est bien pourquoi le « gamin à la batte » peut être arrêté assez vite par les enquêteurs (ou plus exactement grâce à l’agent de police passablement ripou Hirukawa Masami, aussi sympathique que détestable car entier et humain – pour revenir au character design, j’apprécie tout particulièrement le sien, avec sa bonne trogne de lourdaud) sans que cela nuise au déroulé de la série et au maintien de l’intérêt du spectateur ; d’autant que cette arrestation, si elle s’exprime d’abord au travers d’un épisode très burlesque (le cinquième) où le gamin s’affiche en chevalier de jeu vidéo accomplissant une quête sacrée (mais non, Ikari le sait bien, il ne s’agit pas seulement d’un énième otaku tellement paumé dans son monde qu’il ne le distingue plus de la réalité, ça n’arrive que dans les séries animées, pas dans la vraie vie – mais Maniwa pour sa part se prend au jeu…), pourra bien vite tourner au tragique, sans pour autant nier la possibilité (voire en la soulignant davantage encore ?) d’une fausse piste, d’emblée : que le « gamin à la batte » soit arrêté, ici, ne signifie même pas qu’il existe – et l’hypothèse d’une agression fantasmée, mythomane, de Sagi Tsukiko, exposée dès le premier épisode par le vieux flic bourru, garde ainsi toute sa pertinence alors même que d’autres agressions s’enchaînent, avec d’autres victimes toujours aussi désespérées…

 

D’où cette paranoïa (là encore éventuellement dickienne ?), où la nature de la réalité est sans cesse remise en cause, au travers de personnages portés au solipsisme, mais dont la perception censément faussée devient vraie car aucune autre n’est en mesure de la remplacer utilement ; si, comme disait le grand auteur de SF, « la réalité est ce qui reste quand on cesse d’y croire », on peut plus que jamais douter de la pertinence de cette notion…

 

D’autant plus que nous sommes ici dans un média critiquant le média – ou plutôt, non, « critiquant » n’est sans doute pas un terme approprié… Disons un média exposant le média – et gagnant encore en singularité de par ce discours sans cesse réévalué en fonction du récit comme de sa figuration.

 

Si le générique de début, avec sa rythmique et ses sonorités on ne peut plus agressives, pousse d’office le spectateur dans ses derniers retranchements – le caractère angoissant de tous ces personnages au rire nerveux et sonnant factice sans qu’on l’entende n’y est certes pas pour rien –, celui de fin, autrement doux et mélodieux, avec ces mêmes protagonistes sommeillant tendrement dans le giron d’une Maromi réconfortante, interroge la possibilité, voire la certitude, du rêve, et la manière de le communiquer au spectateur dérouté – manipulé parce qu’il le veut bien.

 

Sans doute les « visions prémonitoires » concluant chaque épisode en annonçant le suivant (ce qui vaut bien sûr également pour le dernier…), avec leurs prophéties aux allures de fables cryptiques narrées par un vieillard en tenue de chef-d’orchestre et figurant une sorte de démiurge fou (pas pour rien s’il est sur ou dans la Lune ?), manipulant le récit des « animaux » qui le subissent (les noms des personnages renvoient en effet à des animaux), participent-elles également de cet effet.

 

Mais cela va bien plus loin : en fait, chaque épisode ou presque, tout en nous narrant une histoire, s’interroge mais sans malice et surtout sans prétention ni arrogance sur la narration elle-même, sur l’idée même d’histoire. C’est bien sûr tout particulièrement sensible dans certains des épisodes que j’ai déjà cités : évidemment dans celui de la réalisation de la série autour de Maromi, tout autant dans celui du jeu vidéo, et avec à mon sens un brio encore bien supérieur dans le génial épisode des commères – mon préféré. Mais c’est là une orientation sensible tout du long, si elle peut s’exprimer de bien des manières – avec une infinité de possibles entre le « simple » rêve et le « simple » cauchemar, mais probablement une place toute particulière pour le déni, revers de tant d’idéaux fantasmés : c’est un refuge idéal pour l’agresseur, mais tout autant pour ses victimes, ces gens qui n’en peuvent plus – et, dans cet ordre d’idées, Ikari arpentant son Japon des années 1950 ou 1960, aux couleurs fades autant qu’unies et aux habitants en deux dimensions, pour y trouver un réconfort illusoire, n’est pas forcément si éloigné de Sagi Tsukiko dissimulant sa culpabilité sous des couches de légendes.

 

Kon Satoshi n’a pas caché avoir profité de Paranoia Agent pour « recycler » certaines idées, narratives et/ou visuelles, qu’il n’avait pu utiliser dans ses longs-métrages – sans doute pour une raison de cohérence d’ensemble. Le format de la série autorise des variations que le cinéma interdit ; pour autant, demeure dans Paranoia Agent une cohésion d’ensemble – mais qui joue avec habileté de ces ruptures apparentes ; le récit n’est peut-être qu’indirectement « prolongé », disons-le plutôt « détourné », au fil des déviations singularisant chaque épisode ; pour autant, le récit demeure.

 

Paranoia Agent est à n’en pas douter une grande réussite : c’est une série constamment inventive, mais évitant pourtant l’overdose (de justesse peut-être – mais ça n’en est que plus réjouissant voire orgasmique), tout en sachant manipuler le spectateur au gré de techniques inattendues et autres procédés incongrus, cependant toujours bienvenus et bien vus ; c’est une série intelligente et sensible à la fois ; drôle autant que triste, enfin.

 

Me faudra poursuivre la découverte de Kon Satoshi, oui.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (22)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (22)

Vingt-deuxième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Dwayne O’Brady, l’avocat Chris Botti, la chanteuse Leah McNamara et quant à moi « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

[Dwayne, Tess : Burt] Dwayne et moi sommes pris au piège dans l’arrière-salle de Chez Burt. La lumière, en se rallumant, perturbe un temps notre vision. La porte de la pièce est fermée, mais comprend une petite chatière d’où dépasse le canon d’un fusil ; l’homme ne m’a a priori pas repérée – je suis calée contre le mur juste à côté de la porte : l’arme est pointée sur Dwayne, au sol. « Calmons-nous ! » dit ce dernier, et il lâche son arme. Une voix derrière la porte nous dit de déposer nos papiers, portefeuilles, montres, armes et vestes ; si nous obéissons, ils nous laisseront cinq minutes pour partir… C’est une voix éraillée par le tabac, pas tout à fait blasée, mais qui en a vu d’autres… Dwayne cherche à obtenir un compromis : nous aimons nos vestes… mais eux aussi. « Décidez-vous ! » Je jauge l’épaisseur du mur derrière moi : il est très fin, c’est une sorte de contreplaqué. La lumière s’éteint à nouveau : si, dans vingt secondes, quand ils rallumeront la lumière, il n’y a pas de tas des objets qu’ils nous réclament… Tandis que le compte à rebours défile, Dwayne et moi, à regret, décidons d’obéir : nous rassemblons les affaires réclamées… mais prenons tous deux soin de conserver un derringer chacun, que nous dissimulons sur nous. La lumière se rallume : « Heureux de voir que vous avez été raisonnables… » Le panneau qu’avait ausculté Dwayne quelque temps avant s’ouvre, et deux hommes armés de fusils en sortent ; ils ont des « tronches » sévères, et nous font signe de bouger du canon de leurs fusils. Nous obéissons, et ils nous conduisent ainsi à une sortie de service. Dwayne sort en premier ; je suis juste derrière lui, et reçois un coup de pied au cul : « La prochaine fois, il n’y aura pas de négociation. »

 

[Dwayne, Tess : Danny O’Bannion, Brienne] Nous nous retrouvons dehors, et ressentons l’absence de nos vestes : il est 23h, en plein hiver, il fait très froid, et la neige tombe légèrement… Nous avons tous deux mémorisé quelques visages – notant aussi que la clientèle du bouiboui ne semblait pas relever d’un type ethnique précis (tout au plus une certaine communauté « polonaise », ou du moins d’Europe de l’Est). Nous avons besoin de vêtements – je suggère de nous rendre à la garçonnière de Danny O’Bannion sur French Hill Street, où nous devrions pouvoir trouver de quoi faire l’affaire ; par ailleurs s’y trouve Brienne, la compagne de Dwayne

 

[Leah, Chris : Michael Bosworth, Patrick, Jamie ; Danny O’Bannion] Leah et Chris, accompagnés de Michael et de Patrick ressuscité, remontent à bord de leur voiture et retournent à la ferme de Danny O’Bannion, où ils arrivent sur les coups de 23h. Les gardes les repèrent, ils ont l’air compétent. Tous s’installent dans le salon du rez-de-chaussée, notre lieu de réunion habituel ; il y a un peu de bruit en provenance de la cuisine adjacente, sinon rien de particulier. Patrick s’assied sagement, l’air de rien. Leah s’interroge à son sujet : peut-être ne faut-il pas le montrer de suite à tout le monde ? A priori, tout le monde à la ferme sait qu’il est mort… Faut-il l’enfermer dans une pièce ? Patrick, à cette suggestion, relève la tête, inquiet – mais Leah lui adresse un grand sourire. Pourtant, il demande : « Moi problème ? » Non, pas à proprement parler, mais il pourrait effrayer beaucoup de monde… « Pourquoi ? » Leah, interloquée, ne sait pas quoi répondre… Patrick se tourne alors vers Chris et Michael. Chris lui dit que c’est peut-être parce qu’il n’est plus tout à fait comme avant… Patrick dit que ce n’est pas un problème : « J’ai habitude, toujours revenir… »

 

[Chris : Patrick, Jamie] Chris détourne la conversation : a-t-il faim ? Patrick opine de la tête. Chris va lui trouver quelque chose dans la cuisine – en fait, Patrick le suit. Là-bas, ils trouvent Jamie, en train de boire un café serré ; il les salue de la tête… mais sans prêter attention à Patrick. Chris lui demande s’il n’y aurait pas une côtelette pour « son ami », ou quelque chose du genre ; Jamie demande s’il y a encore un « nouveau »… puis réalise que c’est Patrick qui accompagne Chris : « Euh… Oui… Sans doute… » Et Jamie ne s’attarde pas sur place… Chris se retourne vers Patrick, souriant : « Eh bien voilà ! » Il ouvre le réfrigérateur, à la recherche de viande pour son camarade, et trouve un jambon ; il propose d’en couper quelques tranches, mais Patrick dit que ce n’est pas la peine : il saisit le jambon et mord dedans à pleines dents… Chris, surpris tout d’abord, le laisse faire, et retourne dans le salon tandis que Patrick se restaure.

 

[Chris, Leah : Patrick, Jamie] Chris retrouve Leah : « Nous voilà dans de beaux draps avec cet asticot ! » Mais, pour Leah, tant qu’il ne suscite pas davantage de questions, ça devrait aller… Chris évoque quand même Jamie, qui a tiré une drôle de tête ; depuis son départ précipité, la nouvelle a dû faire plusieurs fois le tour de la ferme… Mais Leah n’y accorde pas beaucoup d’importance : les gardes ne feront rien contre Patrick, et ont après tout déjà été témoins de choses... inhabituelles…

 

[Chris, Leah : Herbert West, Tina Perkins] Chris revient sur la requête de Herbert West, concernant un chimiste ou botaniste prêt à travailler avec lui. Leah ne voit guère que la fleuriste, Tina Perkins, mais elle est dans « l’autre camp »… Chris dit que nous pourrions sans doute trouver quelqu’un d’autre, à l’Université Miskatonic ? Oui, sans doute… Mais pas maintenant de toute façon, c’est la pleine nuit…

 

[Leah, Chris : Patrick ; Hippolyte Templesmith] Tous deux s’accordent pour veiller sur Patrick, ils prendront des tours de garde. Leah commence, tandis que Chris va se coucher. Elle demande à Patrick s’il n’a pas besoin de se reposer, mais non… Patrick est resté dans la cuisine, et a disposé tout un attirail de marmites et de casseroles, où il a versé divers produits ménagers, du savon, ce genre de choses, qu’il fait bouillir, etc. Leah propose éventuellement de l’assister. Patrick accepte, et lui donne des instructions – mais il a parfois instinctivement recours à un vocabulaire irlandais que Leah ne comprend pas toujours… En ressort tout de même qu’il prépare des « armes… pour tuer Templesmith ». Il adresse un grand sourire à Leah : « Boum ! »

 

[Dwayne, Tess : Danny O’Bannion, Hippolyte Templesmith, Brienne] Dwayne et moi arrivons près de l’appartement de Danny O’Bannion sur French Hill Street – j'en ai la clef. Non loin se trouve une tribune devant un local politique dédié à la gloire de Hippolyte Templesmith : il y a toujours de l’activité, la lumière est allumée et des gens entrent et sortent continuellement. Nous ne nous y attardons pas... Au rez-de-chaussée de l’immeuble où se situe la garçonnière, le gardien nous regarde, puis lâche un cordial « Bonsoir ». Il se tourne plus précisément vers Dwayne : « Votre compagne vous attend. Conformément aux ordres, je ne la fais pas sortir ; elle peut faire des listes de courses, ou ce genre de choses, mais ce sont des intermédiaires qui s’en chargent. » Nous montons au deuxième étage – une musique jazz légère nous parvient depuis la porte de l’appartement.

 

[Dwayne, Tess/« La Rouge » : Brienne] Dwayne toque à la porte, et nous entendons bientôt la voix de sa fiancée, Brienne, qui vient ouvrir. Elle a un plâtre à l’avant-bras gauche. Son comportement est hésitant, elle ne sait pas si elle veut avant tout lui faire des reproches ou l’embrasser… Elle fait sans doute un peu la gueule, tout en prétendant que non, pas du tout… Mais, après avoir marmonné un vague « Connard… », elle se jette au coup de Dwayne et lui chuchote à l’oreille : « Tu en as mis, du temps… » Puis elle me voit, et a un temps d’arrêt : « Tu bosses avec ʺLa Rougeʺ ? » Je lui dis qu’il ne faut pas croire tout ce que les journaux racontent… et je rentre dans l'appartement, ne comptant pas rester plus longtemps sur le palier ; Dwayne assure à Brienne qu’elle n’a absolument rien à craindre de moi – mais elle me garde à l’œil…

 

[Tess : Dwayne, Brienne, Danny O’Bannion] Je compte laisser les deux amoureux se retrouver, et me rends illico dans une chambre, en quête de vêtements appropriés ; mais il n’y a pas grand-chose… On y trouve surtout des vêtements d’homme, à la carrure de Danny O’Bannion ; il y a bien des vêtements féminins… encore que le mot « vêtements » soit peut-être un peu fort : beaucoup de choses dénudées, passablement vulgaires, et les « vrais » vêtements sont à l’avenant – comme ce manteau de fourrure en renard argenté, d’un goût extrêmement douteux, et très voyant… Je vais devoir m’en contenter, et reste dans la chambre le temps que Dwayne et Brienne aient leur petite discussion.

 

[Dwayne : Brienne ; Danny O’Bannion] Dwayne demande à Brienne la raison de son plâtre. Il y a eu une altercation à la prison, tandis qu’elle revenait des toilettes ; trois femmes de type WASP s’en sont prises à elle, et ont même tenté de la poignarder ; elle a cependant eu le réflexe de lever son avant-bras pour se protéger, d’où la blessure… qui lui a peut-être sauvé la vie. Elle s’est mise à crier tout en se défendant – elle est même parvenue à casser le nez d’une des femmes ; après quoi d’autres détenues, irlandaises quant à elles, se sont mises de la partie et ont tiré Brienne de son mauvais pas. Mais la police a pris prétexte de cette altercation pour décider d’un transfert de prisonniers, et c’est donc sur le chemin du nouveau lieu de détention que Danny O’Bannion est intervenu… Dwayne est profondément désolé pour ce qui s’est passé… Et il fait une promesse à Brienne : encore trois ou quatre jours, pour finir ce dans quoi il s’est engagé, et il raccroche. Il est parfaitement sincère. Il ajoute qu’ils s’en iront – si c’est ce qu’elle veut. Mais il a tendance à se focaliser davantage sur son sentiment de culpabilité, plutôt que sur les douleurs de Brienne… Celle-ci est quelque peu sceptique : dans sa situation, elle doute de tout… Dwayne ne l’avait jamais connue comme ça. Elle s’inquiète de ses proches, de sa famille ; mais Dwayne lui dit qu’elle ne peut pas se permettre d’entrer en contact avec eux tant qu’il n’a pas fini son travail ; il regrette, mais… Il revient toujours sur sa promesse : trois, quatre jours au plus, c’est tout. Brienne remarque que, dans quatre jours, c’est Noël... D’un air triste, elle dit à Dwayne de prendre soin de lui, et s’isole dans une chambre.

 

[Dwayne, Tess : Danny O’Bannion, Burt] Dwayne cherche à son tour des vêtements – c’est plus facile pour lui, avec tous ces costumes de Danny O’Bannion « démodés » (entendre par là qu’ils sont de l’année précédente…). Nous cherchons aussi des armes : sous le comptoir du bar du salon, Dwayne trouve un .45 avec deux chargeurs ; quant à moi, sous la penderie, j’ai remarqué que le plancher sonnait creux : en retirant une latte, je trouve un .38 (approvisionné mais sans chargeur supplémentaire)… ainsi que deux grenades à fragmentation. Je le signale à Dwayne… et nous avons exactement la même idée quant à ce que nous pourrions en faire. Nous décidons donc de retourner Chez Burt ; je conduis, tandis que Dwayne reste sur la banquette arrière avec son fusil. J’ai été humiliée, j’en ai marre de tout… et compte bien me soulager par la violence !

 

[Leah, Chris : Patrick ; Danny O’Bannion] À la ferme de Danny O’Bannion, Leah continue de « cuisiner » avec Patrick – lui demandant s’il sait bien ce qu’il fait, car elle a un peu peur… Mais Patrick semble maîtriser son sujet, et n’a aucun doute à cet égard. Le temps passe – Chris prendra le relais au bout de quatre heures. D’ici-là, Patrick dit avoir besoin d’horloges, de montres, etc., et commence à se servir un peu partout…

 

[Chris, Leah : Patrick ; Hippolyte Templesmith] Quand Chris vient relever Leah, elle lui dit que Patrick fabrique des bombes artisanales… ce qui stupéfait l’avocat, qui craint que Patrick les fasse sauter eux plutôt que Templesmith ! Leah retourne auprès de Patrick, et lui dit qu’elle va se reposer un peu.

 

[Chris : Patrick ; Hippolyte Templesmith] Chris se rend à son tour dans la cuisine, où il voit l’atelier mis en place par Patrick ; sur le moment, ce dernier travaille à démonter une horloge, mais il manque visiblement de souplesse, et s’agace de plus en plus… Chris lui demande ce qu’il fout. D’un ton calme mais volontaire, Patrick répète qu’il s’agit d’armes pour détruire Templesmith. Il parle à Chris du temps où il fabriquait des bombes pour l’IRA – pour ses amis. « Toi ami ? » Oui, bien sûr… Alors il n’a rien à craindre. Chris l’interroge sur ce qu’il fait : il s’agit de minuteries pour les bombes ? Oui, des mécanismes à retardement – c’est le plus efficace. Mais Patrick ne comprend pas ce qui est arrivé à ses doigts, qui n’ont plus leur délicatesse et finesse d’antan… Ce qui est visiblement aussi frustrant que douloureux. Chris lui dit de s’asseoir tranquillement dans un coin, il va prendre son relais – Patrick concède que c’est une bonne idée, s’assied, et lui donne des consignes détaillées : tous deux se montrent aussi assurés que précis.

 

[Tess, Dwayne : Burt, Danny O’Bannion] Je conduis, roulant vers Chez Burt… mais tombe malencontreusement sur un petit barrage de police – une voiture, deux motos, filtrant la circulation à un feu de croisement ; ils demandent leurs papiers aux conducteurs. Il y a quatre voitures devant la mienne, et la possibilité de m’échapper en prenant à gauche, mais les flics nous verront forcément faire. Cependant, et le fait que nous n’ayons pas nos papiers paraît presque secondaire dans notre situation, nous n’avons pas le choix : je m’engage dans la ruelle à gauche, tandis que Dwayne prépare son fusil… Les flics nous interpellent aussitôt, mais je les ignore et fonce. Une moto se lance à notre poursuite (l’autre peine à démarrer, le moteur est trop froid). Les conditions de circulation, avec la neige, sont loin d’être optimales… Le motard me rattrape vite, et se retrouve bientôt à deux mètres à peine derrière moi. Je pile brutalement dans l’espoir de le renverser, mais il parvient à éviter ma voiture, et sort son arme. Dwayne, sa position assurée, fait feu, et touche le flic à l’épaule, lui faisant de gros dégâts. Je repars en avant tandis que le motard appelle à l’aide – nous entendons au loin le moteur de la deuxième moto, qui a enfin démarré… Mais je connais bien la ville, et sais par où passer pour semer tout poursuivant, dans ces conditions particulières ; nous entendons un temps, au loin, des sirènes, mais elles s’estompent bientôt. Forcément, notre véhicule est maintenant grillé… et nous sommes loin de Chez Burt. Je préfère ne pas me risquer à retourner dans la circulation, et Dwayne est d’accord avec moi. Je gagne donc la périphérie d’Arkham, m’assure que nous ne sommes pas suivis, puis retourne à la ferme de Danny O’Bannion.

 

[Dwayne, Tess, Chris : Patrick ; Danny O’Bannion] À la ferme de Danny O’Bannion, Dwayne et moi retrouvons Patrick… Il « cuisine » toujours avec Chris, qui emballe des « pains » d’explosifs dans des journaux, avec des mécanismes d’horlogerie dessus. Patrick a un moment de saisissement quand il nous voit. Et je vis ça plutôt mal, me souvenant de mon fiasco quand j’avais tenté de l’énucléer, ce qui avait débouché sur sa mort… Patrick tend sa main à Dwayne, qui la serre, après quoi il m’enlace – je me laisse faire, mais je suis mal à l’aise… Il nous dit que c’est bon de nous revoir, et a l’air parfaitement sincère. Il désigne fièrement la table, avec les résultats de sa « cuisine ». Je ne peux m’empêcher de lâcher : « Quelle coïncidence… » Chris nous salue à son tour. Mais Dwayne et moi sommes fatigués – et de mauvais poil… Il est environ 1h30, et nous allons nous coucher (je m’accorde un whisky avant).

 

[Chris, Leah : Patrick] Chris, lui, poursuit sa veille auprès de Patrick. Ce dernier n’a-t-il pas sommeil ? Non… Mais peut-être peuvent-ils faire une pause, en buvant une bonne bière irlandaise et en écoutant de la musique celtique ? Bonne idée ! Chris aurait préféré du jazz, mais Patrick a l’air inflexible, et il n’insiste pas… Chris, hésitant, demande enfin à Patrick s’il peut lui poser une question. « Euh… Tu es mort…
— Je crois. Oui. Plusieurs fois.

— Et tu es revenu d’entre les morts…

— Oui. Il faut croire.

— Alors… Qu’est-ce qu’il y a après la mort ?

— Rien…

— J’en étais sûr… »

Et Chris trinque avec Patrick. Ce dernier s’en étonne tout d’abord, mais accepte le toast. Le mort-vivant encaisse bien… D’ailleurs, il va de lui-même chercher d’autres bières. Chris essaye de le mettre en garde contre les abus, dans son état… Patrick dit, au contraire, qu’il compte profiter de la « vie ». Chris lui dit, au moins, de ne pas toucher à sa « cuisine » pour le moment… Mais l’avocat comprend que Patrick est un peu contrarié par ses « fais pas ci, fais pas ça » continuels. Patrick lui demande d'ailleurs d’estimer son âge ; Chris suppose, à bon droit, qu’il est dans la quarantaine. « Oui. Je ne suis pas un enfant… » Il boit calmement. Chris n’insiste pas, et va se coucher quand Leah revient pour le relever.

 

[Leah, Dwayne : Patrick] Leah redescendue, Patrick, emporté par la musique celtique, lui propose d’agrémenter l’air avec son fiddle. Leah accepte volontiers… Son violon et les bruits de pas de danse de Patrick nous réveillent vers les 6h du matin… Dwayne fait avec ; il cherche à bidouiller son derringer, mais s’y prend mal et perd du temps. Quant à moi, je me suis levé du mauvais pied, et ça se voit… J’arrête illico le disque, et mets du jazz à la place – avant de m’accorder un rail de coke, sans prendre la moindre précaution pour me cacher. Patrick, pas le moins du monde fatigué, ne saurait danser sur du jazz, et s’accorde un petit déjeuner au jambon…

 

[Leah, Tess, Chris, Dwayne : Herbert West, Tina Perkins] Leah suggère de nous rendre à l’Université Miskatonic, pour trouver le botaniste ou chimiste réclamé par Herbert West… Mais il est un peu tôt pour cela – ce que je ne manque pas de relever, acerbe. Chris suggère que nous parlions d’abord de nos découvertes respectives. Mais Dwayne et moi n’avons finalement pas grand-chose à rapporter… Dwayne, par ailleurs, n’a toujours aucune nouvelle du type à qui il avait confié un échantillon de la poudre trouvée dans la boutique de Tina Perkins. Nous disposons, si jamais, des journaux du matin.

 

[Chris, Leah, Dwayne, Tess : Patrick ; Hippolyte Templesmith, Stanley, Margaret Hoover, Danny O’Bannion] Chris revient sur notre stratégie et nos options concernant le gala de Hippolyte Templesmith à Boston (nous avons appris qu’il se tiendrait dans un hôtel luxueux du nom d’Omni Parker House). Tant mieux si Leah parvient à entrer en tant qu'artiste, mais quid de nous ? Nous ne pouvons certainement pas la laisser opérer seule… Nous avions évoqué la possibilité d’une diversion avec une bombe, mais l’avons rejetée – Dwayne et moi y sommes particulièrement hostiles, persuadés que les effets négatifs l’emporteraient sur les positifs, très aléatoires (annulation éventuelle du gala, services de sécurité encore plus à cran, risque de dommages collatéraux et que ça retombe une fois de plus sur la communauté irlandaise…). On envisage la possibilité que Leah, en tant qu’artiste invitée, fasse passer Chris, voire même ce pauvre Stanley, pour des assistants, mais ce n’est pas crédible : même en dehors de l’état de Stanley, la possibilité qu’une artiste « mineure » (Leah ne peut pas espérer un statut plus appréciable, à compter même qu’elle parvienne à être embauchée à la dernière minute, ce qui n’a rien de certain) se voit autoriser à venir accompagnée de la sorte est très improbable… Dwayne et moi, en outre, sommes forcément grillés – et Dwayne ajoute que l'utilisation par Hippolyte Templesmith de sa « caméra humaine » a pu compromettre également les autres, Chris excepté… Patrick lui demande de quoi il parle ; gênés, nous évoquons laconiquement une « petite astuce » de TemplesmithPatrick nous demande si ça a été neutralisé, et nous l’en assurons, trop heureux de nous en tirer comme ça… Chris envisage d’autres options : s’il parvenait à rentrer, il pourrait aller trouver Templesmith, lui dire qu’il sait qu’un couple entend attenter à sa vie et se trouve tout près (c’est Dwayne et moi qu’il désigne ainsi), à charge pour ses services de sécurité de nous attraper et de nous ramener devant Templesmith, et… Non : trop tordu, trop aléatoire, trop dangereux, et Templesmith n’est certainement pas du genre à se laisser berner de la sorte. On rappelle d’ailleurs que Chris a été vu en compagnie de Leah par Margaret Hoover ; si Leah, en tant qu’artiste, peut altérer son apparence sans trop de risques, c’est moins certain pour Chris – s’il se fond dans la masse, cela devrait aller, mais approcher Templesmith comme il le suggérait, si Mme Hoover est dans les environs, présenterait trop de risques de tout faire capoter… Le fait demeure : nous ne pouvons pas nous contenter de la seule présence de Leah et éventuellement Chris à l’intérieur ; ce dernier pense toutefois profiter des réseaux de Danny O’Bannion, par exemple pour l’approvisionnement de la fête (traiteurs, etc.) ; c’est plausible, même si Templesmith est probablement aux aguets et si, en outre, le gala a lieu à Boston, et non à Arkham – là où se trouve l'essentiel des réseaux de Danny

 

[Dwayne, Tess : Stanley, Leonard Border] Mais Dwayne d’abord, moi ensuite, après quelques hésitations, nous mettons à envisager une autre possibilité pour nous – bien conscients que nous sommes de toute façon compromis et recherchés (y compris à Boston en ce qui me concerne). Stanley avait en effet rédigé une note d’après les informations contenues dans Magie véritable, portant sur un « rituel de changeforme » ; après l’avoir lue, j’avais montré cette note à Dwayne ; elle l’intriguait, s’il n’était pas certain de bien comprendre son fonctionnement, ainsi que moi-même. Il s’en souvient, cependant – ce qui m’amène à considérer aussi l’autre rituel que nous avait décrit Stanley, portant sur la « poudre d’Ibn-Ghazi » (mais, en relisant la note à ce sujet, je me rends compte que ce premier rituel nous serait bien moins utile). Notre confrontation de plus en plus fréquente avec le surnaturel nous amène à considérer ce sortilège comme une option aussi valable qu’une autre… Certes, le rituel est contraignant – et implique un sacrifice humain ; Dwayne a trouvé une victime toute désignée en Leonard Border : il a ainsi que moi des comptes à régler avec le journaliste, et pourrait ainsi prendre sa place – il est après tout censé aller travailler au gala, même s’il y renâclait et si son patron menaçait de désigner quelqu’un d’autre en cas de mauvaise volonté de sa part… Au fur et à mesure que nous réfléchissons aux implications du sortilège, l’idée nous séduit de plus en plus, et nous nous mettons à l’étudier à fond, en nous concentrant notamment sur l’incantation incompréhensible qui nous avait bloqués à la première lecture ; j’ai toujours un peu de mal, probablement plus que Dwayne dans un premier temps… Nous comprenons que les mots les plus étranges (« Yig », « Sothoth », « Yog »…) sont des noms ; des notes marginales de Stanley (de son écriture nerveuse et serrée) vont dans ce sens, supposant qu’ils désignent des « entités » auxquelles sont destinées les « offrandes », et en mesure d’accorder ces facultés étranges au sorcier faisant appel à eux… Dwayne attire mon attention à ce sujet – après quoi mon appréhension du texte s’améliore. Je recopie l’incantation au propre, afin que nous y travaillions chacun de notre côté, avec une extrême application (et en nous aidant mutuellement, le cas échéant – pour décrypter tel nom, déterminer sa prononciation adéquate, etc.). Par ailleurs, nous envisageons succinctement les autres éléments du rituel : il faut surtout un récipient (et nous supposons qu’il vaut mieux en envisager un chacun, et voir grand : Stanley hésitait sur le sens de ce qu’il recopiait, qui pouvait être « rincer » aussi bien que « baigner », et nous préférons ne pas prendre de risque à cet égard). Nous pensons trouver le nécessaire (baignoire, mangeoire…) dans le débarras à l’arrière de la ferme, donnant sur une vaste cave. Recopier le symbole aklo assez simple sur lesdits récipients devrait être dans nos cordes, en nous appliquant. Mais si la victime autant que l’identité de substitution de Dwayne sont d’ores et déjà déterminées, ce n’est pas mon cas ; or nous supposons que chacun doit accomplir le sacrifice et plus largement le rituel de son côté – je me dis que Stanley pourrait faire l’affaire, laissant pour le moment de côté la question de mon identité d’emprunt…

 

[Dwayne : Patrick] Patrick s’interroge également : comment le faire rentrer lui ? Dwayne suppose qu’on aura le moyen de déterminer un signal, surtout si nous parvenons tous à entrer…

 

[Chris : Zeke ; Danny O’Bannion] Chris a une approche plus « traditionnelle » ; il appelle chez O’Bannion, tombe sur un garde du nom de Zeke, et demande à parler au patron – oui, c’est très important. Mais, à en croire Zeke, il vaut mieux ne pas déranger Danny, qui « se soulage »… Il transmettra, si Chris veut bien lui dire ce dont il entend causer avec O’Bannion ; Chris dit que nous sommes en train de réfléchir à notre infiltration dans l’Omni Parker House pour le gala, et que les réseaux de Danny à Boston pourraient nous être utiles… Zeke en prend bonne note, il rappellera le moment venu.

