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Sandman, vol. 7, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

Sandman, vol. 7, de Neil Gaiman

GAIMAN (Neil), Sandman, volume 7, [Sandman #70-75, The Absolute Sandman Volume 4-5, The Last Sandman Story, The Dream Hunters, Endless Nights, The Sandman Companion], illustré par Michael Zulli, John J. Muth, Charles Vess, Bryan Talbot, Dave McKean, Yoshitaka Amano, P. Craig Russell, Milo Manara, Miguelanxo Prado, Barron Storey, Bill Sienkiewicz, Glenn Fabry et Frank Quitely, préface de Shelly Bond, traduction [de l’anglais] de Patrick Marcel, [s.l.], Urban Comics, coll. Vertigo Essentiels, [1995-1996, 1999, 2003, 2011] 2016, 560 p.

 

Les meilleures choses ayant une fin, et Sandman étant assurément une des meilleures choses que l’on puisse concevoir, la série mythique de Neil Gaiman devait s’achever, à terme. À bien des égards, d’ailleurs, la fin de la série se trouvait dans le volume président, consacré au très ambitieux arc des Bienveillantes, qui rassemblait mille ficelles pour aboutir à la conclusion inévitable, à y regarder après coup, de la série, à savoir la mort de son héros-titre, le Rêve lui-même. Mais ce récit méritait bien un épilogue à la démesure de son génie, et c’est le propos du tout dernier arc de la série, La Veillée, qui ouvre cet ultime volume (encore qu’il adopte une forme assez particulière à ce sujet : la veillée à proprement parler occupe les trois premiers chapitres de l’arc seulement, les trois derniers constituant à leur tour des codas plus resserrées).

 

Mais, si la série s’achève bien là, Neil Gaiman y ayant posé le point final (et DC/Vertigo n’ayant pas poursuivi cette série emblématique et lucrative en la confiant à quelqu’un d’autre, ce qui n’était peut-être pas gagné à la base), demeurait la possibilité de raconter, toujours, des histoires liées, encore que d’un autre ordre. Ce qui explique que ce dernier tome soit aussi volumineux : outre La Veillée, on y trouve notamment le récit Les Chasseurs de Rêves, superbement illustré par Yoshitaka Amano (on en avait trouvé l’adaptation en bande dessinée par P. Craig Russell, postérieure, dans le volume 5 de cette intégrale), ainsi que le spin-off Nuits d’Infinis, revenant sur la famille du Rêve avec une maestria graphique tout à fait remarquable – disons-le d’emblée, même si j’aurai l’occasion d’y revenir : ce tome 7, à tous les niveaux, est clairement à mes yeux celui qui brille le plus sur le plan du dessin ou de l’illustration, et de loin…

 

On y trouvera enfin les habituels et toujours aussi passionnants commentaires tirés pour l’essentiel du Sandman Companion, mais plus amples que jamais, puisqu’il ne s’agit pas d’y envisager uniquement La Veillée, mais bien l’ensemble de la série (notamment au travers de ses personnages emblématiques et de leurs sources – remarquons cependant que Nuits d’Infinis, étant postérieur au Sandman Companion, ne bénéficie pas de ces précieuses analyses : en ce qui le concerne, il faut s’en tenir aux postfaces de Gaiman lui-même).

 

Commençons donc par La Veillée. Ainsi que mentionné plus haut, cet ultime arc a une forme un peu particulière, puisqu’il mêle plus que jamais trame suivie et histoires courtes. Encore que « mêler » ne soit pas le bon terme : il ne s’agit pas ici d’alterner, ou – ce que faisait systématiquement Gaiman au début de la série – de couper la trame suivie avec une ou plusieurs histoires courtes ; ici, les trois premiers épisodes se suivent, concluant la trame générale, tandis que les trois derniers, pour être globalement indépendants les uns des autres, confèrent pourtant un sens supplémentaire à tout ce qui précède, le dernier jouant à cet effet pleinement son rôle de dernier, en autorisant Neil Gaiman à poser le point final, via un saisissant flashback en forme de présage autant que de récapitulation (et peut-être pas dénué d’une certaine mégalomanie…).

 

Les trois premiers chapitres rapportent donc la veillée funèbre du Rêve à proprement parler. En tant que tels, il est sans doute absurde de ne serait-ce que tenter de les résumer – l’histoire étant par essence relâchée ; Neil Gaiman, à plusieurs reprises, a pu dire combien, et tout particulièrement dans Sandman, il accordait plus d’importance aux personnages qu’aux histoires ; cela peut sembler quelque peu paradoxal au regard de sa maestria de conteur (et voyez par exemple ce que Stephen King en disait dans sa préface au volume 5), et, à vrai dire, on peut en douter de manière plus générale, mais c’est assurément le cas ici.

 

L’histoire est donc minimaliste : on y voit les frères et sœurs du Rêve, les Infinis, organiser la cérémonie funéraire du disparu – approchant la nécropole de Litharge (voir le volume 5), concevant un golem qui se rend là où eux-mêmes ne se rendent pas (et qui y entend une voix mystérieuse, ajoutant à certains égards un degré supplémentaire dans la profondeur cosmique de la série, déjà oppressante pourtant…), construisant un mausolée démesuré pour y accueillir les veilleurs, etc.

 

Mais, au fond, il s’agit avant tout de parler. De se souvenir du défunt, et pas uniquement pour le louer, loin de là – demeure après tout l’image de cet « homme » sévère et obtus, rétif au changement et morbide de tempérament, à tel point qu’il était hors de question pour lui de finir autrement. C’est bien, globalement, le propos de la série – à la relecture, j’ai plus que jamais perçu (il était temps…) combien le « héros » n’en était pas un, combien il n’était somme toute guère sympathique, et parfois même horripilant dans son caractère têtu (et conservateur) autant que dans sa tendance à l’autoflagellation… Il a de toute évidence changé – suite à son emprisonnement durant la majeure partie du XXe siècle ; mais, la BD commençant peu ou prou avec sa libération, c’est là une chose que le lecteur ne perçoit qu’occasionnellement, au fil d’allusions portant sur le comportement antérieur du Rêve.

 

Mais tout ceci doit sans doute être envisagé au regard de la famille dysfonctionnelle (et donc normale ?) des Infinis. Quand la Mort secoue les puces du Rêve abattu à la fin du tout premier arc de la série, le thème de la dépression est on ne peut plus joliment introduit, qui constituera un sous-texte essentiel de tout ce qui suivra, mais, au fond, la question du changement est tout aussi fondamentale, si ce n’est plus. Et elle apparaît notamment dans les complexes pour ne pas dire pathétiques rapports du Rêve avec ses amantes (les autres Infinis ne s’embarrassent semble-t-il pas de ce genre de liaisons…), ce qui, bien sûr, est l’occasion idéale d’opposer le Rêve au Désir, en faisant de ce dernier le « Méchant » de la série, même si les choses sont sans doute plus compliquées que cela, et si le Rêve souffre au fond autant si ce n’est plus de son romantisme pathologique que des manipulations ludiques et sadiques de son cruel frère/sœur…

 

Les autres Infinis ont eux aussi leur rôle à jouer dans tout ça, même si deux d’entre eux sont relativement effacés. Le moins présent est sans doute le Désespoir, mais cela s’explique sans doute, et de deux manières éventuellement : d’une part, le Désespoir est porté sur la passivité, et est donc peut-être moins démonstratif que ses frères et sœurs ; d’autre part, le Rêve est désespéré – sans qu’il soit nécessaire pour sa sœur d’agir visiblement : il est d’emblée sous son emprise… Le Destin est lui aussi assez discret – mais son rôle est tout à fait notable… Le premier des Infinis, l’aveugle qui poursuit sa marche obstinée dans ses labyrinthiques jardins perpétuellement remodelés, le froid personnage qui est enchaîné à son grimoire comprenant tout ce qui a été, est et sera (à moins que ce soit le grimoire qui est enchaîné à lui ?), celui qui n’est par essence jamais surpris de quoi que ce soit, qui sait déjà tout… s’avère finalement moins rigide que le Rêve lui-même ! Car le Rêve, aussi paradoxal que cela puisse paraître du fait même de son domaine, est pourtant obnubilé par les règles – la logique des rêves, aussi improbable soit-elle, est bel et bien une logique, et il s’y raccroche en permanence… On pourrait croire que le Destin serait encore plus rigide à cet égard… mais justement, ce n’est pas le cas ! Le Destin, parfois, se dédouble – laissant entendre que l’avenir est fait de possibles divergents et même incompatibles, malgré tout… Son austérité, sa froideur, ne sont plus parfois qu’un masque, et on devine même, derrière ses yeux aveugles et masqués par sa capuche de moine, des émotions ! Son masque, dès lors, est-ce une manière de s’exonérer de ce que subit son petit-frère ? Peu probable : les Infinis ne jouent pas ce jeu-là. J’en retiens bien davantage l’idée que le Rêve lui-même est responsable de sa perte, du fait de son intransigeance et de ses lubies dont il ne parvient pas à se débarrasser (car persuadé d’emblée que c’est impossible) ; au fond, quoi qu’en dise le grimoire du Destin, le Rêve a fait des choix, et ce sont ces choix, et non quelque gribouillage cosmique qui avait toujours été là, qui l’ont anéanti à terme…

 

Deux autres des Infinis ont un rôle autrement essentiel, cependant – et ce sont les plus sympathiques, à n’en pas douter (avec bien sûr la Mort, qui est nécessairement sympathique et réconfortante). Le Délire, tout d’abord – la petite-sœur fantasque, qui était le Plaisir, mais qui a changé… Le thème est donc d’entrée essentiel. Le Délire, à bien des égards, est infréquentable – ses pulsions, forcément irrépressibles, peuvent même l’amener à commettre des horreurs… Mais c’est en toute innocence, globalement. Son intérêt est ailleurs : elle est concrètement, des Infinis, la seule finalement à tenter de venir en aide à son grand-frère (la Mort s’y essaye aussi, au début, mais peut-être est-elle amenée à baisser les bras, devinant le terme et connaissant bien trop son petit-frère pour supposer qu’il puisse y échapper), même s’il n’est pas dit qu’elle en ait seulement conscience – leur odyssée dans Vies brèves (tome 4), après tout, est le moment où la trame globale bascule ; on pourrait en retenir, sans doute, que ce sont les choix commis par le Rêve dans cet arc qui l’ont en définitive mené à sa perte, et c’est parfaitement exact ; mais l’important n’est-il pas, justement, qu’ici le Rêve a choisi ? Et, en choisissant, il a changé – peu importe dès lors que ces choix débouchent sur une pente fatale pour le personnage, ils n’en restent pas moins connotés de rédemption…Comment en est-on arrivé là ? Eh bien, la sagesse du Délire n’y est sans doute pas pour rien – car elle incarne avec superbe l’étonnante sagesse qui se niche au cœur même de la folie… On a dit plusieurs fois que le Délire s’arrogeait les meilleures répliques de la série, et c’est sans doute très vrai – mais pas seulement parce qu’elles sont drôles : tout autant, en fait, parce qu’elles font sens. Bizarrement, oui, mais sens, quand même. Finalement, quel autre Infini pourrait prétendre avoir un lien aussi fort, quand bien même de circonstance, avec le Rêve ? Le Délire est sans doute le plus à même de prendre sa défense – tout en pestant régulièrement contre lui, contre sa pénible rigidité… Elle aussi, à l’instar de la Mort, remonte les bretelles au Rêve, à l’occasion – mais elle va bien plus loin, allant jusqu’à sermonner de manière impressionnante le Destin lui-même ! Et, même si ce n’est pas avec la même fougue (et, pour le coup, la même lucidité), sans doute a-t-elle aussi bien des choses à dire à la Mort… Par ailleurs, la quête du Rêve et du Délire dans Vies brèves porte sur les retrouvailles avec la Destruction – des Infinis, le Délire est la seule à penser que la Destruction manque à la famille, et à refuser le « fait accompli » de sa désertion : tous les autres font avec, ayant décrété une bonne fois pour toutes que leur frère avait disparu et qu’il ne servait à rien de le retrouver ; et si le Rêve s’engage dans la quête du Délire, c’est, dit-il, pour se changer les idées, il ne croit pas un seul instant qu’ils seront en mesure de retrouver la Destruction, et il sait, bien sûr, que ce n’est de toute façon pas souhaitable… Pourtant, c’est bien ce qui se produira – et, la Destruction incarnant le changement avant tout autre chose, le thème de la série sera alors plus éloquent que jamais. Bien sûr, l’artiste médiocre et colosse jovial fait à certains égards figure de dernier argument en faveur de la possibilité pour un roi d’abandonner son royaume (thème déjà important auparavant dans la série, qui y était revenu à plusieurs reprises – même si l’exemple le plus flagrant autant que complexe est, à n’en pas douter, dans La Saison des Brumes, celui de Lucifer quittant l’Enfer en en laissant la clef… au Rêve), mais Morphée n’en tient bien sûr pas compte… Il admet pourtant, contraint et forcé, qu’il lui faut changer, au moins un peu – et l’arc Vies brèves s’achève sur la bascule au cœur de la série, quand le Rêve s’humanise enfin (un degré supplémentaire après sa relation à Nada, qui avait introduit le thème du « pardon » dans la série, mais en illustrant peut-être plus encore la cruauté froide du Rêve « d’avant »…), et libère enfin son fils Orphée de la malédiction idiote qu’il lui avait infligée au nom des sacro-saintes Règles… en le tuant.