 

[Leah : Michael Bosworth, Patrick ; Elsa Ropes, Roland Rice] Leah va devoir contacter les agences qu’elle avait envisagées : elle commencera comme de juste par celle d’Elsa Ropes, la vieille meneuse de revue assez notable ; elle n’a guère envie de faire appel au pervers Roland RiceMichael et Patrick proposent de l’accompagner, pour sa sécurité ; Leah accepte pour Michael (sans rejeter sèchement Patrick, qu’elle ménage et raisonne) – mais il devra attendre à l’extérieur… Pas de problème : c’est simplement qu’elle ne doit pas se rendre à Arkham seule.

 

[Chris, Dwayne, Tess] Chris s’interroge sur ce que Dwayne et moi faisons ; ça va ? Oui, oui, lui répond sans plus d’égards Dwayne tandis que je lui fais signe de nous laisser… Il s’éloigne pour lire le journal, dans ce cas… Mais il entend subitement quelqu’un fredonner derrière lui, d’une voix jeune et féminine qui lui est inconnue ; il se retourne et voit une femme blonde, la vingtaine ou un peu moins, qui sautille sur place, dans un coin du salon… Elle a un air un peu fou, et des mouvements « saccadés » ; ou, plus exactement, peut-être est-ce la perception qu’on en a qui est « saccadée » ? Car je la vois moi aussi – et observe que sa coiffure semble changer d’elle-même, sans que ça l’affecte… Elle se retourne vers Dwayne et moi et nous sourit. La mélodie du disque de jazz en train de tourner est « saccadée » à son tour. Chris, qui est le plus proche, se présente : « Chris Botti, à qui ai-je l’honneur ? » Je m’approche lentement, tandis qu’elle tend la main vers la joue de Chris, lequel recule, mais pas assez vite ; les doigts de la jeune femme le frôlent… puis passent à travers son menton, sans autre sensation pour Chris qu’un léger froid ! Dwayne se recule en dégainant son arme – il prend soin de rassembler les feuillets du rituel et de les conserver sur lui. La jeune femme s’interrompt, elle observe longuement ses doigts – et ne sourit plus du tout : elle se met à hurler ! Après quoi elle disparaît subitement. Dwayne, chamboulée, est pris de tremblements nerveux, il lui faut une dizaine de minutes pour se reprendre – le spectacle ne nous a certes pas laissés indifférents, Chris et moi, mais nous encaissons mieux le choc.

 

[Leah : Michael Bosworth ; Elsa Ropes, Danny O’Bannion] Leah s’est rendue à Arkham, accompagnée par Michael, et arrive devant l’agence d’Elsa Ropes – elle l’a trouvée sans la moindre difficulté, dans la proche périphérie de la ville, un quartier habité par la classe moyenne aisée. C’est une large bâtisse, avec un jardin bien entretenu. Leah sort de la voiture, où demeure Michael ; elle est vêtue d’une tenue plutôt classique, un peu stricte, sobre en tout cas, les cheveux rassemblés en un austère chignon ; elle a son fiddle à portée. Le portail est ouvert, mais le garde qui se tient un peu plus loin, à côté de l’entrée du bâtiment, lui fait signe d’employer le téléphone à proximité de la grille. Leah s’exécute, tombe sur une voix féminine inconnue, et dit qu’elle souhaiterait s’entretenir avec Mme Elsa Ropes ; on lui rit au nez : « Bonne chance ! Elle est très occupée… » Mais Leah insiste : qui ne tente rien n’a rien, et il lui faut lui parler – et maintenant. On lui répond, assez sèchement, que ce n’est pas possible. Leah dit alors venir de la part de M. O’Bannion. Silence au bout du fil… Puis : « Attendez, je vous prie. » Quelque temps après, le garde se rapproche de la porte du bâtiment, où une femme a passé la tête ; elle lui dit quelque chose d’inaudible, et, quand elle est rentrée, le garde se tourne vers Leah, lui faisant signe d’approcher. Leah adresse un regard à Michael, et s’avance.

 

[Leah : Elsa Ropes ; Danny O’Bannion] L’intérieur est assez opulent. Le garde conduit Leah, non pas dans le couloir principal, mais directement dans un bureau où il lui dit de patienter – ce qu’elle fait, debout. Le bureau, richement décoré, évoque une femme passionnée par la mode, et par la musique – on y trouve nombre de partitions, des disques de collection (de musique classique à l’exclusion du reste), ainsi qu’un beau violon dans une vitrine verrouillée… Apparaît enfin une femme assez âgée et bien en chair, au chignon sobre, mais vêtue d’une robe ample et relativement iconoclaste (de par sa couleur inhabituelle surtout) ; sans doute ne lui en a-t-on jamais fait la remarque, et elle n’est sûrement pas femme à en tenir compte de toute façon… Elle a l’air amusée… et en même temps un brin angoissée. Leah se présente sous son nom ; la femme – qui est bien Elsa Ropes – s’étonne de ce que Danny lui adresse une jeunette, d’habitude il vient en personne… Leah dit qu’elle travaille « un petit peu » pour lui, et la meneuse de revue pouffe : « Personne ne travaille ʺun petit peuʺ pour Danny… » Elle lui intime de se montrer sincère, tout en allumant une cigarette au bout d’un très long fume-cigarette. Leah l’admet ; elle décrit ensuite ses talents : le fiddle, le chant, le piano… Elsa Ropes s’impatiente. Leah passe alors à ses intentions : elle a besoin de se faire connaître. Mme Ropes lui demande : « C’est O’Bannion qui vous envoie ici, ou votre ambition ? » Leah dit connaître très bien Danny O’Bannion – mais avoir des ambitions, oui. Elsa Ropes la fixe droit dans les yeux ; Leah soutient son regard, tout en restant souriante. « Vous n’avez pas froid aux yeux… C’est le manque d’argent qui vous donne cette audace ? » Oui : son fiancé l’a abandonnée, ses parents sont morts, elle n’a plus que son art… C’est du pipeau, mais ça passe. Elsa Ropes se demande à quel point, au juste, elle connaît Danny O’Bannion, mais veut bien tenter le coup ; elle a peut-être une place pour ce soir, et le cas échéant une autre pour le lendemain… Mais d’abord ce soir : il s’agit de célébrer l’anniversaire du plus vieux pensionnaire d’une maison de retraite – un homme qui apprécie la musique classique et douce. Elsa Ropes précise qu’elle-même n’apprécie pas particulièrement le fiddle… et elle attend de Leah qu’elle illustre ses capacités ; elle sort d’une armoire basse un violon, commun sans être médiocre, et le tend à Leah : « Étonnez-moi. » Leah étudie un peu l’instrument, puis joue un morceau dont elle avait remarqué la partition tandis qu’elle patientait ; elle n’en livre pas une interprétation virtuose, mais assez correcte. Après quoi Elsa Ropes passe un enregistrement des Quatre Saisons, et demande à Leah de danser… Mais ce n’est pas dans ses compétences, elle ne s’y connaît guère… Elsa Ropes n’insiste pas – mais il lui faudra apprendre, et vite. D’accord pour ce soir : rendez-vous à la maison de retraite, la fête aura lieu entre 18h et 22h en gros ; si elle se montre à la hauteur, alors peut-être pourra-t-elle la placer pour la soirée du lendemain – une très belle soirée, à l’Omni Parker House de Boston : les places sont chères… Leah lui adresse un grand sourire et la remercie – mais il lui faudra donc faire ses preuves, et rapidement (y compris pour ce qui est de la danse !). Elle note qu’Elsa Ropes ne lui a pas parlé de salaire… et elle-même pas davantage. Elsa Ropes fait une dernière remarque, concernant sa tenue vestimentaire : il lui faudra s’habiller en conséquence, et elle lui montre le genre de choses à propos.

 

[Dwayne, Tess, Chris : Jingles, Stanley] Dwayne se reprend, et lui et moi nous remettons à l’étude des feuillets. Chris nous demande s’il s’agit d’une autre « copine » à nous, mais nous ne la connaissons pas… Nous allons travailler à la cave, afin de déterminer les récipients nécessaires au rituel. Mais je vais d’abord m’isoler dans un coin du sous-sol : « Jingles ? Es-tu là ? J’aurais besoin de parler à Jingles… » Mais je n’obtiens pas de réponse… Je me remets donc au travail – envisageant d’aller peut-être m’assurer de la prononciation correcte de l'incantation auprès de Stanley. Mais cela ne sera sans doute pas nécessaire : je me débrouille très bien, m’en rends compte, et peux même aider Dwayne, ainsi qu’il m’avait aidée auparavant.

 

[Chris, Tess, Dwayne : Zeke ; Danny O’Bannion, Orson Cushing, Hippolyte Templesmith] Au rez-de-chaussée, le téléphone sonne, et Chris décroche. C’est Zeke, qui a parlé à O’Bannion : un traiteur de Boston lui doit une faveur, un certain Orson Cushing – il n’est pas certain qu’il ait quoi que ce soit à voir avec le gala de Templesmith, mais il pourrait faciliter les choses, à la condition bien sûre que cela ne ruine pas son commerce… Chris en prend bonne note, il va faire le nécessaire. Le garde veillant sur Stanley descend au rez-de-chaussée – où je me trouve [NB : il y a sans doute eu un malentendu lors de ces scènes, où nous ne savions pas très bien si Chris était avec Dwayne et moi dans la cave, y compris lors de l’apparition fantomatique, ou bien si Dwayne et moi travaillions au salon, avec Chris à côté ; d’où cette petite incohérence…]. Il dit que Stanley a faim – et, en riant, qu’il a aussi tenté de le soudoyer…

 

[Tess : Stanley] Je me rends dans la cuisine où j’attrape des aliments ne nécessitant pas de préparation, et je monte à l’étage. Stanley est allongé sur un canapé, il dort – ou plutôt fait semblant, comme je m’en rends immédiatement compte… « Stanley… » Il tente d’abord de m’ignorer, mais a des mouvements réflexes. Je lui dis que je sais très bien qu’il ne dort pas, et qu’il n’a pas intérêt à me prendre pour une buse… Il se redresse. Je lui colle la bouffe dans les bras… et lui file une gifle pour sa tentative de corruption (il avait déjà un œil au beurre noir, dû au garde sans doute…). Je m’en vais, mais il gémit : « Attendez ! » Je m’arrête, et il se lamente, racontant tous ses malheurs, toutes ses inquiétudes, sa conviction qu’il ne peut plus nous être utile, etc. Je l’arrête, et lui assure que tout ira mieux pour lui dès le lendemain soir. Il me demande si je vais le libérer : oui (enfin, d’une certaine manière… ce que je garde pour moi). Il a l’ai réjoui, ça le libère d’un poids. Mais j’insiste : « Pas de bêtises ! Sinon… » Mais quel genre de bêtises pourrait-il bien commettre ? Eh bien, par exemple, continuer à me faire chier avec ça dans dix secondes… Il se tait aussitôt, je redescends.

 

[Leah : Michael Bosworth ; Elsa Ropes] Leah retourne à la voiture, et dit à Michael, qui l’attendait, que ça s’est bien passé. Par contre, elle a besoin d’une formation expresse en danse… Où pourrait-elle bien trouver un cours approprié dans cette ville ? Elle réfléchit à voix haute – Michael n’en a bien entendu aucune idée… Leah prend le temps d’y réfléchir, et trouve un endroit. Michael la dépose : elle aura une leçon personnalisée de 13h à 15h. Il aimerait cependant travailler sur sa couverture à lui… Leah ne pense pas risquer quoi que ce soit ici, et l’assure qu’elle se montrera prudente. Elle se débrouillera ; il faudra simplement la récupérer à la maison de retraite, un peu après la fête d’anniversaire – à minuit, par exemple. Leah va aussi se procurer une tenue correspondant aux indications d’Elsa Ropes, et n’hésite pas à y mettre le prix.

 

[Chris, Dwayne, Tess : Michael Bosworth ; Orson Cushing] Chris décide de se rendre à Boston pour voir le traiteur, Orson Cushing, et nous en informe, Dwayne et moi. Nous ne pensons a priori pas sortir dans la journée… Chris nous laisse le nom et l’adresse du traiteur ; il va en profiter pour essayer de glaner des informations sur l’Omni Parker House, et nous tiendra informé par téléphone. C’est alors que Michael revient, qui propose d’accompagner Chris à Boston [oubliant Leah qu'il devait passer prendre à la maison de retraite ?].

 

[Dwayne, Tess : Leonard Border, Stanley, Diane Pedersen] Dwayne est relativement confiant dans son aptitude à prononcer correctement l’incantation, je suis pour ma part convaincue d’y arriver. Nous passons à une autre phase de préparation du rituel : le symbole aklo ; nous nous entraidons à nouveau. Il nous faut trouver des récipients adéquats – grands si possible. Je me décide pour une baignoire rouillée trainant dans la cave, tandis que Dwayne envisage de recourir à une mangeoire inutilisée – mais elle est en bois, et Dwayne s’interroge sur l’absorption du sang… Ceci dit, au point où nous en sommes, nous n’avons plus de comptes à rendre à personne : nous pourrions très bien recourir aux baignoires « fonctionnelles » de la maison… Nous essayons de graver le signe : Dwayne parvient globalement à le reproduire, mais je me montre moins adroite – mon couteau dérape… Je n’ai pas très confiance en ces premiers essais. Dwayne tente alors de faire de même sur la mangeoire – et le bois s’avère autrement adapté à la gravure du symbole : il s’en étonne, mais reproduit parfaitement le dessin. Quant à moi, je vais me servir de la baignoire des gardes. C’est occupé… Je patiente quelques minutes, le temps qu’en sorte un des sbires, serviette autour de la taille, et qui me demande d’un ton graveleux si j’ai besoin d’aide – je l’ignore. Je me débrouille beaucoup mieux cette fois-ci. Dwayne m’explique ce qu’il compte faire avec Leonard Border, et je l’approuve ; quant à moi, si je pense donc sacrifier Stanley, je ne suis pas encore bien certaine de l’apparence que je vais adopter… Les spécificités du sortilège m’incitent à privilégier une figure féminine – pour que ni mon ombre, ni mes formes, ne révèlent quoi que ce soit malgré moi. Je vais y réfléchir avec une grande attention dans l’après-midi – mais j’ai une piste : Diane Pedersen serait sans doute tout à fait appropriée – d’autant que j’ai des photos d’elle pour m’imprégner de son apparence ; mais il faudrait sans doute trouver comment prendre sa place, il ne peut pas y avoir deux Diane Pedersen en même temps au gala…

 

[Chris : Orson Cushing, Michael Bosworth ; Danny O’Bannion] Chris arrive à Boston, et se rend à l’adresse du traiteur, Orson Cushing. Il entre dans la boutique, Michael derrière lui. Le traiteur apparaît, arborant un tablier taché ; il a une calvitie naissante, ses cheveux restants sont frisés ; son air est à la fois curieux et empressé. « On m’a dit que vous veniez me voir au nom d’un ami commun ? » Il tend la main, Chris la serre, et se présente ; il suggère d’avoir cette discussion dans un endroit plus discret. Le traiteur dit que son temps est précieux… Chris dit que l’ami commun est Danny O’Bannion. Cushing reste cois, puis dit à Chris et Michael de le suivre ; il les conduit dans un petit bureau privé, dispersant d’un ton sec les employés croisés en chemin : qu’ils retournent bosser ! lls s’installent dans le bureau : « Venez-en au fait. » Chris dit qu’ils cherchent du boulot – et il y a une belle réception de prévue à l’Omni Parker House… « Mon ami et moi nous ferons un plaisir de servir à cette occasion – ce qui vous épargnera d’avoir à payer deux employés supplémentaires… » Cushing comprend… mais demande si du sang va couler : « J’ai une carrière, des employés… » Chris lui certifie qu’il ne sera en rien inquiété, et que non, le sang ne devrait pas couler – par contre, des réputations pourraient être entachées… C’est bien ce qui l’inquiète ! Mais Chris le rassure : le moment venu, ils quitteront leurs uniformes, et personne ne pourra faire le lien avec son entreprise – laquelle ne sera en rien affectée par les événements de la soirée, c’est une certitude, et une promesse ; qui engage tout autant Danny O’Bannion (le nom, chaque fois, fait tiquer le traiteur…) que lui-même. Cushing fait toutefois la remarque que ses employés ne passeront pas la soirée là-bas, ils se contentent d’effectuer les livraisons… Mais justement ! Aucun lien ne sera établi. Cushing admet qu’il n’a pas à en savoir davantage. La faveur due à O’Bannion sera-t-elle alors réglée ? Chris évite cette fois de s’engager au nom de son patron, mais, « soit dit entre nous », le service rendu étant de taille, il serait tout de même fort improbable qu’il n’efface pas l’ardoise… Cushing accepte. La livraison est prévue le lendemain à 18h30, et nécessitera plusieurs chariots ; les employés, vêtus d’uniformes de la compagnie, ne resteront pas sur place. Cushing ne veut pas savoir ce que Chris et Michael feront alors, dès l’instant qu’ils ne l’incriminent pas. Chris lui dit qu’ils viendront donc demain à 18h – et donne leurs tailles pour les uniformes. Le traiteur les invite à sortir par l’arrière, au cas où…

 

[Chris, Dwayne, Tess : Danny O’Bannion] Chris téléphone alors à la ferme de Danny O’Bannion. Les choses se présentent bien de son côté : lui et Michael devraient pouvoir pénétrer dans l’Omni Parker House vers les 18h30 le lendemain. Et de notre côté ? Dwayne répond que nous pourrons en dire plus après la soirée…

 

[Tess : Hippolyte Templesmith, Pete O’Reilly, Moira, Johnny « La Brique »] J’assure la finition de ma gravure dans la baignoire. Mais j’entends des bruits de pas derrière la porte de la salle de bain des gardes… à travers laquelle je vois passer des doigts féminins. Je vais ouvrir la porte et me recule aussitôt : c’est la même jeune femme que tout à l’heure ; elle a l’air triste, et des larmes roulent sur ses joues ; son apparence a quelque chose de « fragmenté »… Je reste sur place, et elle s’avance vers moi. Je lui demande si je peux l’aider ; elle opine de la tête – elle essayait de me parler, mais je n’entendais absolument rien, et elle s’en rend compte, il nous faut communiquer par gestes. « Ça concerne Hippolyte Templesmith ? » Elle opine. « Vous êtes une de ses victimes… » Elle hoche à nouveau la tête. Je lui montre le miroir, où elle essaye vainement d’écrire – ses doigts passent au travers… Elle essaye de mimer, fait comme un museau, et aussi une chose en train de grignoter… Puis je me souviens, sans autre raison, du cristal que m’avait donné un gamin, le petit Pete O’Reilly – disant que Moira et Johnny « La Brique » lui avaient sauvé la vie dans des circonstances étranges… Et j’ai justement cette pierre sur moi – et elle devient chaude… Je m’en empare, tandis que la jeune femme fantomatique se tourne vers la fenêtre et la franchit, passant au travers puis disparaissant. La pierre a exactement la même allure que je lui ai toujours connue, seule sa chaleur diffère de son état normal – je la porte à mon oreille… et entends un miaulement.

 

À suivre…

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (15)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (15)

Quinzième séance de ma chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents. Les PJ étaient donc Ipuwer, le jeune siridar-baron de la Maison Ptolémée, sa sœur aînée Németh, l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

[Németh, Bermyl : « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii »] Németh blanchit à l’annonce par le Maître de Cour de ce que les époux Drescii viendrait d’atterrir à Heliopolis et seraient en route vers le Palais de Cair-el-Muluk… S’ils sont bien qui ils prétendent être, alors qui sont les Drescii que les Ptolémée hébergent depuis quelque temps déjà ? Elle dit au Maître de Cour de n’en parler à personne d’autre. Après quoi elle convoque sur-le-champ Bermyl, qui se rend aussitôt auprès d’elle : il doit localiser les « Drescii » dans le Palais de Cair-el-Muluk – s’il est possible de s’emparer d’eux sans faire de vagues, et discrètement, pour les mettre au secret, que l’assassin avise. Bermyl dit à Németh qu’il se doutait de quelque chose… Mais elle dit ne pas vouloir sauter de suite aux conclusions. Bermyl a ses ordres, il s’éclipse.

 

[Bermyl : Németh, Elihot Kibuz, « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii »] Németh a appris la nouvelle en premier, du fait du zèle du Maître de Cour, mais tout juste : quand Bermyl sort des quartiers de la dame, ses propres services le contactent, ayant reçu la même information – sans doute Elihot Kibuz, le Maître Assassin fantoche, est-il de même au courant ? Bermyl le contacte – tant pour lui confier des instructions que pour juger l’état de ses connaissances : le vieil homme prétend ne rien savoir de tout cela… Bermyl lui explique la situation, et lui transmet les instructions de Németh : il s’agit pour l’heure de localiser les suspects – pas d’initiative malencontreuse, il faut en référer à Bermyl toutes affaires cessantes, et personne ne doit rien faire de plus avant plus ample informé. Les agents les plus proches de Bermyl sont de la partie, avec les mêmes ordres. Alors qu’il prend la direction des quartiers destinés aux « Drescii », Bermyl tombe sur un de ses hommes – les services de renseignement ont de longue date mis en place tout un réseau de procédures automatiques pour lutter contre toute subversion du Palais, aussi leur est-il possible de s’entretenir discrètement dans une zone protégée : Bermyl apprend ainsi que « Cassiano Drescii » se trouve bien dans ses appartements – mais pas « Lætitia Drescii », aperçue alors qu’elle sortait en ville incognito, dans une tenue simple et pratique ; il ne devrait cependant pas être bien difficile de la retrouver. Outre cet agent, Bermyl en rassemble trois autres pour s’emparer avec lui de « Cassiano Drescii », et confie à une escouade de cinq agents supplémentaires la tâche de retrouver « Lætitia Drescii » en ville. En chemin, Bermyl tente de faire le point : le comportement étrange de « Cassiano Drescii » ne lui avait pas échappé – et encore moins à Németh ; sa grossièreté, sa réclusion prétendument pour se consacrer à son livre…

 

[Bermyl : « Cassiano Drescii » ; Németh, « Lætitia Drescii »] Bermyl parvient devant les appartements des « Drescii » ; il cherche à déterminer si la porte d’accès a été compromise par des systèmes de sécurité, mais ce n’est semble-t-il pas le cas, hors un cône de silence. S’il s’est montré très discret, ce n’est pas le cas d’un de ses agents – qui a trouvé à renverser une plante en pot aux abords des quartiers des invités ! Mais peu importe : Bermyl et ses hommes pénètrent subitement dans l’appartement ; l’entrée débouche dans un vaste salon où se trouve « Cassiano Drescii », en train d’écrire à son bureau – il est pour le moins surpris… Bermyl lui demande de le suivre, sur ordre de Dame Németh – sans en dire davantage, et notamment sans spécifier qu’il est son prisonnier ; mais « Cassiano Drescii » n’est pas dupe, et commence à faire un scandale, criant des insanités et renversant des objets se trouvant sur son bureau… Bermyl n’est pas impressionné, et ordonne calmement à ses agents de maîtriser le suspect. Ce dernier semble vouloir se défendre, et dégaine une dague, mais il n’est visiblement pas très à l’aise avec, et les hommes de Bermyl le neutralisent sans plus de difficultés ; ils le conduisent à un cachot tandis que Bermyl fouille les appartements. Il jette un œil aux papiers de « Cassiano Drescii », mais ne parvient pas à comprendre ce qu’il a écrit – quoi que ce soit : ça ne fait aucun sens. Rien d’étrange autrement, si ce n’est la penderie de « Lætitia Drescii », étonnamment variée, et comprenant des tenues bien éloignées de son rang et du protocole des Maisons nobles – des « déguisements » ? Bermyl met les appartements sous scellés et quitte les lieux.

 

 

[Vat : Németh] Le Docteur Suk, Vat Aills, a accès au prisonnier embarqué au campement des Atonistes de la Terre Pure et se faisant passer pour un zélote de la Maison Arat. Les gardes sont au courant des instructions à son égard de Németh, et son statut particulier lui ouvre de toute façon bien des portes ; ils le laissent passer sans souci. Il se rend tout d’abord au dépôt, pour étudier l’équipement du « zélote » : le fusil laser est une arme de qualité, d’un niveau technologique supérieur – léger, maniable, bénéficiant d’options diverses… Le Docteur Suk ne s’y connaît pas forcément plus que cela, mais suffisamment pour comprendre que cette arme, sans doute conçue sur Ix ou Richèse, n’est clairement pas du type que l’on peut ramasser à tout coin de rue… Le « zélote » avait aussi un kindjal sans rien de particulier, ainsi qu’une dose d’un violent poison – probablement destiné au suicide, mais le prisonnier pris dans le feu de l’action n’a pas eu le temps d’en faire usage ; sa présentation sous cette forme laisse cependant supposer qu’il pouvait avoir une utilité alternative. Vat n’exclut pas la possibilité que le « zélote » dispose d’un autre poison sur lui-même – dans ses dents, ses cheveux, etc. Le fait le plus notable de cet équipement est peut-être pourtant qu’il n’y a absolument rien d’autre, notamment de « personnel », pouvant aider à l’identification du suspect.

 

[Vat : Bermyl] Vat se rend alors dans la cellule du prisonnier, accompagné de deux gardes. Si les dispositifs de sécurité sont tout à fait modernes, l’allure du cachot n’en est pas moins très « médiévale » : sombre et étouffant, tout juste une paillasse dans un coin, un bol vide non loin qui contenait le maigre repas du détenu, pas de chaises, une forte odeur d’urine dans un coin. Le détenu, qui avait été blessé au ventre et au bras doit par les agents de Bermyl avant que ce dernier ne le neutralise, est menotté aux chevilles et aux poignets – les deux menottes étant liées entre elles. Vat ordonne aux gardes d’apporter deux chaises, un brilleur à suspenseur ainsi qu’une autre lampe bien plus intense – ils transmettent la requête. Une fois l’équipement rapporté, Vat s’installe du côté de la porte (où se tiennent les gardes), face au prisonnier qui est lui dos au mur. Vat étudie le « zélote », d’apparence extrêmement banale, et sans rien qui le singularise d’une manière ou d’une autre – à une exception près : si nombre des zélotes ayant lancé l’assaut sur le campement des Atonistes de la Terre Pure étaient pieds nus, lui a toutefois des bottes – de qualité appréciable, mais sans excès, et guère usées. Vat demande à un des gardes de les lui retirer : le soldat se montre brutal, faisant basculer le prisonnier par terre pour s’emparer de ses bottes – rien de suspect. Vat demande au garde de faire assoir à nouveau le détenu ; le garde s’exécute, et, répondant à la demande du Docteur Suk, confirme que le prisonnier n’a pas décroché un mot depuis son arrivée à Cair-el-Muluk.

 

[Ipuwer : Taa ; Németh] Ipuwer se trouve toujours dans la Baie des Morts. Toujours boudeur, il refuse toute communication avec Cair-el-Muluk – et n’est donc au courant de rien… Ses officiers ont cependant reçu une missive laconique de Németh, disant qu’il s’était « passé des choses », et que la présence du siridar-baron à Cair-el-Muluk serait appréciée ; un peu plus tard, devant l’absence de réponse, Németh a envoyé un message plus pressant, évoquant les graves événements d’Heliopolis, sans plus de succès… Ipuwer s’en moque, il ne veut rien savoir de tout cela, et passe l’essentiel de son temps à explorer les environs, généralement accompagné par Taa – parfois ils sont seuls. Ils chassent et vadrouillent… Taa se montre d’une grande compétence dans cet environnement, notamment de désert rocheux ; elle montre ainsi au siridar-baron comment trouver de l’eau, quelles sont les (rares) plantes comestibles, de même pour les animaux et comment les capturer… Ipuwer est un élève un peu médiocre mais volontaire, et il en retire quelques « trucs ». Elle est par ailleurs en mesure de dresser une carte de la région, et peut en tout cas fournir d’abondants renseignements la concernant – ses sœurs, de toute façon, y entretiennent des caches et des plantations depuis des siècles, voire des millénaires. S’est-elle aventurée plus loin ? Un peu, suite au pillage du Mausolée, et désireuse d’en savoir davantage… mais elle ne s’est pas enfoncée très loin à l’intérieur des terres : même dans un cas pareil, son conditionnement l’incitait à rester dans la Baie des MortsIpuwer ne cherche pas consciemment à la séduire, mais son mode de fonctionnement général l’y incite sans qu’il y prenne garde : il comprend cependant qu’il n’y a rien à en attendre, sans doute parce qu’il a un caractère divin aux yeux de la femme ; il aimerait pourtant la dérider un brin, mais sans plus de succès… et ça, pour le coup, ça l’agace.

 

[Vat : Sabah] Vat a muri quelques questions et se lance dans l’interrogatoire du « zélote ». Il lui parle d’abord de ses bottes neuves : il comptait aller loin après sa mission ? Le prisonnier le fixe, sans dire un mot ; même chose quand le Docteur Suk lui demande son nom. Vat essaye alors d’user d’hypnose, et son sujet ne se montre pas aussi résistant qu’il le pensait. Quel est son commanditaire ? Pas de réponse, mais il cligne des yeux et se met à transpirer. Vat sent que quelque chose cloche dans ce comportement, mais ne parvient pas à mettre le doigt dessus. Il demande alors aux gardes de lui trouver du matériel de dentiste, sans lâcher des yeux le prisonnier – il utilise l’éclairage pour lui mettre la pression. Qu’est-ce qu’il faisait au camp des Atonistes de la Terre Pure ? Il semble vouloir dire quelque chose, mais s’arrête aussitôt. Vat se demande si c’est là un effet de conditionnement – ou si le sujet n’est qu’une « coquille vide ». Pourquoi s’en est-il pris à Sabah ? Même chose… On apporte à Vat le matériel de dentiste qu’il avait demandé. Il dit au prisonnier d’ouvrir la bouche, et il s’exécute aussitôt. Il a de bonnes dents… et rien de spécial, pas de cache, de dent creuse contenant du poison, etc. Vat repose son matériel. Pourquoi est-il encore en vie ? Le prisonnier hésite un bref instant, puis baisse la tête et se tait. Vat demande à un garde d’exercer une pression ferme et constante sur le bras droit blessé du « zélote » ; le garde obéit sans se poser la moindre question, et le prisonnier hurle aussitôt… Au bout de quelques secondes d’intense douleur, Vat ordonne au garde de lâcher prise. Procéder ainsi n’est pas forcément dans ses habitudes, et il ne peut s’empêcher de ressentir à cet égard une vague gêne… Il demande au « zélote » s’il a mal, et le prisonnier baisse la tête, la hochant frénétiquement. Vat décide de s’en tenir là : il en attendait bien davantage, mais a de plus en plus la conviction d’avoir affaire à une « coquille vide » incapable de lui apprendre quoi que ce soit de pertinent ; il faut cependant le garder en vie et sous surveillance.

 

[Németh : Ipuwer, Vat Aills, Hanibast Set, Thema Tena, Bahiti Arat] Németh est frustrée de ne pas avoir la moindre réponse d’Ipuwer, et décide – plus que jamais – de se passer de lui pour le moment ; elle a fait ce qu’elle devait faire, avec la loyauté de mise, mais il lui faut maintenant s’engager davantage, sans plus attendre le bon vouloir de son petit-frère… Elle demande à Vat de lui faire un rapport sur son interrogatoire, et tient à être informée minute par minute de ce qui se passe à Heliopolis. Le Conseiller Mentat Hanibast Set a visiblement obtenu d’excellents résultats : il a su jouer de la compassion du quidam pour le sort des Atonistes, aussi hérétiques soient ces derniers, en faisant vibrer la corde sensible de tout un chacun au-delà de l’idéologie – la popularité de Thema Tena, quasi martyre (elle est toujours dans le coma, même si son état semble s’être stabilisé), est au plus haut. Parallèlement, le Mentat a su incriminer au maximum les zélotes de la Maison Arat – guère appréciés de manière générale… La Maison mineure a une image plus négative que jamais, même si la propagande des Ptolémée prend soin de ne pas pousser le bouchon trop loin – en suscitant de nouvelles échauffourées sanglantes… Enfin, il a su réduire l’implication des Ptolémée dans la tragédie au minimum – ce qui n’était pas gagné d’avance, car les rumeurs ont vite commencé à circuler, évoquant notamment cet ornithoptère qui avait survolé le camp et s’y était posé en pleine bataille… Le Conseiller Mentat a pu agir ainsi depuis le Palais de Cair-el-Muluk – en usant des médias, de mèmes, etc. Il est prêt à se rendre sur place le cas échéant, mais Németh souhaite d’abord entendre ses rapports et le consulter. Elle songe à faire arrêter Bahiti Arat

 

[Bermyl : « Lætitia Drescii »] Les services de Bermyl ont repéré « Lætitia Drescii » dans les quartiers populaires de Cair-el-Muluk, où elle erre avec une tenue appropriée. Les agents ont pour l’heure du mal à la localiser précisément, mais ils forment une nasse se resserrant sur un espace toujours plus réduit, s’assurant qu’elle ne pourra pas passer à travers les mailles du filet. Ils se montrent globalement très efficaces, même si Bermyl, qui s’est rendu sur place, relève à l’occasion que tel agent mériterait peut-être un petit sermon dans un futur proche… La nasse se referme sur un grand bâtiment borgne, largement plus colossal que tout ce qui l’entoure dans ce quartier populaire ; c’est une sorte de vaste entrepôt dédié essentiellement à l’industrie alimentaire, comprenant nombre de chambres froides ainsi qu’un abattoir ; par ailleurs, le dernier étage a été aménagé pour accueillir et conserver les cadavres des plus pauvres dans l’attente de la Grande Fête d’Osiris. Bermyl, ayant cela en tête, se demande s’il pourrait user d’une méthode pour repérer une femme vivante au milieu des cadavres – avec des capteurs thermiques, par exemple ; c’est sans doute le cas, mais il ne dispose de rien du genre sur place...

 

[Bermyl : Kiya Soter, Nefer-u-pthah] Bermyl et ses agents procèdent avec prudence à l’intérieur du bâtiment. Les étages inférieurs sont effectivement consacrés à la fonction alimentaire – des employés y travaillent, d’abord surpris par l’irruption des services de renseignement, mais qui retournent bien vite à leur occupation. Bermyl craint de manquer d’hommes pour procéder au mieux dans un cadre pareil… Il contacte le général Kiya Soter, afin que ses troupes d’élite sécurisent l’extérieur du bâtiment ; certes, ces troupes ne sont guère discrètes, mais le général est un homme compétent et agit au mieux – à merveille, même. Une fois ce problème réglé, Bermyl et ses agents reprennent leurs investigations. Pour accéder aux étages supérieurs, ils disposent de plusieurs escaliers, mais surtout de grands ascenseurs industriels adaptés à la mission de l’entrepôt. Bermyl répartit ses agents, si possible par binômes, éventuellement les meilleurs seuls, pour couvrir tous ces passages – globalement, il s’en tire au mieux. Lui-même est accompagné de Nefer-u-pthah ; tous progressent avec prudence, dans un mouvement d’ensemble chronométré à la perfection.

 

[Bermyl : « Lætitia Drescii », Druhr, Kiya Soter] Ils atteignent ainsi en même temps le dernier étage, composé pour l’essentiel d’une unique pièce aux dimensions colossales. S’y trouve les cadavres attendus… mais aussi pleins de personnes debout et bien vivantes, une cinquantaine à vue de nez. La plupart sont assez âgés d’apparence, même si on trouve dans cette foule des gens au profil très différent. Bermyl n’y repère pas « Lætitia Drescii », et n’y reconnait a priori personne. Il leur demande posément ce qu’ils font là… Ils hésitent à répondre, se jetant des coups d’œil intrigués – ils semblent chercher dans leurs rangs un porte-parole. Bermyl s’avance innocemment et leur montre un portrait de « Lætitia Drescii » dont il avait pris soin de se munir : pas de réaction. Trois hommes (âgés) s’avancent vers lui tandis qu’il sort à tout hasard le portrait-robot de Druhr ; cette fois, le visage semble leur dire quelque chose – ils sont toujours plutôt hésitants et guère loquaces, mais, après s’être regardé mutuellement, ils hochent tous la tête, presque imperceptiblement. Quand l’ont-ils vue ? Où ça ? Un des hommes – relativement tassé, barbe blanche assez fourni, largement chauve – prend sur lui de parler au nom des autres : ils l’ont vue dans leurs activités œcuméniques (le mot ne le satisfait visiblement guère). Pour quelle religion ? Mais il n’y en a qu’une… Le Culte Épiphanique du Loa-Osiris, comprend Bermyl. D’où viennent-ils ? Cette fois il n’y a pas la moindre hésitation : du pays des morts… Bermyl leur ordonne de suivre ses agents dehors – il ne parle pas d’incarcération, mais c’est un sous-entendu évident : dehors, ils seront remis aux troupes de Kiya Soter… Les trois délégués retournent dans la foule amassée au centre de la vaste pièce, et qui ne semble pas disposée à bouger… Ils sont attentifs à la préservation de leurs futurs frères et sœurs ! Bermyl s’éloigne sans en dire davantage, et de manière parfaitement naturelle. Il compte chercher « Lætitia Drescii » ailleurs dans le bâtiment – supposant que, si elle se trouve au milieu des morts-vivants du dernier étage, il ne lui sera pas possible de s’enfuir. Kiya Soter et ses troupes doivent cependant s’en assurer. En retournant aux étages inférieurs, Bermyl remarque que les employés se sont interrompu dans leur tâche : ils le regardent ainsi que ses agents en exprimant une certaine inquiétude – sans se montrer agressifs toutefois. Puis on fait un rapport à Bermyl : une foule se rassemble à l’extérieur, dans des dispositions semblables…

 

[Ipuwer : Taa] Ipuwer prépare un voyage en ornithoptère pour le lendemain – non pour retourner à Cair-el-Muluk, dont il ne veut pas entendre parler, mais bien pour poursuivre l’exploration de cette zone du Continent Interdit. Il s’interroge d’ailleurs sur les moyens, pour des ornithoptères, de transporter éventuellement du matériel lourd dans cet environnement bien particulier – il pense presque malgré lui aux portants d’Arrakis, déposant usines-moissonneuses et chenilles dans le désert… Par ailleurs, certaines de ses observations lors de ses promenades avec Taa ne manquent pas de l’intriguer, et il est amené à y repenser : notamment, la veille, ils s’étaient rendus sur un col en haute altitude, offrant une vision dégagée sur des centaines de kilomètres – témoignant de ce que le désert pouvait prendre des formes très diverses ; or il avait vu à l’horizon, à des centaines de kilomètres du col, un phénomène météorologique très impressionnant, comme une colossale tempête de sable – Taa quant à elle ne semblait pas y prêter la moindre attention, comme si c’était parfaitement normal pour elle.

 

[Németh, Vat : Hanibast Set ; Bermyl] Németh a convoqué, dans ses quartiers plus sécurisés que jamais, ses conseillers Vat Aills et Hanibast Set pour qu’ils lui fassent leurs rapports. Vat évoque son interrogatoire guère fructueux du « zélote » prisonnier, ainsi que les instructions qu’il a laissées le concernant : il faut à nouveau le fouiller avec beaucoup de soin, notamment afin de déterminer s’il dissimulerait quelque chose sur son corps, dans ses cheveux, etc. ; pour l’heure, il reste menotté (on demandera le moment venu à Bermyl si c’est nécessaire). Il s’est assuré qu’il ne disposait pas d’un quelconque moyen de se suicider. Néanmoins, l’entrevue s’est donc avérée des plus frustrante : le prisonnier n’a pas livré la moindre information directe, et lui a fait l’impression d’une « poupée creuse », ou d’une « coquille vide » – un être dépourvu de volonté, qui ne sait absolument pas ce qu’il faisait là ; peut-être est-ce le produit d’un conditionnement, semblable à celui du Docteur Suk, suggère Németh ? Mais Vat penche plutôt pour une opération « médicale » très violente : lobotomie, lavage de cerveau… Il est vide avant d’obéir. Quant à son équipement – Vat explique à Németh ce qu’il en a déduit –, peut-être laisse-t-il supposer que ses commanditaires espéraient le voir revenir ? Le fusil laser est en tout cas une belle pièce, et coûteuse… Mais ces commanditaires ont de toute évidence pris grand soin de ne pas être découverts, le prisonnier semblant incapable de leur apprendre quoi que ce soit à leur sujet.

 

[Németh, Vat : Hanibast Set ; Thema Tena, Bermyl] Németh est tout aussi frustrée que le Docteur Suk… Elle demande à Hanibast Set ce qu’il en pense. Le Conseiller Mentat demande quelques précisions supplémentaires à Vat Aills, et émet alors une autre hypothèse : l’implication du Bene Tleilax étant à peu près certaine, ne pourrait-on supposer que ce serait là un de ces « hommes artificiels » qu’il est censé savoir créer ? Peut-être aurait-il même été façonné à la seule fin d’exécuter cette mission précisément – on ne sait pas au juste quelles sont les capacités des Tleilaxu dans ces affaires… Nemeth ne comprend toutefois pas pourquoi ils s’en seraient pris à Thema Tena ; Hanibast dit qu’il pourrait sans doute y avoir des explications, mais que ce n’est probablement pas la question : à en croire les rapports de Bermyl, ces « faux zélotes » ne s’en sont pas pris à la charismatique figure de proue du mouvement atoniste : c’était Sabah qui les intéressait, ou plus précisément ses cartes – surtout, en fait, le risque que les Ptolémée mettent la main dessus… Németh admet que c’est une hypothèse plausible – et très inquiétante. Elle veut ensuite en savoir davantage sur la situation à Heliopolis, et Hanibast Set confirme ici les résultats fructueux de ses manipulations, évoqués plus haut.

 

[Németh : Hanibast Set ; Bahiti Arat] Mais quelles actions entreprendre ? L’absence d’Ipuwer ne change rien à l’affaire : il faut prendre des décisions rapides, on ne peut se permettre d’attendre indéfiniment son opinion sur ces questions… Németh est convaincue qu’il est possible de bénéficier de retombées politiques bienvenues dans ces affaires – et elle félicite chaleureusement Hanibast Set pour son excellent travail. Mais quelle attitude adopter à l’égard de Bahiti Arat et de sa Maison de zélotes ? Németh souhaiterait frapper vite et fort, capturer la dirigeante rebelle et démilitariser ses troupes… Hanibast Set va y réfléchir, mais il se montre pour l’heure assez réservé : une telle décision pourrait avoir de très graves répercussions – on ne démilitarisera pas sans heurts une maison mercenaire, même si beaucoup de monde déteste les Arat ; la Maison Sebek y serait sans doute très favorable, mais il est à craindre que la situation, déjà passablement complexe, s’envenime et dégénère – or la Maison Ptolémée n’est sans doute pas en l’état capable de survivre au mieux à une guerre entre les deux Maisons mercenaires…

 

[Németh, Vat : Hanibast Set] Németh revient au Docteur Suk, qui a entretemps muri la réflexion du Conseiller Mentat – c’est possible, effectivement, peut-être un examen médical permettra-t-il de s’en assurer… Németh l’y encourage.

 

[Németh : Hanibast Set ; « Cassiano Drescii », « Lætitia Drescii », Bermyl] Mais Németh a d’autres informations à leur communiquer : elle leur explique la situation concernant les Drescii, et qu’elle a demandé à Bermyl d’arrêter ceux qui s’étaient présentés sous ce nom et avaient été hébergés au Palais depuis quelque temps déjà – « Cassiano » est au secret dans les geôles du Palais (disponible pour un interrogatoire le cas échéant ; Bermyl a rapporté les conditions de son arrestation, et sa résistance limitée), et les services de renseignement sont sur la trace de « Lætitia » (elle n’en sait guère plus). Németh est persuadé de ce qu’ils sont des imposteurs – le comportement étrange de « Cassiano » lui paraît très révélateur à cet égard. Elle observe la réaction de Hanibast Set à ces révélations : le Conseiller Mentat n’est pas homme à laisser transparaître ses émotions, mais il est sans doute passablement inquiet… et peut-être aussi en colère, contre lui-même, pour s’être fait ainsi manipuler et ne pas avoir percé à jour leur imposture. Il abonde dans l’interprétation de Németh : sans doute ces « Drescii » sont-ils des imposteurs, les vrais venant tout juste d’atterrir sur Gebnout IV (ils ne devraient d’ailleurs guère tarder à arriver à Cair-el-Muluk). La réunion s’achève là.

 

[Németh, Bermyl : Ludwig Curtius, Anneliese Hahn, Clotilde Philidor] Après coup, Németh reçoit une communication de Bermyl, rapportant succinctement la situation à l’entrepôt – avec la foule des morts, et celle de vivants qui s’assemble à l’extérieur… Németh laisse l’Assassin gérer la situation ; quant à elle, elle doit se préparer à l’arrivée de ses « invités » Drescii – les vrais semble-t-il… Mais Gebnout IV attire décidément le beau monde, ces derniers temps : le Maître de Cour informe Németh de ce que le maître d’armes Ludwig Curtius est lui aussi de retour de sa mission « matrimoniale » auprès de la Maison Delambre – il accompagne la farouche Anneliese Hahn et la bien plus douce Clotilde Philidor

 

À suivre…

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Panorama de l'enfer, de Hideshi Hino

Publié le par Nébal

Panorama de l'enfer, de Hideshi Hino

HINO Hideshi, Panorama de l’enfer, [Jigokuhen], traduction et adaptation [du japonais] par Satoko Fujimoto et Éric Cordier, traduction des onomatopées par Aurélien Estager, Paris, IMHO, [1984, 2000] seconde édition 2012, [192 p.]

 

EDIT : il y a des boulettes sur les dates ; cette BD date semble-t-il de 1984, mais les sources varient, j'ai lu aussi 1977...

 

Poursuite de ma découverte tardive et candide du manga d’horreur, qui décidément n’en finit pas de me surprendre. Mes premières approches avec Spirale de Itō Junji, Carnets de massacre de Kago Shintarō et La Maison aux insectes de Umezu Kazuo se sont toutes avérées concluantes (voire plus que ça, bien plus que ça, pour Itō et Umezu), mais aussi toutes très différentes – bien loin d’un genre fatigué de stéréotypes, ces trois œuvres sont autant de manières de dépeindre l’horreur sous toutes ses formes, outrancière ou subtile, éthérée ou sordide, cosmique ou intime, drôle ou terrible… Le résultat, à moi l’ignare, m’a toujours fait l’effet d’une grande originalité, parvenant même à me surprendre régulièrement – ce qui, sans doute, ne m’était pas arrivé depuis un bail avec les BD d’autres origines…

 

Hino Hideshi était un autre grand auteur du genre que l’on m’avait recommandé. Une fois de plus, je n’en savais absolument rien avant de me lancer dans la lecture de ce Panorama de l’enfer – on en trouve deux autres titres aux éditions IMHO, je me suis décidé pour celui-ci par pure curiosité. Et, au final, j’y ai trouvé là encore une œuvre d’une profonde originalité, qui est tout autant profonde personnalité, et qui illustre la variété du genre d’une manière propre, n’ayant absolument rien à voir avec les trois mangas précités.

 

On est d’emblée frappé par le dessin, très particulier, et qui conjugue l’outrance récurrente dans le genre et d’autres aspects plus inattendus, l'expressionisme de mise lorgnant sur la caricature, voire l’abstraction. Dans un beau noir et blanc admirablement maîtrisé et riche d’aplats étrangement lumineux, l’auteur met en scène des horreurs sans nom, véhiculées par des personnages inquiétants aux yeux globuleux, souriant le plus souvent, et aux traits lisses évoquant des smileys. Toutes ces têtes rondes – expulsées violemment par le couperet de la guillotine, dans les toutes premières scènes – suscitent une identification maladive à ces mille et une notions de l’horreur, s’étendant par ailleurs volontiers sur de grandes cases à la mise en page exemplaire. Ce qui a de quoi perturber, voire déconcerter, au moins dans un premier temps, mais s’avère bien vite sans doute la meilleure des manières de visualiser le propos – les onomatopées, envahissantes mais toujours bien vues et utilement « graphiques », y participant pleinement. C’est, à sa manière, un style joueur, qui ne se contente pas de « rendre » l’histoire, mais favorise l’implication du lecteur pris à parti, dans un jeu sadique et obscène où récriminations intolérables d’un passé traumatisant et fantasmes fous d’un avenir au moins aussi terrible sinon davantage encore s’associent pour susciter le malaise, avec la dose de fascination perverse que cela implique. Un jeu, d’ailleurs, qui va sans doute plus loin que cela encore, l’auteur y ayant une part essentielle, qui apparaît indirectement dans la BD (comme étant un auteur « malsain » dont un des personnages dévore les mangas), puis, plus directement, s’accapare le rôle du principal protagoniste (et narrateur), qu’il a toujours été, dans une révélation douloureuse d’un passé insurmontable, bien à même de déterminer l’avenir sous ses couleurs les plus sombres.

 

Le narrateur est en fait un peintre aux yeux globuleux et fous, prisant les sujets macabres, et peignant l’horreur avec du sang. Sympathique si perturbé, d’un sourire perpétuel et d’autant plus inquiétant, il accueille aimablement le lecteur dans une sorte d’exposition privée de ses tableaux les plus saisissants, en très brefs chapitres mettant en scène un environnement halluciné, tout de guillotines et de fours crématoires, les corps sans tête s’accordant, entre les deux, une ou deux virées dans un bar réservé aux morts – une entaille de plus leur permettant de boire ; tandis que les enfants s’amusent comme jamais à pêcher cadavres d’animaux et autres têtes tranchées dans la rivière aux allures d'égout à ciel ouvert, pour en faire des œuvres d’art macabres à la portée de leur compétence douteuse, néanmoins bien servie par l'imagination glauque propre à nos charmants bambins – qui se définissent bien davantage, comme de juste, par le sadisme que par l’innocence.

 

Toutefois, le peintre ne s’arrête pas à ces seuls décors, aussi fascinants soient-ils – et idéalement situés dans le voisinage immédiat de sa demeure, au cœur du monde et donc de l’enfer. Sa propre famille est son autre sujet de prédilection, qu’il met en scène au fil de portraits terribles et drôles tout à la fois, d’une horreur grinçante, excessive et perverse – autant de sujets déments incarnant chacun à sa manière bien des facettes de l’horreur, dans un registre caricatural qui, s’il suscite volontiers le rire, n’est jamais bien loin non plus d’un délicieux écœurement. Tous y passent, parents et enfants – les « tatoués » se voyant accorder trois plus longs récits, où l’horreur surréaliste et fantasque qui, jusqu’alors, était systématiquement de mise, se mêle de connotations plus sordides tirant le récit, avec un certain sens du tragique de caniveau, vers la banalité du mal et l’horreur du quotidien. On ne sait même pas, à cet égard, si le terne qualificatif de famille « dysfonctionnelle » est bien à propos, tant tous ses membres participent d’une même folie, se renforçant mutuellement au point d’apparaitre à sa manière « normale » plutôt que « pathologique »…

 

Dimension qui s’accentue quand le peintre revient sur ses origines proprement mythiques – un chrétien serait porté à le qualifier d’antéchrist… Et pourtant il est toujours si sympathique et si aimablement souriant ! Au-delà bien sûr de sa folie palpable et de l’inquiétude qui l’accompagne… Le peintre se déclare en effet rejeton unique du Roi des Enfers, assimilé au champignon atomique d’Hiroshima… Mais si ce traumatisme bien japonais revient tout naturellement, c’est en s’accommodant d’autres traits de l’époque, plus douloureux encore peut-être – car le peintre est né en Chine, son « père » (humain) ayant été colon en Mandchourie, et ayant pris part à la guerre sino-japonaise, voire aux autres atrocités commises par l’Empire du Soleil Levant dans l’État fantoche de Mandchoukouo. Des parents convaincus de son ascendance démoniaque – un bâtard hors-normes ! – le préservent pourtant, encore qu’avec bien des hésitations, dans les marches fatales auxquelles se trouvent réduits les colons après la défaite totale et définitive de leur patrie… Or, on s’en doute, ces divers traits insupportables ne sont pas purement gratuits ici : ils émanent à leur manière de la biographie de Hino Hideshi lui-même, qui use de la bande dessinée comme catharsis – le traumatisme ressurgissant sans cesse, s’exprimant ouvertement ou de manière plus dissimulée dans un art glauque et terrible, où la douleur de ces différentes expériences devient divertissement malsaine.

 

Le peintre, quoi qu’il en soit, n’en a pas fini avec son art, et n’en a pas fini avec nous – bientôt, en fait, ce sont là deux dimensions qui s’associent de manière intime… Qu’est-ce qu’un tableau, sans spectateur ? Mais peut-être ne faut-il pas poser la question ainsi… Car il a un grand projet : il veut peindre l’ultime panorama de l’enfer, une gigantesque toile aux dimensions démesurées et au propos inédit – vaste fresque d’un monde mort, pas vide cependant, car, finalement, les cadavres ont une présence bien suffisante…

 

La toute fin se devine, certes – son effet est du coup un peu amoindri, j’imagine… Elle n’en est pas moins très bien vue – très futée et inventive : dans tout autre bande dessinée, sans doute aurait-elle définitivement assommé (et conquis) le lecteur ; si elle n’y parvient peut-être pas tout à fait ici, c’est sans doute parce que ce qui précède est déjà tellement brillant, tellement inventif et malin, que l’on envisage presque malgré soi une conclusion qui serait à la hauteur et en même temps fatalement déterminée…

 

Le bilan global est en tout cas tout à fait positif. Délicieux d’excès, bien pensé tant dans son humour franchement tordu que dans ses évocations très artistes d’un monde cauchemardesque d’abord surréaliste puis d’une matérialité sordide et étouffante, ce Panorama de l’enfer brille encore davantage en raison de la personnalité et de la sincérité de l’auteur s’y jetant à corps perdu, sa singularité dépassant la seule autobiographie pour s’exprimer plus encore dans ce dessin déconcertant au premier abord mais bientôt d’une pertinence certaine et indéniable, témoignant d’une patte propre et sans véritable équivalent. Une très belle découverte, une fois de plus, qu’il me faudra approfondir un de ses jours – déjà sans doute avec les deux autres titres de l’auteur figurant au catalogue des éditions IMHO, L’Enfant insecte et Serpent rouge.

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Lovecraft's Southern Vacation, de Brian Leno

Publié le par Nébal

Lovecraft's Southern Vacation, de Brian Leno

LENO (Brian), Lovecraft’s Southern Vacation, introduction and afterword by Don Herron, [s.l.], The Cimmerian Press, 2015, 56 p.

 

Ce tout petit bouquin numérique rassemble trois articles de critique howardienne signés Brian Leno (qui n’est donc pas un compositeur d’ambient ?) (pardon), quelqu’un d’arrivé assez récemment dans le domaine. Mais oui : « de critique howardienne ». Le titre – qui est celui du premier article compilé – ne doit pas tromper : si Lovecraft est ainsi mis en avant dès le départ, et si l’auteur envisage bien certaines de ses nouvelles et plus encore sa correspondance, le fait est qu’il s’agit d’un article disséquant avant tout la fameuse nouvelle de Howard « Pigeons From Hell » ; quant aux deux articles qui suivent, ils n’ont cette fois absolument aucun rapport avec Lovecraft – le deuxième se penchant sur les sources des westerns humoristiques de Howard, tandis que le troisième s’intéresse aux sources (encore) de la nouvelle de Conan « The Frost Giant’s Daughter ». Ajoutons que ces trois articles sont entourés par une introduction et une postface de Don Herron – et je vous renvoie à The Dark Barbarian That Towers Over All. Ajoutons un point à la fois essentiel et peut-être regrettable : l’article titre adopte, de manière affichée, une optique « Howard vs. Lovecraft » qui, pour donner des résultats pertinents dans l’ensemble, ce que je ne nierai en aucun cas, déborde peut-être malencontreusement sur des considérations davantage puériles, et d’un à-propos plus douteux…

 

L’introduction de Don Herron, « A Better Fit for The Cimmerian », est sans doute assez éloquente à cet égard, d’ailleurs : l’auteur y évoque les débuts dans la critique howardienne de Brian Leno, dans les pages de la revue The Cimmerian, et tout particulièrement de sa rubrique de courrier, « The Lion’s Den », au nom explicite – le nouveau critique a notamment fait ses armes en poutrant la gueule à l’inévitable S.T. Joshi, ZE monsieur Lovecraft, qui avait critiqué sèchement (à sa manière…) le contenu de l’anthologie critique The Barbaric Triumph…. En fait, on retrouve ici le Don Herron le plus désagréable, celui d’après The Dark Barbarian et The Barbaric Triumph, maugréant dans son coin, et prisant par-dessus tout le goût du sang…

 

Mais venons-en donc à « Lovecraft’s Southern Vacation », un article jugé très important, ce qui m’étonne un peu ; enfin, plus exactement, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour examiner l’hypothèse qu’il développe – Brian Leno ne se reconnaissant qu’un seul devancier en l’espèce, à savoir Ramsey Campbell, qui s’était cependant contenté d’évoquer par allusion la possibilité de ce sous-texte… Pour ma part, sans doute ai-je pris les choses à l’envers – car j’ai d’abord lu la postface de Patrice Louinet dans Les Ombres de Canaan, reprenant l’analyse de Brian Leno ; mais, surtout – est-ce simplement une observation erronée et « anachronique » ? –, j’avais en fait l’impression que tout cela était parfaitement évident… Mais il faut croire que non. Brian Leno se penche donc ici sur la genèse et le sens de « Pigeons From Hell », sans doute la meilleure nouvelle d’horreur commise par Howard (et bien plus que ça encore) ; il s’agit de montrer en quoi ce récit, non seulement constitue une émancipation du « modèle » lovecraftien, mais est même, au-delà, une « attaque » contre les présupposés les plus obtus du gentleman de Providence, qui avaient pu s’exprimer notamment dans sa fameuse correspondance avec Two-Gun Bob.

 

Parmi les lubies les plus déconcertantes de Lovecraft, sa conviction que la Nouvelle-Angleterre était un cadre privilégié et sans égal pour des récits « weird » se pose un peu là. Certes, cette vision des choses a infusé dans son œuvre, et l’auteur en a profité pour produire parmi les plus fascinants récits « weird » qui soient, tout particulièrement dans sa Nouvelle-Angleterre « mythique », autour d’Arkham et de la vallée du Miskatonic – ce qui renvoie à cet aspect essentiel de « régionalisme cosmique » qui caractérise son œuvre. Mais Lovecraft était allé jusqu’à « théoriser » cette conception des choses dans une nouvelle mineure (enfin, elle a son importance, justement au regard de cette vision du monde, mais n’en est pas moins mineure en tant que telle – encore que je serais nettement moins sévère que Brian Leno à cet égard : le travail central sur l’atmosphère demeure remarquable à mes yeux), « The Picture in the House » (qui, sauf erreur, est d’ailleurs la première nouvelle de l’auteur à mentionner Arkham), dont la célèbre introduction pose en axiome que la Nouvelle-Angleterre est donc ce cadre idéal pour « the true epicure in the terrible ». Lovecraft s’en était fait l’écho dans sa correspondance avec Howard, et lui avait adressé la nouvelle – Howard avait répondu l’avoir aimée… mais Brian Leno, affirmant qu’il s’agit là d’un des plus mauvais récits de Lovecraft, suppose que Howard pensait de même (forcément) et se contentait de rester « courtois » (ce qui introduit un sacré biais, quand même – c’est possible, à n’en pas douter, mais méthodologiquement c’est quand même pour le moins contestable…).

 

Ce qui est plus que probable, c’est l’agacement, au fil du temps, de Howard devant certains préjugés de son illustre correspondant – et ce genre de préjugé littéraire est peut-être secondaire à cet égard, encore que participant de la fameuse controverse « barbarie contre civilisation ». Au fil du temps, Howard a laissé de côté sa déférence initiale, refusant à l’instar de ses héros de se faire marcher sur les pieds. On peut donc supposer que Howard, passé une première phase dans ses récits d’horreur d’après le début de la correspondance avec Lovecraft, qui avait débouché sur un honnête pastiche, « The Black Stone », et bien d’autres textes souvent plus convenus, s’ils employaient une « façade » lovecraftienne avec des allusions sibyllines mais creuses à tel ou tel « dieu », tel ou tel « livre » (souvent Nameless Cults, en même temps)…), etc., a fini pourtant par trouver sa voie en s’émancipant du carcan lovecraftien… ou pas. Car Brian Leno oublie peut-être quelque chose, ici : aussi pénible soit le zèle régionaliste lovecraftien, il avait une conséquence plus intéressante, dans la mesure où l’auteur avait à plusieurs reprises enjoint Howard à user de son cadre fétiche du sud-ouest des États-Unis pour y conter ses histoires – et c’est bel et bien ce qu’il fera, et avec succès… Notamment en l’espèce, d’ailleurs. Et cela renvoie bien à des échanges entre les deux auteurs, où Howard évoquait les récits qu’on lui contait dans son enfance, ceux de ses ancêtres blancs et ceux du folklore des esclaves…

 

« Pigeons From Hell », donc. Une nouvelle qui reprend des éléments de la correspondance avec Lovecraft, pour éventuellement les subvertir à sa manière, taquiner le gentleman, et peut-être même lui donner une « leçon » – un récit « full of anti-lovecraftian subtext and delicious touches that for the most part have been ignored by readers and critics ». On note, d’emblée, que les personnages que l’on suit au début du texte viennent de Nouvelle-Angleterre – référence qui n’a sans doute rien d’innocent, d’autant que Howard y appuie lourdement (il en fait mention six fois en très peu de temps…) ; la Nouvelle-Angleterre, par ailleurs, modèle leur vision du monde d’une manière toute lovecraftienne, à la « The Picture in the House » : ces « epicures in the terrible » y multiplient les clichés sur le sud des États-Unis, mais, quand ils en viennent à méditer sur l’horreur et l’étrange, la magie noire par exemple, c’est pour revenir aussitôt à l’éloge inepte de leur contrée natale chérie. Le personnage de Griswell, tout particulièrement, est un « faible », un « passif », prompt à s’évanouir devant l’horreur – en tant que tel, il est bien un « héros » lovecraftien ; mais est-il Lovecraft lui-même ? C’est possible… De même qu’il est possible que le shérif Buckner, qui arrive un peu plus loin et prend les choses en mains de manière autrement frontale et active, soit quant à lui Robert E. Howard… J’avoue ne pas en être persuadé : il me suffit qu’ils correspondent aux « héros » de l’un et de l’autre, qui n’ont pas à être des avatars idéalisés des auteurs pour exister.

 

Cette dimension de « Pigeons From Hell » saute aux yeux, et je me demande comment on a pu passer à côté aussi longtemps… d’autant que la nouvelle adopte des traits encore plus flagrants de satire : voyez les titres des chapitres ! Pour le coup, ils ne laissent guère de doute… Par ailleurs, on y trouve d’autres éléments plus discrets, mais qui ressortent clairement des échanges épistolaires des deux auteurs : les pigeons de Howard, qui sont les âmes des Blassenville, inversent ainsi la fonction de psychopompes des engoulevents de « The Dunwich Horror », idée qu’avait appréciée Howard. Les deux auteurs avaient aussi échangé sur les serpents (Howard en éprouvait une véritable phobie non exempte de fascination), et Lovecraft avait demandé des informations à ce sujet pour sa « révision » (en fait à peu près entièrement de son fait) « The Curse of Yig » : Brian Leno relève des phrases « similaires » dans les deux textes, et avance que le personnage de Celia, dans « Pigeons From Hell », serait une allusion à Zealia Bishop, qui avait commandé la « révision » ; mouais…

 

Mais la satire ne fait aucun doute. Au-delà, le ton de Brian Leno dans cette analyse (qui n’est pour le coup pas très académique, Don Herron devait apprécier…) est plus problématique. Que Howard, avec « Pigeons From Hell », ait voulu d’une certaine manière faire la leçon à Lovecraft, ou du moins exposer l’inanité de certains de ses préconçus, je le crois volontiers (même si, il est important de le noter, Lovecraft n’a probablement jamais lu ce texte, qui n’a été publié pour la première fois que dans le Weird Tales de mai 1938 – soit après la mort des deux auteurs… Brian Leno évoque d’ailleurs brièvement le parcours étonnant de la nouvelle après coup, c’est intéressant, mais il ne me paraît pas utile d’y revenir ici). Mais Brian Leno a ici un biais un brin fâcheux – mésestimant peut-être la nature de la relation éventuellement conflictuelle des deux correspondants, qui par ailleurs se respectaient et appréciaient. Les allusions perfides à des lettres de Lovecraft à d’autres correspondants contenant des remarques éventuellement sarcastiques à l’encontre de Two-Gun Bob, et surtout affichant la conviction préconçue (une de plus !) que l’action ne pouvait avoir de dimension artistique, sont dès lors plus ou moins pertinentes, mais admettons. Sans doute, ainsi que je m’en suis expliqué notamment en évoquant The Dark Barbarian That Towers Over All, suis-je porté, malgré ma sensibilité avant tout lovecraftienne, à considérer que Howard l’avait d’une certaine manière emporté dans leur longue controverse – la mention de Lovecraft comme étant « clearly the loser », dans cet article, ne me choque donc pas vraiment, et je peux faire avec d’autres piques du genre… Et je suis par ailleurs convaincu de l’assertion selon laquelle « Pigeons From Hell » serait une bien meilleure nouvelle que, par exemple, « The Black Stone », dans la mesure où « This is Howard writing Howard, not Howard writing Lovecraft » ; pas le moindre doute à cet égard.