 

Tous les Infinis, bien sûr, participent à la veillée – à l’exception nécessaire de la Destruction, fort peu désireux de porter le deuil du Rêve avec ses frères et sœurs, mais qui n’en passe pas moins rendre une petite visite au Songe, sous la forme d’un éternel vagabond de bon conseil. Les autres assistent à la cérémonie, dont ils sont les maîtres d’œuvre, et tous ont leur mot à dire. Les Infinis étant ce qu’ils sont, sans doute ne sont-ils guère portés à l’extroversion, et les circonstances s’y prêtent moins que jamais… Notons quand même deux choses : la robe rouge de la Mort, qui ne saurait porter son noir habituel en cette occasion, et la simple vérité qui sort de la bouche du Délire – lapidaire, contrastée, juste.

 

Mais la veillée dépasse largement les seuls Infinis : des milliers de gens s’y rendent, qui, d’une manière ou d’une autre, ont été en relation avec le Rêve. Au premier chef, bien sûr, les habitants du Songe – qui ont aussi à gérer la transition avec le nouveau maître des lieux, Daniel, qui est plus humain que son prédécesseur, plus empathique (des traits qui apparaissent dans son comportement avec les gardiens de son palais, ou à l’occasion de quelques « recréations » de rêves abattus par les Bienveillantes – le cas le plus touchant étant celui de Gilbert, qui veut rester mort). Certains s’en accommodent sans trop de difficultés, comme Lucien, mais c’est plus difficile pour d’autre – l’exemple le plus éloquent étant Matthew, le corbeau du Rêve ; il avait entretenu une relation très forte avec Morphée, quand bien même largement fondée sur des incompréhensions et des allusions sibyllines ; il est bouleversé par la mort de son maître… et n’accepte pas son remplacement par Daniel. Pourtant, à terme, il devra bien prendre en compte la succession – et admettre, ainsi que les autres habitants du Songe, que si ce Rêve n’est pas son Rêve, il n’en est pas moins le Rêve. Et que le monde continue. La vie aussi, par-delà la mort…

 

Daniel, comme il se doit, ne participe pas à la veillée de son prédécesseur ; mais, le lendemain, il est là – nouveau frère des Infinis, poursuivant une tâche toujours à reprendre… et tout laisse à croire qu’il fera un très bon Rêve, plus sympathique et moins obtus que son prédécesseur.

 

Ces figures proprement mythologiques sont cependant rejointes par une foule considérable d’individus souvent plus ordinaires – encore que dieux et fées et anges et démons soient de la partie. C’est, pour les auteurs, l’occasion de faire réapparaître une multitude de personnages, parfois à peine entrevus dans les épisodes précédents (et parmi lesquels les super-héros de DC, ce qui renvoie à l’inscription de Sandman dans cet univers partagé, sensible dans le premier arc, nettement moins par la suite…). Les témoignages ne manquent pas, souvent émouvants, et peu importe que nombre de ces individus n’aient au fond pas la moindre idée de ce qu’ils font là, et de ce qui se déroule au juste… Relevons, tout particulièrement, les discours des amantes du Rêve – toutes ne parlent pas (ainsi Nada ressuscitée), mais Calliope et Thessaly s’avèrent tout particulièrement touchantes ; la relation du Rêve avec cette dernière n’avait jusqu’alors été mentionnée qu’au travers d’allusions hermétiques, elle devient explicite ici seulement – et si la sorcière grecque tente toujours d’arborer un masque sévère et dur, à son habitude, ses larmes, enfin, trahissent la réalité du personnage, autant que la douleur de l’amour…

 

Mais comment mettre en scène tout ceci ? Ce qui est narré dans ces trois épisodes n’a pas grand-chose à voir avec tout ce qui précède – ni, probablement, avec quoi que ce soit qui ait alors figuré dans des comics… Mais les auteurs ont eu une excellente idée, qui a marqué une certaine émancipation par rapport aux traditions les plus tenace de l’édition de BD américaine. Tout d’abord, Michael Zulli a employé un style graphique radicalement opposé à celui qu’avait employé Marc Hempel dans l’arc précédent, Les Bienveillantes : là où ce dernier usait d’un style « simple », expressionniste, d’une abstraction louchant parfois sur la caricature, à travers une mise en page sobre et enchaînant les petites cases, Michael Zulli a pour sa part fait usage d’un graphisme plus réaliste, mais aussi plus majestueux, avec une mise en page plus complexe et privilégiant les grandes cases. Mais cela ne s’arrête pas là : la meilleure des idées, en l’espèce, a été de recourir à des crayonnées, et non à l’encrage habituel des comics, à base de lignes noires bien marquées instituant des frontières infranchissables… Cet encrage traditionnel des comics s’expliquait par des raisons largement techniques, issues des premiers temps de l’édition de BD américaine ; mais Gaiman et Zulli ont avancé que, les moyens techniques ayant changé, on pouvait tenter de passer outre cet encrage. DC s’est d’abord montrée sceptique, mais a tenté le coup… et constaté que l’intuition des auteurs était parfaitement fondée. Il en résulte un dessin tout à fait splendide, à l’opposé de tout ce que l’on avait pu voir jusqu’alors dans Sandman. La série a souvent été critiquée pour son graphisme inégal, voire « moche », et, je ne prétendrai pas le contraire, j’ai moi aussi hurlé avec les loups, notamment lors de ma découverte de la BD ; cette relecture m’a fait considérablement réviser mes préjugés en la matière, peut-être en partie parce que l’encrage et les couleurs ressortent mieux maintenant que dans mes vieux exemplaires plutôt pâlichons… Mais j’ai régulièrement eu l’impression que c’était bien l’encrage et les couleurs qui posaient problème, le plus souvent, d’une manière que je ne m’expliquais pas forcément très bien. La perfection graphique de ce dernier arc tend à me conforter dans cette opinion… mais j’imagine qu’une relecture ultérieure pourrait encore changer la donne.

 

Si la veillée au sens strict s’arrête là, l’arc se poursuit cependant sur trois ultimes épisodes, des codas supplémentaires, épilogues à l’épilogue. Il ne s’agit pourtant pas de rajouts destinés à prolonger un peu artificiellement la sauce : ils font sens, et s’avèrent d’une grande (très grande) qualité. Dans « Dimanche de deuil », toujours dessiné et avec autant de réussite par Michael Zulli, nous suivons pour une dernière fois Hob Galding, l’immortel (revenu plusieurs fois dans la série) qui pouvait peut-être se targuer d’être ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour le Rêve (avec Matthew dans le Songe même, mais c’est une relation d’un autre ordre – d’autant que lien avec Hob se passe de l’ambiguïté perturbant toujours le rapport entre un maître et son serviteur). Hob se trouve dans une situation absurde : sa compagne (une Noire – qui pour une fois ne brûle pas…) l’emmène participer à un « village Renaissance », où des cosplayeurs avant l’heure reconstituent à grands renforts de clichés ineptes une Renaissance idéalisée, bien loin de la réalité de l’époque (que Hob avait bien connue, et pour cause…) ; la situation a quelque chose de comique, mais Hob – sans doute affecté par la mort du Rêve, encore qu’il n’en ait pas bien conscience – a quelque chose d’un peu aigri, d’autant qu’il lève volontiers le coude… Mais la journée fantasmée, avec ses rencontres improbables et pourtant plus authentiques que toute la reconstitution naïvement hollywoodienne qui leur offre un cadre grotesque, amènera pourtant Hob à dépasser ses nombreux remords autant que ses tout aussi nombreux doutes ; à l’horizon : un futur riche de possibles, de tendresse et d’amour – et la Mort qui se tient à l’écart, parce que, décidément, Hob n’a aucune intention de mourir. Un épisode touchant et juste.

 

On atteint cependant un niveau de qualité encore supérieur avec l’épisode suivant, et c’est peu dire : cet « Exilés » illustré par John J. Muth est de toute beauté. Graphiquement, le dessinateur a là encore complètement retourné la tendance par rapport à ce qui précédait immédiatement : là où Michael Zulli ravissait en passant outre l’encrage, John J. Muth, lui, décide de se baser tout spécialement sur l’encre… de Chine. Car il s’agit d’un conte chinois, reprenant le thème des « zones floues » déjà envisagé auparavant, avec Marco Polo (volume 3) ; aussi l’illustrateur a-t-il joué sur l’utilisation de l’encre pour livrer une œuvre de toute beauté, fort éloignée des canons des comics, mais usant au mieux de l’imagerie chinoise classique ainsi que du noir et blanc, et c’est de toute beauté – peut-être le plus beau de tous les épisodes de Sandman ? Le scénario n’est cependant pas en reste, qui brille dans sa dimension de conte chinois – jouant d’une plume délicate et poétique, agréablement connotée –, mais aussi en tant qu’épilogue à la série : en effet, les « zones floues » étant ce qu’elles sont, il n’est pas impossible d’y croiser tant Morphée que son successeur Daniel… Et il y a nombre d’autres choses appréciables dans ce très bel épisode – ainsi, par exemple, le sort ultime des cavaliers perdus dans le désert : quel meilleur moyen de célébrer le changement et la fin ? Superbe, parfaitement superbe.

 

Et on en arrive (à regret ?) au dernier épisode de Sandman, le soixante-quinzième, après huit années de parution mensuelle… Un épisode en forme d’ultime flashback, où Morphée est une dernière fois le Rêve, et qui permet de jeter un regard global en arrière, sur ce que la série a accompli, sur ce qu’autorise le rêve, sur l’art enfin de raconter des histoires, ce qui lui confère quelque chose de « post-moderne », et appuie peut-être encore davantage sur sa relative « mégalomanie »… On aurait pu dire « prétention », j’imagine, mais non – parce que Neil Gaiman sait très bien ce qu’il fait, et a le talent pour le faire. Voici donc « La Tempête ». Où nous retrouvons bien sûr un autre personnage récurrent de la série, un certain William Shakespeare… Nous l’avions croisé dans le premier tome, avide de talent littéraire et de la gloire qui va avec, et désespérant de sa médiocrité – mais le Rêve était là, qui a proposé au Barde en devenir un pacte faustien (la présence de Marlowe dans la scène accentuant cette dimension) : il aura le talent qu’il désire tant, il racontera les plus fortes des histoires, avec les mots les plus justes, et on se souviendra éternellement de lui, comme étant le meilleur d’entre tous… En échange, l’écrivain lui offrira deux pièces. Nous avons vu ce qu’il en était de la première, vers le début de sa carrière, dans l’épisode « Le Songe d’une nuit d’été » (volume 2), où la troupe de Shakespeare se produisait en plein air devant un public de choix, tandis que l’art du dramaturge l’éloignait cruellement de son fils Hamnet (ce qui, au vu des événements ultérieurs, entre bien sûr en résonance, mais à la relecture seulement, avec le rapport entre Morphée et Orphée…) ; un épisode célébrissime, lauréat du World Fantasy Award de la meilleure nouvelle (une première pour un épisode de BD, et même, sauf erreur, un cas unique), mais dont j’avouais dans ma recension que je n’étais cependant pas en mesure de l’apprécier au mieux, pour cause d’inculture crasse concernant tout ce qui touche à Shakespeare ou presque… Un aspect qui, bien sûr, m’affecte aussi pour cet ultime épisode, où le Barde de Stratford accomplit sa promesse, en livrant la seconde pièce au Rêve – cette Tempête qui sera aussi la dernière de ses œuvres (écrites seul, du moins). Le dessin est ici plus varié que ce qui précède (et probablement moins convaincant à mes yeux, bon…) : Charles Vess est le principal illustrateur, mais il est assisté de Bryan Talbot et Michael Zulli. Le style est globalement réaliste, non sans réussite, mais brille surtout à l’occasion de peintures illustrant la pièce de Shakespeare en cours de rédaction. Le contenu de la pièce a bien sûr quelque chose de la métaphore filée, disons, éclairant la biographie de Shakespeare autant que la trame de Sandman ; peut-être a-t-elle aussi quelque chose à voir avec la biographie de Gaiman, j’imagine… Quoi qu’il en soit, cette évocation d’un Maître Will approchant de sa fin, auteur apprécié et vaguement bedonnant, retiré cependant dans sa province de Stratford, et entretenant une relation étrangement tendre avec son épouse plus âgée et un brin acariâtre (mariage forcé) et sa fille passablement naïve, ne manque pas de toucher. Au-delà de sa vie, cependant, il y a son art – ce talent unique, discuté avec le sage et sot Ben Jonson (type-idéal du critique littéraire inepte – du coup j’imagine que c’est un peu mon modèle), et dont les ramifications insoupçonnées sont plus subtiles qu’on ne le croirait au premier abord. Mais Shakespeare avance, quand bien même lentement, sur cette ultime pièce, la confiant enfin au Rêve – lequel le rassure une dernière fois : non, il n’est pas Méphistophélès, et Shakespeare n’est pas davantage Faust. Mais, de toute façon, Shakespeare en Prospero a gagné sa rédemption, si tant est qu’elle était nécessaire, en brisant son bâton de magicien, en abandonnant sa sorcellerie – en s’arrêtant, en somme, ce qui est changer. Le Rêve, lui, confie à son protégé qu’il ne change pas… Prémonition de son sort ultime, par un Morphée plus strict encore que celui qui s’est échappé de sa cage de verre à la fin du XXe siècle ? Demeure la joie de la création, la communication des sentiments et du sens et de la vérité via un art dépassant l’artiste ; et, sans doute, à la fin, le sentiment réconfortant du devoir accompli : Shakespeare met le point final à son œuvre, et Gaiman à la sienne. Arrogance ? Peut-être… Mais la subtilité et la finesse de l’ensemble laissent entrevoir de tout autres raisons, plus sympathiques, à cette conclusion d’une série de bande dessinée qui a bouleversé le monde, et demeure aujourd’hui encore un modèle peu ou prou indépassable – et sans doute Gaiman en a-t-il conscience. Ce tremplin pour sa carrière, à partir du moment où il a choisi de « finir », lui a bel bien permis de « changer » : à venir, ses romans et recueils de nouvelles, des scénarios de films ou d’autres bandes dessinées, une œuvre multiforme qui, si elle n’a à mon sens jamais tout à fait retrouvé le brio de Sandman, n’en a pas moins confirmé l’auteur comme un géant de l’imaginaire contemporain.