 

J’ai nettement plus de mal avec la portée générale que confère Brian Leno à la « leçon » de Howard. L’idée, exprimée dès le début, que l’horreur racontée dans « Pigeons From Hell », d’une manière ou d’une autre, « could happen », là où ce n’est jamais le cas avec Cthulhu et compagnie chez Lovecraft, me laisse pour le moins sceptique, d’emblée… J’ai du mal à voir en quoi cette histoire de fantômes et autres morts-vivants, avec une louche de vaudou colorant la vengeance posthume, serait plus « crédible » que l’horreur cosmique lovecraftienne – à vrai dire, j’aurais plutôt tendance à penser exactement le contraire, à ceci près que cette opinion me paraît de peu d’intérêt dans l’analyse comparée des œuvres de Lovecraft et Howard… D’autres aspects, bien sûr, sont mieux vus – qui mettent notamment en évidence, et tout particulièrement du fait de l’indéniable caricature à cet égard de « Pigeons From Hell », l’opposition radicale entre les « héros » lovecraftiens, faibles, passifs, incapables de se battre – physiquement comme mentalement –, et les combattants de Howard, toujours prêts à affronter l’horreur, avec leurs poings et leur instinct sinon leur cervelle, opposition découlant d’une divergence philosophique essentielle concernant la place de l’homme (et de l’individu) dans l’univers (outre le débat « physique/mental ») ; le rapport à l’horreur, dès lors, n’est pas le même : chez Howard, on peut l’affronter, et même y survivre, voire la vaincre. Mais Brian Leno en tire des conclusions qui me paraissent erronées et presque absurdes : il insiste sans cesse, mais sans guère de démonstration, pour affirmer que c’est là, de manière très exclusive, « la vraie horreur » – une horreur que Lovecraft et son cercle étaient parfaitement incapables de comprendre ! Mais… et pourquoi donc ? « La » vraie horreur ? Des écrivains d’horreur incapables de l’appréhender ? Un peu hardi, non ? Mais il y revient, le bougre – citant même la nouvelle « Wolfshead » : « The meaning of fear you do not know. » Ah bon ? Et ça va même plus loin, Brian Leno avançant – ce qui, pour le coup, me dépasse totalement, j’avoue – que l’horreur est d’autant plus horrible qu’on peut la combattre et la vaincre… Euh… Comprends pô. Quant aux tirades moquant les « héros » lovecraftiens qui restent à leur bureau à lire des machins et sont incapables de résister d’une manière ou d’une autre à l’horreur, au bout de la cinquième ou sixième fois, je les ai traduites par « ces der pd cent kouille », tant la puérilité de ces remarques est fatigante. En fait de leçon sur l’horreur, le problème est sans doute que Brian Leno tienne à tout prix – de manière aussi obtuse qu’un Lovecraft, pour le coup – à dégager un modèle unique, « la véritable horreur » ; ne lui en déplaise, la situation est sans doute plus compliquée que ça, et j’ai tendance à lire ainsi la moquerie de Howard – par ailleurs bel et bien une excellente nouvelle d’horreur. Et peut-être même Lovecraft était-il moins borné que ça ? On peut se demander s’il se serait senti offusqué par les allusions contenues dans ce texte – mais Howard n’était certes pas le premier à faire figurer Lovecraft dans une de ses nouvelles, et la moquerie n’était pas toujours absente d’autres tentatives de ce genre, que Lovecraft avait bien prises… Quoi qu’il en soit, au-delà des préférences bien légitimes de tout un chacun, dans quelque sens que ce soit, dresser les deux correspondants l’un contre l’autre – Brian Leno lui-même parle de « Howard vs. Lovecraft » – me paraît globalement stérile, et, en l’espèce, un peu puéril…

 

D’où un sentiment un peu partagé, d’un article sans doute important à sa manière, qui a soulevé des choses très justes, mais en a tiré des « leçons » n’ayant pas forcément lieu d’être, au point presque de nuire à ce que l’argumentaire a de plus pertinent… Sentiment que j’ai parfois éprouvé pour les deux articles suivants – et rien à voir avec Lovecraft cette fois. Mais je ne m’y attarderai pas autant, quelle que soit leur valeur par ailleurs.

 

« When Yaller Rock County Came to Chawed Ear : Howard, Tuttle – and Kong » aborde des sujets très divers, au point de nuire un brin à sa véritable cohérence… Le point central concerne cependant les westerns humoristiques de Howard autour de son personnage de Breckinridge Elkins (et de ses avatars), qui ont connu de son vivant un grand succès, alors que l’opinion communément répandue, dans le milieu du western littéraire et des pulps, voulait que l’humour en la matière soit considérablement difficile à placer… En fait, Brian Leno montre que cette conception est peut-être un tantinet erronée, et que Howard avait sans doute des prédécesseurs en la matière, et tout particulièrement un certain W. C. Tuttle – qui n’est cependant envisagé qu’après avoir mentionné des influences autrement globales et bien éloignées du propos, tels Talbot Mundy, Harold Lamb ou encore Gordon Young, dont je me demande bien ce qu’ils font là… Et de même, a fortiori, pour ce développement sur King Kong – question cruciale dans le landernau howardien : Two-Gun Bob avait-il vu le film ? Oui, sans doute ; du moins une scène d’un Breckinridge Elkins semble s’en inspirer (« sans aucun doute », Brian Leno emploie souvent cette expression, on aura l’occasion d’y revenir…). Des choses intéressantes, mais une regrettable tendance à la dispersion…

 

Reste « Atali, the Lady of Frozen Death », qui concerne les sources de « The Frost Giant’s Daughter », une des premières nouvelles de Conan (et même la deuxième, si je ne m’abuse), que Brian Leno adore ; son ton est extrêmement laudateur, et il paraît stupéfait de ce que Farnsworth Wright l’ait refusée, c’est parfaitement incompréhensible à ses yeux (beaucoup moins en ce qui me concerne, notamment parce que je trouve cette nouvelle finalement très bof, et ai surtout la conviction que le rédacteur en chef de Weird Tales a rejeté des textes bien meilleurs – de Lovecraft, notamment, dont « The Call of Cthulhu » ou At the Mountains of Madness, et bien d’autres). Quoi qu’il en soit, Brian Leno en cherche les inspirations éventuelles, car il n’est guère satisfait de ce que l’on a pu avancer à ce propos – le point d’achoppement étant le personnage titre, Atali. Lyon Sprague de Camp avait avancé deux possibilités à cet égard : la première est une légende amérindienne compilée par Skinner dans Myth and Legends of Our Own Land, que Brian Leno considère absolument tout sauf concluante, supposant que de Camp lui-même ne pouvait y croire une seconde (hardi, hardi ! et un calque de ses propres idées, là encore ; pourtant, il y a bien quelques points communs…) ; la seconde résiderait dans une œuvre du fantaisiste anglais William Morris (qu’il faudra bien que je lise un de ces jours, bon sang), de Camp citant The Roots of the Mountain – mais Brian Leno, à ce compte-là, pencherait plutôt pour The House of the Wolfings, sans y croire vraiment (tout en considérant que c’est moins improbable que Skinner). D’autres suggestions lui paraissent plus pertinentes – notamment celles de Patrice Louinet, évoquant Bullfinch pour The Outline of Mythology et The Age of Fable, les mythes portant sur Atalante, ou Daphnis et Apollon ; il n’est cependant toujours pas convaincu. La « vraie » source (on retrouve ce caractère exclusif que j’avais trouvé si dommageable dans « Lovecraft’s Southern Vacation »…) est pour lui un récit assez mineur, publié dans le pulp à la réputation pas top Ghost Stories, en 1928 : « Sweetheart of the Snows » (titre original, moins calamiteux peut-être, « The Lady of Frozen Death »), texte signé Alan Forsyth, pseudonyme de Leonard Cline – auteur sous son vrai nom d’un roman qu’avait apprécié Lovecraft, lequel détestait Ghost Stories, mais la correspondance de Cline montre que c’était également le cas pour ce dernier… Howard était sans doute moins hostile – du moins eu égard à son approche de « professionnel » : pour vendre dans ce marché de « confessions » (et il y est parvenu), il lui avait d’abord fallu voir ce que le pulp attendait exactement, aussi l’a-t-il lu. Brian Leno suppose donc que Howard y avait découvert la nouvelle de Cline, et s’en était souvenu (on vante souvent sa mémoire remarquable à cet égard, Don Herron y revenant même dans sa postface…). On trouve plusieurs points communs entre les deux récits, outre le canevas de base pas absent des sources dites « erronées » : la séductrice fantomatique, la neige, les traces de pas d’une seule personne quand il devrait y en avoir de deux… Pour Brian Leno, ce qui établit la parenté des deux nouvelles « without a doubt », c’est l’emploi du mot « gossamer » (ce qui me paraît un peu léger, quand même, pour dire « without a doubt »…). À ce compte-là, la mention que la nouvelle de Cline ressemblait à une nouvelle d’Algernon Blackwood (femme fantôme, neige, une seule trace…) serait peut-être plus pertinente… mais Howard n’a jamais mentionné l’avoir lue, de même que pour Morris plus haut. Mouais… Plus ou moins convaincant tout ça, à vue de nez du moins… En ce sens, ce troisième article répond bien au modèle des deux précédents : des choses très bien vues, et des excroissances plus hardies et éventuellement fâcheuses…

 

Je ne sais trop que penser de la postface de Don Herron (encore lui…), « Pigeons From Hell From Lovecraft », qui me fait un peu l’effet d’une blague… Toujours est-il qu’il s’y interroge sur ce fâcheux titre de « Pigeons From Hell », certes très ridicule en français, et visiblement guère moins en anglais. Où Howard a-t-il donc pêché cette idée saugrenue ? Mais chez Lovecraft, voyons ! Don Herron évoque le dixième sonnet de Fungi From Yuggoth, intitulé « The Pigeon-Flyers ». Le cycle de Lovecraft a été composé assez vite, entre décembre 1929 et janvier 1930 ; ce poème précisément était un hommage à Henry Everett McNeil, qui avait fait découvrir le quartier si bien nommé de Hell’s Kitchen à Lovecraft, quartier où les pigeons abondent – Lovecraft en faisait la mention dans une lettre de décembre 1929 (justement) en forme de « mémorial » pour le défunt camarade. Howard, lui, n’écrirait « Pigeons From Hell » qu’en 1934, et la nouvelle ne serait publiée qu’en 1938. Y a-t-il un lien (et toujours dans cette perspective « Howard vs. Lovecraft ») ? Howard, en tout cas, avait lu Fungi From Yuggoth, que Lovecraft lui avait envoyé ; il avait apprécié, et cité dans une lettre ses sonnets préférés (« The Pigeon-Flyers » n’en faisait pas partie). Herron, brodant une fois de plus sur la mémoire remarquable du Barde de Cross Plains, suppose qu’il a pu s’en souvenir pour sa nouvelle, entre autres échos de Lovecraft… Admettons – mais que faut-il en tirer ? Pas grand-chose, non ? À cet égard, la remarque ultérieure est plus amusante, si ce n’est utile : « The Pigeon-Flyers » mentionne « Thog », et Thog est un rejeton de Tsathoggua dans « The Slithering Shadow », un Conan mineur ; ça sonne mythique, oui, même si Tsatogghua est une création de Clark Ashton Smith…

 

Bilan mitigé dans l’ensemble : de très bonnes choses, d’autres nettement moins bonnes, dans ces trois articles par ailleurs très disparates – leur compilation sous cette forme a quelque chose d’assez étonnant, d’ailleurs… Mais les curieux en matière d’howarderies apprécieront sans nul doute – et peut-être aussi les amateurs de lovecrafteries, hein…

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (21)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (21)

Vingt-et-unième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Le joueur incarnant Michael Bosworth a abandonné la campagne. Tous les autres joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Dwayne, l’avocat Chris Botti, la chanteuse Leah McNamara et quant à moi « Classy » Tess McClure, maître-chanteuse.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth] Chris et Michael grelotent, après leur plongée dans les eaux gelées du Miskatonic. Leah s’occupe d’eux du mieux qu’elle peut. Chris voit bien que Michael lui en veut pour ce qui vient de se passer …

 

[Dwayne/« Michael Doung », Tess/« Jane Fitzpatrick » : Lisa ; Leonard Border, Sidney Morrison, Hippolyte Templesmith] Aux bureaux de la Gazette d’Arkham, Dwayne et moi sommes accueillis pas la secrétaire (« Lisa », d’après son badge) ; nous lui demandons la permission d’accéder aux archives du journal. Elle nous demande nos noms, sans exiger de papiers pour autant, simplement pour en garder une trace ; nous répondons nous appeler Jane Fitzpatrick et Michael Doung. Elle va en référer à son patron ; a priori, nous supposons qu’elle n’a rien soupçonné nous concernant. Dwayne va voir les photographies des journalistes affichées sur le mur, et y reconnaît Leonard Border. Nous identifions bien celui qui le sermonnait dans le restaurant comme étant le rédacteur en chef, Sidney Morrison. Sur un autre mur donnant sur l’entrée, je remarque qu’il y a aussi des photos nous concernant, et tout particulièrement moi : celle qui avait été prise automatiquement par le dispositif de sécurité conçu par Hippolyte Templesmith à sa résidence, mais aussi un certain nombre de clichés de moi, enfant ou jeune femme… Il n’y a cependant pas de photographies de mes collègues présents. La secrétaire revient, et nous demande sur quoi portent nos recherches – pour en informer son patron. Je réponds qu’elles sont essentiellement d’ordre mondain, et, quand elle me demande des détails supplémentaires, je m’en étonne tout en restant très courtoise – c’est l’attitude convenable, Lisa se satisfait de ma réponse. Elle va chercher les clefs des archives, et nous demande quelle période nous comptons étudier ; les dix dernières années. Et de combien de temps avons-nous besoin ? Difficile à dire… mais devant son insistance, j’avance que deux ou trois heures devraient faire l’affaire. Cela lui convient, et elle nous laisse dans les archives en fermant la porte derrière elle (pas à clef).

 

[Leah, Chris : Anna-Marie Reis, Michael Bosworth ; Danny O’Bannion, Herbert West] Les autres se rendent chez Chris, qui réside lui aussi au Guardian’s. En arrivant sur le parking, ils constatent que le gardien discute avec une femme assez âgée et plutôt véhémente – ils reconnaissent Anna-Marie Reis. Aucun des deux ne les a repérés, et la vieille dame s’en va, mais guère loin (et elle se casse la figure dans la neige…). Chris dit à Leah qu’il ne faut surtout pas la croiser (dans la mesure où il a joué aux agents doubles), et suggère de rentrer à la ferme de Danny O’Bannion. Michael suggère de faire d’abord un saut à la boîte postale d’Herbert West.

 

[Dwayne, Tess : Lisa ; Diane Pedersen, Hippolyte Templesmith, Kristen Johnson, Leonard Border] Nos recherches, à Dwayne et à moi, portent d’abord sur les Pedersen. Nous ne trouvons rien à Arkham les concernant, à part quelques brèves d’ordre financier. C’est une famille riche, disposant d’un solide réseau, et ayant fait fortune dans l’industrie alimentaire. Mais nous apprenons que le père de Diane est mort dans un accident de voiture il y a quelques années, tandis que sa mère a été internée à l’hôpital psychiatrique – Diane étant fille unique, elle a donc hérité et gère les biens des Pedersen. Elle a dans les 25 ans. Dwayne obtient confirmation de ce que j’avais appris via mon réseau de femmes de ménage : les parents Pedersen et Templesmith avaient tenté d’organiser un rendez-vous galant entre Diane et Hippolyte, mais il n’en est rien résulté – les journalistes de la rubrique des potins demandent naïvement qui pourra gagner le cœur de ces riches jeunes gens… Nous tentons des recherches supplémentaires concernant Hippolyte Templesmith, tant que nous y sommes, mais ça ne donne absolument rien… Reste à envisager les Johnson : c’est une famille de rentiers, un couple assez âgé avec une fille, Kristen, mais nous ne trouvons que très peu de choses concernant cette dernière, une jolie jeune femme à en croire les photographies, qui doit tout juste avoir la vingtaine ; l’absence de potins la concernant a quelque chose de bizarre, voire suspect – nous savons juste qu’elle a étudié les mathématiques à l’Université Miskatonic, et c’est à peu près tout ; c’est comme si elle avait disparu de la circulation… Nous n’avons pas été très soigneux dans notre manipulation des journaux, et deux en ont fait les frais… Lisa revient nous chercher, disant que les bureaux de la Gazette d’Arkham ne vont pas tarder à être fermés au public. Nous sortons de la pièce et retournons à la voiture. Je glisse alors à Dwayne qu’il pourrait être utile de nous entretenir avec Leonard Border, mais je ne me sens pas de l’aborder en public – peut-être pourrait-on le suivre pour trouver un endroit plus approprié à une petite conversation ? Dwayne est partant ; on pourrait guetter sa sortie depuis la voiture, mais ça serait peut-être un peu voyant – un bar tout proche ferait peut-être davantage l’affaire.

 

[Leah, Chris : Danny O'Bannion, Herbert West, Patrick O’Brien] Les autres retournent à la ferme de Danny O'Bannion, après avoir récupéré un courrier d’Herbert West à sa boîte postale – une enveloppe comprenant, outre une lettre, quelque chose de plus solide, encore que minuscule. Tandis que Leah conduit, Chris ouvre l’enveloppe : il y a dedans des sortes de graines ainsi qu’une lettre manuscrite – Herbert West dit qu’il a fait de son mieux sur Patrick, qui est maintenant disponible, à une adresse indiquée (un entrepôt dans la périphérie d’Arkham) ; les graines, extraites de la créature, ont germé ; le docteur ajoute qu’il quittera bientôt Arkham, à moins qu’on connaisse un chimiste ou botaniste aussi compétent que « curieux » ; et il nous souhaite enfin bonne chance. Chris suppose qu’il pourrait être intéressant de lui trouver ce chimiste ou botaniste, afin d’étudier ces graines…

 

[Chris, Leah : Jamie, Jerry, Michael Bosworth ; Danny O’Bannion] Ils parviennent à la ferme de Danny O’Bannion, et rentrent la voiture dans le garage. En en sortant, ils croisent Jamie et Jerry, qui ramenaient du bois de chauffage… mais Jerry fait une nouvelle crise, plus violente que jamais, tandis que Jamie affolé lui donne des gifles pour tenter, sans succès, de le réveiller… Chris n’y prête pas la moindre attention, il n’a qu’une envie, et c’est de se calfeutrer au chaud – de même pour Michael. Leah est désemparée, mais rejoint Jamie, terrorisé à l’idée que Jerry avale sa langue ; à l’en croire, ses crises sont de plus en plus fréquentes, et le regard du simplet évoque alors de terribles cauchemars… Mais Leah ne sait absolument pas quoi faire, et, après s’être excusée, elle rejoint Chris et Michael à l’intérieur.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth ; Tina Perkins] Chris, changé et remis, évoque enfin le miroir qu’il a vu au fond de l’eau, à côté de l’île d’Arkham. Michael grince des dents à cette idée, et cela parle aussi à Leah, de toute évidence. Elle dit avoir vu un miroir du même type chez « une fleuriste » (ne donnant pas le nom de Tina Perkins). Chris lui demande quelle peut bien être son utilité – est-il simplement décoratif ? Leah reste évasive : non, pas tout à fait… Il ne faut pas s’en approcher, c'est tout.

 

[Chris, Leah : Dwayne, « Classy » Tess McClure, Hippolyte Templesmith, Margaret Hoover, Charles Reis] Ils s’interrogent ensuite sur ce qu’ils pourraient bien faire – même s’ils supposent d’ores et déjà qu’il vaut mieux attendre que Dwayne et moi revenions. Chris ne cache pas qu’il a besoin de repos… Leah se demande si, en tant qu’artiste, il ne lui serait pas possible de se faire embaucher pour le gala de Hippolyte Templesmith ; certes, ce gala est tout proche, et un homme tel que lui n’engagera que les meilleurs artistes… Peut-être cependant Leah connaitrait-elle des gens en mesure de la faire embaucher, ne serait-ce qu'en tant que jolie blonde faisant de la figuration. Chris rappelle que Mme Hoover connaît Leah comme étant sa femme et la cousine de Charles Reis, or elle sera au gala… Leah, dans ces circonstances, n’aura certainement pas la même allure, mais en tant qu’artiste il est assez probable, même dans un rôle de figuration, qu’elle attirera une certaine attention…

 

[Tess, Dwayne : Leonard Border, Anna-Marie Reis] Les restaurants ne sont pas directement en face des bureaux de la Gazette d’Arkham, tout juste y a-t-il un petit snack bar ; mais notre présence prolongée y serait aussi suspecte que de rester dans la voiture, aussi préférons-nous finalement cette dernière possibilité. Un petit groupe d’enfants passe à côté de nous, et une petite fille me regarde, ses traits se décomposant bientôt sous l’effet de la peur ; m’a-t-elle reconnue ? Elle rejoint deux de ses copains, leur chuchote quelque chose à l’oreille, et ils semblent presser un peu le pas… Mais Dwayne voit alors Leonard Border sortir de l’immeuble, une sacoche en main. Il monte dans sa voiture et démarre prudemment – il ne semble pas nous avoir repérés. Il roule très lentement – au point d’agacer d’autres automobiliste, qui le doublent brusquement. Il fait un détour, probablement pour éviter les embouteillages du centre-ville, et se rend… au Guardian’s, où il réside lui aussi. Anna-Marie Reis est toujours là – je la reconnais. Elle surveillait les véhicules, mais sans avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Nous suivons Leonard Border dans le parking – la vieille dame nous inspecte à notre tour, mais sans reconnaître personne.

 

[Tess, Dwayne/« Michael Doung » : Leonard Border ; Burt, Danny O’Bannion] Je reste au volant tandis que Dwayne descend pour intercepter le journaliste, il lui faut un peu presser le pas à cet effet. Leonard Border, interpellé, se retourne : « Monsieur ? » Dwayne lui dit qu’il souhaiterait, ainsi que son amie, s’entretenir avec lui, s’il en a le temps. Border répond : « Oh, je vois… Vous avez des informations utiles pour moi ? » Il suggère un endroit discret où nous pourrions le retrouver après le repas – il s’agit d’un restaurant miteux, Chez Burt, en bordure d’un quartier ouvrier, il s’y trouvera entre 21h et minuit ; il suffit d’aller voir Burt, et de lui dire que nous avons rendez-vous avec « Leo » ; en échange d’un billet ou deux, on nous conduira alors dans une arrière-salle de toute discrétion. Dwayne tente de proposer un autre endroit : il s’agit d’informations sensibles, il préfèrerait s’entretenir de tout cela dans un endroit qu’il connait mieux… Il pense à un club de vieux Irlandais, où l’entrée est réservée ; il ne le présente pas ainsi, se contente de donner l’adresse à Border ; le journaliste n’est pas très chaud à cette idée, il commence à dire qu’il enverra son assistante… avant de se rendre compte qu’elle a été virée. Dwayne joue sur cette évocation : nos informations lui tiennent à cœur… Border se dit intéressé, mais l’adresse suggérée par Dwayne suffit à lui faire comprendre qu’elle se trouve dans un quartier aux mains des Irlandais – et il est bien placé pour savoir que c’est un endroit propice aux faits-divers… Il tremble un peu – peut-être seulement en raison du froid, mais peut-être aussi du fait d’une certaine peur… Dwayne lui assure qu’il ne lui arrivera rien, et que nos informations l’intéresseront – ajoutant que « son informatrice » ne se rendra pas ailleurs… Mais Dwayne est d’accord pour une position de compromis : il retrouvera Leonard Border Chez Burt, jaugera l'endroit, et déterminera s’il sera possible de s’y rencontrer ou s’il vaut mieux aller ailleurs – proposition qui rassure le journaliste. Il demande à Dwayne son nom, pour le signaler à Burt, et il reprend le pseudonyme de Michael Doung. Il laisse ensuite Border rentrer chez lui, et, d’ici au rendez-vous, nous décidons de retourner à la ferme d’O’Bannion.

 

[Leah] Leah a réfléchi à ses possibilités d’embauche, elle connait deux personnes qui pourraient l’aider : la première est une meneuse de revue âgée mais qui avait eu un certain succès en son temps ; il n’est pas certain toutefois qu’elle la favorisera. L’autre personne fait également officie de meneur de revue… mais c’est un sale type, extrêmement glauque, connu pour exiger des contreparties sexuelles en échange de ses services, et rien que l’idée d’aller le voir la révulse…

 

[Tess : Jamie ; Danny O’Bannion, Fran Sandowski, Patrick O’Brien] Nous nous retrouvons tous à la ferme de Danny O’Bannion. Jamie, quand il me voit, me tend un morceau de papier où Fran a écrit un message : elle a trouvé une place de serveuse au Art’s Billiard, et nous donnera toutes les informations utiles qui pourraient parvenir à ses oreilles. Je remarque le ton assez froid du message – et me rappelle qu’on ne lui a pas vraiment parlé depuis le décès de Patrick, avec qui elle s’était liée…

 

[Tess, Chris : Stanley] Le garde en faction auprès de Stanley descend nous rejoindre ; il me tend une liasse de feuillets, la suite des recherches du bibliothécaire, et ajoute que ce dernier a faim… Chris dit qu’il va lui apporter de quoi manger ; il se rend auprès de lui avec un bon repas, mais Stanley, toujours très inquiet, ne dit pas un mot. « Eh bien, c’est comme ça qu’on accueille son avocat ? » Pas de réponse. « Bon appétit… » Stanley lâche à peine un « Merci » étranglé d’angoisse ; Chris tente vainement de faire un brin de causette, puis déclare forfait – Stanley continuant à travailler tant qu’il est là, sans le regarder, aussi redescend-il.

 

[Tess, Dwayne : Stanley] J’étudie les feuillets de Stanley, la suite de la traduction de Magie véritable ; en dehors des passages en aklo qui lui résistent, le bibliothécaire a pu reproduire un nouveau sortilège, qu’il a traduit par « Sortilège de change-forme » : il implique un sacrifice humain, le « sorcier » devant égorger sa victime et récupérer son sang dans un récipient orné d’un symbole aklo (assez simple) dans le fond, après quoi il faut se rincer/laver/baigner dans ce sang, tout en méditant sur l’apparence choisie (des dessins ou portraits peuvent se montrer utiles), et en chuchotant une incantation à laquelle je ne comprends rien… Le sort, s’il est réussi, confère au « sorcier » l’apparence méditée, à ceci près qu’il ne s’agit pas vraiment d’une modification de la forme, plutôt d’une « incurvation de la lumière » – l’ombre du change-forme, ainsi, peut le trahir, de même que le toucher. J’en parle aux autres, et confie la liasse à Dwayne, qui ne la comprend cependant pas mieux que moi.

 

[Chris : Herbert West, Patrick O’Brien] Chris évoque le message de Herbert West… et s’étonne de ce que ce qu’il dit à propos de Patrick ne semble pas nous remuer plus que cela – lui en est très perturbé… Ils nous donne l’adresse de l’entrepôt mentionné par le docteur, mais oublie de parler des graines.

 

[Leah, Chris, Dwayne, Tess : Hippolyte Templesmith, Herbert West] Leah parle de son idée concernant le gala de Templesmith : si elle parvient à se faire embaucher pour une représentation artistique, elle se débrouillera pour attirer l’attention des gardes de l’extérieur vers l’intérieur, afin de nous libérer la voie. Chris avait mentionné la possibilité de recourir à une bombe… mais Dwayne et moi ne sommes vraiment pas enthousiastes à cette idée… Le produit que nous a confié West est visiblement supposé anéantir l’image de Templesmith ; mais des « dégâts collatéraux », outre qu'ils exciteraient la sécurité et pourraient entraîner la conclusion précipitée du gala, retomberaient une fois de plus sur la communauté irlandaise… Chris remarque que Dwayne, moqueur, met régulièrement en avant ses origines italiennes, mais ça le laisse complètement indifférent.

 

[Chris : Seth ; Anna-Marie Reis, Margaret Hoover] Seth arrive à la ferme avec les journaux du soir. Il dit à Chris qu’une petite vieille fait le pied de grue au Guardian’s, désireuse de tomber sur lui – que faut-il faire, s’en débarrasser ? Chris, qui comprend qu’il s’agit toujours d’Anna-Marie Reis, dit qu’il ne faut surtout pas qu’elle le voie, du fait de son double jeu – ce qu’il lui avait dit est incompatible avec ce qu’il a dit à Margaret HooverSeth lui demande s’il s’agit d’un souci personnel, ou qui concerne la « famille » ; Chris répond qu’elle ne présente pas le moindre danger tant qu’elle ne le voit pas. Mais que fait-elle au Guardian’s ? Chris avait donné son adresse à Margaret Hoover, et sans doute a-t-elle transmis… révélant le pot aux roses. Seth conclut que, dans ce cas, c’est à Chris de s’en charger.

 

[Dwayne : Seth, Danny O’Bannion, Vinnie ; Brienne] Seth dit ensuite à Dwayne qu’il lui faut appeler Danny ; il le fait aussitôt, après s’être mis à l’écart : il tombe sur Vinnie, qui va chercher Danny ; O’Bannion une voix calme, voire musicale : il a une bonne nouvelle, ou peut-être plutôt une mauvaise qui a donné lieu à une bonne… Brienne, la compagne de Dwayne, a fait des soucis à la prison, et du sang a coulé – mais elle va bien. La décision a été prise de la transférer dans un autre pénitencier, mais les hommes d’O’Bannion ont intercepté le convoi, et elle se trouve maintenant dans sa garçonnière de French Hill, dont nous avons la clef ; elle est cependant très déstabilisée… O’Bannion suppose que Dwayne est bien conscient des problèmes qui peuvent arriver quand on mêle l’amour et le travail ? Est-il bien certain qu’elle ne posera jamais aucun souci ? Il espère bien, et va la voir dans la soirée… O’Bannion préfère que, le cas échéant, ce soit l’homme qui l’aime qui « s’en charge »… « On s’est bien compris ? »

 

[Tess/« La Rouge » : Leonard Border, Hippolyte Templesmith, Kempton, Margaret Hoover] De mon côté, je survole la Gazette d’Arkham avant notre rendez-vous avec Leonard Border, en m’attardant notamment sur les articles qu’il a signés – mais rien d’autre qu’un navrant marronnier sur les opérations de déblaiement de la neige… Il y a cependant d’autres choses dans le journal, et notamment plusieurs « témoignages » me concernant, provenant de noms incomplets, et portant sur les derniers méfaits de « La Rouge » : j’aurais séduit un homme dans la rue, après quoi je l’aurais mordu à la gorge avant de m’envoler grâce à mes ailes de chauve-souris ; on parle d’une main ensanglantée jaillissant des égouts pour enlever un jeune homme ; un époux, qui s’était mis à sortir plus souvent ces derniers temps au point d’inquiéter sa femme, a prétendu que je l’avais hypnotisé… Le maire d’Arkham a évoqué dans un discours un renforcement des mesures de sécurité, mais cela fait sourire le camp Templesmith (dont la Gazette), qui n’y voit que de la poudre aux yeux, témoignant de sa panique… La mairie est aussi affectée par des révélations de scandales portant sur les employés de mairie et leur rémunération. Le médecin légiste Kempton, qui avait disparu, a été arrêté pour perversion sexuelle, et Margaret Hoover s’en désolidarise aussitôt. Un article sobre évoque les funérailles des parents de Hippolyte Templesmith, qui figure sur une photographie très digne. Son gala continue de susciter la curiosité, mais rien de nouveau. Les travaux du réservoir de la Lande Foudroyée, financés par lui, se poursuivent. Quant à son usine de Miska-Tonic !, elle a presque achevé son recrutement.

 

[Chris, Leah : Patrick O’Brien, Michael Bosworth ; Herbert West] Chris y revient sans cesse : il est curieux de ce que Herbert West a dit à propos de Patrick, et convainc Leah de l’accompagner à l’entrepôt – Michael se joint à eux. Ils roulent à travers les champs autour d’Arkham, et atteignent enfin un petit entrepôt délabré, très isolé. La double-porte est cadenassée. Chris demande à Michael de lui faire la courte échelle pour monter sur le toit, lequel a été rafistolé vite fait avec de la tôle qui se déchausse par endroits ; il soulève un pan de tôle pour jeter un œil à l’intérieur… mais se casse la figure, le toit étant glissant à cause de la neige. Michael, un brin narquois, tente le coup lui aussi, et y parvient. Il siffle, il n’y a personne à l’intérieur, mais comme une armoire allongée sur le dos… Chris se relève péniblement, tandis que Michael cherche à descendre par le toit – ajoutant que, vu comment Chris est doué pour la grimpette, il ferait sans doute mieux de tenter le crochetage… Chris approche son pistolet du cadenas et tire dessus, ce qui suffit à le briser. Leah s’aperçoit un peu tard… que le cadenas n’était pas verrouillé.

 

[Chris, Leah : Michael Bosworth, Patrick O’Brien ; Herbert West] Chris et Leah rejoignent Michael à l’intérieur, qui est agenouillé devant « l’armoire ». La pièce est autrement vide, mais y flotte une légère odeur de formol et de putréfaction ; ils distinguent quelques traces de pas au sol. Chris, hésitant, ouvre enfin « l’armoire » – d’où proviennent les odeurs. S’y trouve le cadavre de Patrick, bien retapé, même si sa peau a une déconcertante nuance vert de gris ; ses vêtements ont été changés (ils sont de qualité moyenne). Une enveloppe est épinglée sur son torse, qui contient une seringue d’un produit vert pâle, ainsi que des instructions manuscrites de Herbert West ; Chris s’en empare – le message dit qu’il ne manque plus qu’une injection à la jugulaire pour « ranimer » Patrick ; mais c’est à eux de la faire, parce que le mort-vivant obéira à la première personne qu’il verra après avoir été ramené. Herbert West ajoute qu’il a travaillé au mieux, mais que Patrick n’est pas dans un état parfait : la détérioration, à terme, peut le rendre psychotique, et il faudra alors l’abattre (Herbert West souligne « ne pas hésiter ») ; il avance la possibilité que des effets déclencheurs pourraient précipiter cette issue fatale, aussi nous faut-il rester sur nos gardes. Chris tend la seringue à Leah : « C’était votre ami ? » Il ajoute : « Un chevalier servant, ça peut être intéressant… » Leah dit l’avoir peu connu, mais oui, plus que ChrisLeah hésite un peu, tandis que Chris recule en entrainant Michael. Puis Leah se décide et injecte le produit – guère fluide, il faut y aller en douceur et cela prend un certain temps… Elle perçoit au bout d’un moment une légère respiration, et a la sensation d’un pouls qui redémarre…

 

[Tess, Dwayne/« Michael Doung » : Burt] Nous avons rejoint le quartier ouvrier – les usines sont toutes proches (mais la concurrence du Texas a coulé l’industrie textile d’Akham…). Il y a du monde devant Chez Burt, des ouvriers qui boivent des bières sans s’inquiéter de la police ; certains d’entre eux, plus particulièrement éméchés, semblent chercher la bagarre… Je me rends compte que ma voiture fait un peu trop « classe » dans un environnement pareil – j’imagine qu’elle risque d’être un peu dégradée (après tout, enfant dans mon quartier, je n’aurai pas fait autre chose…). Je reste au volant tandis que Dwayne entre à l’intérieur du restaurant… ou plutôt essaye, mais une bagarre éclate à côté de lui : le type qui gueulait le plus s’est pris une grosse tarte et lui tombe dessus, mais Dwayne le voit venir au dernier moment et évite le choc, l’ivrogne s’écroule derrière lui.

 

[Dwayne/« Michael Doung » : Leonard Border, Burt ; « Classy » Tess McClure, Kelly Gillian] Dwayne ne s’attarde pas dehors et entre dans le restaurant ouvrier, équipé de longues tables avec des bancs ; ça sent la bière, la sueur et le tabac, et il y a de l’animation à l’intérieur. Il approche du comptoir et dit qu’il a rendez-vous avec « Leo », tout en glissant un pourboire. Burt empoche le billet et siffle un serveur, qui fait ensuite signe à Dwayne de le suivre – il le conduit dans une toute petite arrière-salle, où Leonard Border attend, assis sur une chaise devant une table. Le journaliste est peut-être un brin angoissé, mais pas mal à l’aise à proprement parler. Il reconnaît Dwayne (« Michael Doung ») et se lève pour l’accueillir. Le serveur disant à Dwayne qu’ici, il faut consommer, il lui commande une bière (Border, de son côté, a pris un whisky qu’il sirote très lentement). Le journaliste dit : « Je vous écoute. » Dwayne explique que son « informatrice » est à l’extérieur, et que lui est rentré pour jauger l’endroit ; Border lui dit que c’est un endroit sûr, il paye bien – plusieurs scoops y ont été réalisés… Il supposait que « l’informatrice » était Kelly Gillian, et Dwayne le détrompe – mais nous sommes bien venus pour parler d’elle. Dwayne dit qu’il espère qu’il n’y aura pas d’entourloupe, puis sort me rejoindre.

 

[Tess, Dwayne : Joey] J’observe les effets de la bagarre à l’extérieur – outre l’ivrogne qui s’est affalé sur Dwayne, d’autres poivrots ont été soit ramenés à l’intérieur, soit déposés dans des voitures. Mais ceux qui restent debout s’approchent de la mienne, comme des pies attirées par un objet brillant… Je sors, et reste à attendre à côté du siège conducteur. Les types, complètement bourrés, ne manquent pas de me siffler, et l’un d’entre eux surjoue le dandy lourdaud, s’approchant de moi en déclamant maladroitement des vers à demi oubliés – pathétique… Quand il est un peu trop prêt à mon goût, je lui fais signe de s’arrêter – tandis que les autres encouragent « Joey ». Il poursuit sa récitation, s’approche encore de moi, et a droit à mon légendaire coup de genou : il tombe à terre dans un râle de douleur et vomit – ses camarades s’en offusquent et se mettent à m’insulter. Je ne suis « pas drôle »… Ils s’approchent à leur tour, agressifs. Dwayne ressort à ce moment-là, et leur demande de se calmer, propose même de leur offrir des bières, mais ils sont trop bourrés pour faire attention à lui, et veulent clairement en découdre… Deux s’approchent finalement de lui, tandis que les deux autres poursuivent dans ma direction. Un type attaque maladroitement Dwayne mais rate complètement son coup ; Dwayne tente de lui faire un croche-pied, mais sans plus de succès. J’essaye vaguement de calmer le jeu… mais ne peux m’empêcher en même temps de jouer la menace, disant qu’ils savent très bien comment tout cela va se terminer… Le plus ivre des deux s’avance toujours, mais l’autre s’arrête, et, après un temps, dit à son collègue de ne pas déconner… Il tente de le retenir par sa ceinture, mais l’autre s’effondre sur ma première victime, et dans son vomi… Reste celui qui me regarde terrorisé ; je m’avance, lui proposant à mon tour un verre pour oublier tout ça – mais il s’en va en fuyant : sans doute les journaux me dépeignant en succube ont-ils fait leur effet sur lui… Dwayne dit à l’un de ceux qui restent de ramener ses potes, en lui tendant un billet ; l’ouvrier dit qu’il va s’en occuper, s’empare du billet puis s’en va. L’ivrogne qui avait vomi s’est endormi, celui qui avait trébuché sur lui a disparu à son tour. Dwayne me rejoint, me disant que pour lui l’endroit est « clean » ; je mentionne les types qui sont partis en courant, surtout le premier, mais Dwayne n’y voit pas une menace : qui croirait un type aussi bourré ? Admettons. Je suis Dwayne dans le bar, et nous rejoignons l’arrière-salle – j’ajoute un billet et commande un verre.

 

[Tess, Dwayne/ « Michael Doung » : Leonard Border ; Kelly Gillian, Burt, Hippolyte Templesmith] Border demande à « Michael Doung » si je suis son « informatrice », et il confirme. Le journaliste est tout ouïe. Nous échangeons vaguement sur Kelly Gillian… Mais [échec critique en Psychologie] ce premier contact me déplait profondément, je suis porté à haïr ce personnage, efféminé, faible, inquiet – sans trop savoir pourquoi, même si la possibilité que je l’envisage ainsi en reportant sur lui les traits les moins flatteurs de mon fiancé décédé ne m’échappe pas totalement, et en rajoute à mon trouble… J’abandonne bientôt toute diplomatie, et me montre agressive. Je lui parle de la ferme des Tulliver, où je l’ai vu, avec sa collègue… Et je sais ce qu’ils y ont trouvé, même s’il n’en a rien dit dans son pathétique article. Dwayne est sur ses gardes… Quand Leonard Border m’interroge une fois de plus sur ma « profession », je lui dis que mon milieu, c’est les cadavres qu’il a trouvés – et je le menace clairement. Il se lève, angoissé : « Bonne nuit. » Je lui interdis de partir, Dwayne le maitrise et le bâillonne – mais Border avait commencé à crier : « Burt ! » Dwayne lui cale son flingue dans les côtes : il va libérer sa bouche et, quand le serveur arrivera, Border finira sa phrase, demandant simplement « plus de boissons »… Ils y passeront tous s’il dit quoi que ce soit d’autre ! Border fait signe qu’il va coopérer. Quand le serveur arrive, il lui commande trois White Russians, c’est lui qui paye… Quand le serveur s’en est retourné, j'ordonne au journaliste de me parler de Kelly Gillian, qu’il accouche enfin : qu’est-ce qui s’est passé, qui est en cause ? Il lâche enfin le nom de Templesmith – mais de toute façon tout le monde travaille pour lui dans cette ville ! Le serveur revient avec les trois White Russians… et la lumière s’éteint aussitôt. Dwayne entend la chaise de Leonard Border tomber en arrière, et le journaliste se précipiter dans la direction opposée à l’entrée où se tient le serveur – j’entends que ce dernier arme un fusil de chasse… Je quitte ma chaise et vais me caler contre le mur à côté de la porte, tandis que Dwayne se précipite dans la direction suivie par Border – de son bras en avant, il heurte une surface de bois coulissante, une sortie dérobée dont il entend le mécanisme de fermeture… Le serveur dit qu’ils sont cinquante et que nous sommes deux : on la joue comment ? Dwayne se jette par terre et dégaine son arme. La lumière se rallume…

 

[Leah, Chris : Patrick O’Brien, Michael Bosworth ; Hippolyte Templesmith] Dans l’entrepôt, la main de Patrick jaillit soudain et saisit Leah ; il ouvre les yeux (se rendant compte qu’il a une orbite vide, qu’il explore de son index…), et son crâne se dresse, bouche bée. Il émet un beuglement léger, dans lequel Leah distingue son nom : « Leeeeeeeeeeaaaaaaaaaaaaaaaah… » Elle lui demande gentiment de la lâcher ; il se tourne vers elle et obéit. Chris demande à Patrick si « ça va ». Il enlève son index de son orbite, se passe la main sur le crâne, hausse les épaules… Sa voix est chargée d’une vague antipathie : « Iiiiiiiiiiiiiitaaaaaaaaaaaalien ? » Leah le ramène à lui, le détournant de Chris ; le mort-vivant poursuit : « Besoin aaaaaaaaaaarmes… Nous tuer Templesmiiiiith ? » Leah confirme. « Bieeeeeen… » Leah dit qu’elle lui donnera une arme quand ils seront près de lui. Patrick est plus pressé : « Besoin arme pour me défeeeeeendre… » Mais Leah dit que non, pas pour le moment : nous sommes ses amis – même l’Italien. Patrick enlace amicalement Leah ; son corps est maintenant tiède. Elle se laisse faire, puis : « On va rentrer ; on s’occupera de Templesmith dans quelques jours. » Leah constate que Patrick a une préhension ferme – pas menaçante, mais témoignant d’une étonnante puissance musculaire… Il la lâche, se tourne vers Michael et lui tend sa main ; Michael hésite, mais la serre enfin (et, oui, décidément, Patrick a une sacrée poigne !). Le mort-vivant se tourne enfin vers Chris, tend à nouveau sa main, et Chris, bien que méfiant, l’accepte (même sensation). Patrick revient alors à Leah, prêt à lui obéir. Faut-il rentrer à la ferme de Danny O'Bannion, demande-t-elle ? Chris le confirme. Leah dit alors à Patrick de la suivre. Chris prend Michael en aparté : « J’ai l’impression qu’on n’a pas fini d’avoir des emmerdements avec ce truc… » Michael est assez d’accord – même si c’est une bonne chair à canon… Et Patrick chantonne maladroitement : Leah se souvient de son anniversaire fêté au Paddy’s, elle l’avait fait monter sur scène pour qu’il chante avec elle, cette ballade précisément…

 

À suivre…

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Le Faste des morts, de Kenzaburô Ôé

Publié le par Nébal

Le Faste des morts, de Kenzaburô Ôé

ŌE Kenzaburō, Le Faste des morts, [Shisha no ogori, Hato, Seventeen], nouvelles choisies et traduites du japonais par Ryōji Nakamura et René de Ceccatty, notice des traducteurs, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1957-1958, 1963, 2005, 2007] 2013, 195 p.

 

Ōe Kenzaburō est le deuxième (et pour l’heure dernier) Prix Nobel de littérature japonais, après Kawabata Yasunari, dont j’avais lu il y a peu Les Belles Endormies. Ç’aurait peut-être été une raison suffisante pour le lire, mais son nom m’avait de toute façon interpelé avant même que j’aie connaissance de cette haute distinction – végétaient dans ma bibliothèque de chevet deux de ses titres, tout particulièrement loués par les camarades, à savoir ce Faste des morts, ainsi qu’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants (ce titre !), dans les deux cas des œuvres « de jeunesse », l’auteur ayant à peine la vingtaine, ce qui ne l’empêche pourtant pas de briller et d’être reconnu comme tel : il reçoit le prestigieux prix Akutagawa en 1958, à l’âge de 23 ans, pour sa nouvelle « Gibier d’élevage », et les trois textes rassemblés dans ce Faste des morts en sont donc contemporains.

 

Notons que, du coup, ces divers récits sont exempts de traits et thèmes plus tardifs dans la carrière de l’auteur – et tout particulièrement son rapport à son fils handicapé mental (Hikari naît peu après, en 1963), qu’il mettra constamment en scène par la suite. Pour autant, ils inscrivent déjà l’œuvre dans un contexte précis, historique, politique, littéraire, etc., et témoignent déjà d’un rapport à la langue et d’un rapport à l’imaginaire sans doute typiques. Par ailleurs, ils mettent tous en scène de jeunes garçons (à peine un peu moins âgés que l’auteur lui-même), qui, entre autres caractères communs, sont souvent affectés par une profonde humiliation, où l’autodénigrement, suscité par la violence sociale, a une part essentielle ; sans doute faut-il mentionner globalement l’importance de la thématique sexuelle, qui, en termes assez crus d’ailleurs, obnubile ces jeunes gens, à peine la découvrent-ils – son refoulement comme son expression adoptant régulièrement des aspects morbides et misérables.

 

« Le Faste des morts », première nouvelle de l’auteur à avoir été publiée dans un cadre « professionnel » introduit le recueil éponyme. Nous y suivons un jeune étudiant, au-delà de l’espoir comme du désespoir à l’en croire, qui a décroché un singulier petit boulot pour s’assurer une petite paye exceptionnelle : il s’agit, à la morgue de l’hôpital universitaire, de transférer des cadavres, conservés pour les séances de dissection, d’une cuve de formol à l’autre… Travail absurde – et pour cause ! – mais qui a pourtant quelque chose de séduisant, voire fascinant, dans son étrangeté. Le ballet des corps flottant dans les cuves – les plus récents du moins, les « vétérans » ont irrémédiablement sombré depuis longtemps – suscite de belles descriptions morbides, et il n’y a sans doute rien d’étonnant à ce que notre « héros » échange des pensées sinon des paroles avec les défunts patientant pour le scalpel des étudiants. Rien d’étonnant non plus à ce qu’il développe, au cours de l’expérience, un questionnement d’ordre métaphysique sur la vie, la mort, leur importance relative, leur sens s’il y en a un. Il est d’autant plus incité à le faire qu’il est accompagné, dans ce petit boulot, par une étudiante qui lui explique bientôt qu’elle est enceinte, et entretient un rapport confus avec son enfant à naître… ou pas. Elle aborde en effet sans fard son désir d’avorter, encore qu’elle se montre finalement hésitante à cet égard – mais, de toute façon, un garçon ne peut pas comprendre et c’est facile pour lui. Il est vrai que le jeune homme, essayant de converser avec l’étudiante, laquelle passe volontiers du coq à l’âne, exprimant ses pensées au fur et à mesure qu’elles s’emparent d’elle, se heurte en permanence à un véritable mur de la compréhension. Mais la seule présence de l’étudiante, d’autant plus incongrue dans ce cadre improbable, amène le jeune homme à réévaluer son rapport aux corps, à ces « choses », qui se teinte de plus en plus d’une vaine interrogation sur la conscience… Demeure pourtant, au premier plan, et parallèle à l’absurde de la situation, un rejet social et plus ou moins intégré tenant de l’humiliation – thème essentiel du recueil : le gardien, compagnon des morts depuis des décennies, ne cesse de rabrouer le jeune homme pour son incompétence, tandis qu’un sinistre professeur faussement amical dans ses toutes premières répliques ne tarde guère à faire montre de son mépris pour ce jeune homme, cet étudiant, qui a choisi de se livrer à une activité aussi honteuse ! Il y a d’autant moins d’échappatoire que le travail reste à reprendre…

 

L’ambiance morbide et passablement irréelle de cette nouvelle, son côté organique et cru n’empêchant certainement pas l’expression poétique, ont pu me rappeler, à tort ou à raison, des écrits japonais plus récents – notamment La Jeune Fille suppliciée sur une étagère de Yoshimura Akira, peut-être aussi L’Annulaire d’Ogawa Yōko (voire Le Musée du silence, de la même ?)… La mise en avant de l’absurde, et sans doute aussi de l’humiliation donc, change toutefois pas mal la donne (encore que, côté Ogawa Yōko, il y aurait peut-être quelque chose du genre dans La Piscine, ce genre de textes ?). « Le Faste des morts » est à n’en pas douter une bonne nouvelle, elle brille, outre son cadre morbide et dérangeant, dans la cruauté des relations qu’elle dépeint – dans cette incompréhension permanente alourdie par une multiplicité de préjugés (sexuels, de classe, etc.). Mais je dois confesser que, bizarrement, elle ne m’a pourtant pas parlé plus que ça – d’autant que je l’ai trouvée formellement un peu terne, peut-être… Certainement pas mauvaise ! Mais si l’ensemble du recueil avait été de cet acabit, il ne m’aurait pas emballé outre-mesure…

 

Or les deux nouvelles suivantes m’ont paru bien meilleures – et d’une plume autrement plus virtuose, mais peut-être simplement car plus démonstrative, toujours avec à-propos cependant. Sans doute sont-elles plus cruelles encore… et peut-être d’autant plus que leurs protagonistes sont de plus jeunes encore adolescents, avec tout ce que cet âge ingrat implique.

 

« Le Ramier » adopte d’emblée un cadre d’une extrême rudesse : une maison de redressement pour délinquants juvéniles (ce qui rapproche semble-t-il cette nouvelle de Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants). La vie quotidienne dans ce camp est décrite de manière très crue mais sans pathos. Les adolescents s’y retrouvent comme par nature enfermés dans une seconde prison, constituée par une hiérarchie sociale étouffante, opposant, parmi ces jeunes gens de 14 ou 15 ans pour la plupart, les « aînés » et les « novices », entre lesquels se trouve une masse tirant plus ou moins d’un côté ou de l’autre en fonction de sa réputation ponctuelle et de ses actes, ce groupe entier étant cependant et comme de juste subalterne aux gardiens du camp, et ces derniers à la direction de l’établissement. Mais, pour s’en tenir aux seuls pensionnaires de la maison de redressement, la distinction sociale repose aussi pour une bonne part sur la sexualité – qui, pour être naissante, n’en a pas moins d’emblée un caractère obsessionnel et sans doute morbide : la disposition de tout un chacun dans ce jeu qui n’a rien d’amoureux et de tendre, quoi qu’on puisse à l’occasion prétendre à ce sujet, est bien un ressort impitoyable de domination. Celle-ci trouve une autre manière de s’exprimer – sans doute liée à la précédente, eros et thanatos, tout ça : un jeu inepte auxquels se livrent volontiers les adolescents, mais aussi le fils adoptif – le « métis » – du directeur de l’établissement, consistant à pendre des cadavres d’animaux dans des mises en scène macabres : le nombre et l’originalité des cadavres ainsi traités débouche sur une nouvelle hiérarchisation, qui affecte tout particulièrement le narrateur, violemment moqué par un de ses congénères, qui n’est autre que « la femme » du « Marin », un « aîné » tout particulièrement puissant. Dans sa quête pour améliorer son statut, le narrateur va pourtant être amené à faire tout autre chose… et en retirera un statut de « héros » dont il a la conviction de ne pas être digne et la certitude qu’il en fera les frais tout prochainement. Par un étrange retournement, la dynamique d’oppression et d’humiliation politique et sexuelle interne au fonctionnement du camp s’avère ainsi toujours affecter le « héros » grimpant les échelons : l’humiliation originelle ne l’épargne certainement pas, et se transmute même, davantage insupportable encore, avec la crainte que son statut « usurpé » en rajoute à terme dans son impossibilité de vivre – l’angoisse d’un avenir indéfini mais instinctivement supposé pire que tout écrase la vague possibilité, pourtant autrement fondée, d’un bonheur présent, même relatif, même précaire. Et se méprendre aussi unanimement sur ce qu’est et ce que vaut le narrateur, n’est-ce pas, de la part des détenus comme du personnel, la pire des insultes, la pire des humiliations ? En résulte tout naturellement une rage de destruction, et sans doute d’autodestruction, parfaitement logique si ses sources peuvent paraître paradoxales – un thème sans doute encore développé dans la nouvelle suivante.

 

Quoi qu’il en soit, Ōe Kenzaburō livre ici une nouvelle très forte, aussi poétique que crue (avec un style à l’avenant, qui m’a bien plus séduit que dans « Le Faste des morts »), et faisant des merveilles tant dans l’exploration de la psyché torturée du narrateur que dans son exposition au lecteur, bien plus subtile qu’un bête diagnostic, et mettant en avant la complexité inhérente à l’homme ; parallèlement, le quotidien au mieux morose, au pire cruel, des délinquants juvéniles, est rendu avec une sobriété et une justesse qui forcent le respect – d’autant plus sans doute que l’on en vient ainsi vite à appréhender ce cadre, supposément hors-normes pour la plupart des lecteurs, comme étant parfaitement « normal » à sa manière : une mécanique de pouvoir et d’humiliation qui en vaut bien une autre.

 

La dernière nouvelle, et semble-t-il la plus connue (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai le moment venu), reprend et développe ses thématiques. Il s’agit de « Seventeen ». Le narrateur fête ses dix-sept ans… ou pas – car autour de lui tout le monde semble s’en foutre, au sein de cette famille de peu de mots ; seule sa sœur, qui occupe la position honnie d’infirmière dans un hôpital des Forces de Défense non moins honnies, y pense vaguement. Pour notre adolescent, de gauche, c’est d’autant plus inacceptable… Mais qu’en sait-il au juste ? La révélation ne tarde guère : s’il se dit de gauche, notre Seventeen, sans doute parce qu’ « on n’est pas sérieux quand on est Seventeen », se rend bien vite compte qu’il est parfaitement ignorant des tenants et aboutissants de la politique nippone : il n’a pas d’arguments, ne comprend rien à tout cela malgré qu’il en ait, et sa terne sœur lui montre avec habileté combien il ne sait absolument rien de ce dont il parle… Il faut dire que Seventeen a d’autres préoccupations – une surtout : la branlette. Il se branle en permanence, il est un onaniste compulsif, un virtuose de la masturbation. Cette activité fétiche comporte cependant son lot de culpabilité… Et, si Seventeen prétend qu’il a appris comment faire avec, dans les faits il est sous le coup d’une humiliation perpétuelle – ou plutôt d’une suspicion d’humiliation, laquelle ne manquera pas, un jour, de l’affecter frontalement, en public, quand on révèlera au grand-jour ses prédispositions secrètes… Ce qui nous renvoie pas mal à la nouvelle précédente. Il faut dire que l’humiliation fait partie du quotidien du narrateur – avec une succession de gouttes d’eau qui à terme (et ce terme est tout proche) ne manqueront pas de faire déborder le vase. Le bac blanc sera dès lors fatal au personnage : il arrive en retard à l’épreuve de japonais, n’y comprend absolument rien, et se ruine encore davantage, l’après-midi, avec l’épreuve de gym, où il arrive bon dernier au 800 mètres – sous les quolibets des badauds, venus ici tout spécialement pour se gausser des élèves les plus minables, tel que lui, et, pire encore, sous le regard des filles, ces filles inaccessibles qui savent forcément qui il est vraiment et le peu qu’il vaut. Pas d’échappatoire, là encore ? Eh bien, si : la politique. Embauché par un camarade charismatique, mais autrement difficile à saisir, pour faire la claque en faveur d’une groupuscule d’extrême droite contre rémunération, le jeune homme trouve une véritable libération dans les discours vengeurs, excessifs mais d’un écho sans doute limité, du vieux Sakakibara Kunihiko, leader de l’Action Impériale ; abandonnant sa posture mal assise et dans un sens réflexe de gauche, il s’affiche maintenant comme pleinement de droite – et plus encore : les conservateurs, autant d’arrivistes d’un égocentrisme impensable, s’attirent sa haine, autant et peut-être même plus, que les libéraux « à l’américaine » tel son père indifférent (dont la philosophie politique prétendue n’est qu’un artifice, qui ne trompe personne, supposé dissimuler sa médiocrité et son je-m’en-foutisme instinctif), et les communistes bien sûr, en plein débat sur l’occupation américaine et les Forces de Défense. Vêtu de son uniforme de droite évoquant celui des SS, notre héros n’est plus la petite bête humiliée, le masturbateur frénétique ratant tout le reste : il est de droite – il a une identité ; et on le respecte.

 

Dit comme ça, la nouvelle semble bien caricaturale sans doute, et elle n’est certes pas exempte de traits parodiques. Mais Ōe Kenzaburō, tout jeune qu’il soit, est déjà quelqu’un de fin, et son étude de la psyché fragile de Seventeen tombant dans les bras de l’extrême droite ultra-nationaliste, où il trouve à s’accomplir dans une société qui ne lui offre guère d’alternative, s’avère donc bien plus subtile que cela. Ce tableau – encore que ce ne soit probablement pas le terme le plus adéquat, tant l’aspect dynamique est essentiel – a cependant suffisamment déplu à l’extrême droite nippone pour que l’auteur, marqué à gauche et pacifiste notoire, en reçoive des menaces de mort…

 

Mais les choses ne s’arrêtent pas là. « Seventeen » est en effet une nouvelle incomplète – toujours publiée sous cette forme depuis bien longtemps, pourtant. La nouvelle intégrale, « Ainsi mourut l’adolescent politisé », poursuivait en fait le mouvement de cette première partie jusqu’à dépeindre l’assassinat par le narrateur d’un leader socialiste japonais, et son suicide dans la foulée. Or Ōe Kenzaburō s’inspirait ici d’un fait réel : l’assassinat, le 12 octobre 1960, du chef du parti socialiste japonais, Asanuma Inejirō, par un jeune militant d’extrême droite… justement âgé de 17 ans. La nouvelle intégrale suscitant plus que jamais la polémique, et les menaces de mort s’accumulant, Ōe Kenzaburō a décidé d’arrêter la publication de ce texte (dont les seules éditions « intégrales » disponibles sont pirates, ainsi la traduction italienne de 1997), et son éditeur… a même présenté ses excuses.

 

Quoi qu’il en soit, même en l’état, la nouvelle est très forte, très juste – et on dépasse bien vite les traits caricaturaux (moins sensibles sans doute dans la nouvelle en elle-même que dans tout résumé à la façon d’un pitch, comme ici…) pour apprécier la finesse du rendu. D’autant que, si les opinions politiques du jeune alors Ōe Kenzaburō sont bien connues et l’étaient déjà à l’époque, il ne « juge » pas ici – l’emploi de la première personne le prohibant peut-être… Si les nationalistes « de base », casseurs de rouges, dans leur naïveté et leur violence brute, ne sont pas loin de susciter les sarcasmes du narrateur (qui n’en embrasse pas moins ladite violence, alimentée par une haine de tous les instants, comme moyen de se réaliser enfin), d’autres pourtant, et bien sûr Sakakibara en tête, forcent la sympathie sinon le respect… L’accomplissement de Seventeen dans la plus radicale militance tient sans doute au moins autant, si ce n’est plus, de la quête égocentrique d’identité et de renforcement de soi contre un monde décidément hostile, que de l’engagement sincère et de la foi politique, mais sans doute ne faut-il en fait pas opposer ces deux dimensions : elles se complètent, et c’est bien le propos. L’inscription de la nouvelle dans un cadre historique et politique précis, au-delà du seul fait-divers qui la fonde, participe enfin de sa réussite – et, à bon droit ou pas, cela n’a pas manqué de me rappeler un autre immense texte de la littérature contemporaine japonaise, publié quelques années plutôt à peine (1956)… et justement dû à un auteur d’extrême droite : Le Pavillon d’or, de Mishima Yukio (un livre qu’il faudra que je relise, d’ailleurs). J’ai le sentiment qu’on est dans un registre assez proche…

 

Si « Le Faste des morts » ne m’a pas forcément convaincu plus que cela, « Le Ramier » et « Seventeen » ont bien autrement emporté mon adhésion. Il n’est sans doute pas donné à tout le monde d’écrire des textes aussi forts et subtils – car ils sont bien plus subtils qu’ils n’en ont l’air, et surtout « Seventeen » qui, répétons-le, n’est pas la caricature que l’on suppose tout d’abord –, a fortiori à un âge aussi précoce. Mes premiers doutes ont donc été balayés, et, là encore, j’ai tout une œuvre à découvrir – éventuellement bien différente de ce recueil « juvénile », d’ailleurs ; encore qu’Arrachez les bourgeons, tirez sur les enfants, qui patiente dans ma bibliothèque, s’inscrive probablement toujours dans ce registre ou un registre assez proche ; on verra…

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The Dark Barbarian That Towers Over All, de Don Herron (ed.)

Publié le par Nébal

The Dark Barbarian That Towers Over All, de Don Herron (ed.)

HERRON (Don) (ed.), The Dark Barbarian That Towers Over All, foreword by Charles Hoffman, [s.l.], The Cimmerian Press, [1984, 2004] 2014, 634 p.

 

The Dark Barbarian That Towers Over All est une de ces grosses compilations plus ou moins improbables en arbre mort, mais qui trouvent parfaitement leur raison d’être en numérique ; il s’agit, pour l’essentiel, de la reprise en un unique volume de deux anthologies critiques howardiennes, toutes deux éditées par Don Herron : The Dark Barbarian, tout d’abord et surtout, qui, en 1984, a semble-t-il constitué un tournant en étant le premier livre chez un éditeur « académique » à prendre Howard et son œuvre au sérieux (Don Herron y revient sans cesse, et peut-être d’autant plus parce qu’il déteste les « professeurs »…), et ensuite son complément de 2004, The Barbaric Triumph ; autant dire que l’on trouve là de très gros morceaux de critique howardienne – probablement indispensables à l’appréhension contemporaine de l’œuvre. Cette édition numérique autorisant tous les compléments, Don Herron y a enfin ajouté des textes de son seul fait : tout d’abord le bref recueil au nom improbable (mais expliqué) « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs Conantics », et ensuite des articles épars, publiées après The Barbaric Triumph… et qui, hélas, donnent une très vilaine image de l’auteur, aussi infect en tant que personne que pertinent en tant que critique.