 

Point final.

 

Pourtant, il reste des choses, et pas des moindres… Du matériel directement en relation avec la série de base, qui est repris dans ce gros dernier volume de l’intégrale de Sandman, mais aussi d’autres choses, un peu plus éloignées, comme les mini-séries consacrées à la Mort (j’espère qu’Urban Comics en fera quelque chose…), ou encore la série The Dreaming (que je ne connais pas du tout) ; sans même parler de The Sandman : Overture, « préquelle » toute récente qui est semble-t-il au programme de traduction.

 

Mais restons-en à ce qui figure dans ce volume. Tout d’abord, nous avons « La Dernière Histoire de Sandman », un très bref épisode hors-série qui, en fait d’ « histoire de Sandman », est bien davantage un mélange de souvenirs et de réflexions de Neil Gaiman sur sa célèbre création, passant par l’évocation de coïncidences troublantes, mettant en scène des rencontres entre l’auteur et ses personnages (comme la Mort, bien sûr, mais aussi quelqu’un de bien autrement secondaire, comme le démon Choronzon). L’intérêt, cependant – au-delà de cette ambiance certes pas désagréable – réside surtout dans le graphisme : c’est Dave McKean lui-même qui s’en charge, avec sa maestria coutumière. Collaborateur privilégié de Gaiman tout au long de leurs carrières respectives, il a réalisé maints chefs-d’œuvre avec son style si particulier (ce qui vaut aussi, bien sûr, pour ses travaux avec d’autres, comme par exemple l’indispensable Batman : Arkham Asylum avec Grant Morrison, ou en solo, comme l’étonnant Cages), mais son rôle dans Sandman consistait surtout en l’élaboration des couvertures (pour le moins marquantes et inédites alors…), puis en l’assemblage et l’habillage des TPB de la série ; ici, il narre une histoire, et son style s’avère tout aussi approprié, pour un résultat fantastique.

 

Comme vous avez déjà pu le noter au fil de ce (long, très long…) compte rendu, ce volume 7 de Sandman brille tout particulièrement sur le plan graphique – et cela ne cessera de se vérifier jusqu’à la fin. D’ores et déjà, cependant, après Michael Zulli, John J. Muth et Dave McKean, il faut accorder une place toute particulière à Yoshitaka Amano, qui illustre le récit de Neil Gaiman Les Chasseurs de Rêves avec un brio incroyable – à vrai dire, en passant de la bande dessinée à l’illustration, on change complètement de domaine, et l’appréciation est à son tour d’un autre ordre… Je ne vais pas revenir ici sur l’histoire narrée par Neil Gaiman, l’ayant déjà présentée à l’occasion du cinquième volume de cette intégrale, où figurait l’adaptation en bande dessinée, par P. Craig Russell, du présent récit. Je l’avais beaucoup appréciée, et aussi en matière de graphisme : P. Craig Russell est à n’en pas douter un des plus talentueux dessinateurs à s’être succédé sur Sandman. Mais là… C’est autre chose. P. Craig Russell a fait quelque chose de beau et bien vu, aucun doute à cet égard – mais Yoshitaka Amano joue dans une tout autre catégorie, et son travail sur le conte nippon fantasmé de Gaiman est pour ainsi dire extraordinaire… Au passage, on n’oubliera pas de s’attarder sur la postface du récit par Neil Gaiman lui-même, un très joli canular. J’y note aussi la déclaration d’intention de Yoshitaka Amano, annonçant de futures collaborations avec Gaiman… mais c’était il y a un bail.

 

Reste un gros morceau (avant les annexes bien dodues), un recueil d’un genre très particulier, bien postérieur à la fin de la série : il s’agit de Nuit d’Infinis, un ensemble de sept histoires, chacune étant consacrée à un membre différent de la famille des Infinis, et chacune étant en outre illustrée par un auteur différent dans un style bien à lui – d’où une grande variété d’approches, des plus classiques au plus expérimentales, pour un résultat souvent épatant.

 

Cependant, je suis convaincu que c’est un recueil à lire après la fin de la série – précision qui me paraît utile en raison des bizarreries de la publication avortée de Sandman en français chez Delcourt, qui affirmait sur chaque quatrième de couverture que les recueils de Sandman étaient indépendants et pouvaient être lus dans le désordre (alors que non, non, franchement pas…) ; et, s’appuyant sur cette allégation douteuse, la maison d’édition avait publié les divers TPB dans le désordre : Delcourt avait commencé par La Saison des Brumes (en arguant qu’il fallait débuter par là parce que ce n’est qu’ici qu’apparaît la famille des Infinis, quelle bêtise…), puis était passé à ces Nuits d’Infinis (Nuits éternelles, alors) peu ou prou incompréhensibles dans cet ordre, avant de revenir au tout début de la série, en publiant enfin Préludes & Nocturnes, puis les deux TPB suivants faisant la jonction avec La Saison des Brumes… et s’arrêtant là. Si l’on y ajoute des couleurs passées et une traduction parfois déficiente (avec entre autres le gag sur Mike Hammer qui me hantera toute ma vie), on comprend assurément que cette édition avait tout pour énerver – au point sans doute de se retourner contre elle-même, en fâchant les lecteurs français avec Sandman (en fin de compte, cette édition intégrale par Urban Comics est donc une première… quelque chose comme un quart de siècle après la publication de la série et son succès international !). Mais revenons-en à Nuits d’Infinis : pourquoi cette publication précoce, avant la série à proprement parler, et au mépris du bon sens ? Peut-être en raison du prestige de certains des participants – je dirais en priorité Milo Manara, et peut-être Bill Sienkiewicz… Je ne sais pas. Demeure cette certitude : si les événements narrés dans Nuits d’Infinis se répartissent sur bien des époques et dans le désordre, ils ne font cependant sens que si l’on a découvert les Infinis au fil de la série, avec toutes les nuances s’y rapportant et assurant leur complexité. Et c’est sans doute bien pour cela que je n’avais finalement guère apprécié ce recueil lors de ma première lecture… Mais les choses ont changé, heureusement.

 

On commence avec la Mort – dessin de P. Craig Russell, réussi donc… et pourtant un brin faiblard tant il y a des merveilles par la suite ; enfin, « faiblard » n’est pas le terme – disons « classique », c’est surtout ça, en fait. Cet épisode suit les pas d’un militaire américain en permission, arpentant Venise où il avait vécu quelque temps étant enfant, et désireux d’y retrouver cette jolie jeune fille d’allure gothique, qui patientait le sourire aux lèvres à côté d’une porte infranchissable… L’histoire est bien conçue, qui met en valeur la Mort en tant que personnage et en tant que fonction, dans un cadre complexe où les époques s’entremêlent – d’autant que se cache derrière la porte un jour éternellement parfait, car libéré de la réalité de la Mort, où la débauche de libertins du XVIIIe siècle célèbre à sa manière une vie perdant pourtant de son sens à être débarrassée de son terme. Mais cela va au-delà : le narrateur est un « prêtre de la mort », en bon soldat… et le scénario a été écrit peu après les attentats du Onze-Septembre. Un récit intéressant, parfois dérangeant, mais on trouvera bien mieux ensuite, globalement (et le graphisme me paraît décidément trop sage au regard de ce qui suit).

 

L’Infini suivant est le Désir – et qui d’autre que Milo Manara pour illustrer le Désir ? Dessinateur inévitablement associé à l’érotisme en bande dessinée, il est probablement le plus célèbre de tous ceux qui se succèdent sur Nuits d’Infinis. Mais je ne suis pas certain que ce soit à bon droit… En fait, j’ai un vague préjugé à l’encontre de Manara – parce que j’ai tendance à trouver son érotisme vulgaire et trop brutal pour vraiment me parler. Cela se ressent ici : ces femmes qui prennent systématiquement la pose la plus excitante, de manière très matérielle, leurs formes d’une perfection plastique inhumaine, leurs lèvres toujours horriblement pulpeuses… Manara a du talent, je ne le nie pas – et certaines de ses cases, ici, sont vraiment de toute beauté, et vraiment érotiques ; son dessin très reconnaissable, par ailleurs, bénéficie de son don pour la couleur – là encore, on est de suite dans une tout autre catégorie par rapport aux canons des comics en général, mais aussi de Sandman en particulier. Disons que je trouve ça un brin inégal, tout de même… Par ailleurs, le récit, s’il n’est pas dénué d’intérêt – amour et vengeance dans un cadre assez archaïque, j’y ai trouvé quelque chose de gaulois(erie) mais sans certitude, peut-être faut-il plutôt chercher du côté des tribus germaniques voire des vikings (mais là j’en doute un peu) – est globalement un peu convenu ; ça reste au-dessus du lot – c’est du Gaiman, et c’est du Sandman – mais quand même…

 

Le Rêve est lui-même de la partie – après tout, il fait bien partie des Infinis, on n’allait pas s’en débarrasser comme ça… C’est Miguelanxo Prado qui illustre son histoire, avec un style tout à fait séduisant, et des couleurs qui lui sont propres, pour un résultat d’une grande élégance et qui relève à certains égards plus de la peinture que du dessin. L’histoire n’est pas en reste, qui parvient, chose improbable, autant à fasciner par son ampleur cosmique qu’à émouvoir par son contenu intime… Cela se passe il y a bien, bien longtemps – bien avant tout épisode de Sandman, hormis le passage kawaï inoubliable du « Parlement des freux » (volume 4), où Abel évoquait brièvement l’apparition de la Mort et du Rêve. L’univers est pourtant sans doute déjà vieux… Mais nous y voyons le Rêve se rendre à un « parlement d’étoiles », parmi lesquelles notre Soleil n’est qu’un gamin maladroit, rêvant de porter un jour la vie sur une de ses planètes… Le Rêve ne vient toutefois pas seul à cette assemblée hors-normes (où les autres Infinis aussi sont présents – dont le Plaisir qui n’est pas encore le Délire, ou la Mort qui, à l’époque, ne sourit pas encore) : il a (déjà) une compagne… qui, bien évidemment, le trompera avec son propre soleil. Le Désir n’y est pas pour rien, comme de juste – le Rêve, au début, remercie chaleureusement son frère/sœur pour le merveilleux don de l'amour qu'il lui a accordé, mais le lecteur sait déjà comment tout cela va se finir… cette fin étant tout autant celle de l’épisode que celle de la série. Le Rêve s’en rend bien compte, et c’est le début de sa dangereuse discorde avec le Désir – si cruciale dans Sandman. Pour autant, le plus navrant est sans doute que le Rêve, malgré cet épisode mythologique primordial, n’en tire pas la moindre leçon : il recommencera, encore et encore… Il n’a rien appris, et ne change pas – sans doute s’en est-il déjà convaincu, posture navrante qui simplifie absurdement le monde… Un récit important et merveilleux – à l’évidence un de ceux qui ne peuvent être compris si on lit Nuits d’Infinis prématurément, et peu importe qu’il soit chronologiquement antérieur à tout le reste…

 

Suivent les deux épisodes les plus étranges de ce recueil, et à tous points de vue… À vrai dire, l’épisode consacré au Désespoir n’a rien d’un épisode – et même rien d’une bande dessinée – et ce n’est pas non plus un récit, mais une succession de quinze « portraits ». Autant d’approches du Désespoir (le plus jeune membre de la famille des Infinis à certains égards, puisque le Désespoir originel avait péri et été remplacé), qui glacent le sang dans leur prose poétique suintant la douleur et la tristesse, et sont sublimées par un graphisme étrange et fou, indiscernable à vrai dire, conçu à la base par Barron Storey et « monté » par Dave McKean (cela évoque d’ailleurs pour une bonne part son propre style). Le résultat est parfaitement déconcertant, difficile, pourtant étrangement séduisant et d’un à-propos constant. Mais ce n’est donc pas de la bande dessinée – ça relève plutôt de l’art contemporain, académique et pourtant iconoclaste.

 

Après quoi nous passons au Délire, et pouvons reprendre une sentence antérieure : qui d’autre que Bill Sienkiewicz pour illustrer le Délire ? J’admire vraiment le travail de cet illustrateur hors-normes (notamment pour son bluffant Elektra Assassin avec Frank Miller, ou, en solo, son parfaitement dingue Stray Toasters), et c’est à n’en pas douter l’homme de la situation : son graphisme subtil et complexe, mêlant bien des techniques différentes (et usant notamment avec brio des collages) est d’une pertinence indéniable pour mettre en scène le « sauvetage » du Délire enfermé dans sa psychose par des fous égarés dans son domaine, et dont les obsessions et hallucinations contaminent les planches… C’est très bien vu, à tous les niveaux, tout en étant plus accessible que le chapitre précédent : cette fois, il s’agit bien de bande dessinée – une bande dessinée folle et ne ressemblant peu ou prou à rien d’autre, une bande dessinée néanmoins. Le subtil équilibre entretenu par cet épisode déconcertant entre mille et une tendances du récit et mille et une tendances du graphisme en fait probablement celui qui me parle le plus dans l’ensemble du recueil.

 

Les deux derniers chapitres sont bien plus sages… Glenn Fabry met en scène la Destruction ; il emploie cependant ici un graphisme assez « banal », certes pas mauvais, mais qui fait un peu terne après les délires expérimentaux de Storey et Sienkiewicz… Pas grand-chose à voir non plus, d’ailleurs, avec ses célèbres couvertures pour Preacher. De tous les épisodes de ce recueil, c’est à vrai dire probablement celui qui me séduit le moins. L’histoire de base – très science-fictive – sonne étrangement, et la Destruction retraitée (avec le Délire à ses côtés, en vacances/convalescence) manque finalement un brin de charisme, et, surtout, son essence est un peu trop laissée en retrait (cela peut s’expliquer par son abandon de poste, certes, mais il manque de raison d’être – là où son rôle dans la trame générale de Sandman était justement d’interroger la raison d’être au-delà de la fonction). Ce n’est pas mauvais, mais plutôt médiocre – pour moi, hein.

 

Reste un très court chapitre consacré au Destin – qui, d’une certaine manière, ne peut pas vraiment avoir d’histoire lui-même… Dès lors, contrairement à ce qui précède immédiatement, la fonction domine ici sur l’être. Sur le plan du scénario, on n’en retirera pas grand-chose, mais j’aime beaucoup le dessin de Frank Quitely – que j’ai apprécié dans des comics tels que The Authority, Ultimates ou All-Star Superman, mais qui livre ici quelque chose d’encore différent, plus personnel sans doute, même si pas « expérimental » pour autant : c’est un bel exercice d’équilibre et d’expression personnelle, plus que satisfaisant.

 

Bilan sans appel : ce septième et ultime volume est à la hauteur de tout ce qui précède – voire meilleur encore sur le plan graphique, irréprochable et plus que cela. Le travail admirable d’Urban Comics permet enfin de disposer d’une véritable intégrale, soignée, à la mesure de la qualité hors-normes de ce monument de la bande dessinée – il était bien temps… Autant finir, dès lors, par où nous avons commencé : Sandman est un objet à part, d’une perfection rare, et très probablement ce que Neil Gaiman a fait de mieux – lui dont on ne peut pourtant pas dire qu’il aurait ultérieurement enchaîné les drouilles…

 

Lisez Sandman, relisez Sandman.

 

Et faites de beaux rêves.

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Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Réalisateur : Kiyoshi Kurosawa

Titre original : Kōrei

Année : 2000

Pays : Japon

Durée : 118 min.

Acteurs principaux : Kōji Yakusho, Jun Fubuki, Tsuyoshi Kusanagi …

 

Kiyoshi Kurosawa (aucun lien) est un réalisateur japonais qui a été beaucoup loué, mais qui m’a toujours ou presque laissé un peu sceptique, disons. À l’époque de son pic de popularité en France, j’en avais beaucoup aimé Cure, tandis que Kairo (fortement plébiscité, pourtant) m’avait considérablement déçu (mais il est vrai que je l’avais regardé complètement bourré, ce qui n’était probablement pas une très bonne idée – à retenter, donc…) ; quant à Charisma, je l’avais certes trouvé très joli, mais aussi très somnifère (et, à vrai dire, je ne suis vraiment pas sûr de l’avoir regardé en entier – à retenter, donc, là aussi…). Sa carrière ne s’est certes pas arrêtée là, et on en a pas mal parlé, plus récemment, pour Shokuzai, notamment (il faudra que je voie ça). Mais Séance nous ramène à cette première époque ; postérieur à Cure et Charisma, il est antérieur à Kairo (même si je crois qu’il n’a été distribué en Europe qu’après ? Mais je dis peut-être des bêtises…), et, à l’instar de ce dernier, quoique tourné à l’origine pour la télévision, il s’inscrit assez clairement dans la vague dite « J-Horror », constituant un de ces films fantastiques nippons exportés dans la foulée du succès colossal de Ring de Hideo Nakata – une parenté sans doute plus complexe que ce que l’on pourrait croire de prime abord.

 

En tout cas, on retrouve dans Séance tous les codes esthétiques du genre, et sans doute pas mal de ses codes narratifs. L’emploi d’une petite fille en yūrei, avec forcément ses cheveux sales qui lui tombent sur la gueule, s’avère éloquent à cet égard, renvoyant à la fameuse Sadako de Ring, ou peut-être plus encore au fantabuleux Dark Water (postérieur, cependant), qui figure parmi mes films préférés tous genres et toutes origines confondus ; le cadrage, le son, l’emploi (ou pas) de la musique (mais sans le brio d’un Kenji Kawai, hélas), renvoient toujours à ces canons esthétiques, tandis que la dimension de drame social, essentielle, procède d’une même méthode – passant notamment par le rôle central conféré à une femme entre deux âges, en l’espèce Jun Fubuki, incarnant Junko Sato, tandis que son époux, Koji Sato, est joué par Kōji Yakusho, acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa ; mais on y reviendra en temps utile… après avoir relevé que tous ces codes, d’une certaine manière, sont subvertis.

 

Mais cela implique d’aborder tout d’abord le scénario – or, il est peu ou prou impossible d’en dire quoi que ce soit sans SPOILER. Vous êtes donc prévenus… Une note au passage : le film se base sur un roman anglais de Mark McShane, Seance on a Wet Afternoon, paru au début des années 1960, et qui avait déjà donné lieu à un film du même titre en 1964 ; on en retrouve bien des aspects, mais d’autres passent à la trappe, et l’adaptation au cadre japonais contemporain ainsi qu’au fantastique à base de yūrei change considérablement la donne.

 

Le tout début du film tourne beaucoup autour de la « parapsychologie » (ce qui renvoie peut-être à Cure ?), via Hayakawa (Tsuyoshi Kusanagi), un étudiant en psychologie (tout court ?) qui travaille sur ce genre de sujets surnaturels, avec la bénédiction un peu sceptique de son directeur de recherche, lequel accepte de poursuivre dans ce champ guère étayé au seul motif de la compétence du jeune homme, qui ne fait aucun doute à ses yeux.

 

C’est dans ce cadre que nous rencontrons Junko Sato (Jun Fubuki), une femme dans la quarantaine et médium de son état, qui, où qu’elle se trouve, croise régulièrement la route de fantômes, et ce depuis sa plus petite enfance – elle fait donc avec… Bien sûr, le film, dans un premier temps du moins, encore qu’on en trouve des échos jusqu’à la fin, invite le spectateur à questionner la santé mentale de Mme Sato.

 

Quoi qu’il en soit, Junko forme, avec son époux Koji (Kōji Yakusho), qui est preneur de son, un vieux couple (sans enfant, je suppose que cela a son importance), qui a depuis longtemps dépassé le stade de la démonstration amoureuse pour se blottir dans une routine mollement tendre, sans surprises, et sans vrais coups d’éclat ou autres moments à marquer d’une pierre blanche… Koji, effacé de nature, s’en accommode très bien, mais Junko beaucoup moins, encore qu’elle affiche instinctivement une certaine soumission à l’ordre du monde ; si elle organise pour ses clients des « séances » où elle entre à la demande en contact avec des défunts, elle aimerait visiblement avoir une autre activité – aussi répond-elle à l’annonce d’un restaurant cherchant une serveuse (mais là encore, les fantômes qu’elle voit ne lui facilitent pas la tâche ; par ailleurs, le mépris teinté de machisme des clients du restaurant est assez appuyé, et si Junko se plie aux déplorables règles du jeu, sans doute en garde-t-elle une certaine rancœur, même s’il n’est pas toujours évident de trouver à l’exprimer).

 

Une sordide affaire criminelle va changer la donne : une petite fille a disparu, et la police, manquant de pistes, acquiesce étrangement à la suggestion incongrue de Hayakawa de recourir aux talents de la médium – lui semble ne pas douter un seul instant de sa faculté hors-normes. Jusqu’ici, le film, avec une certaine lenteur pas désagréable, relève surtout de la chronique sociale, qui se teinte au fur et à mesure d’éléments relevant peut-être plus du thriller que du fantastique à proprement parler.