 

Avant d’entamer tout cela, nous avons droit à une préface globale, « Hard-Boiled Heroic Critic », signée Charles Hoffman – un nom important de la critique howardienne, sans doute, et qui revient en tout cas abondamment sur son propre article, antérieur, « Conan the Existentialist » (révisé plus tard en « Conan the Existential », et repris sous cette forme dans The Barbaric Triumph), avec somme toute assez peu d’humilité… Mais il est vrai, à en juger par ce qui suivra, que l’humilité n’est probablement pas une vertu cardinale des critiques howardiens – ce en quoi ils ressemblent tout à fait aux critiques lovecraftiens (certains, dont Hoffman, sont les deux, d’ailleurs : le lien entre Howard et Lovecraft favorise les études comparées). Quoi qu’il en soit, Charles Hoffman insiste sur l’intérêt de The Dark Barbarian, effectivement un tournant majeur dans la critique howardienne, dépassant le seul champ des fanzines spécialisés pour conférer à son contenu une « légitimité académique » qui ne laissait sans doute pas Don Herron indifférent, quoi qu’il ait pu dire par la suite concernant cette approbation officielle. Cet ouvrage essentiel permettait donc de revenir en volume sur quelques mythes, d’assurer le « sérieux » de l’œuvre howardienne autant que de son étude, en mettant aussi en valeur les nombreuses facettes d’une production littéraire intense, qu’on aurait bien tort de limiter aux seuls récits de Conan – sans dénigrer ces derniers pour autant, hein… Hoffman note en tout cas combien la matière a évolué, tout particulièrement en revenant sur l’article qui donne son titre à l’anthologie, et dû à Don Herron lui-même : ce dernier cherche à y exprimer la substantifique moelle des récits de Conan, en les distinguant de ses déviations du côté des comics ou du cinéma – entreprise hardie, pour un résultat peut-être un brin confus… De manière très significative, le préfacier y préfère largement, et nombreux semble-t-il sont dans ce cas, un autre article, « Robert E. Howard : Hard-Boiled Heroic Fantasist », plus pointu à certains égards, et démontrant que Howard, quoi qu’on ait pu en dire, ne devait pas être rangé dans la famille des auteurs de fantasy d’alors et de quelque temps après encore (de William Morris et Lord Dunsany à J.R.R. Tolkien, bien sûr, et peut-être au-delà), famille dans laquelle il ne pouvait d’une manière ou d’une autre s’intégrer : s’il y avait un « groupe » à déterminer, pour lui, ce serait bien davantage celui, contemporain et bien éloigné de toute fantasy, du polar « hard-boiled », à la Hammett et Chandler – avec cette remarque bienvenue, opposant Sherlock Holmes et Sam Spade : on transpose à la fantasy, et c’est de suite très éloquent. Cet article était signé « George Knight », inconnu au bataillon – en fait, il a fallu attendre bien longtemps après l’aveu de Don Herron (repris en bonus) : « George Knight », c’était lui ! Il avait employé ce pseudonyme pour éviter de signer de son nom deux articles dans son anthologie critique – mais, ainsi que le fait remarquer Charles Hoffman, qu’il ait conservé son vrai nom pour un article très ancré dans son temps et plus ou moins satisfaisant en définitive, et employé un pseudonyme pour sa contribution la plus essentielle et appelée à être commentée et développée, témoigne des changements radicaux dans la critique howardienne depuis la parution originale de The Dark Barbarian.

 

Le préfacier, bien sûr, aborde bien d’autres questions également étudiées dans les deux anthologies… Mais cela reste du domaine de la présentation, n’appelant sans doute pas davantage de commentaires ici. Et il en va de même, comme de juste, pour l’ « Introduction » de Don Herron à The Dark Barbarian – passons (enfin, en relevant quand même que, même dans cet ouvrage jugé essentiel et autrement plus au fait que tout ce qui précédait, la « légende noire » à la Lyon Sprague de Camp, colportée au fil d’articles avant d’intégrer la biographie polémique Dark Valley Destiny, ne manque pas de perturber les vagues éléments biographiques rapportés – avec par exemple le petit Robert chétif et brimé par ses camarades, et, à l’autre bout, son suicide « romancé »).

 

Le premier critique à intervenir ici n’est certes pas le moins connu : Fritz Leiber, avec « Howard’s Fantasy », dont le titre est assez explicite. Cet autre grand nom du genre « sword and sorcery » livre ici une lecture (plutôt qu’une analyse) très personnelle des récits de fantasy de Howard – en mettant cependant au premier plan les Conan, ce que tous les critiques (depuis, surtout ?) ne sont pas forcément enclins à faire. Quoi qu’il en soit, si Leiber s’attarde un instant sur Kull en tant que figure macbéthienne, il ne traite pour ainsi dire pas de Bran Mak Morn ou Solomon Kane – sans parler, du coup, des récits moins « cycliques »… L’article, à vrai dire, m’a quelque peu déçu – et, sur le tard, tourne probablement un peu trop au « catalogue », distinguant les « bons » Conan (qui sont aussi les meilleurs Howard, à l’en croire) et les « mauvais » Conan (qui seraient ce que Howard a commis de pire – tout cela est sans doute à débattre). Ceci étant, ce « catalogue » n’est pas totalement dépourvu d’aspects intéressants : ainsi, si Leiber prise avant tout « Beyond the Black River », qui se trouve être ma nouvelle de Conan préférée (nous sommes Légion), on peut s’étonner de ce qu’il dénigre autant « Red Nails » (mais c’était semble-t-il un trait assez répandu à l’époque, la nouvelle ayant été considérablement réévaluée par la suite ?), comme à vrai dire la plupart des Conan « à formule » jouant sur le thème de la civilisation disparue. Pour autant, Leiber se montre très bon public dans l’ensemble, et ce quand bien même il a régulièrement quelque chose de taquin (voir notamment les développements portant sur le lesbianisme chez Howard, et tout particulièrement son usage ô combien répétitif des séquences où telle jeune et jolie fille nue fouette telle autre jeune et jolie fille nue ; mais rappelons que Leiber lui-même, dans les textes entourant son « cycle des Épées », était volontiers revenu sur la dimension sexuelle de sa propre production, qu’il lui jugeait essentielle – chose qui devient on ne peut plus flagrante avec les deux derniers livres du cycle, qui hélas ne m’ont pas du tout convaincu…). Les « critiques » n’en sont donc pas forcément, et quand Leiber qualifie la majeure partie de la production de Howard de « boyish », il ne faut pas nécessairement y voir un blâme. Par ailleurs, on le voit louer sans ambiguïté aucune la prose de l’auteur (ou sa poésie en prose ?), aspect qui, pour le coup, ne me convainc pas forcément tout le temps… mais d’autres y reviendront, et tout de suite, même.

 

En effet, Donald Sidney-Fryer, surtout connu en tant que spécialiste de Clark Ashton Smith, livre immédiatement après un « Robert E. Howard : Frontiersman of Letters » très court (d’autant plus qu’il cite abondamment, et sans commenter – il y a même probablement plus de citations que de paragraphes dus à l’auteur), et qui cette fois ne m’a vraiment pas convaincu. Pluie d’éloges sur les poèmes en prose de Howard – y a pas mieux en anglais, sauf Clark Ashton Smith of course. Moi je veux bien, hein – mais j’aurais aimé que l’auteur me le démontre, plutôt que de se contenter de me le dire… Mais il est vrai que je ne suis sans doute pas très réceptif à cette dimension de l’œuvre des deux stars de Weird Tales – les développements sur le poème en prose comme genre peu ou prou spécifiquement français m’ayant assuré que je ne connaissais absolument rien à tout cela…

 

Steve Eng poursuit dans cette voie avec son long article « Barbarian Bard : The Poetry of Robert E. Howard », ultérieurement considéré comme l’étude essentielle en la matière ; si le sujet n’est pas forcément si éloigné que cela de l’article précédent, l’auteur se montre autrement plus ambitieux et solide, s’étendant à longueurs de pages sur l’abondante production poétique de Robert E. Howard, mais sans négliger l’analyse pour autant – on évite ainsi le piège de la paraphrase, qui aurait rendu ce gros morceau pénible… d’autant qu’il a bien malgré tout un aspect « catalogue », tout particulièrement quand il s’agit de « classer » les poèmes de Howard en fonction de leur genre : héroïque en tête, comme de juste, mais pouvant aussi traiter de la guerre (et non, ce n’est pas tout à fait la même chose – voir notamment les poèmes sur une Première Guerre mondiale que le poète n’avait certes pas vécue, ce qui ne l’empêchait pas de livrer à l’occasion telle ou telle évocation noire des combats dans les Flandres), de la sorcellerie et du satanisme (touche « weird » dans le premier cas, sans doute plus « décadente » dans le second), de l’horreur au sens plus large (on y évoque l’influence possible de Lovecraft, et notamment de son cycle de sonnets Fungi From Yuggoth ; par la bande, on mentionne aussi à ce moment Justin Geoffrey, le poète fou de Robert E. Howard, et les jeux d’emprunt qu’il a suscité), de l’errance (très souvent – beaucoup de poèmes traitent de l’appel de la route, de l’évasion qu’elle pourrait ou devrait procurer, même si notre barde n’avait pas forcément très souvent quitté Cross Plains et encore moins le Texas), de paysages et de nature (Texas toujours – et, amusant à noter, la mer, rejoignant la thématique de l’errance, sauf que, ai-je cru comprendre, Howard n’a vu la mer qu’une seule fois au cours de sa courte vie), ou encore de sa propre personne (ici, comme de juste, on s’étend tout particulièrement sur le thème du suicide…), etc. Tout ceci est fort bien fait, même si la classification, par essence, achoppe à l’occasion sur des entre-deux (je pense par exemple au thème de la résurrection ou « mémoire raciale ») – et il en va sans doute de même pour la dernière partie de ce long article, plus « technique », traitant de versification, de métrique, de rythme, etc. ; autant de notions qui me dépassent largement dans la poésie française, alors forcément, dans la poésie anglo-saxonne… Là, j’étais clairement largué. Entre les deux, nous trouvons des analyses un peu plus marquées des thèmes, plutôt que des seuls registres, et là j’ai été moins convaincu, globalement – fâcheuse impression que l’auteur tend à calquer sa propre philosophie sur celle de Howard ? Il ne serait pas le seul dans The Dark Barbarian That Towers Over All… Mais, au fond, je ne saurais dire, ne connaissant peu ou prou rien à la matière. Certes, la présence de BHL dans la biblio ne m’a pas laissé indifférent, mais c’est parce que je suis mesquin. Demeure l’idée d’un poète quelque peu anachronique, prisant à l’heure où la poésie de langue anglaise se révolutionne (référence incontournable semble-t-il : The Waste Land de T.S. Eliot) des formes jugées plus archaïques, si sa manière de les approcher et les thèmes qu’il développe sont peut-être plus « modernes », finalement. Demeure parallèlement l’éloge du sens du rythme de l’auteur, nombre de ses poèmes étant des courses ou du moins évoquant le mouvement, avec une métrique plus instinctive que précise, mais finalement plus appréciable que le portrait qu’en tirait Howard lui-même, d’un rimailleur amateur, ne connaissant rien à la technique, et ne passant jamais plus d’une demi-heure sur un poème… ce qui n’est peut-être pas tout à fait exact – comme nombre de ses allégations portant sur son travail.

 

Après quoi Dennis Rickard nous ramène en des territoires autrement parlants en ce qui me concerne, avec « Through Black Boughs : The Supernatural in Howard’s Fiction ». Le surnaturel est ici entendu au sens large, pouvant couvrir tant la fantasy que l’horreur, même si, pour éviter des redondances, je vais surtout m’intéresser ici à la seconde (ou disons au fantastique) – et si l’influence de Lovecraft y est nécessairement discutée, elle peut cependant apparaître plus limitée qu’on ne le croirait au premier abord. Bien sûr, il y « The Black Stone », qui est un pur pastiche (et plutôt convaincant par ailleurs, même si je n’irais certes pas jusqu’à me montrer aussi admiratif que l’auteur et d’autres howardiens qu’il cite ; en même temps, je serais nettement moins sévère que le sévère S.T. Joshi, hein, qui n’apprécie visiblement guère Howard…). L’idée générale, cependant, est le caractère relativement accessoire du surnaturel chez l’auteur – dont les récits sont avant tout d’aventure. Certes, ce n’est pas toujours le cas… Mais ses tentatives de livrer des récits contemporains où le surnaturel est au premier plan ont globalement donné des échecs, ou du moins des textes mineurs. Deux exceptions au moins, plus longuement discutées : « Pigeons From Hell », bien sûr, mais aussi « Black Canaan » (qui contient certes des choses assez remarquables, si son racisme outrancier m’en a rendu la lecture pénible…) ; que ces deux récits assez longs jouent autant de l’atmosphère n’a par contre rien d’un hasard. Des autres nouvelles du genre, les meilleures sont sans doute celles qui usent d’un cadre « régional », on le répète – ce qui vaut notamment pour « The Horror From the Mound », qui est ainsi bien plus qu’un énième récit de vampire, et qui introduit également le thème « western » de l’œuvre howardienne, détaillé dans l’article suivant. Le rapport de Howard au surnaturel soulève en tout cas nombre de questions intéressantes – bien abordées dans l’article, encore que certaines appelleraient probablement des développements supplémentaires ; j’en relèverai ici deux : comment expliquer que Howard, dans ces conditions, et alors qu’il n’a jamais cherché à se faire une culture dans le genre (ne serait-ce qu’au travers d’une collection d’ouvrages), à la différence de son correspondant Lovecraft rassemblant de la documentation pour écrire son essai Supernatural Horror in Literature et révolutionner sa propre approche (et l’approche bientôt dominante, sans qu’il en ait eu conscience), comment expliquer, donc, que Howard soit pourtant toujours (non – longtemps : les dernières années, son engagement dans le western, et surtout le western burlesque des Breckinridge Elkins et compagnie, est bien aux antipodes du « weird west ») retourné au surnaturel, même seulement à titre accessoire ? Certes, il y avait le besoin d’évasion ; certes, il y avait aussi le marché spécifique de Weird Tales – qui l’a lancé et constituait peu ou prou son unique lecture dans le genre… Mais est-ce suffisant ? Aucune idée, hein – je lance naïvement la question dans le vide… Et un deuxième sujet qui me paraîtrait intéressant (et qui a indéniablement été traité, c’est juste que je manque de références, et que les rares dont je me souviens ne sont pas assez solidement établies dans ma mémoire défaillante d’ignare…) : plutôt que de revenir à l’influence supposée de Lovecraft, qu’en est-il des influences en fait communes aux deux auteurs ? Ici, je pense tout particulièrement à Arthur Machen (peut-être aussi, dans une moindre mesure, à John Buchan – vague souvenir d’un excellent article de l’excellent Michel Meurger) : le présent essai s’attarde à bon droit sur « Worms of the Earth » et les récits relatifs au « Petit Peuple » que l’on trouve sauf erreur en français dans le volume Bran Mak Morn (celui que j’avais préféré, d’ailleurs, même si je l’avais lu à un mauvais moment, d’interruption du blog qui plus est, faudrait que je me le refasse…), et c’est un sujet tout à fait intéressant… d’autant qu’il débouche éventuellement sur d’autres questions (la dévolution, notamment – thématique qu’il pourrait être intéressant d’envisager parallèlement à celle de la dégénérescence chez Lovecraft ; de même que l’on pourrait sans doute étudier de la même manière d’autres procédés ou thèmes communs, des connotations du monde souterrain à la survivance cachée de civilisations disparues). Il y a bien d’autres choses dans cet article (les serpents, l’usage des fantômes, la thématique de la résurrection ou de la « mémoire raciale », bien sûr…), mais c’est déjà bien, non ?

 

Puis nous passons à Ben P. Indick, pour « The Western Fiction of Robert E. Howard ». Un article qui confirme que j’aimerais beaucoup lire les westerns, qu’ils soient sérieux ou humoristiques, de Howard… et peut-être bien surtout ces derniers, en fait (dont le style très familier/argotique, etc., m’effraie, me dissuadant de tenter l’expérience en anglais ; dommage que Bragelonne n’ait pas poursuivi sa collection dans ce champ…). L’article est solide, et, chose très appréciable pour le lecteur pas très compétent dans mon genre, inscrit la production howardienne de westerns dans l’histoire littéraire du genre, remontant aux prototypes d’avant l’Ouest tel que James Fenimore Cooper, pour suivre la destinée du genre au fil de l’exploration de la Frontière, à travers les dime novels, puis les pulps, ici Howard, et envisageant quelques prolongements plus tardifs (beaucoup de noms qui me sont parfaitement inconnus, même si j’ai relevé Louis L’Amour – encore jamais lu – ou, qui me parlent davantage, l’excellent Shane de Jack Schaefer, ou le plus excellent encore Larry McMurtry – mais pas encore pour Lonesome Dove, qui ne sortirait qu’en 1985, l’année suivant The Dark Barbarian, donc ; j’ai toutefois été un peu surpris que l’excellent Warlock de Oakley Hall ne figure pas dans ces références ultérieures – il me paraît très « howardien », à sa façon). Cet article me paraît bien entrer en résonance avec Blood & Thunder, la biographie bien plus tardive signée Mark Finn, détaillant le cheminement de Howard vers le « régionalisme » (encouragé d’ailleurs par un certain nombre de ses correspondants, Lovecraft inclus) – caractère qui est dès lors étudié chez les autres auteurs du genre cités. Notons cependant que, si le western est d’abord entendu au sens large, disons – incluant en tout cas des récits « weird » tels que, bien sûr, « The Horror From the Mound », mais aussi éventuellement, là encore, « Black Canaan » et « Pigeons From Hell » (on s’éloigne un peu de la Frontière, quand même), mais faisant à plus ou moins bon droit – trouvé-je – l’impasse sur les ultimes Conan, fort western au fond, et peu importe qu’ils se déroulent durant l’Âge Hyborien, tels « Beyond the Black River » et éventuellement « Red Nails », la matière devient plus strictement entendue par la suite : y triomphent les westerns burlesques et issus de la tradition du « tall tale », à la Breckinridge Elkins, donc, tandis que les westerns plus « sérieux » dans leur approche sont jugés plus « calibrés pulp » et au fond sans grand intérêt – à l’exception toujours citée de « The Vultures of Wahpeton » (qu’il faudra bien que je lise un jour).

 

On en arrive à l’article essentiel signé « George Knight » (qui est donc Don Herron lui-même ; amusant de voir les notes en fin d’article où « George Knight » remercie son copain Don Herron pour telle ou telle analyse, suggestion ou anecdote… Mentionnons aussi la biographie fantaisiste en fin de volume !), et intitulé « Robert E. Howard : Hard-Boiled Heroic Fantasist ». Et c’est certes, à la hauteur des louanges de Charles Hoffman (et de bien d’autres sans doute – autres que Don Herron lui-même, en tout cas…), un très bon article, développant une thèse que j’avais donc esquissée plus haut, affirmant la différence voire l’opposition entre la fantasy de Robert E. Howard et celle, anglo-saxonne, de « l’intellectuel » William Morris, de « l’aristocrate » Lord Dunsany ou du « professeur oxonien » J.R.R. Tolkien – Howard n’était certes rien de tout ça… D’où l’inanité des critiques parfois bien sévères, louant la « high fantasy » des trois cités et de certains de leurs continuateurs (autrement médiocres parfois, broumpf…), et recalant ainsi sans forcément le dire Howard et sa « sword and sorcery » (ou « sword and sinew » ?) dans les rangs d’une « low fantasy » – laquelle a depuis été constituée en tant que genre sans jugement de valeur, mais ce n’était probablement pas le cas alors. Apprécions une chose : l’auteur ne fait heureusement pas dans le « Howard vs. Tolkien, FIGHT ! », réflexe qu’il m’a semblé rencontrer un peu trop souvent… Mais on rejoint par ailleurs les éléments envisagés plus haut concernant le rapport de Howard à la fantasy, il est vrai. Et, du coup, non : pour « George Knight », si Howard doit appartenir à une famille, c’est, bien loin de la fantasy racée anglo-saxonne, avec ses elfes et ses dragons, à celle des auteurs de polars « hard-boiled », les Hammett et Chandler, etc., qui ont joué la carte du « réalisme » (vertu devenue cardinale chez le fantaisiste Howard, y compris dans sa fantasy et notamment ses Conan – et probablement d’une certaine manière chez Lovecraft également, mais là on s’éloigne pour ce qui est des autres attributs du genre), pour livrer une littérature ancrée dans le quotidien (prolétaire ?) des lecteurs. Et c’est très pertinent, oui – y compris dans les références plus ou moins communes à la figure du « hobo », chez Jack London ou encore Jim Tully (davantage oublié, amplement commenté), auteurs que Howard admirait profondément. Je ne suivrais pas « George Knight » partout – ainsi quand il fait de Solomon Kane une variation sur le « hobo » (le fanatisme du Puritain me paraît franchement incompatible, là, comme ça…), mais globalement il fournit bien une analyse intéressante et probablement pertinente – qu’on le suive ou non, enfin, dans sa détermination d’une littérature « américaine », par essence faite par et pour des immigrés de seconde classe, des prolos recalés et oppressés par leurs patrons, des boxeurs qui tombent et se relèvent – ces « iron men » qu’admirait par-dessus tout Howard –, des vagabonds mystiques… et des « héros » qui ne se perçoivent pas comme tels, qui vivent dans la douleur inhérente à la violence réelle, mais sont probablement moins cyniques qu’ils le prétendent. Manque peut-être une toute petite chose à cet article, encore que je n’en sois pas bien sûr – une distance critique supplémentaire ? Voyez les très intéressants et très pertinents développements sur le tout début d’Almuric : ce qui y est dit est très juste et bienvenu… mais ledit roman inachevé n’est pas franchement une réussite, et peut-être aurait-il été pertinent de tenir compte des hauts et des bas de « l’auteur professionnel » (autre dimension « américaine » sur laquelle s’étend à bon droit « Knight », et Glenn Lord y revient immédiatement après) ; mais je ne sais pas, au fond. À lire, en tout cas.

 

Glenn Lord, donc, livre ensuite un « Robert E. Howard : Professional Writer » sans doute utile, néanmoins trop factuel pour que j’en dise grand-chose ici… On y étudie les différentes étapes de la production littéraire assumée comme commerciale de l’auteur. Son refus de tout travail plus « traditionnel » étant vite posé, nous le voyons très vite écrire dans le but d’être publié et d’en tirer un revenu décent. Le rapport de Howard à Weird Tales, la revue qui l’a lancé en acceptant ses premiers textes (il n’y en aurait pas moins quelques années de vide avant que la machine se lance pleinement, années de doute et de crainte, passablement douloureuses), est bien entendu exposé sous toutes ses coutures, mais aussi ses tentatives – parfois fructueuses, et bien davantage d’ailleurs (rappelons que Weird Tales payait mal, censément à publication et non à acceptation, et malgré tout avec du retard – à la mort de l’auteur, « The Unique Magazine », auquel il avait plus ou moins arrêté de soumettre depuis quelques années déjà, lui devait encore un joli paquet, qui serait ultimement versé à son père, le Dr Isaac M. Howard), s’essayant à différents styles en fonction des opportunités ; il y affiche son goût des fictions historiques, hélas tout sauf rémunératrices (même chose probablement pour la poésie), on y évoque son succès dans le western, et on le voit même s’essayer à des registres quelque peu improbables, comme les « detective stories » qu’il exécrait globalement (et ça se sentait, visiblement), ou les récits « spicy », sur la recommandation de son compère E. Hoffmann Price – ça n’a pas duré, dans l’ensemble (même si l’érotisme ne laissait certes pas l’auteur indifférent – sa bibliothèque en témoigne, plus loin dans cette anthologie). Mentionnons quelques remarques en passant sur d’autres dimensions moins souvent évoquées, comme ses très rares (deux, semble-t-il) travaux de révision… Pour le reste, c’est assez connu dans l’ensemble, même s’il fallait bien y revenir dans ce contexte.

 

Le dernier article de l’anthologie originelle lui fournit son titre : c’est donc « The Dark Barbarian », signé Don Herron lui-même (et sans masque, cette fois). Un article assez long et complexe, qui se disperse d’ailleurs peut-être un peu à cet égard, mais n’en contient pas moins beaucoup de choses intéressantes (et quelques-unes qui me paraissent contestables, mais c’est le jeu). Dans un premier temps, l’auteur traite des apports spécifiques de Howard à la littérature de fantasy, notamment au travers de sa conceptualisation de la figure du barbare – mettant en avant des traits relativement explicites, et qui pourtant n’ont pas toujours retenu l’attention des imitateurs. Je suis un peu sceptique sur la comparaison avec les personnages de Tarzan et de Mowgli, il me semble que c’est autre chose, franchement… Par contre, la comparaison du personnage de Conan avec d’autres grands succès populaires dans des genres bien différents (tel l’inspecteur Harry, par exemple – il s’agit d’aller au-delà du personnage créé par un auteur et repris par d’autres, que ce soit Frankenstein, Dracula, Sherlock Holmes, Tarzan, James Bond, encore que ces derniers notamment permettent des comparaisons utiles), est sans doute plus juste (même si la supposée « obsolescence » du barbare, telle qu’avancée par l’auteur, me paraît pour le moins critiquable). Par la suite, on appréciera le regard porté sur la cohérence philosophique de l’œuvre (d’aucuns, longtemps, croyaient visiblement louer Howard en supposant son absence de « philosophie », et c’est une chose qui, sans surprise, agace profondément Herron…), le caractère crédible du personnage au regard d’une cohésion interne essentielle, si ce n’est au regard de la réalité historique (chose dont Howard était sans doute bien conscient), et la tonalité globale « sombre » des récits howardiens – tout ceci s’associant pour constituer la figure archétypale du « sombre barbare », voire (en référence donc à l’article de Charles Hoffman, repris plus loin dans The Barbaric Triumph) du barbare « existentiel » ou « existentialiste ». C’est une nouvelle occasion de revenir sur ce qui distingue la fantasy howardienne – peut-être même au point de lui conférer une connotation post-moderne (le goût pour les personnages sombres et torturés étant supposé plus tardif, ce qui est probablement à débattre ; mais l’exemple populaire de Star Wars me paraît pour le coup peu convaincant, si le Silver Age des comics est sans doute plus pertinent) – de la fantasy des Edward Morris, Lord Dunsany et J.R.R. Tolkien, à la manière de l’article publié sous le pseudonyme de « George Knight » déjà évoqué, pour le rapprocher, dans le fond comme dans la forme, d’autres courants (et notamment donc le polar « hard-boiled »). Ici, sans doute l’analyse côté Howard est-elle pertinente, elle l’est peut-être moins dans son approche de ceux d’en face, même si je ne saurais pas en jurer… Retenons du moins le rapport à l’histoire et à la mythologie, essentiellement différent, expliquant les divergences entre un Howard et un Tolkien, et plus encore entre la Terre du Milieu et l’Âge Hyborien (occasion de contester la notion de « monde secondaire » appliquée à Howard – cela vaudrait-il aussi pour Tolkien ? Tous deux traitent après tout d’un passé antédiluvien…). Je relève aussi la parenté supposée plus pertinente, quitte à en chercher une, avec le canular d’Ossian… Peut-être, je n’en sais rien. La deuxième partie de l’article, si elle cultive bien quelques liens essentiels avec ce qui précède, aborde pourtant un champ autrement vaste : la perception faussée de l’œuvre howardienne du fait des « collaborations posthumes » (le rôle de Derleth à l’égard de Lovecraft y est étudié, comme un préalable à l’action de Lyon Sprague de Camp, Lin Carter et d’autres encore sur les récits de Conan), rappelant une évidence qui ne l’était pas forcément alors (et peut-être même ne l’est-elle pas tout à fait aujourd’hui), à savoir qu’il serait absurde de juger Howard sur la base de textes qu’il n’a pas écrits, et qui n’ont peu ou prou rien à voir, ni avec son style, ni avec son propos (l’influence étrange de ce qui est probablement le pire récit de Conan, « The Vale of Lost Women », est par ailleurs assez amusante à étudier) ; l’article se montre sans doute très pertinent à cet égard – probablement plus, d’ailleurs, que le « Conan vs Conantics », du même auteur, antérieur, et repris en bonus dans « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics », plus loin. Une nouvelle dimension, pourtant, s’y ajoute, concernant cette fois les adaptations à d’autres médias, pour l’essentiel en trois temps : les couvertures de Frank Frazetta (admirées – au point de dénigrer tout le reste, on aura l’occasion d’y revenir), puis les comics de la Marvel (globalement tolérés sinon appréciés, ou du moins envisagés comme constituant des adaptations « légitimes »), enfin le tout récent alors film de John Milius – et ici l’auteur ne s’étend guère, au-delà du relevé d’inévitables différences quant aux jeunes années du personnage, souvent mises en avant par les critiques howardiens, à bon droit sans doute si l’on s’en tient à la pure exégèse historique, mais dont la pertinence au-delà m’a toujours laissé un peu perplexe ; certes, il est aussi fait mention de ce qu’Arnold Schwarzenegger n’est pas davantage le Conan de Howard que Johnny Weissmuller n’est le Tarzan de Burroughs… Mais cela nous conduit en fait à la conclusion de l’article, parfois embarrassée, néanmoins intéressante : pour Don Herron, il ne fait guère de doute que l’œuvre howardienne, notamment quand elle porte sur Conan mais aussi au-delà, sera bien un jour appréciée pour elle-même, en faisant le tri des « imitateurs » ; on peut espérer que ce soit globalement le cas maintenant (Don Herron lui-même, dans le contenu bonus, semble pourtant en douter…), encore qu’il y ait sans doute bien du chemin à accomplir… Pour autant, la simple existence de ces imitateurs, et a fortiori leur succès parfois conséquent, au moins en termes commerciaux ou plus largement encore de popularité, sans même parler de leur volume écrasant par rapport aux textes « canoniques », ne saurait être balayée d’un simple geste de mépris – d’une manière ou d’une autre, ces visions de Conan, aussi contradictoires soient-elles, ont contribué à la conceptualisation du genre sword and sorcery et de la figure essentielle du barbare de fantasy, et, s’il ne faut pas les percevoir comme « du Howard », bien sûr, leur étude parallèle, consciente, pourrait néanmoins s’avérer extrêmement utile et fructueuse, aussi mauvaises ces variations soient-elles – au point en fait de rejaillir en définitive sur Howard lui-même, pour mettre d’autant plus en avant, paradoxalement ou pas, la force et la singularité de sa création.

 

The Dark Barbarian s’achève sur deux appendices. Le premier s’intitule « Robert E. Howard’s Library », et c’est un catalogue des titres de la bibliothèque de Robert E. Howard légués à l’Université Howard Payne, catalogue édité par Steve Eng après une introduction de Don Herron. Un outil de recherche pour l’essentiel – aussi n’en ai-je pas forcément grand-chose à dire… On relève quand même que la conservation et communication des titres ne se sont pas effectuées au mieux (notamment pour ce qui est des pulps ayant publié Howard, comme de juste – ils ne figurent d’ailleurs pas dans cette liste) ; à terme, la collection ou ce qui en restait sera de toute façon « rendue » aux amateurs de Robert E. Howard, à la maison de l’auteur à Cross Plains. Autrement, on notera que ce catalogue contient très, très peu de fictions – il s’agit pour l’essentiel d’essais historiques ou biographiques. Il y a peut-être quelques étrangetés dans le tas, mais je ne me sens pas de les relever – si ce n’est, d’une cruelle ironie, qu’on y trouve un machin de « motivation » promettant aux lecteurs d’apprendre à être heureux, ben tiens…

 

Le deuxième appendice, justement, « Howard’s Suicide », pourrait à vrai dire constituer un article à part entière, au-delà de sa brièveté… mais ça serait un très mauvais article, hélas. Traiter du suicide de Howard est décidément bien difficile – et si, bien sûr, je n’accepte pas le réflexe primitif consistant à attribuer ce geste fatal à la « folie » de l’auteur (c’est quoi, la « folie » ?), réflexe pouvant conduire, du fait de la gêne qu’il traduit, à évacuer tout autre question le concernant ou concernant son œuvre, le fait est que je ne me retrouve pas davantage dans ce quasi-catalogue de « suicidés géniaux », et dans l’idée plus globale que le génie favorise le suicide (Don Herron adopte à vrai dire une attitude très ambiguë à cet égard, rejetant d’abord formellement cette « thèse »… quand son catalogue, ensuite, semble pourtant l’illustrer). C’est une question trop complexe et délicate pour être expédiée comme cela (à mon sens, le « génie » vaut bien ici la « folie »…) ; quant à la tendance, presque systématique, à rationaliser le geste à tout prix… Non, franchement, non : à ce stade d’errance, c’en est embarrassant…

 

Cette ultime fausse note ne change rien à l’essentiel : en dépit de quelques moments un peu plus faibles (pour l’essentiel, à mes yeux, l’article de Donald Sidney-Fryer), le bilan de The Dark Barbarian est assurément positif – c’est là une anthologie critique ambitieuse, et à la hauteur de ses intentions.