 

Et c’est alors que le scénario prend une tournure inattendue, muant subitement le film en une sorte de farce macabre – ô combien… Tout part d’une coïncidence on ne peut plus improbable : Koji est parti enregistrer le vent sur les pentes boisées du Fuji Yama, précisément là où le ravisseur a emmené la fillette (à la robe verte elle aussi improbable) ; d’une manière ou d’une autre, la gamine a échappé à son kidnappeur, et se réfugie dans la caisse où Koji transporte son matériel de prise de son – il n’en a pas le moins du monde conscience, et, n’ouvrant pas la caisse au moment de partir, il ne sait rien de la présence de la petite fille à l’intérieur ; rentré chez lui, il laisse la caisse dans le garage sans y prêter davantage attention…

 

C’est alors que les facultés surnaturelles de Junko s’affichent sans la moindre ambiguïté : guidée par le mouchoir de la gamine, que lui avait laissé Hayakawa, elle la trouve dans la caisse – à sa très grande surprise, et à celle, plus encore, de son époux… Que faire ? La fillette n’est pas morte, simplement inconsciente. Mais que raconteront-ils à l’hôpital, et à la police ? On ne les croirait jamais s’ils disaient la vérité ! La panique les conduit à différer toute décision en l’espèce. Puis – et c’est semble-t-il là que l’on rejoint au plus près le propos du roman – Junko avance une idée ; quand Koji lui avait dit, sur un ton blagueur, que ses talents de médium en feraient un jour une célébrité, elle avait fait celle qui n’y croyait guère, mais sans doute l’idée d’avoir ainsi, véritablement, une autre vie, celle qu’elle désire de toutes ses forces mais ne parvient pas à susciter, ne l’avait-elle pas laissée indifférente… Se met ainsi en place une complexe machination, orchestrée par la médium frustrée : les Sato gardent la fillette chez eux, et Junko contacte régulièrement Hayakawa pour mettre la police sur sa piste, à partir d’indices dont ils disposent eux-mêmes ; à terme, ils laisseront quelque part la gamine endormie, la police la retrouvera grâce aux indications truquées de Junko, qui sera félicitée et célébrée pour son talent hors-normes… et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

Inévitablement, un plan aussi tordu que celui-ci ne peut que tourner au fiasco… La nécessité de garder au secret la fillette, qui s’est réveillée et crie régulièrement, suscite des scènes étrangement burlesques, mais ne cachant en rien, aux yeux du spectateur, la pente fatale empruntée par le couple sous le coup de la panique, quand bien même celle-ci se teinte à terme d’ambitions inavouables : forcément, un jour, Koji, qui maintient la gamine silencieuse à l’étage tandis que Junko livre ses faux indices à la police au rez-de-chaussée, est amené, bien malgré lui, à tuer la fillette…

 

Et le film prend encore une autre tournure : forcément, dans ces conditions, le couple ne peut qu’être hanté par le fantôme de la gamine… À la différence peut-être de Sadako et de ses nombreux avatars, la yūrei, ici, ne constitue pas forcément en tant que telle une menace, et sans doute n’a-t-elle pas la possibilité de tuer les Sato. Mais sa seule présence, permanente, suffit amplement à terrifier les époux criminels malgré eux : ils portent en fait la peur en eux – et c’est cet effroi perpétuel, suscité par le remord, qui constitue véritablement le danger, les concernant. Comment dépasser cette hantise ? La fillette est partout – et l’exorcisme pratiqué par un prêtre shinto dans la maison du couple a quelque chose d’un brin ridicule (sciemment, sans doute), qui laisse supposer son inefficacité ; en fait, le plus important dans ce passage est sans doute la réponse du jeune prêtre à un Koji à bout, lui demandant si l’Enfer existe : le prêtre répond qu’il existe si l’on y croit… Et c’est sans doute là la pure vérité, concernant ce meurtrier malgré lui, littéralement obsédé par l’omniprésence de la fillette, et qui la supplie vainement de laisser en paix Junko, proclamant sans cesse qu’elle est « innocente »… Ce qui, là encore, suscite des scènes étonnamment burlesques dans ce cadre pourtant lourd d’angoisse et de douleur.

 

Séance vire de plus en plus à la parabole sur le destin, en dépit de ces écarts plus ou moins humoristiques. Là encore, Koji en témoigne, qui dit craindre plus que tout le destin, et aimerait bien davantage que la vie d’un homme résulte de ses seuls choix… Ce qui nous conduit pourtant à la dernière scène, quand Junko tente le tout pour le tout, revenant à son plan tordu alors même que la police et Hayakawa viennent la voir, après avoir déniché le cadavre de la petite, que les Sato avaient enterré dans une forêt : la médium, cette fois, simule son dialogue avec les esprits – et ça ne trompe personne, certainement pas Hayakawa, qui lui en fait la remarque. Koji, extrêmement perturbé tout au long de la séance, demande enfin à sa femme d’arrêter tout ça – convaincu, sans doute, que nulle échappatoire n’est envisageable, et qu’il leur faudra bien payer pour ce crime qu’ils ont commis sans le vouloir, au motif de rêver d’une vie meilleure… Et le film s’arrête là, très brusquement, sans s’étendre sur la question ou préciser quelque réponse aux yeux du spectateur.

 

Pour mettre en scène cette histoire, Kiyoshi Kurosawa use donc de bien des techniques associées au genre – notamment un cadrage soigné, qui laisse toujours une ouverture, angoissante en elle-même, sur la possibilité d’une apparition ; l’emploi du son et de la musique joue de cette ouverture perpétuelle en l’étendant au hors-champ. Il y aurait sans doute bien des choses à dire de l’emploi du son dans ce film – d’autant que la profession de Koji lui confère une certaine importance narrative (quitte à recourir à des expédients un peu gratuits sur les sons discernés dans un bouillonnement ou dans les feuilles d’une forêt agitées par le vent) ; son et musique sont associés, et, si l’on ne retrouve pas ici la perfection de la collaboration entre Hideo Nakata et Kenji Kawai, on peut relever par contre que l’emploi du silence est généralement très pertinent dans Séance ; en fait, le plus souvent, c’est quand on n’entend rien que l’on sait que l’horreur est tout juste dissimulée derrière la porte… et qu’elle s’affichera à l’écran, inévitablement, dans une lenteur appuyée connotant d’autant plus de fatalité l’avancement de l’histoire.

 

Tout, cependant, ne fonctionne pas toujours très bien à cet égard – nombre d’apparitions fantomatiques sont finalement plus risibles qu’angoissantes, en raison de parti-pris visuels d’un à-propos discutable ; encore que : je n’évacue pas la possibilité que ce soit parfaitement délibéré, et que cela participe d’une dimension cruellement humoristique du film… Quoi qu’il en soit, difficile de prendre au sérieux le fantôme de femme au pull rouge qu’aperçoit Junko dans le restaurant – surtout quand ledit fantôme part à la suite du client qu’il hante, les jambes absurdement gommées, la démarche pourtant rapide, et les bras en avant comme quelque zombie de pacotille ou plus encore vampire chinois… Le cas se répète régulièrement, parasitant étrangement l’angoisse suscitée par d’autres scènes. Ainsi, par exemple, quand Koji, dans un restaurant, aperçoit à l’épaule de Junko le bras de la fillette (reconnaissable à son vêtement vert quasi fluorescent), tandis que le reste de son corps n’apparaît pas… Mais la scène la plus troublante à cet égard est sans doute celle où Koji, à l’extérieur de sa maison, aperçoit son double (Kiyoshi Kurosawa adore le thème du doppelgänger), assis sur une chaise, et y met le feu – la scène, accompagnée à la cornemuse (?!), a là encore quelque chose de profondément burlesque, qui laisse le spectateur indécis…

 

La dimension sociale est plus intéressante. Les acteurs imprègnent bien les personnages (que leurs prénoms soient les leurs n’est probablement pas tout à fait innocent), et en livrent de belles compositions, mettant en valeur la routine et la frustration du couple, jusqu’à en faire, à n’en pas douter, une composante essentielle du film. À vrai dire, les deux personnages crèvent l’écran – d’autant qu’ils sont les seuls à être mis en avant et définis dans toute leur complexité (Hayakawa ou le policier ne sont que des fonctions). Ici, Kiyoshi Kurosawa travaille de la même manière que Hideo Nakata dans ses adaptations de Koji Suzuki (je ne crois pas pour autant qu’on puisse déterminer une influence de l’un sur l’autre, dans quelque ordre que ce soit : cinéastes contemporains, formés dans les mêmes conditions – notamment la réalisation de « pinku eiga », des films érotiques –, je tends à croire que leur exploration des mêmes thèmes a quelque chose de conjoncturel) ; si Nakata, d’emblée, mettait au cœur de ses films d’horreur des personnages de femmes entre deux âges – quitte à les créer totalement, rappelons que dans le roman Ring le personnage principal est un homme –, afin d’exprimer un discours social appuyant sur la condition des femmes et des mères dans un Japon très patriarcal, et décalant subtilement l’accent des films sur les angoisses et les frustrations de personnages bien réels, le yūrei étant finalement un prétexte pour confronter une humanité médiocre à ses échecs et ses ambitions abandonnées, tout particulièrement quand intervient la douloureuse et complexe question de la filiation, Kiyoshi Kurosawa, ici, fait sans doute de même, avec sa Junko frustrée et à demi-folle, la douleur de son quotidien si morne, l’impossibilité de s’en sortir, et les rancœurs injustes que le drame horrifique l’amène à exprimer à l’encontre de son mari littéralement absent, pétri de remords lui aussi, mais peut-être davantage porté au fatalisme, ayant depuis longtemps abandonné tout rêve pour subir de plein fouet la réalité de son monde, impitoyable et par essence injuste.

 

En résulte un film bien plus étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil, qui surprend régulièrement, parfois dans le mauvais sens, globalement plutôt dans le bon. Tout n’y fonctionne pas, à l’évidence, mais on peut néanmoins en retirer nombre d’éléments tout à fait intéressants. Ce petit budget télévisé n’est certainement pas un chef d’œuvre, et n’est certainement pas la production la plus plébiscitée de Kiyoshi Kurosawa – on n’en fera pas un film à regarder à tout prix. Mais dans son genre, et avec ses limitations de série B, il parvient pourtant à exprimer bien plus qu’une horreur presse-bouton, de pure exploitation (et je n’ai par ailleurs rien contre tout ça, hein). Mon scepticisme à l’égard de Kiyoshi Kurosawa, et la réputation semble-t-il un brin médiocre de Séance, faisaient que je n’en attendais pas forcément grand-chose… Et, en définitive, j’ai été plutôt agréablement surpris. Il faudra bien que j’approfondisse ce réalisateur dans les mois qui viennent – que je revoie les films qui m’avaient laissé de marbre à l’époque, et que j’en voie d’autres, notamment parmi les plus récents… Je vais tâcher de.

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (12)

Publié le par Nébal

CR Imperium : la Maison Ptolémée (12)

Douzième séance de la chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Tous les joueurs étaient présents, et ont donc continué d’incarner le jeune siridar-baron Ipuwer, sa sœur aînée Németh, l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

[Cette session a toutefois été considérablement écourtée – en gros de moitié sur ce qui était prévu. Ma faute : je tombais de fatigue… Toutes mes excuses…]

 

Németh et Ipuwer accueillent leurs visiteurs : outre leur mère Dame Loredana, il s’agit de Linneke Wikkheiser, demi-sœur du comte Meric, femme de tête aussi subtile que belle, techno-progressiste notoire, et de la Révérende-Mère du Bene Gesserit Taestra Katarina Angelion. Le Docteur Suk, Vat Aills, est également dans l’assistance, ainsi que le Conseiller Mentat Hanibast Set, parmi bien d’autres (Bermyl est pour sa part à Heliopolis).

 

Németh s’adresse tout d’abord à Dame Loredana, se dit heureuse de la revoir aussi tôt (ce qui a surpris tout le monde), et accueille avec grâce ses invitées de haut rang ; Dame Loredana suppose avoir accompli la mission que lui avait confiée sa fille, et pense que Taestra Katarina Angelion pourra faire bénéficier de sa sagesse à la Maison Ptolémée – elle ajoute pour la forme qu’elle espère que son geste de l’inviter elle aussi n’a pas été trop cavalier… Németh, comme il se doit, la « rassure » publiquement à cet égard.

 

La Révérende Mère, à l’instar de Linneke Wikkheiser avant elle, se montre extrêmement courtoise et bien disposée envers les Ptolémée – mais il y a, dans son attitude corporelle, pour ceux qui savent les voir, des signes qui ne trompent pas : elle ne se laissera certainement pas bercer par les belles paroles de Németh, et n’est en rien impressionnée par le protocole et le faste (Németh en a bien conscience, de même que Hanibast Set ; peut-être Ipuwer s’en rend-il compte à sa manière…).

 

Si Németh agit en maîtresse de cérémonie compétente, elle sait bien qu’il faudra, le moment venu, laisser la parole à son frère le siridar-baron ; elle lui ménage adroitement une occasion de s’exprimer, et Ipuwer s’en rend compte… mais il se montre d’une extrême maladresse, lui qui n’est guère au fait des subtilités de l’étiquette et sans doute encore moins de la rhétorique. Il a voulu broder sur le thème de la « réputation », initié par sa sœur… mais il se perd dans ses propositions, perçoit avec un temps de retard que ce qu’il dit peut être interprété de sorte à lui nuire, après quoi il bafouille… C’en est très gênant, et Németh, si elle se contrôle suffisamment pour ne pas le montrer, n’en ressent pas moins une certaine honte. Vat Aills, lui aussi incommodé par ce navrant spectacle, a pensé un temps intervenir pour rattraper le désastre, mais il se rend bien compte que le protocole et les faufreluches n’autorisent guère un domestique, d’un rang aussi élevé soit-il, à prendre la parole en un moment pareil ; son intervention risquant donc d’aggraver les choses, il s’abstient…

 

Németh, catastrophée mais qui ne pouvait reprendre son frère sur le moment, essaye de rattraper les dégâts, mais n’a guère le choix : dans ces circonstances, mieux vaut couper court à la scène – elle invite donc les invitées à prendre possession des lieux, les confiant au soin du maître de cour, et laissant entendre qu’il sera bien temps, ensuite, d’organiser des rencontres plus « intimes », et moins protocolaires…

 

Linneke Wikkheiser accède à sa suggestion – non sans laisser transparaître une certaine morgue qui lui colle à la peau – et le maître de cour la conduit dans ses quartiers (d’ores et déjà choisis avec soin par Németh : ils correspondent à son rang prestigieux et sont tout à fait luxueux, mais pas au point où l’étalage dont les Ptolémée sont coutumiers tourne à la vulgarité de parvenus…).

 

Taestra Katarina Angelion laisse clairement entendre – de par son langage corporel encore une fois – qu’elle souhaite s’entretenir au plus tôt avec Németh, puis elle gagne elle aussi ses quartiers ; forcément, Németh n’avait rien pu prévoir à cet égard, l’arrivée de la Révérende Mère étant une surprise, mais le Palais dispose de chambres plus sobres voire austères, qui, pour trancher sur leur environnement fastueux, s’avèrent tout à fait à propos pour des visiteurs dans son genre.

 

Dame Loredana, pour sa part, ne prend pas immédiatement congé après avoir « livré » ses invitées ; elle reste pour l’heure dans la salle du trône, auprès de ses enfants. Németh la remercie à nouveau, de manière moins protocolaire maintenant, et l’invite à rejoindre ses propres quartiers (qui ont été laissés en l’état dans le Palais, Dame Loredana n’y séjournant que très rarement, mais cela s’est déjà produit), en l’assurant qu’elle l’y verra au plus tôt.

 

Ipuwer, quant à lui, boude sur son trône…

 

En chemin, toutefois, le Docteur Suk Vat Aills prend sur lui d’aborder Linneke Wikkheiser alors qu’on l’accompagne à ses quartiers. La dame de très haut rang est tout d’abord quelque peu choquée qu’un domestique l’aborde ainsi, et aussi tôt, mais se montre souriante après un bref temps d’arrêt, et a priori ouverte à la conversation. Vat évoque son techno-progressisme notoire, en glissant comme il se doit des allusions aux préceptes butlériens (laissant entendre que, sur ce point, les Maisons Wikkheiser et Ptolémée ont des approches assez similaires, avec des contraintes de même nature). Si Linneke Wikkheiser n’est certainement pas du genre à nier ses idées ainsi que celles de sa prestigieuse Maison, elle ne s’aventure pas en terrain trop glissant avec cet homme qu’elle ne connaît en rien. Vat brode alors sur la situation particulière de Gebnout IV, et sur les contrastes qui caractérisent le fief planétaire des Ptolémée – plus encore dans le cadre du colloque que souhaite organiser Németh à l’Université de Memnon. Linneke Wikkheiser lui demande des détails à ce sujet, et le Docteur Suk évoque alors le poids de la religion sur la planète, entrant peu ou prou toujours en contradiction avec les intérêts de la science ; la demi-sœur du comte Meric – qui s’est de toute évidence penchée sur la question avant de faire son apparition à la cour de Gebnout IV – n’apprend sans doute rien ici, mais se montre intéressée ; toutefois, elle ne comprend pas ce qu’entend dire Vat quand il mentionne ouvertement la problématique de la « résurrection », ce qui lui fait hausser un sourcil : n’est-ce pas là, justement, une question plus religieuse que scientifique ? Elle s’étonne de ce que le Docteur Suk, avec son conditionnement et sa formation rationaliste, trouve quoi que ce soit de « fantastique » et enthousiasmant dans ce débat ; mais Vat lui répond que la question l’intéresse justement sur un plan scientifique, non religieux : il s’agit, avec les outils de la science de l’Imperium, de trouver comment vaincre la mort… au-delà, sans doute, des seules méthodes connues, et notamment de la consommation d’épice gériatrique. Linneke Wikkheiser est visiblement intriguée, sans s’engager pour autant ; parvenue à ses quartiers, elle prend congé du Docteur Suk, en lui disant qu’il sera sans doute possible de reprendre cette intéressante conversation ultérieurement.

 

Bermyl, quant à lui, se trouve toujours à Heliopolis. Il s’occupe pour l’essentiel de préparer le raid sur le camp des Atonistes de la Terre Pure, destiné, soit à s’emparer des cartes de Sabah, soit à exfiltrer tout bonnement la cartographe. Mais il ne veut pas agir de manière précipitée, et s’en entretient donc tout d’abord, à distance, avec Ipuwer. Celui-ci lui concède que l’opération n’est pas urgente à proprement parler – mais elle est bien d’une importance capitale. Ce qui compte avant tout aux yeux du siridar-baron, outre la récupération de ces précieux documents, est la certitude que l’on ne puisse en rien imputer cette action à la Maison Ptolémée, aucun soupçon ne doit peser sur elle. Faut-il alors agir quand même dès ce soir ? Non : il faut être sûr de son coup, quitte à passer quelques jours encore à peaufiner le raid.

 

Après quoi Bermyl aborde un autre sujet : l’attitude à adopter à l’égard d’Elihot Kibuz, le Maître-Assassin fantoche dont il a récupéré les attributions, et dont la loyauté a pu être fortement questionnée, les soupçons de Bermyl à son égard étant en partie confirmés par l’interrogatoire déguisé que lui a imposé Vat Aills sous couvert d’examen médical. Peut-être serait-il possible de tourner son ressenti et sa rancune en leur faveur ? Bermyl suggère de mettre en scène une houleuse séance de réprimande, où Ipuwer blâmerait Bermyl de ses nombreux manquements (l’Assassin avance humblement que le siridar-baron n’aurait sans doute guère à se forcer…) en présence de Kibuz ; après quoi un Bermyl amer se confierait à son homme de paille, lui confessant qu’il regrette le précédent siridar-baron, Namerta… Il s’agirait dès lors de jouer sur cette tendance de Kibuz, de le pousser à l’enquête façon « baroud d’honneur », et d’en faire en quelque sorte un peu un « agent double », sinon de l’amener à des révélations potentiellement utiles… Ipuwer, dans cette suggestion, voit surtout l’occasion d’éliminer définitivement le Maître-Assassin fantoche… mais ce n’est de toute façon pas une priorité : d’abord, les cartes ; les rapports de Nefer-u-pthah, l’espionne que Bermyl a assigné à la tâche de filer Kibuz, détermineront ultérieurement la marche à suivre en ce qui concerne le vieux domestique aigri. Sans doute faudra-t-il aussi jouer du lien de confiance qui subsiste entre Kibuz et Vat Aills ?

 

Bermyl demande enfin à Ipuwer s’il a d’autres instructions à lui confier, mais ce n’est pas le cas – il se contente d’insister à nouveau sur la discrétion absolue requise dans le cadre du raid sur le camp des Atonistes de la Terre Pure. Le siridar-baron suggère à son assassin de requérir aux services du Conseiller Mentat Hanibast Set pour organiser au mieux l’opération, sans laisser la moindre imprécision aux conséquences éventuellement fatales. Bermyl s’attèle à la tâche, s’en entretenant d’ores et déjà avec son agent Kambish dans un lieu secret (et extérieur au camp de Thema Tena, où la couverture de l’agent a été grillée de manière certaine…)

 

Au Palais de Cair-el-Muluk, Németh va rendre visite à sa mère Dame Loredana, à l’heure du thé. Si l’ancienne baronne n’est pas d’une nature expansive, Németh, qui la connaît bien au-delà de leurs rapports parfois conflictuels, n’a pas manqué de constater sur ses traits un léger malaise en rapport avec la présence de la Révérende-Mère Taestra Katarina Angelion. Aussi mentionne-t-elle d’emblée cette prestigieuse invitée, demandant à sa mère qu’elle lui confie ce qu’elle sait de cette « vieille amie », et Dame Loredana n’est pas dupe… Après un temps d’arrêt, elle confie à sa fille la vérité à son sujet : elle n’a pas rencontré par hasard la Révérende-Mère sur Wikkheim ; et, si elle la connaît depuis longtemps, c’est parce qu’elle est en poste permanent sur Gebnout IV… En secret, bien sûr ; et qu’elle ait choisi de profiter de cette occasion exceptionnelle pour se montrer publiquement à la cour n’a pas manqué de l’étonner… et de l’inquiéter : pour qu’elle agisse ainsi, la situation doit être extrêmement grave ! Mais il faut que Németh lui parle – Dame Loredana n’a au fond rien de plus à dire à ce sujet, il faut s’adresser directement à la vieille Révérende-Mère. Németh se dit tout à fait désireuse de s’entretenir avec elle, tout en affichant clairement qu’elle ne tolèrera aucune ingérence de l’Ordre dans les affaires de la Maison Ptolémée. Dame Loredana comprend fort bien cette attitude de principe – mais si, à la différence de sa fille, elle n’a jamais prisé la politique, son expérience auprès du siridar-baron Namerta lui a cependant appris une chose essentielle : à terme, les concessions de part et d’autre sont inévitables ; il faut accepter des compromis – ce qui n’est pas la même chose que des compromissions… Németh, la situation l’imposant, mentionne son rapport ambigu au Bene Gesserit : elle a longtemps gardé une dent contre l’Ordre après ses épousailles ratées avec un Ophelion et sa coucherie avec Cassiano Drescii, quinze ans plus tôt (l’Ordre l’avait sèchement sermonnée, et n’était pas pour rien dans son retour honteux sur Gebnout IV, sans autre forme de procès…) ; mais la situation a changé : l’accession au trône de son frère Ipuwer l’a amenée à assurer la gouvernance effective, nécessitant une approche autrement pragmatique – en politique aussi consciente qu’habile, Németh sait très bien qu’une rancune toute personnelle à l’encontre des sœurs du Bene Gesserit ne saurait décider de ses choix et de ses actions les concernant. Elle peut donc entendre les suggestions ou demandes de l’Ordre – à la condition qu’il ne se montre pas d’une arrogance intraitable, toutefois… En fait, Németh est très curieuse des intentions des Sœurs, et ne le dissimule en rien…

 

Par ailleurs, les paroles échangées avec sa mère lors de leur dernière rencontre – tout particulièrement celles portant sur Namerta – l’ont beaucoup marquée, voire perturbée. Elle se demande, devant sa mère, s’il n’y aurait pas « d’autres moyens » d’obtenir des réponses dans cette complexe affaire ? L’allusion est extrêmement voilée… mais Dame Loredana comprend où sa fille veut en venir : c’est la Prescience qui l’intrigue… Sans répondre très clairement à cet égard, Dame Loredana ne peut réprimer un geste instinctif, tournant la tête vers la simple commode de sa chambre relativement austère – où l’élément le plus luxueux est très probablement, et bien en évidence, son jeu de Tarot du Gollam (que Németh connaissait bien : petite fille, elle passait beaucoup de temps à admirer les lames, d’une finition remarquable, et voyait régulièrement sa mère y recourir, si elle ne l’a jamais vraiment formée à l’interprétation des tirages)… Dame Loredana ne dit pour l’heure rien à ce sujet, mais voit très bien où sa fille veut en venir ; et cette simple allusion, étrangement, lui a fait entrevoir des possibles insoupçonnés… Németh, jouant de son avantage, avance que cette douloureuse affaire, d’une manière inattendue, pourrait rapprocher une nouvelle fois la mère et la fille ?

 

Autre chose cependant : que faut-il penser de Linneke Wikkheiser ? Dame Loredana, là encore, ne se mouille pas trop – se contentant pour l’heure de lister des évidences : la femme est indéniablement de très haut rang, elle a un caractère marqué qui joue en sa faveur, son intelligence, à l’instar de sa beauté et de sa grâce, ne saurait faire de doute… Elle concède enfin que ce serait assurément un très beau parti pour Ipuwer – mais doute que l’union envisagée se concrétise… Németh met en avant le rapport des Wikkheiser à la technologie, pour elle une raison essentielle de tenter un rapprochement avec la prestigieuse Grande Maison ; mais c’est là un point de désaccord, voire de discorde, avec Dame Loredana : la mère et la fille ne se sont jamais entendues sur cette question, et ça n’est pas prêt de changer… Dame Loredana se contente, plus froidement, de répéter que Linneke Wikkheiser est sans doute « une femme très bien », et coupe court à la discussion. Németh n’insiste pas, et se retire, après avoir assuré sa mère qu’elle s’entretiendrait bientôt avec Taestra Katarina Angelion.