 

Vingt ans plus tard, en 2004 donc (et dans des circonstances particulières, sur lesquelles Don Herron, très content de lui, reviendra ultérieurement, et ce n’est pas forcément pour le mieux…), The Dark Barbarian se voit attribuer une « suite », intitulée The Barbaric Triumph ; les études howardiennes ont bien changé entre-temps (sans doute en partie du fait de The Dark Barbarian), et cette nouvelle anthologie en fait état. Je note, impression peut-être erronée, qu’elle me paraît mettre l’accent sur les considérations philosophiques (et c’est que je retiens essentiellement de l’ « Introduction » de Don Herron, s’il n’y a rien d’autre à en dire) – mais avec sans doute plus ou moins de pertinence.

 

Un petit hors-d’œuvre anecdotique : l'article intitulé « A Voice from the Past : An Overture From December 1943 », en fait un plaidoyer d’un certain Paul Spencer suppliant la jeune maison Arkham House de publier les œuvres de Robert E. Howard, autrement condamnées à la disparition à brève échéance…

 

Le premier véritable article, déjà évoqué, est le séminal « Conan the Existential » de Charles Hoffman (révision d’une première version titrée « Conan The Existentialist »), qui nous immerge donc d’emblée dans la dimension philosophique de The Barbaric Triumph. Un article qui m’a paru étonnamment court… et probablement un peu décevant (au-delà de son caractère fondateur que je suis tout à fait prêt à reconnaître). J’ai le sentiment, en effet, d’une démonstration manquant un peu trop de s’appuyer sur des bases solides – et, si l’intuition me paraît globalement pertinente et bienvenue, son assise en l’état me paraît trop branlante et évasive pour pleinement convaincre. Autre problème potentiel : l’auteur n’applique-t-il pas un eu trop ses propres idées à son sujet d’étude ? Ce n’est pas forcément le cas, mais c’est une question que je serai amené à poser à plusieurs reprises dans cette deuxième anthologie critique… Cela dit, ce réflexe assez commun peut néanmoins susciter de bien bonnes choses (il n’y a pas que des Rémi Mogenet) (pardon). Mais l’intérêt, ici, est peut-être plus « simple », encore que ce qualificatif ne soit sans doute pas le plus pertinent : j’ai tout de même le sentiment qu’il s’agit d’abord pour Charles Hoffman de relever – à bon droit – l’expression d’une philosophie plus complexe qu’il n’y paraît, si globalement cohérente (là aussi, j’y reviendrai), dans une bonne partie de l’œuvre de Howard – et si l’article cite Conan dans son titre, cela va bien au-delà, l’exemple le plus éloquent portant d’ailleurs plutôt sur le morose roi Kull s’interrogeant sur la nature de la réalité et le sens de l’existence (à supposer qu’il y en ait un… mais ici la réponse ne tarde guère). Ma culture philosophique est cependant trop lacunaire, sans doute, pour me permettre d’appréhender au mieux cet article… Notons que la définition du courant, sans surprise, est postérieure à Howard – elle vient de L’Être et le néant, de Jean-Paul Sartre. Des renvois sont toutefois faits à des auteurs antérieurs à cette définition : Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche pour l’essentiel. La conviction d’un monde absurde, en même temps, me paraît insuffisante à elle seule pour qualifier tel ou tel auteur d’ « existentialiste » (même en prenant soin, comme ici, de supposer que Howard n’avait pas conscience de cette appartenance, déterminée après coup). Par ailleurs, je redoute un peu que cette conception fondamentale, malgré la pointe de Sartre supposée la fonder ou plutôt la décrire parfaitement, en étant ainsi limitée d’emblée, passe peut-être un peu à côté de la vraie singularité du personnage, ce qui n’est pas sans poser problème, et plus encore si l’on cherche à déterminer l’essence (aha) de la philosophie howardienne, notamment en ce qu’elle pouvait diverger voire s’opposer radicalement par rapport à celle de Lovecraft, disons… L’absurdité du monde et de la vie est une chose qu’ils partagent – la place de l’homme dans tout ça, par contre… L’article d’Edward A. Waterman, un peu plus loin, est sans doute plus riche à cet égard – quand bien même il peut paraître critiquable sur certains points. Enfin, les comparaisons entre l’œuvre de fantasy de Howard, les sword and planet de Burroughs et les Elric de Moorcock, pour ce que j’en connais, me paraissent franchement trop lapidaires pour pleinement me convaincre (et j’ai par exemple tiqué sur l’assimilation entre le dualisme « loi/chaos » chez Moorcock et l’opposition plus classique « bien/mal » ; bien que n’étant vraiment pas un fan d’Elric, j’ai quand même l’impression que c’est plus compliqué que ça, et que ça s’accommode mal du statut d’anti-héros du geignard albinos, qui sous cet angle n’a pas forcément grand-chose à envier à Conan, quand bien même ce serait en tant qu’anti-modèle… Après, c’est peut-être simplement que j’ai été bien trop tôt irrémédiablement contaminé par les alignements dans Donj’, hein…).

 

On passe à tout autre chose avec Mark Finn et « Fists of Robert E. Howard », article portant sur la passion de Howard pour la boxe, ce qu’elle a pu représenter dans sa vie, son importance dans son œuvre (avec pas mal de récits du marin Steve Costigan disséqués, et quelques aperçus de ses avatars sous d’autres noms, pour des raisons commerciales), enfin – on y revient quand même un peu – les aspects philosophiques qui pouvaient y être liés. Bien sûr, ayant lu il y a peu la biographie dudit Mark Finn, Blood & Thunder, qui s’étend elle aussi sur cette dimension, j’ai eu l’impression (anachronique, oui) d’une « redite », tout en relevant que, cette fois encore, l’auteur a su m’intéresser à un sujet qui ne me parle, euh, « pas vraiment » à la base, et aiguiser ma curiosité pour des textes que je ne connais pas et qui sont sans doute bien plus intéressants que ce que je (parmi d’autres) pouvais croire de prime abord. L'idée de l'écrivain professionnel comme boxeur « homme de fer » se relevant sans cesse est amusante... Un détail, peut-être : ici, Mark Finn reprend l’idée d’un Howard chétif et brimé quand il était mioche, il me semble qu’on en est revenu depuis (y compris lui-même dans sa biographie) ?

 

Edward A. Waterman livre ensuite « The Shadow From a Soul on Fire : Robert E. Howard and Irrationalism », article dont le titre prête à confusion, peut-être, et qui étend en fait le champ de recherche de l’essai antérieur de Charles Hoffman. « L’irrationalisme », ici, doit être entendu dans un sens philosophique, comme l’opposition au rationalisme des Lumières – pas dit que ce qualificatif soit forcément le plus approprié ici, en anglais comme en français (S.T. Joshi juge cela absurde, et s’en prend plein la gueule pour cette raison plus loin dans le recueil)… d’autant que, pour le peu que je crois en savoir, je trouve que l’auteur décrit une histoire de la philosophie un peu trop « mécanique », en attribuant des dates précises (?!) et successives (?!) à tel ou tel mouvement, quand la réalité était sans doute autrement ambiguë et complexe – comme l’était sans doute la philosophie de Robert E. Howard, justement ; mais c’est dans l’analyse de ce fait que réside l’intérêt de l’article. En fait, sur cette base « irrationaliste » et « romantique », qui débouche bien vite, sous la plume de Waterman, sur des noms déjà croisés auparavant (nos pré-existentialistes sinon carrément existentialistes Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche – je note que les deux derniers ont pu influencer Lovecraft, parallèlement, même si les philosophies globales des deux écrivains étaient bien différentes sur nombre de points essentiels), je retiens donc surtout les variations d’un auteur qui piochait ici, et piochait là, construisant en autodidacte son propre système (avec au cœur, justement, un certain individualisme et un culte de la liberté individuelle s’accommodant plus ou moins bien de tout ça). Je ne me sentirais donc pas, pour ma part, de « définir » la ou une philosophie howardienne, a fortiori sur la seule base du qualificatif (largement péjoratif…) d’ « irrationalisme » ; mais, en fait, c’est peut-être ce qui me le rend sympathique, ici : face à lui, Lovecraft m’a toujours fait l’effet d’un homme du dogme, et des réponses certaines, aussi déprimantes soient-elles – oserais-je dire que notre athée militant, comme c’est hélas assez commun, avait quelque chose d’un religieux dans sa vision du monde ? Howard sans doute bien moins ; on le voit hésiter, parfois, dans des sujets complexes, et notamment dans une série d’oppositions dualistes (dont on trouve bien sûr des échos dans sa correspondance et sa controverse avec Lovecraft – même si, pour le coup, c’est peut-être davantage le débat physique/mental qui s’avère le plus fructueux ici, plutôt que barbarie/civilisation) : de toute évidence, le monisme, qu’il s’affiche matérialiste ou idéaliste, ne le convainc jamais assez ; tour à tour – ou en même temps ? –, Howard achoppe sur les deux antagonistes, et ses influences, comme Darwin, Haeckel, Spencer, le tiraillent régulièrement dans telle ou telle direction… Finalement, s’il est une notion que l’on peut probablement lui appliquer tout du long, c’est celle de scepticisme – les questions métaphysiques, la notion de réalité, le rôle et l’étendue de la science, sont autant d’aspects d’un même questionnement perpétuel, où intervient parfois la notion de croyance : lui « ne croit pas », mais n’exclut rien. D’où des prises de position parfois étonnantes, mais peut-être pas tant que cela, au fond : l’ « irrationalisme » au sens le plus vulgaire peut sans doute renvoyer ici aux interrogations de l’auteur portant sur la « mémoire raciale », récurrentes, peut-être aussi à ce qui touche à l’inspiration (on cite abondamment les lettres de Howard portant sur la création de Conan, ici, mais peut-être ne faut-il pas les prendre au pied de la lettre – on a eu bien des occasions de se méfier de ce qu’il prétendait à cet égard, qu’il faille y voir une variante du « tall tale » ou encore autre chose…) ; ajoutons que les références de Howard, largement autodidacte en la matière donc, étaient très diverses, parfois de première main, souvent de seconde… et incluant de temps à autre des bizarreries, tel le yogi Ramacharaka (de son vrai nom William Walker Atkinson) ou même la théosophie. Il y a cependant bien plus, et demeurent éventuellement, sous la façade volontiers brute, des concepts qui le saisissent plus profondément, tel l’instinct (autant pour l’existentialisme ? Mais je dis peut-être n’importe quoi…), qui pourrait tout autant relever de l’inconscient – et si Freud mettait probablement Howard un peu mal à l’aise (même chose pour Lovecraft ?), il n’en a pas moins fait usage des notions du père de la psychanalyse dans sa correspondance. Ce qui n’est pas sans soulever d’autres difficultés : l’éloge de la liberté individuelle, après tout, peut paraître difficilement compatible avec l’apologie de l’instinct… L’interrogation, dans cet article, n’aborde cependant qu’à peine la dimension éthique (sans doute un peu d’épicurisme, tout de même ? Il y a bien de cela, d’une certaine manière, dans certaines fameuses envolées de Conan…) – et encore moins la dimension politique. L’article, s’il est sans doute critiquable sur bien des points (dès son titre ?), demeure intéressant, et sans doute bien plus riche que ce que ce résumé hâtif tente d’en extraire – c’est un article à lire le crayon à la main (ou le clavier à portée), il faudra peut-être que j’y revienne…

 

Après quoi Steven R. Trout nous donne « Heritage of Steel : Howard and the Frontier Myth ». Le titre est peut-être un peu trompeur là encore – du moins dans la mesure où l’article, après une mise en place soignée mais relativement attendue, adopte assez rapidement des directions plus surprenantes, et avec une grande réussite. Le rapport de Howard au mythe de la Frontière est souvent mis en avant, et à bon droit. L’analyse qui en est faite ici, pourtant, non seulement ne revient pas tant que ça sur les textes qu’on pouvait s’attendre à voir cités, mais envisage la problématique avec une subtilité remarquable, lui conférant des dimensions plus amples que ce que l’on pourrait croire de prime abord. Le mythe de la Frontière est ainsi décortiqué via les travaux mythologiques de Joseph Campbell, et notamment ceux portant sur le monomythe – tels qu’ils ont été employés par des spécialistes de la question de la Frontière, ne rechignant certes pas à écumer la culture populaire comme tout particulièrement propice pour l’exprimer ; en l’occurrence, Slotkin (référence qui revient souvent dans The Barbaric Triumph) renvoyant à Edgar Rice Burroughs (or Slotkin avait connaissance de l’œuvre de Howard, et l’auteur s’étonne à vrai dire de ce qu’il n’en fasse pas usage…). L’astuce ici, pourtant, consiste très vite à s’éloigner du seul Texas et des anecdotes des « old timers » dont raffolait Howard (notons au passage que l’auteur nous montre adroitement que Howard n’avait rien de naïf en l’espèce, et avait bien conscience du caractère justement « mythique » de toute cette matière, quand bien même fascinante) pour envisager la question au regard d’une histoire américaine (et ce qualificatif est essentiel) bien plus longue, et riche d’autres symboles. Le mythe de la Frontière, ici, est en effet envisagé à la source, d’une certaine manière – avec, en préalable de l’épopée avec ses figures rocambolesques, l’idée essentielle dans l’analyse de Slotkin d’une violence régénératrice et rédemptrice (fondant éventuellement, pour certains, une « exception américaine », laquelle pour le coup me laisse au mieux sceptique – et ça aussi, ça reviendra…). On évoque donc le rapport des colons puritains à la nature forcément sauvage et donc forcément diabolique qui les environnait ; cet accent mis sur la conception puritaine du « monde neuf » qu’était à leurs yeux l’Amérique a pu me ramener à l’intéressant article de Lauric Guillaud (qu’on retrouve de suite après !) figurant dans le tout récent numéro d’Europe consacré à Lovecraft et Tolkien. En découle cette image d’un affrontement impitoyable opposant colons puritains et Indiens, les premiers déshumanisant dans un geste classique les seconds – la réciproque étant probablement tout aussi vraie, et justifiée, dans les deux camps, par leur peur de l’autre, aboutissement de leur incompréhension –, les atrocités répondant aux atrocités, dans une guerre « sauvage » où il n’y a pas de quartier – et où la victoire ne peut consister qu’en l’anéantissement total de l’autre… avec la possibilité non négligeable, voire presque logique, de la prise en compte quand il est trop tard seulement du fait que l’autre était malgré tout humain. Une histoire sanglante qui remonte en fait au moins aux temps précédant la colonisation : Howard l’irlandophile ne manquait pas, dans sa correspondance, de s’étendre sur les massacres commis par les Anglais tout au long de leur appropriation des îles britanniques… La figure, pourtant, du trappeur, du montagnard, ou plus globalement, dans le cadre américain, de « celui qui connaît les Indiens », incarne au mieux le mythe de la Frontière, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître – même si c’en est un aspect volontiers traité par Howard, avec ses héros solitaires et vagabonds… Cependant, pour en traiter, Steven R. Trout va en fait… s’éloigner de la Frontière texane et même américaine (bon, dans l’ensemble, hein : on cite bien, inévitablement ou presque, « Beyond the Black River », et quelques autres textes encore…). Direction l’Afrique (pour l’essentiel) avec notre cher puritain (justement) Solomon Kane ! Et ça marche très bien, en fait. L’article m’a ainsi surpris, mais tout autant convaincu. C’est une belle mécanique, riche et enthousiasmante.

 

L’article suivant… est français, signé Lauric Guillaud (traduit par Donald Sidney-Fryer), sous le titre (bien vague) de « Barbarism and Decadence ». Il s’agit en fait de la reprise de son « Le Thème de la décadence chez C.A. Smith et R.E. Howard », que j’avais déjà lu dans H.P. Lovecraft : fantastique, mythe et modernité. Il m’a sans doute fait un peu moins d’effet dans ce nouveau contexte… Au milieu de l’érudition spécifiquement howardienne, cet article assez englobant (qui traite sans doute avant tout de Robert E. Howard, mais en se référant souvent à Clark Ashton Smith, donc, mais aussi à H.P. Lovecraft), me paraît un peu trop se disperser, peut-être… On en retire cependant bien des choses : on y parle du morose Kull, puis de Conan, mais éventuellement pour renvoyer (cocorico) au Salammbô de Flaubert (voire à sa Tentation de saint Antoine) et c’est appréciable, d’autres choses diverses encore, mais la donne change heureusement pour le mieux quand on en arrive à la partie conférant véritablement son titre à l’article (disons le titre français – car c’est bien de décadence qu’il s’agit avant tout, la barbarie n’y a pas forcément plus sa place que cela, et nous ne sommes pas vraiment dans le cadre de la controverse avec Lovecraft, si celui-ci a pourtant son mot à dire ici). Le thème des cités perdues et des civilisations oubliées est sans doute un classique de l’époque, et a intéressé les « Trois Mousquetaires » de Weird Tales (je ne peux pas – encore… – m’engager plus que cela en ce qui concerne Smith, mais les exemples ne manquent pas chez Lovecraft et Howard) ; ils en ont abondamment fait usage, et souvent dans un enrobage philosophique essentiel. La décadence, ici, peut cependant prendre des formes somme toute diverses : « Red Nails » n’est pas At the Mountains of Madness, à titre d’exemple – peut-être surtout du fait d’une manière différente d’envisager l’homme sinon le cosmos, Lovecraft ne rechignant pas à décrire (avec un zeste d’utopie éventuellement) des civilisations radicalement pré-humaines, ce qui peut arriver chez Howard (par exemple avec les hommes-serpents de Valusie qui s’en prennent à Kull), mais est moins fréquent ; en fait, la décadence chez Howard peut continuer à renvoyer d’une certaine manière à Lovecraft (telle du moins que je l’interprète), mais via la dimension essentielle de la dégénérescence, sur un mode mineur avec le seul atavisme, ou sur un mode plus radical, avec une véritable dévolution (empruntant à Lamarck plutôt qu’à Darwin) affectant des races entières. Encore que le pluriel, ici, ne soit pas forcément de mise, tant le thème implique souvent, chez Howard, les Pictes – au travers des nouvelles consacrées au Petit Peuple, et peut-être influencées par Arthur Machen voire John Buchan (je vous renvoie à l’excellent article de Michel Meurger, « Le Thème du Petit Peuple chez Arthur Machen et John Buchan », dans Lovecraft et la S.-F./1), même si la version la plus foudroyante et convaincante de la thématique, chez Howard, use des Pictes d’une tout autre manière : et c’est « Worms of the Earth », probablement la meilleure nouvelle de Bran Mak Morn. Dans un registre un peu différent, on pourrait sans doute citer de nombreux autres textes, mais j’accorderais une place particulière au western « The Valley of the Lost » (qui m’avait évoqué « The Mound », nouvelle « de Zealia Bishop » entièrement écrite par Lovecraft). Ces influences communes et éventuellement mutuelles sont sans doute un sujet à creuser.

 

Passons à Scott Conners et « Twilight of the Gods : Howard and the Völkstumbewegung ». Il s’agit de se pencher sur le délicat sujet d’une influence éventuelle (ou d’une communauté d’intérêts ?) du mouvement völkisch sur la fantasy de Robert E. Howard ; bien sûr, cette question prend aujourd’hui des atours embarrassants – tant on est porté, par réflexe pavlovien, à envisager avant tout autre chose le débouché ultime de ce mouvement que fut le Troisième Reich, et donc la Shoah… Les critiques ne se sont d’ailleurs pas privés, longtemps et parfois aujourd’hui encore, je ne vous apprends rien, d’employer le stigmate fasciste/nazi à l’encontre de bien des auteurs de fantasy (Tolkien n’y a certainement pas échappé, aussi absurde que cela puisse paraître à qui veut bien se pencher sur les textes et sur la biographie de l’auteur ; Scott Conners évoque d’ailleurs tout particulièrement la critique française, bourrée de préjugés à cet égard à en croire Élisabeth Vonarburg…) ; on évoque aussi, comme de juste, le Rêve de fer de Norman Spinrad (même si cette mauvaise blague me paraît tout autant, voire davantage, s’appliquer à la SF façon Van Vogt…) ; alors forcément, que ce soit John Milius qui réalise Conan le Barbare… Il apparaît pourtant difficile de faire de Howard un apologue du nazisme, lui qui a toujours prisé par-dessus tout la liberté individuelle, et ne mâchait pas ses mots, dans sa correspondance avec Lovecraft, concernant les « amis » fascistes et nazis de ce dernier… Certains thèmes, pourtant, n’avaient pas nécessairement les mêmes connotations que pour nous, avant Hitler. L’auteur revient ainsi sur la question des Aryens (d’abord groupe linguistique aux yeux des scientifiques allemands du début du XIXe siècle, puis race supérieure essentiellement à partir de – re-cocorico, aheum… – Gobineau), et il ne fait aucun doute que le qualificatif revient souvent sous la plume de Howard – encore que son idée de l’Aryen puisse être bien particulière, et, surtout, lui-même, tel qu’il se projetait, n’était pas aussi nécessairement qu’on pourrait le croire un Aryen… Le terme apparaît notamment dans les récits de « mémoire raciale » de James Allison, et leur étude confirme que la question est sans doute un peu plus compliquée que cela. La question parallèle du racisme s’étend bien entendu au-delà – mais, si Howard, sans surprise, ne manquait sans doute pas de préjugés à l’encontre des Noirs, notamment, c’était probablement sans la vindicte à la fois « rationalisée » et obsessionnelle d’un Lovecraft, et même avec une certaine pondération à l’occasion – quant à l’antisémitisme, il semble l’avoir globalement épargné (même quand on a tenté de le fonder sur la « civilisation », et donc la décadence, symbolisée par l’installation de la diaspora dans les villes – bien loin des conditions de vie des barbares censément adulés par l’auteur). Je ne suis pas certain de ce que l’emploi ici de la thématique « völkisch » soit forcément très pertinent – tant cette pensée avait essaimé dans bien des domaines, imprégnant plus ou moins bien des idéologies éventuellement contradictoires… Et des intérêts communs pour l’Atlantide, Thulé, et compagnie, s’ils imprègnent bien le mouvement völkisch, me paraissent d’une ampleur éventuellement autre – je doute qu’il soit nécessaire d’en passer par-là pour justifier l’intérêt de notre fantaisiste pour ces continents perdus, mais bon, peut-être… Un point cependant intéresse tout particulièrement l’auteur, et c’est l’influence de cette pensée sur Carl Gustav Jung : en traitant de l’inconscient collectif et des archétypes, et tout particulièrement de celui de Wotan, sans doute touche-t-on bien davantage à des thématiques intéressant Howard – encore que « son » Wotan, dans « The Cairn of the Headland », n’ait pour le coup rien d’une figure admirable : bien au contraire ! C’est peu ou prou une « divinité » lovecraftienne, en fait… On s’éloigne cependant un peu trop de Howard à mon sens, notamment quand l’auteur traite du refoulement supposé de cet archétype ultime de l’âme germanique dans la société allemande du XIXe siècle – à débattre, tant l’héritage des mouvements romantiques constitue ici la germanité à venir, bâtie sur les ruines du Saint Empire romain germanique, et trouvant un aboutissement artistique avec Wagner. Peut-on dès lors vraiment expliquer ainsi les dévoiements ultimes de l’idéologie, dès lors à jamais assimilée à la doctrine du IIIe Reich ? Questions sans doute très complexes, et qui me dépassent totalement – mais on s’éloigne ici bien trop de Robert E. Howard, de toute façon…

 

Steven Tompkins, dans « Gigantic Gulfs of Eons : Kull, Conan and Tyrant Time », traite du temps – de la profondeur temporelle, surtout. Rappelant que l’évolution rapide des connaissances scientifiques en quelques décennies à peine a peu ou prou banni, alors, l’image biblique d’un « monde jeune » lié à l’humanité elle-même (oui, je vous accorde qu’il y en a plein de nos jours pour qui cette image n’est pas bannie du tout…), l’auteur montre les traces de cette dilation inédite dans la littérature de fantasy (en notant, sans s’y attarder, que l’espace y est lié à bien des égards, connaissant sa propre dilatation). Si le ton très laudatif de l’article m’a d’abord un peu effrayé, quelle que soit la pertinence de son sujet (laquelle me paraît assurée), il m’a pourtant convaincu au-delà de toutes attentes – notamment en ce qu’il ne traite pas que de Howard, si c’est bien là son sujet essentiel, mais compare sans cesse, et utilement, à d’autres auteurs ayant intégré à leur manière cette dilatation et en ayant tiré parti pour leur fantasy, autant d’illustrations de passés mythiques produisant, dans le cadre du genre, un effet comparable au « sense of wonder » de la science-fiction (pour ma part, je ne présenterais peut-être pas les choses ainsi, dans ce sens que cette profondeur temporelle me paraît en elle-même constituer un effet science-fictif – d’ailleurs, si les œuvres citées sont globalement considérées comme « de fantasy » et à bon droit, certaines relèvent peut-être plus de la SF, de manière plus ou moins consciente – la constitution du genre fantasy étant par ailleurs peut-être postérieure ?). Que l’on trouve ici Lovecraft aux côtés de Howard n’a sans doute rien de bien surprenant, du fait du lien entre les deux auteurs – tous deux, effectivement, jouent de ce passé plus lointain que tout passé que l’on pouvait concevoir jusqu’alors (il me semble cependant que la dimension souvent pré-humaine des « passés lovecraftiens » constitue une divergence à relever) – au point de faire de certains de leurs textes des « luttes contre le temps ». Que l’on y trouve aussi Tolkien (éventuellement via les analyses de Christopher Tolkien ou surtout de Verlyn Flieger, qui s’était justement intéressée au temps chez Tolkien) est peut-être un peu plus surprenant, mais tout à fait bienvenu. On a précédemment fait justice de la comparaison systématique entre les deux auteurs (voir notamment « George Knight » plus haut), mais il ne faudrait sans doute pas en déduire pour autant une différence absolue ; et on appréciera d’autant plus cette étude qu’elle ne vire absolument en rien au « Howard vs. Tolkien », qui est parfois une pénible tentation… Dans l’usage du temps (à peu près à la même époque, si les œuvres de Tolkien n’ont été publiées que plus tard, après la mort de Howard), les deux auteurs ont en effet développé des traits communs, sans doute dus pour une bonne part à leur contexte historique et scientifique (intéressant à cet égard de constater que le catholicisme de Tolkien ne change rien à l’affaire) : l’idée essentielle d’un monde « d’avant le cataclysme » ayant généré sa propre histoire, le recours ambigu à la perpétuation des récits de ce temps antéhistorique via les œuvres des poètes, etc. (éventuellement, chez Tolkien, les protagonistes eux-mêmes, avec le Livre rouge ; et chez les deux, des archaïsmes stylistiques, fondés ou non en raison, participent en tout cas pleinement de l’effet recherché), tout en usant volontiers du « flou » en la matière pour renforcer l’effet (le monde créé est d’autant plus riche que nous avons des indices épars d’un passé tout aussi foisonnant mais demeurant pour l’essentiel dans l’ombre ; bizarrement, c’est une chose que Tolkien lui-même avait relevée – alors qu’il avait conçu au préalable et dans le détail ce monde antérieur auquel il se contentait de faire allusion dans ses romans « de Hobbits » ; cette lecture est peut-être différente depuis la publication du « Légendaire »…) ; la justification de tout cela consiste bel et bien en un effet de dépaysement radical suscité chez le lecteur – autant de traits à relever chez les deux. De même que l’on relèvera une parenté plus précise, si moins notoire, dans le traitement mythique de l’Atlantide : celle-ci figure directement sous ce nom chez Howard, sous celui de Númenor chez Tolkien (mais elle devient bien Atalantë après la submersion…) ; elle est, chez les deux, le théâtre d’importants récits ; mais il est intéressant de noter que son illustration chez Tolkien, telle qu’elle figure dans le roman inachevé La Route perdue, repose de manière « très howardienne » sur une forme de « mémoire raciale » à la James Allison, qu’on y voie simplement une forme de réincarnation ou quelque chose de plus complexe (à vrai dire, chez Tolkien, il faut ainsi prendre en compte l’interrogation philosophique portant sur un temps unique où se mêlent passé, présent et futur – constituant un tout indissociable et « simultané » ; le récit peut d'ailleurs être considéré SF). Ce « Déluge » est la représentation la plus extrême d’une métaphore très commune assimilant le temps à la marée, sensible chez les deux… Pour en revenir plus spécifiquement à Howard, l’auteur décortique ainsi les procédés employés à cet effet dans ses récits portant sur Kull (la plupart n’ont été publiés qu’à titre posthume, mais cela ne change rien au fond), dont c’est une dimension essentielle ; il en vient ensuite seulement à Conan (notant que les lecteurs ont généralement découvert Kull après Conan… sauf ceux qui avaient lu les Weird Tales à l’époque, éventuellement, et pouvaient donc percevoir différemment l’entreprise littéraire de Howard, au fur et à mesure qu’elle se mettait en branle, même si j'en doute un peu), et surtout au pont établi entre les deux cycles – « l’Âge Hyborien » considérablement ancien fait pourtant référence aux « Royaumes Thuriens » plus considérablement anciens encore, l’auteur ménageant en outre dans les deux cycles des aperçus d’autant plus fascinants d’autres passés encore plus éloignés… En résulte un vertige typique du « sense of wonder ». Mais peut-être d’autant plus que Howard, sans pour autant constituer un méta-univers (si c’est bien le terme) cohérent à la façon du « Légendaire » tolkiénien, prend soin de poursuivre le jeu encore au-delà, cette fois en le rapprochant de nous – nouveau trait d’union, cette fois constitué par les Pictes, présents à tous ces âges, faisant ainsi office à leur manière de « première des races »… dimension cependant rendue d’autant plus prégnante qu’elle se sublime dans l’évocation du « dernier de ses rois », Bran Mak Morn. La nouvelle « Kings of the Night », où Kull est ressuscité depuis son lointain passé pour combattre aux côtés de Bran et de son alliance hétéroclite de tribus vieilles et jeunes, pousse le bouchon encore plus loin – on aurait envie de dire qu’elle « parachève » le procédé, terme pourtant inadéquat tant nombre de textes ultérieurs y contribueraient encore ! Et singulier contrepoint à un autre aspect du jeu fictionnel sur le temps dilaté tout aussi récurrent chez Howard : le traitement de la « décadence » de toutes civilisations, via nombre de cités perdues, telle celle de « Red Nails »… ou d’autres peut-être plus liées aux Pictes, toujours les Pictes (dans le recueil Bran Mak Morn, les récits tournant autour du « Petit Peuple ») – et que dire alors de « Worms of the Earth », sans doute la meilleure nouvelle de Bran Mak Morn, qui du coup associe toutes ces dimensions, en affichant une dévolution aussi physique que mentale, issue d’un lointain passé, quand son cadre antique nous la fait déjà paraître assurément ancienne ? Le temps antéhistorique écrase ici de sa superbe le temps historique… Excellent article, d’une grande richesse. Oserais-je une piste ? Le Temps « Chien des dieux » chez Dunsany pourrait peut-être contribuer encore à la réflexion… Mais au fond je n’en sais rien, je dis sans doute des bêtises.