 

Ipuwer, bien conscient de son ridicule lors de la réception des nouvelles invitées de la Maison Ptolémée, boude dans ses quartiers… Toutes ces affaires l’ennuient au plus haut point – ce n’est pas son monde, ça ne l’a jamais été, et ça ne le sera très probablement jamais. Aussi tue-t-il le temps en se consacrant à sa seule vraie passion : l’escrime – il visionne des holos de fameux duels…

 

Il admet cependant, au bout de quelque temps, qu’il a lui aussi des tâches à mener – bien loin de ces faufreluches qui l’agacent, il peut peut-être avoir son utilité… Aussi contacte-t-il le régiment qu’il avait laissé derrière lui, dans la région du Mausolée, sur le Continent Interdit. Hélas, cette communication s’avère pour le moins frustrante : les interrogatoires supplémentaires de Taa, la commandante des Gardiennes du Mausolée, n’ont rien donné de plus, et pas davantage ceux de ses sœurs… Sur un plan plus pratique, Ipuwer revient sur l’organisation militaire sur place – organisant notamment l’envoi périodique d’équipement pour consolider leur position sur place (il perçoit qu’il y a de fâcheux cafouillages en l’espèce, qu’il ne peut guère rattraper pour l’heure), et suggère à ses hommes de former plus « militairement » les Gardiennes du Mausolée…

 

Il commence par ailleurs à organiser des enquêtes concernant la face habitée de Gebnout IV : les priorités, pour lui, sont d’abord d’obtenir des renseignements exploitables (par son Conseiller Mentat Hanibast Set, notamment) portant sur l’activité des Maisons mineures de la planète (au premier chef, et dans l’ordre, les Maisons Nahab, Menkara et Set-en-isi) ; il s’interroge aussi quant à l’attitude à adopter à l’encontre d’Apries Auletes, le chef de la police notoirement corrompu – et s’il a longtemps toléré ce fâcheux trait de caractère, il y est de moins en moins enclin eu égard aux nombreux dangers de la situation présente…

 

Le Docteur Suk Vat Aills se remet lui aussi au travail. Il commence par rédiger une note à l’intention de Németh portant sur sa brève conversation avec Linneke Wikkheiser, et mentionnant l’intérêt plus ou moins avoué de la dame concernant la problématique de la « résurrection ».

 

Après quoi, il poursuit son enquête visant à repérer sur Gebnout IV des laboratoires « suspects » (en raison de leur consommation étrange de tel ou tel produit, par exemple des matériaux a priori sans rapport avec leurs objectifs affichés ; de même pour des commandes non honorées, ce genre de choses…). La masse d’informations à prendre en compte est telle que Vat doit recourir aux indispensables services de Hanibast Set – le Conseiller Mentat se met au travail avec sa compétence habituelle, et le Docteur Suk ne doute pas que son enquête s’avèrera très instructive.

 

Le Docteur Suk est toujours fortement intrigué par la « cargaison perdue », partie de Khepri mais jamais arrivée à Heliopolis – il a appris depuis que cette commande était au nom d’une certaine Antarta Tes-amen, à Cair-el-Muluk, de toute évidence un prête-nom, et ses entretiens avec Ra-en-ka Soris lui ont permis de comprendre qu’il s’agissait là d’une cargaison unique, très volumineuse, et d’un contenu probablement organique. Mais il ne sait pas vraiment que faire de tout ça pour le moment…

 

Il décide alors d’agir sur un autre tableau, en cultivant son « amitié » avec Elihot Kibuz. Il va rendre visite au Maître-Assassin fantoche dans son bureau, et discute avec lui de choses et d’autres, d’un ton jovial et chaleureux. Après quoi il mentionne au vieillard son « assistant personnel » Armin Modarai (Kibuz sait très bien de qui il s’agit, le jeune homme suivant peu ou prou toujours le Docteur Suk) ; Vat le dénigre d’une manière un peu gênée, disant qu’il ne sait pas quoi en faire : le petit n’est guère expérimenté, et sans doute pas très malin… Il ne s’intéresse pas à grand-chose en dehors de l’athlétisme, des armes, etc. – autant de sujets qui dépassent complètement le Docteur Suk, mais il suppose que c’est bien là le domaine d’Elihot Kibuz : le vieil assassin ne pourrait-il pas lui trouver une « vocation » ? Kibuz s’étonne de cette requête : n’est-ce pas le garde du corps du Docteur Suk ? Certes – mais Vat dit avoir de sérieux doutes sur sa compétence, et avance que l’Assassin pourrait le faire bénéficier d’une instruction bienvenue dans ces questions… Kibuz ne contredit pas ouvertement Vat – mais ce dernier a bien conscience de ce que le vieil homme n’est pas dupe : il est au mieux sceptique, au pire inquiet de cette requête – et sans doute au point de réviser quelque peu à la baisse la confiance qu’il voue instinctivement au Docteur Suk… Il accepte de « former » Armin Modarai – précisant cependant qu’il le « gardera à l’œil »… Autant dire que le jeune homme ne sera pas en mesure de « surveiller » Kibuz et de rapporter quoi que ce soit de suspect à son vrai maître. Vat se retire après quelques paroles destinées à détendre l’atmosphère, mais sait qu’il a fait un faux pas – et se rend compte, trop tard pour aujourd’hui, qu’il a un bien meilleur moyen de cultiver la confiance du Maître-Assassin fantoche, et peut-être même d’en tirer des confidences : il faut jouer sur son propre terrain, la médecine – la tendance à l’hypocondrie de Kibuz, autant que la compétence indéniable du Docteur Suk en la matière, impliquent une relation de confiance d’une tout autre envergure…

 

À suivre…

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Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata

Publié le par Nébal

Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata

KAWABATA (Yasunari), Les Belles Endormies, [Nemureru Bijo], traduit du japonais par René Sieffert, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le Livre de poche, [1961, 1970, 1982] 2013, 121 p.

 

Tant de lacunes à combler… Si j’éprouve depuis pas mal de temps déjà un intérêt marqué pour la littérature japonaise, ma méconnaissance du sujet m’effraie parfois. Il me reste tellement d’auteurs à découvrir – notamment parmi ceux que l’on considère d’ores et déjà comme des écrivains majeurs, et même des « classiques » contemporains… À vrai dire, il en va sans doute de même pour ce qui est du cinéma japonais – quant aux autres domaines artistiques, c’est encore pire ! Mais partons du principe qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir et pour apprendre, hein ?

 

Parmi ces lacunes essentielles, le nom de Yasunari Kawabata s’impose. Unanimement considéré comme un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle, il a aussi reçu une consécration internationale jusqu’alors inédite, étant en effet, en 1968, le premier Prix Nobel de Littérature japonais (il n’y en a eu depuis qu’un seul autre, Kenzaburō Ōe, que je n’ai jamais lu non plus, honte sur moi, mais je compte m’y mettre très prochainement…). Ses œuvres, d’un modernisme étonnant pour un homme par ailleurs très attaché aux traditions (au point de l’avoir conduit au suicide, comme, un peu avant, son disciple et ami Yukio Mishima – sans la superbe du seppuku, toutefois), ont été abondamment traduites, et on le prise pour son élégance sobre, sa finesse dans la représentation des personnages, et son exploration presque compulsive de thématiques telles que la décrépitude, la solitude et la mort, encore que l’amour et l’érotisme y aient également leur part, dans une veine « sensualiste » qui constitue sa propre marque.

 

Parmi ses œuvres, Les Belles Endormies, probablement une des plus célébrées, offre un témoignage essentiel de cette approche. Ce très court roman – cadeau bienvenu et ô combien appréciable –, qui a été régulièrement adapté et cité, notamment par Gabriel Garcia Márquez, qui en a peu ou prou livré une « reprise », use d’une mécanique d’une élégante simplicité (apparente ?) pour illustrer tous ces thèmes avec un brio indéniable.

 

Le point de vue est celui du vieil Eguchi – un homme de 67 ans, et il est obsédé par cet âge, conscient de s’acheminer vers l’ultime phase de la vieillesse, inacceptable, mais entendant néanmoins se rassurer au départ, en affirmant sans cesse, dans une tentative désespérée de se convaincre lui-même à défaut des autres, qu’il n’en est pas encore là, qu’il n’a rien à voir avec ces « vieillards » qui lui inspirent un vague mépris teinté d’une crainte autrement plus essentielle, celle d’être bel et bien de leur groupe, à son corps défendant… Or c’est bien un comportement de vieillard qu’adopte Eguchi, quand il frappe par curiosité à la porte de l’établissement que nous connaîtrons sous le nom de « Belles Endormies ».

 

Dans cette maison de passe hors-normes, affichant un certain mystère permettant peut-être d’adoucir hypocritement son essence de proxénétisme, on accueille des vieillards – mais seulement des « clients de tout repos » – pour leur faire bénéficier d’une bien curieuse prestation, réservée à eux seuls, et qui semble les combler au-delà de toute atteinte : on leur offre de passer la nuit dans le lit d’une jolie jeune fille (mineure, souvent), endormie par une drogue puissante, de sorte que rien, absolument rien de ce que pourrait faire le client ne serait en mesure de la réveiller. Les clients sont invités à prendre à leur tour un somnifère (moins puissant : à leur âge, la drogue des jeunes filles pourrait bien s’avérer fatale…) et de dormir aux côtés de la beauté nue – au matin, le client s’en ira sans que la jeune fille ne se soit réveillée, et elle ne saura absolument rien de l’homme qui a partagé sa couche le temps d’une nuit.

 

La situation a bien quelque chose de sordide – et le proxénétisme initial se souille encore, à certains égards, de la sourde angoisse et de l’irrépressible tentation du viol… On pourrait sans doute arguer que le simple fait d’envisager autant les jeunes filles de la maison comme de purs objets manipulables, offerts aux perversions même uniquement fantasmées de ces vieillards salaces, relève d’ores et déjà du viol. Mais la maison, au travers de la maquerelle intransigeante qui accueille les vieux débris, y insiste : il ne faut rien faire « de mauvais goût », et c’est bien pour cela qu’elle n’accueille que des « clients de tout repos »… Triste euphémisme mettant en avant la décrépitude avancée de ces quasi-morts que sont les clients. Ils peuvent regarder, ils peuvent même toucher, mais doivent s’abstenir de toute incartade vulgaire – comme par exemple glisser un doigt dans la bouche de la « Belle Endormie »… Aussi étonnant que cela puisse paraître, les clients se tiennent à ce règlement – peut-être d’autant plus que la tentation d’y contrevenir les obsède… tout en leur faisant prendre conscience que leur âge canonique, finalement, ne les y autorise pas forcément davantage.

 

Et c’est bien le problème. Eguchi, s’il se rend dans la maison par curiosité un brin perverse, sur la recommandation d’un camarade tout aussi âgé, a beau mettre en avant qu’il est « encore un homme », les cinq nuits qu’il va passer dans la maison (une par chapitre, toujours avec une « Belle Endormie » différente – et même deux, en une occasion) l’amèneront à admettre que cette prétention a quelque chose de futile, et qu’il se voilait la face…

 

Mais est-ce si grave, au fond ? Ce n’est pas dit. Les ruminations d’Eguchi l’amènent bien, et plus que jamais, à prendre conscience de sa déchéance, illustrent cruellement sa solitude de vieux bouc dont les femmes ont quitté la vie (et parmi elles son épouse décédée ainsi que ses filles parties fonder leurs familles, ce ne sont pas les moindres), et l’amènent irrémédiablement à envisager, qui guette non loin, la mort, laquelle achèvera tout comme il se doit. Mais Eguchi, au fond, n’est pas totalement seul – il a pour lui ses souvenirs, éléments essentiels de ce qui fait l’homme (probablement davantage que la simple aptitude physique qui semble tout d’abord l'obséder…). Quand le vieillard scrute, voire dissèque de ses yeux, les « Belles Endormies », au fil de longs paragraphes dont la précision quasi clinique est heureusement balancée par une sensualité de tous les instants, exacerbée autant qu’il est possible, des images d’un passé peut-être mythique viennent systématiquement compléter le tableau et, en floutant la réalité des jeunes filles inconscientes, expriment une réalité d’un autre degré, et sans doute plus fondamentale encore pour le vieil homme : le spectacle morne autant qu’excitant des « Belles Endormies » le renvoie toujours à d’autres belles, bien conscientes pour leur part – le souvenir parfois douloureux, et pourtant réconfortant, de toutes ces femmes qui ont émaillé sa vie d’homme. Du premier flirt – l’odeur de lait de l’endormie le renvoyant à cette scène étrange et forcément inoubliable qui l’avait vu lécher une goutte de sang perlant au sein de sa fiancée – aux derniers échos d’une sexualité défaillante, qui aimerait persister contre tout espoir, et requiert pour simplement exister d’être pimentée d’adultère… Encore que le rapport d’Eguchi aux femmes soit sans doute plus complexe que cela – au cœur des premiers souvenirs, tournés vers la découverte adolescente, s’insinuent insidieusement les images de l’épouse et des enfants, tandis que, dans une quasi-parodie de satori psychanalytique, la fréquentation de la maison aux « Belles Endormies » l’amènera en définitive, tandis qu’il cherche à mettre de l’ordre dans ses souvenirs, à prendre conscience que la première femme de sa vie était sa mère…