 

On retrouve ensuite « George Knight » (et donc Don Herron, supposais-je – mais peut-être pas… Dans un article du contenu bonus, Don Herron, assumant le canular « George Knight » pour The Dark Barbarian, affirme que c’est en fait Leo Grin, qu’on retrouve immédiatement après sous son nom, qui aurait commis cet article de The Barbaric Triumph ! Mais à force de canulars dans le canular, je n’ai absolument aucune idée de ce qu’il faut en penser…), pour « Lands of Dreams and Nightmares », qui envisage quant à lui la dimension « spatiale » de l’œuvre howardienne, d’une certaine manière – qui n’a cependant rien à voir avec l’article précédent, envisageant la dilatation de l’espace comme associée à la dilatation du temps. Il s’agit bien plutôt de réfléchir au rôle des « paysages » dans la fiction howardienne, et tout particulièrement des paysages « naturels » (la ville passe globalement à l’as). L’auteur entend inscrire (à nouveau ? J’y reviendrai…) Robert E. Howard dans une certaine « spécificité américaine » (…), et celle des meilleurs : pour lui, Howard, dans son traitement de la nature, vaut bien un Hawthorne traitant de la forêt, un Melville traitant de la mer, ou un Twain traitant du fleuve… avec sans doute un point commun : ce sont autant d’endroits « haunted ». L’article semble ainsi tirer l’œuvre howardienne, d’une certaine façon, du côté du « nature writing », je suppose… Du moins entend-il mettre en avant un rôle essentiel, métaphorique, de la nature sauvage : ces paysages « haunted » ont en tant que tels une âme, engagée dans un dialogue avec l’âme des hommes qui les parcourent. Plusieurs exemples vont dans ce sens : ainsi de Bran Mak Morn définissant un homme et son appartenance par le paysage qui l’a vu vivre – aussi nul Picte ne saurait-il être « revendiqué » par Rome ; la santé mentale fragile de Solomon Kane dans une nature sauvage aussi perturbée que lui va également dans ce sens. Jusqu’ici, tout va bien ; je suis plus ou moins convaincu, à vrai dire, mais admettons… Il reste d’autres choses intéressantes ensuite, hein – mais j’avoue avoir trouvé cet article un brin saoulant, à force, en ce qu’il me paraît un énième témoignage glorifiant « l’exception américaine », thème déjà bien exploré par l’auteur (ou pas, fonction de qui se cache derrière « George Knight »… Mais cela concerne à vrai dire sans doute plusieurs auteurs des deux anthologies de toute façon), qui en remet donc une couche après le Texas, le « hard-boiled » et la Frontière (notamment). Sans doute conteste-t-il à bon droit la critique formulée par Henry James d’une littérature américaine censée manquer de profondeur temporelle, au point même d’envisager le monde comme étant « neuf et innocent », pour y privilégier la lecture autrement compréhensive de D.H. Lawrence. Il fait à bon droit usage d’autres références plus pertinentes à ses yeux (et sans doute aux miens tout autant), déjà envisagées plus haut, comme Slotkin pour Regeneration Through Violence, ou Lauric Guillaud pour La Terreur et le Sacré ; on retrouve la Frontière, la violence, le puritanisme… Oui, sans doute – mais j’avoue être fatigué, à force, de toutes ces manifestations d’une sorte de « nationalisme littéraire » ; si les précédents articles ne me paraissaient pas excessifs en ce sens, et gardaient donc tout leur intérêt au-delà des intentions quasi « politiques » de l’auteur, cela devient cette fois assez agaçant, et je ne crois pas que le terme « nationalisme » soit trop fort, pour le coup : « our nation », « our literature », « our heroes »… Ça en devient limite pamphlétaire – et ça franchit même sans doute la limite à l’occasion. La diatribe en devient presque absurde quand, rejetant les « héros classiques » (et donc européens – il ne peut pas y avoir de roi Arthur aux États-Unis, ce genre de choses), l’auteur se met à faire le panégyrique, en vrac, de « Dirty Harry, Rambo, the Terminator, Tarzan » comme « héros » ne pouvant être qu’américains. Encore une fois, il y a peut-être du vrai là-dedans, sans doute même – et je ne vais pas faire dans « l’antisociologisme primaire » (et non, pas davantage dans « l’antiaméricanisme primaire », bien sûr que non) ; mais, outre que le ton vindicatif m’a un peu agacé, j’ai trouvé ce propos… un brin désolant, en fait. Je veux croire qu’un bon écrivain sera capable d’écrire de bonnes histoires d’une belle plume où qu’il se trouve, où qu’il ait vécu (notamment dans les genres de l’imaginaire ?) – et si certains aspects de son œuvre résultent bel et bien de son milieu, comme de juste, et sans doute inévitablement, je veux croire qu’en d’autres occasions il s’en émancipe ; ça fait partie du talent, en fait… Quant aux prétendues « exceptions culturelles » (américaine ici, française ailleurs et trop souvent, etc.), je ne saurais les envisager autrement que comme des « particularités », nécessaires sans doute, mais n’impliquant pas ce genre d’affrontement de valeurs irrésistibles…

 

Quoi qu’il en soit de l’identité de l’auteur du précédent article, c’est bien Leo Grin qui intervient immédiatement après : dans « The Reign of Blood », il traite de la violence essentielle dans les récits de Robert E. Howard – ou plus exactement de la haine qui la motive, au travers de sanglantes querelles de vengeance. C’est peu dire que c’est là un thème récurrent chez Howard – pour être franc, les nombreuses citations figurant dans cet article ne se contentent pas de le souligner : leur répétition, à ce stade, est extrêmement lassante… Alors, d’accord, c’est un voire le thème essentiel ; mais qu’en faire ? Pas grand-chose hélas dans cet article… Il fait parfois mouche (relativement), du côté des sources avec Jack London et The Star Rover tout particulièrement, du côté aussi des implications philosophiques distinguant ainsi Howard de la plupart de ses comparses habituels (au point peut-être d’initier, pourtant, une nouvelle tradition de sanglants anti-héros, tradition « spécifiquement américaine », on y revient ?), éventuellement aussi en montrant comment cette haine motrice, sans jamais être rejetée ou inassumée, débouche souvent sur un sentiment de futilité – l’accomplissement de la vengeance ôte au « héros » toute raison de vivre. Mais, globalement, cet article si répétitif devient franchement pénible – soulignant du même coup le caractère répétitif de l’œuvre howardienne à cet égard… Peut-être au point de jouer contre son camp : le ton est tellement admiratif, tellement laudateur (on croise si souvent l’expression « une des meilleures nouvelles de Howard » qu’on en vient à penser que Howard n’a jamais écrit autre chose que des « meilleures nouvelles de Howard »), qu’il en devient horriblement agaçant – l’envie de contredire devient presque irrépressible, pour un lecteur amateur plutôt que fan, tel que votre serviteur… Il y aurait pourtant eu des choses à développer, sans doute : le lien brièvement établi avec la déconcertante notion de « l’ennemi » dans l’œuvre howardienne autant que dans sa biographie appelait des développements supplémentaires, par exemple – au-delà du seul renvoi à Slotkin, décidément récurrent dans The Barbaric Triumph, et qui aurait pu être envisagé d’une manière plus solide et précise ici… L’assaut final contre les critiques toujours si sévères à l’encontre de Howard, et tout particulièrement les lovecraftiens qui ne sauraient concevoir Two-Gun Bob que comme un amusant astre mineur gravitant autour du soleil Lovecraft (il est vrai que la citation de S.T. Joshi qui est ici reprise est à peu près aussi diplomate qu’on pouvait s’y attendre…), tombe ainsi à plat ; j’avoue, quant à moi, être incapable de pousser l’éloge aussi loin – et si j’apprécie globalement la lecture de Howard, et admets volontiers qu’il s’y trouve bien des choses intéressante sous la patine d’action débridée qui en est caractéristique, ou autour d’elle, j’ai quand même du mal à associer d’emblée les termes de « profondeur » et « subtilité » à l’ensemble de son œuvre, disons… Ce n’est hélas pas un article de ce genre qui saura me convaincre du contraire : un juste milieu, enthousiaste mais sans ce genre d’excès, serait bien plus profitable pour apprécier au plus près l’œuvre de Robert E. Howard.

 

Don Herron conclut son anthologie critique une fois de plus avec l’article qui lui donne son titre, « The Barbaric Triumph » (au vu de l’image que le bonhomme donne ultérieurement de lui-même, ça n’a sans doute rien d’étonnant, je suppose…) ; il s’agit pour l’essentiel d’une étude de la correspondance entre Howard et Lovecraft (ménageant une petite place pour l’autre grand auteur de Weird Tales, complétant le trio, Clark Ashton Smith). Ayant lu un certain nombre de choses à ce sujet, je n’y ai pas forcément appris grand-chose, mais c’est une mise au point bienvenue qui, si elle fait peut-être un peu trop l’impasse sur des aspects qui me paraissent tout à fait notables (notamment les débats corollaires à la controverse majeure opposant civilisation et barbarie – mental contre physique, sécurité et liberté, etc.) constitue néanmoins un résumé appréciable. Peut-être un peu trop de citations et de paraphrase ? Pourtant, l’analyse, discrète, est bien là, et pertinente. Surtout, il en résulte de beaux portraits, compréhensifs, des deux auteurs : l’humilité de Lovecraft concernant son œuvre n’a sans doute rien de factice, pas plus que sa sincère admiration pour les récit howardiens si opposés aux siens, avec leur action permanente – on revient sur la possibilité d’une influence howardienne sur « The Shadow Over Innsmouth », même si je n’y crois pas trop pour ma part, mais c’est effectivement à débattre. En face, Howard brille – il n’y a pas d’autre mot. Si, du côté de l’appréciation littéraire, je suis à n’en pas douter bien plus du côté de Lovecraft que du côté de Howard, et si, philosophiquement, je suis sans doute plus « civilisation » que « barbarie », moi le terne et craintif petit-bourgeois, je n’en ai pas moins la conviction, à terme, d’un « triomphe barbare », oui, le sentiment que Howard l’a enfin emporté dans le débat… quitte à y laisser la vie ? S.T. Joshi, en bon lovecraftien, le conteste, et conteste même l’idée d’un gagnant dans un tel débat ; je crains que ce ne soit un peu s’aveugler, si la réaction ulcérée des howardiens massacrant Joshi à ce sujet (entre autres...) me paraît clairement disproportionnée… Quoi qu’il en soit, on appréciera tout particulièrement ces lettres où le bouillant Texan, d’abord un brin timide peut-être (Joshi parle d’un « complexe d’infériorité », autre raison suscitant la colère des howardiens), laisse enfin éclater sa rage face aux allégations de son prestigieux correspondant et à ses hypocrisies plus ou moins conscientes – le respect demeure, sincère, mais les envois howardiens sur, notamment, les « amis fascistes » de Lovecraft et leurs exactions en Éthiopie emportent sans peine l’adhésion du lecteur. C’est sans doute un point essentiel qui fait la valeur de cette volumineuse correspondance, tout à fait hors-normes : elle unit autant qu’elle oppose des égaux, pas un disciple confit de dévotion envers son mentor – Howard n’est certainement pas du genre à se laisser faire, et laisse les mesquineries de la courtoisie à d’autres moins sanguins que lui… Je suis porté à croire que Lovecraft apprécie, en fait : son éloge funèbre apporte une conclusion inattendue au débat, peut-être un aveu de « défaite », et la sincérité de sa douleur est palpable (sensible ici ou plus encore dans des lettres à d’autres, avant que le cancer ne l’emporte à son tour un peu moins d’un an plus tard).

 

The Barbaric Triumph s’arrête ici, pour un bilan globalement positif, mais cet omnibus se poursuit, qui compile encore du matériau critique dû cette fois au seul Don Herron… Et c’est peut-être regrettable. En effet, si cet aspect n’était pas vraiment sensible dans les deux anthologies critiques éditées par le monsieur et ici rassemblées, globalement de très bonne tenue, ce contenu supplémentaire, en adoptant un ton plus subjectif, passant même par une implication personnelle poussée le cas échéant, donne en fait au bout d’un certain temps l’image d’un bonhomme assez désagréable… Un vieux ronchon, jamais content, qui ne se prend vraiment pas pour de la merde, et n’a jamais de mots assez durs pour les autres critiques – et tout particulièrement les « universitaires », qu’il méprise unilatéralement ; au fil de ces articles, on comprend sans doute pourquoi, et sans doute n’avait-il, à l’origine du moins, pas tout à fait tort pour ne pas dire carrément raison – mais à force ça devient d’un pénible… En fait, ça devient même carrément puant, et peu ou prou insupportable.

 

On poursuit donc tout d’abord avec un petit recueil, largement plus bref que ce qui précède, et intitulé bizarrement « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs Conantics » ; il s’agit largement d’y massacrer les « continuateurs » de Howard.

 

La pièce maîtresse est un article originellement publié à la fin des années 1970, soit avant The Dark Barbarian, et dont Don Herron n’a de cesse de vanter le caractère fondateur : il s’agit là d’un tournant majeur de la critique howardienne (comme le sera quelques années plus tard son anthologie, donc)... Ce « Conan vs. Conantics » (ce dernier terme est une invention de Donald Wandrei), présenté ici comme étant l’équivalent howardien de « The Derleth Mythos » de Richard L. Tierney pour la critique lovecraftienne, s’étend à longueur de citations pour montrer combien Lyon Sprague de Camp et Lin Carter n’ont jamais compris ce qui faisait l’intérêt de Conan, et même simplement ce qui faisait le personnage. C’est sans doute parfaitement exact – jusque dans le ton guère diplomate, que je tolère jusqu’ici (ça changera…) ; mais Carter tout particulièrement s’en prend plein la poire, qui est peu ou prou traité de gros con… On a cependant fait remarquer à l’auteur que cet article séminal… était un peu « juvénile », ce qu’il admettait d’une certaine manière, disant qu’il y avait longuement réfléchi depuis son adolescence. Hélas, cet aspect affaiblit un peu la portée de l’attaque – car si l’article multiplie les remarques pertinentes à grands renforts de citations, il s’abîme parfois dans un pinaillage parfaitement mesquin… Par ailleurs, cet article est très « fanique », et avance systématiquement la supériorité de Howard, à bon droit dans l’ensemble, mais de manière bien excessive en d’autres occasions : il pose le génie en axiome, et s’arrête là – quand, des fois, un brin de critique n’aurait rien de déraisonnable. Par exemple, il s’offusque de ce que de Camp et Carter aient évoqué l’emploi excessif des mots « dark » et « black » dans les titres de Howard, y voyant presque une preuve ultime de leur imbécillité ; quant à moi (l’imbécile aussi), j’avoue que cet usage systématique, dans les titres et dans les textes, ne m’avait certes pas échappé (à qui pourrait-il échapper ?), et j’ai du mal à voir en quoi en faire la remarque disqualifierait d’emblée tout propos critique sur Howard – ce que Don Herron n’explique nullement… Est-ce « bien » simplement parce que c’est Howard ? On a un peu l’impression que c’est le cas, pour lui…

 

Dans « The Tennessee Kid : Some History », l’auteur revient sur les circonstances dans lesquelles il a écrit l’article précédent – l’histoire personnelle tourne presque à la Grande Histoire, avec un conflit acharné et limite eschatologique opposant le jeune et brave Don Herron à Lyon Sprague de Camp, avant d’aboutir à une position de compromis (au sens de Don Herron, cela veut dire que le vieil escroc lui a donné raison : il a donc « gagné », en fait). Mais Lin Carter, lui, reste un gros con incompétent…

 

« Bran Mak Morn » est un petit complément tardif de « Conan vs. Conantics », où l’auteur, qui avait de longue date cessé de lire les « faux » Conan et n’était en rien désireux de lire les autres œuvres inspirées d’autres personnages de Howard (comme Cormac Mac Art), le fait pourtant pour deux romans « de Bran Mak Morn » (et se fondant essentiellement sur « Worms of the Earth »), leurs auteurs lui paraissant moins nécessairement à chier. Le premier de ces deux titres, Legion From the Shadows, est dû à Karl Edward Wagner, auteur qu’il juge très inégal mais parfois intéressant (le peu que j’en ai lu pour ma part m’incite au jugement positif), et qui avait par ailleurs commis un Conan (à peine évoqué ici, Herron confesse ne pas avoir eu le courage de le lire en entier). Le procédé est en gros le même que pour l’article initial : Karl Edward Wagner n’a rien compris à Bran Mak Morn ; tout au plus Herron concède-t-il qu’il a créé un beau personnage féminin (la sœur de Bran, à peine évoquée en passant chez Howard), mais il n’accepte pas le côté passif et éventuellement ridicule du roi des Pictes tel qu’il est dépeint ici. C’est très possible, hein. Le deuxième roman, For the Witch of the Mists, est dû à David C. Smith et Richard L. Tierney, et jugé un peu moins négativement. L’idée est quand même que tous ces auteurs ont fait bien mieux en dehors du carcan prétendument howardien, et en se montrant plus personnels – ce qui est plus que probable.

 

Dans « On Murgunstrumm, Mak Morn, and Karl Edward Wagner : Afterthoughts », Don Herron revient sur sa critique du Bran Mak Morn de Wagner, y trouvant une explication dans une incompatibilité radicale en matière de goûts, Wagner prisant fort les récits de « weird menace » par essence excessifs de Hugh B. Cave, là où Herron considère qu’il s’agit du fond du fond du pire de la littérature pulp.

 

« Postscript : the Shadow of the Dragon » est plus amusant – et l’implication personnelle est cette fois tout à fait bienvenue. Don Herron compare sa perception de Robert E. Howard et des parasites qui l’ont souillé de leurs traficotages et « suites » (de Camp, Carter, etc.), à celle, à peu près contemporaine pour lui… des films de Bruce Lee souillés à leur tour par les faux « clones » (Bruce Li, Bruce Le, etc.), avant de faire l’éloge de Sammo Hung et Jackie Chan – parce qu’ils avaient su trouver leur voie, eux. Avant, les faux Bruce Lee ne pouvaient qu’écœurer le jeune amateur floué, et c’est exactement la même chose qu’il a ressentie, à terme, avec Lyon Sprague de Camp, Lin Carter, et les autres « plagiaires ». En fait, en ce qui me concerne, c’est cette réminiscence toute personnelle qui constitue le moment le plus intéressant et pertinent de tout « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics »… et sans doute la dernière lecture bienvenue de ce gros recueil.

 

Or suivent encore une série d’articles parfaitement indépendants, globalement bien plus récents… et c’est là que ça coince de plus en plus.

 

« Swords at the Academy Gates : Or, Robert E. Howard Is There, Where Are the Critics ? » est un assaut en règle contre la critique « académique ». Don Herron montre, à raison, que s’il avait fallu compter sur l’Université pour mettre en évidence la qualité supérieure de l’œuvre littéraire de Robert E. Howard, on pourrait sans doute encore attendre. C’est très vraisemblable – et je comprends par ailleurs que Don Herron ait été écœuré de lire sous la plume mal inspirée de tels « professeurs » le regret bien hypocrite de ce que la critique howardienne serait inexistante : bien évidemment, ces estimés savants ne sauraient prendre en compte la critique « non académique », œuvre de « fans » qui n’ont pas la « légitimité » universitaire certifiant la qualité de leurs écrits au regard de l’unique critère acceptable qu’est la validation par les pairs. Le constat, à tous ces niveaux, est fondé. Mais il est tout de même très regrettable, d’une part que Don Herron s’auto-congratule à ce point (là ça devient indéniable), d’autre part qu’il en vienne à dénier d’emblée tout intérêt quel qu’il soit à une éventuelle critique « académique » : il n’a que mépris pour ces savants, tous autant qu’ils sont, et se drape dans une posture de « critique prolétaire » assez pénible à force de suffisance… Hélas, ces aspects se vérifieront d’autant plus par la suite, au point d’en devenir carrément très agaçants.

 

Je ne vois à peu près rien à dire à propos du très, très bref « On Howardian Fairyland », que l’auteur tient pourtant en très haute estime (« kickass » nous dit-il dans un autre article), portant semble-t-il sur la distance induite par l’emploi du surnaturel dans les récits howardiens (et notamment de Conan) – le simple exotisme ne suffisant pas, il faut encore que telle civilisation perdue, ou telle créature antédiluvienne, soit au fond du fond du continent inconnu, tout en acquérant une relative « normalité » plus ou moins paradoxale ; il y a peut-être quelque chose à creuser ici, mais, en l’état…

 

« The Geo: Knight Caper » revient au registre de l’anecdote personnelle, Don Herron s’y amusant de son canular « George Knight »… tout en témoignant qu’au bout d’un moment il en avait sans doute assez de voir ce critique imaginaire récolter à sa place tous les lauriers comme étant l’auteur du meilleur article de The Dark Barbarian. L’article se partage entre l’amusant et le mesquin ; c’est enfin ici que Don Herron dit que le « George Knight » de The Barbaric Triumph ne serait pas lui, mais Leo Grin – quant à savoir ce qu’il faut en penser au juste…

 

Avec « Conan the Expensive », on en rajoute une grosse couche dans le pénible… Le propos de base est pourtant tout ce qu’il y a de légitime : Don Herron y explique qu’il fantasmait depuis toujours, comme beaucoup sans doute, sur une belle édition « définitive », et en hardcover, des Conan du moins, du reste de Howard le cas échéant. Les retours sur les publications originelles chez Arkham House – tant pour Lovecraft que pour Howard – sont assurément bien vus, dans leur évocation notamment du caractère « d’urgence » de ces premières éditions : il fallait imprimer ces auteurs, sans quoi ils ne le seraient jamais… Forcément, la situation a évolué depuis – et l’auteur revient sur les différentes éditions des Conan (surtout), en accordant bien entendu des développements aux « Conantics ». Le problème est peut-être qu’à terme, et malgré les récents progrès en la matière, Don Herron semble ne jamais devoir être content. Qu’il relève les coquilles dans les différentes éditions, je l’admets volontiers : ça paraît maniaque, mais j’ai pu faire moi-même ce genre de choses, et, à n’en pas douter, une édition s’affichant comme « définitive » ne peut se permettre de multiplier les boulettes dans ce genre. Je suis plus réservé pour ce qui concerne les illustrations : Don Herron fait semble-t-il partie de ces gens pour qui, hors Frazetta, point de salut. Que l’artiste ait immortalisé Conan et, au-delà, ait incarné le genre même sword and sorcery, ne fait guère de doute ; pour autant, on a vraiment l’impression que l’argument critique ultime de la part de l’auteur, concernant tous ceux qui ont été amenés à illustrer Howard après Frazetta, est simplement qu’ « ils ne sont pas Frazetta ». Ah ben certes, hein… Mais est-ce suffisant pour les disqualifier ? Je suis sans doute partagé quant aux illustrations des volumes de la collection Robert E. Howard de Bragelonne, on y trouve un peu de tout (en ce moment, je suis dans El Borak, et les illustrations de Tim Bradstreet sont vraiment excellentes), mais le ton employé par Don Herron m’agace tant il fait borné… Mais il y a pire ; malgré l’éviction des « Conantics » et le retour aux sources (qu’il en vient à critiquer pour le choix des titres, bon…), pour ce qui est du contenu, les éditions Wandering Star ne trouvent pas grâce à ses yeux pour une raison plus étonnante : il se livre en effet à un brutal assaut contre les aspects « critiques » des préfaces et postfaces de Patrice Louinet ; qu’il en conteste le fond est dans l’ordre des choses, et je ne me sens pas de prendre part au débat (je note quand même une accusation de plagiat de de Camp, hein…) – mais ce qui me scie, c’est qu’il semble s’offusquer simplement de ce que ces éditions aient un semblant d’appareil critique… Pour ma part, ça me paraît plutôt bienvenu, et aller dans le sens de l’édition « définitive » souhaitée ; à quoi bon s’offusquer de ce que ces textes figurent dans ces recueils luxueux ? En quoi nuisent-ils au contenu fictionnel ? Don Herron, dans ses fantasmes éditoriaux, souhaite « du Howard et rien que du Howard » ; au regard des traficotages antérieurs des « Conantics », c’est bien légitime, mais pourquoi se baser sur ce postulat, dès lors moins assuré, pour refuser également même le minimum syndical en matière d’analyse ? Quant à moi, j’ai tendance à croire que le lecteur lambda juste un peu curieux, mais pas forcément désireux de s’investir dans des anthologies critiques absconses et encore moins de fouiner dans la small press ou les fanzines pour voir ce que des maniaques avec quarante années de bagage howardien peuvent y écrire à propos de leur dieu, y trouvera des éléments intéressants l’amenant à mieux envisager l’œuvre… Alors pourquoi l’en priver ? Au nom d’un intégrisme fanique détourné de sa véritable raison d’être ? Ça me dépasse…

 

On en rajoute encore dans l’agaçant avec « Castrated, But Still Limping Along : The Dark Man 1990-2010 ». Ce retour sur les vingt années (avec plein de trous) de publication de la revue The Dark Man (tombée entre les mains des « professeurs », horreur !) ne relève pas vraiment du « joyeux anniversaire ». Don Herron en massacre l’essentiel du contenu, avec des mots très durs, n’épargnant que quelques « copains rebelles » au passage. Chaque nouveau numéro est pire que le précédent, et à tout point de vue, et untel est un con, tel autre est un « académique » (tare suprême, stigmate d’incompétence snob – se traduisant notamment par l’emploi honni des notes de bas de page), tel autre encore ne fait que dire à nouveau ce que Don Herron et ses copains de l’avant-garde avaient de toute façon déjà dit, en mieux, il y a trente ans de cela… Les amateurs de bastons « pas académiques » apprécieront peut-être le massacre de S.T. Joshi, certes guère diplomate de manière générale, et qui avait eu des mots sévères pour l’article d’Edward A. Waterman sur « l’irrationalisme » de Howard, dans The Barbaric Triumph ; la critique répondant à la critique est une chose, ça fait partie du jeu – même vertement ; mais Don Herron se contente de mentionner que son camarade a démonté la gueule au vilain lovecraftien rationaliste, un crétin, un ignare, absolument dénué de la moindre notion de philosophie et d’histoire des idées, etc. Et Don Herron jubile à l’étalage des noms d’oiseau. Il a bien d’autres occasions de le faire… En ressort, au-delà de la validité du débat critique, l’image désagréable d’un vieux type aigri qui, au point où il en est, n’attend plus qu’une chose dans toutes ces communications howardiennes : que ça saigne (et tant mieux si c’est un « professeur » qui saigne). Ça n’en fait pas un Conan, guère plus un fanatique à la Solomon Kane – juste un pénible, un peu trop fier de ses propres gloires pour ne serait-ce qu’admettre que d’autres, en ayant une approche différente de la sienne, pourraient pourtant avoir des choses intéressantes à dire…

 

Mais il y a pire : « Walk on the Wildside : a Brace of Reviews » est tout simplement hallucinant ; Don Herron, ici, ne se contente pas de tomber tout au fond du fond du puits : il continue de creuser. Au prétexte de commenter les travaux critiques autour du centenaire de la naissance de Robert E. Howard, Don Herron expose un fait « indéniable » : The Barbaric Triumph, même s’il est sorti deux ans plus tôt (parce que Don Herron est malin autant que compétent) là où les autres bouquins annoncés sont sortis plusieurs années plus tard, quand ils sont sortis, les cons, aha, écrase de sa majesté tout ce qui a pu être fait parallèlement ; en fait, il n’y a qu’un seul livre pour rivaliser avec The Barbaric Triumph… et c’est bien sûr The Dark Barbarian, paru vingt ans plus tôt. L’ombre de ces deux livres suffit à écraser tout le reste – The Dark Barbarian That Towers Over All, hein ? Herron massacre absolument toutes les autres publications liées au centenaire, il traite à peu près tout le monde de crétins et d’incompétents, tout en rappelant page après page combien lui-même est un véritable critique, de la meilleure eau, d’une stature que ces pathétiques ersatz ne parviendront jamais à atteindre, voire même à simplement appréhender – il est déjà bien aimable de ne serait-ce que tenter de lire ce que ces tâcherons ont maladroitement tenté de produire… Herron n’est pas seulement d’une suffisance et d’un mépris titanesques : il est aussi d’une puérilité invraisemblable… Bon sang, nous avons là un type qui se vante d’avoir incité des comparses critiques à ne pas écrire dans les projets qui n’avaient pas l’heur d’être édités par lui-même ! Et de trouver ça « de bonne guerre »… C’est hallucinant, oui. Et c’est à vomir tant c’est bête, prétentieux et insultant pour tout le monde. Chose d’autant plus regrettable que Don Herron a effectivement montré, au moins dans ses deux anthologies critiques, qu’il pouvait être un commentateur très fin et pertinent… Mais il est tellement désagréable dans cet article que même ses remarques les plus pertinentes en sont affectées, ainsi à l’occasion de la deuxième couche de Joshi-bashing concernant, non plus la philosophie « irrationaliste », mais la correspondance entre Howard et Lovecraft (sujet évoqué plus haut) : pour ma part, si ma sensibilité littéraire est avant tout lovecraftienne, je suis donc globalement d’accord avec Don Herron (et donc opposé à Joshi) pour considérer que Howard a remporté la controverse, autant que c’était possible, ou disons du moins au regard de la postérité, mais même cette dernière précision me paraît superflue – l’argument de Joshi selon lequel pareil débat entre deux pareils individus ne pouvait s’accommoder de quelque chose d’aussi trivial qu’un « vainqueur » me paraît effectivement une pirouette guère acceptable ; je ne serais par contre pas aussi farouchement opposé à l’argument avancé par Joshi d’un « complexe d’infériorité » chez Howard : il me paraît plus que crédible dans les premiers temps de la correspondance entre les deux auteurs – mais ultérieurement, comme j’avais déjà eu l’occasion de le dire, il ne fait aucun doute à mes yeux que Howard brille tout particulièrement dans cette correspondance justement parce qu’il range cet encombrant complexe tout au fond d’un placard, et parce qu’il décide qu’il ne se laissera pas marcher sur les pieds ; et j’ai tendance à croire que c’était une chose que Lovecraft lui-même appréciait, s’il a sans doute été régulièrement surpris de ce que Two-Gun Bob le renvoie brutalement dans les cordes… Ici, hélas, Herron se montre si infect à tous les niveaux et à l’encontre de tout le monde que c’en est à peine croyable – et le fond de ses remarques (quand il y en a encore un) est ainsi noyé sous ses insultes et sa suffisance… Mais sans doute est-ce sa manière de « gagner ». Salle gosse... Ce que je retire de cet article ? La démonstration par l’exemple qu’on peut être tout à la fois un critique brillant et, en tant que personne, un pathétique gros con…

 

« Non Sequitur Inside the Academy Gates » date de 2014, soit trente ans après The Dark Barbarian, et dix ans après The Barbaric Triumph. Le constat est sans doute juste : durant toute cette période, les « académiques » n’ont quasiment rien fait concernant Howard. Le ton est cependant toujours aussi infect : en gros, « je suis le meilleur et personne ne fera mieux, et certainement pas un professeur ». La litanie se répète – c’est le principe d’une litanie. La fin de l’article, concernant la place des femmes dans la critique howardienne, ne mérite probablement pas qu’on s’y attaque – je ne sais pas ce qui est le plus bête de la critique adressée à Don Herron, ou de la réponse que livre ce dernier…

 

« Enter the Academics » conclut le bousin de manière plus raisonnable, sans doute – constatant que, trente ans après The Dark Barbarian (soit toute la durée de la vie de Howard...), quelques rares « professeurs » semblent jeter un œil à l'auteur, enfin, encore qu’avec un certain mépris pour les critiques « indépendants » (lire « non universitaires ») et leur travail… Le mépris est bien sûr réciproque – et on constatera une fois de plus que Don Herron ne prise guère la « théorie du genre »… Bon… Au fond, s’il faut en garder une dernière image, c’est sans doute celle de tous ces auteurs qui ont écrit dans The Dark Barbarian et The Barbaric Triumph, et qui sont morts depuis. On trouve bien aussi quelques remarques sur des erreurs ou approximations dans ces différents recueils ainsi que dans « Yours For Faster Hippos » : Thirty Years of « Conan vs. Conantics », pas retouchées cependant pour cette édition numérique – témoignage, selon la volonté de Don Herron, du temps qui passe… ou peut-être une ultime manifestation de sa haine des notes de bas de page. Félicitons-nous cependant de ce que, dans cet ultime article, le bonhomme mord un peu moins – c’est déjà ça, même s’il reste bien sûr « le meilleur »…

 

The Dark Barbarian That Towers Over All est à n’en pas douter une lecture indispensable pour les amateurs de Robert E. Howard, rassemblant nombre de travaux importants, qui permettent de mieux appréhender Two-Gun Bob et son œuvre. Cette réédition « omnibus » en numérique est donc tout à fait bienvenue. Dommage, simplement, que Don Herron y tombe le masque en définitive… Ça n’empêchera pas d’apprécier ce qu’il a produit de valeur ; de là à apprécier le personnage… eh bien, rien ne nous y oblige, heureusement.

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