 

L’exploration de ces souvenirs, quels qu’ils soient, convainc finalement Eguchi que, quoi qu’il ait pu prétendre à ce sujet, il est bien en fin de parcours, que l’issue fatale n’est sans doute guère éloignée, et qu’il n’a pas vraiment le choix : autant l’accepter. Pourtant, sa fréquentation de la maison de passe n’est pas aussi macabre qu’on pourrait le croire – car cette dimension, si elle est au cœur du propos, passe aussi par une vibrante exaltation des souvenirs ; que ceux-ci prennent la forme de rêves rassurants et nostalgiques ou de douloureuses réminiscences tendant vers le cauchemar – les deux sont forcément de la partie –, peut-être portent-ils en eux cet élément fondamental : l’admission que, si la vie doit avoir un terme, elle valait néanmoins d’être vécue. L’angoisse et la curiosité morbide qui caractérisaient tant Eguchi lors de sa première nuit dans la maison, ses fanfaronnades ne trompant personne, et probablement lui pas davantage que le lecteur témoin de ses fantasmes, cèdent progressivement le pas à une forme d’acceptation sereine – même si la tentation d’outrepasser le règlement de la maison est toujours là, même si les relations avec la maquerelle sont de plus en plus houleuses, autant de témoignages d’une volonté de puissance revendiquée sinon concrétisée (encore que l’on soit peut-être plus du côté du vouloir-vivre, c’est à débattre – la tentation du suicide au côté des belles demeure pourtant, comme une apothéose finalement non dénuée d’aspects hautement désirables), Eguchi n’en est pas moins, à mesure que l’on se rapproche de la fin (et de sa fin), autrement plus apaisé qu’il ne l’était au début ; et si ses visites répétées encore qu’impulsives – toujours au dernier moment, ce qui explique qu’il se voit confier à chaque fois une fille différente – à la maison des « Belles Endormies » ont un caractère d’addiction marqué, la sérénité qu’il hérite en fin de compte des jeunes filles inconscientes, ce don précieux qu’elles lui font sans en rien savoir, dégagent en définitive le roman d’une morbidité trop étouffante et, peut-être plus encore, parviennent paradoxalement à évacuer tout le sordide de la chose pour mieux mettre en lumière la richesse appréciable de la vie sensuelle, même chez un homme qui bientôt ne sera plus là.

 

Les Belles Endormies, au-delà de sa brièveté et de la simplicité apparente de son dispositif, répétitif par nature – les cinq nuits d’Eguchi dans la maison relevant peu ou prou du même schéma, ce qui, étrangement ou pas, souligne peut-être d’autant plus l’évolution du personnage –, est un roman d’une grande beauté et d’une grande richesse. Son contenu, d’ailleurs, suscitera sans doute des réactions différentes chez chaque lecteur, et « l’interprétation » que je viens d’en livrer pourra peut-être même passer comme étant complètement à côté de la plaque chez plus d’un… Peu importe ? Demeure la certitude de l’élégance et de la finesse du livre. Et la majesté humble d’une plume délicate et joliment rendue par la traduction de René Sieffert (avec peut-être un tout petit bémol en ce qui concerne les rares dialogues, pour le coup étonnamment ampoulés à l’occasion) est tout aussi indubitable. Enfin, il y a cet érotisme un brin pervers et déconcertant, délicieux à n’en pas douter dans son décalage – qui n’a pas manqué, mais peut-être à tort, de me renvoyer à d’autres belles pièces du genre dues à des auteurs japonais : La Clef de Junichirō Tanizaki, ou encore, au cinéma, L’Empire des sens de Nagisa Ōshima, où la morbidité est également de la partie, encore que d’une manière bien différente – et où la place de la femme est tout autre, sans doute…

 

À n’en pas douter, il me faudra poursuivre la découverte de Yasunari Kawabata – et de biens autres auteurs encore… Je ne m’en plains pas, loin de là – sachant qu’il y a bien des trésors à lire dans ce domaine que j’entends plus que jamais approfondir.

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Achtung ! Cthulhu : Guide du Front Pacifique

Publié le par Nébal

Achtung ! Cthulhu : Guide du Front Pacifique

Achtung ! Cthulhu : Guide du Front Pacifique, Sans-Détour, 123 p.

 

Le Guide du Front Pacifique est le premier supplément de contexte de la gamme Achtung ! Cthulhu chez Sans-Détour. Rappelons en effet que le diptyque de base (Guide de l’Investigateur pour la Guerre Secrète et Guide du Gardien pour la Guerre Secrète) se focalisait sur le seul front d’Europe de l’Ouest – pas forcément le plus palpitant des théâtres d’opération en ce qui me concerne, d’ailleurs… Mais la Deuxième Guerre mondiale, et pour cause, était d’une tout autre ampleur ; et les autres fronts se voient donc consacrer des suppléments dédiés : outre ce Guide du Front Pacifique (qui, au-delà de son titre, envisage en fait tout le théâtre d’opération extrême-oriental, avec le Japon pour antagoniste essentiel – on retrouve cet élément propre à la gamme, et qui m’avait déjà vaguement déçu dans ses premiers titres, voulant que les PJ ne puissent incarner que des Alliés… Mais passons : outre le Pacifique à proprement parler, ce cadre inclut donc aussi la Chine ainsi que l’Asie du Sud-Est, avec d’ailleurs une certaine insistance sur la Birmanie), est aussi déjà paru un Guide du Front de l’Est (celui qui m’attirait le plus à la base, instinctivement), et un Guide de l’Afrique du Nord ne devrait pas tarder.

 

Les spécificités très fortes du Front Pacifique en font un cadre de jeu des plus intéressants – et j’avoue que la lecture de ce supplément n’a pas manqué de me rappeler quelques très forts souvenirs : l’époque où, gamin, je me régalais des aventures de Buck Danny dans le cadre des « Tigres Volants », et, plus encore sans doute, où je relisais sans cesse Tarawa, atoll sanglant, des mêmes auteurs (je ne sais pas si ça passerait toujours aujourd’hui…) ; ce cadre passe aussi par l’évocation des camps de détention japonais – thématique forte, qui se voit d’ailleurs, et très justement, accorder des développements significatifs ici : souvenirs du Pont de la Rivière Kwaï, bien sûr (le roman de Pierre Boulle et le film de David Lean), d’Empire du Soleil (assez peu le film de Spielberg, dont je ne me souviens guère, mais le roman de J.G. Ballard m’a bien autrement marqué, si je l’ai lu somme toute récemment), et du Furyo de Nagisa Oshima… Plus récemment, et plus globalement, on peut aussi mentionner le diptyque de Clint Eastwoord, Mémoire de nos pères (OK sans plus) et surtout Lettres d’Iwo Jima (putain de chef-d’œuvre). Ou, davantage par la bande, Le Tombeau des Lucioles (le récit d’Akiyuki Nosaka, le film d’Isao Takahata)… Il y a donc amplement de quoi faire – reste à voir ce qu’on en fait…

 

Commençons par la première impression quand on feuillette le livre (assez court) : comme pour ses prédécesseurs, c’est ici du bon travail : les couleurs assez pâles fournissent un cadre agréable car en rien agressif, et si les illustrations ne sont somme toute guère abondantes, elles sont assurément de qualité – quelques photographies un peu retravaillées mais d’une manière bienvenue, des illustrations sobres et pertinentes d’un trait qui ne manque pas de rappeler Mignola, des cartes joliment lisibles… La mise en page ne fait pas de folies, mais s’avère parfaitement appropriée – d’autant que la répartition des encarts est bien gérée. Le livre est donc très agréable à l’œil, trouvant un juste milieu entre l’austérité relative du noir et blanc de L’Appel de Cthulhu et la débauche de couleurs d’autres gros éditeurs du genre (en y repensant, cela fait pas mal penser à un autre bouquin de Sans-Détour, le livre de base de La Brigade Chimérique).

 

J’ai régulièrement pesté, par contre, sur la « qualité » des traductions de Sans-Détour et leur abondance de coquilles… Ici, même s’il y a bien des choses à reprocher, on est sans doute dans la moyenne « honorable » de cet éditeur souvent fâché avec les mots. Je relève quand même un point qui m’a un tantinet agacé – ça peut paraître du pinaillage pour un point de détail, mais peu importe : une fois de plus, la traduction abuse d’expressions anglaises laissées telles quelles, ce qui est particulièrement pénible quand elles s’appliquent, comme c’est souvent le cas ici… à des termes japonais ! D’où des situations absurdes – par exemple quand on lit la section consacrée aux PNJ, et qu’on ne comprend que la « Special Naval Landing Force » est une unité japonaise qu’au moment de voir, dans les compétences, que ces gens-là ont le japonais pour langue maternelle… Il y aurait bien d’autres exemples dans ce goût-là, hélas.

 

Mais passons au contenu. Comme d’habitude, on commence par des éléments de background « non lovecraftiens », s’étendant sur le seul contexte historique du jeu. D’entrée, une longue chronologie, qui commence bien avant Pearl Harbor, et s’arrête au tout début 1945. C’est globalement bien fait, d’une lecture agréable, et sans doute instructive : j’y ai appris pas mal de choses, parfois d’importance, parfois plus à la manière de détails pittoresques mais bienvenus. Suivent des chapitres plus brefs mais aussi plus précis, sur le Japon, sa culture et sa situation politique à l’époque, puis sur « l’équilibre des forces » sur le théâtre d’opération ; c’est là encore bien fait, d’une lecture agréable et intéressante, qui va à l’essentiel sans s’encombrer de trop de précision (celle-ci est souvent souhaitable, mais à condition de ne pas devenir étouffante ; le supplément, ici, dose bien ses informations). L’ensemble de ces trois premiers chapitres ne manque pas de faire de l’effet – notamment dans la manière où ils détaillent le caractère irrépressible de l’invasion japonaise (jusqu’à Midway, disons), qui contient en tant que tel suffisamment d’horreur pour effrayer les PJ sans les menacer d’emblée avec des bestioles tentaculaires et non-euclidiennes. Après quoi un chapitre du même ordre traite des prisonniers de guerre, comme mentionné plus haut.

 

Pas de technique jusqu’alors – cela n’intervient qu’à partir du chapitre cinq, offrant de nouvelles opportunités de personnages à incarner, toujours partagées entre les deux systèmes adoptés, celui de L’Appel de Cthulhu et celui de Savage Worlds. Et c’est bien fait.

 

Un long chapitre six s’intéresse ensuite à l’équipement militaire (pour l’essentiel armes et véhicules), avec une focalisation sur les outils propres à l’armée japonaise (ceux des Alliés, globalement, ont déjà été traités dans les livres de base, même s’il y a quelques rajouts) ; s’en dégage une idée pas forcément attendue : le matériel des Japonais est clairement inférieur à celui des Alliés – la hiérarchie nippone affirmant pouvoir compenser ce relatif retard technologique par la bravoure et l’obéissance inconditionnelle de ses soldats, toujours prêts à mourir pour l’Empereur (ce qui nous renvoie au deuxième chapitre, très bien fait). Une exception, mais de taille : au début de la guerre, les chasseurs nippons immortalisés sous le nom de « zéros » sont clairement plus efficaces que tout ce que les Alliés peuvent leur opposer ; mais la machine de guerre américaine, une fois mise en branle, ne tardera pas à rattraper son retard, et même à dépasser, assez rapidement, cet avion japonais emblématique, au point de le rendre quasi obsolète. Ce chapitre est très détaillé, très précis – sans doute trop à mon goût, mais dans le contexte particulier à Achtung ! Cthulhu, je veux bien croire que ce catalogue méticuleux peut faire sens…

 

Un bref chapitre est alors consacré aux spécificités du conflit – ce qui inclut des choses comme la stratégie globale de part et d’autre (d’île en île ou à saute-mouton), et, de manière plus concrète et sans doute plus directement utile en jeu, les particularités du terrain, tout spécialement tropical – le déplacement dans les jungles n’a pas grand-chose à voir avec les autres théâtres d’opération, et le risque de maladie et d’infection est tout autre.

 

Jusqu’ici, rien de lovecraftien : on n’entre dans cette thématique qu’à partir du chapitre sept, un des deux seuls, d’ailleurs, à vraiment envisager cet aspect du jeu… ce qui est pour le moins paradoxal. On y trouve des développements portant sur un certain nombre de bébêtes (et pas tant que ça les cultes qui leur sont directement associés, d’ailleurs – mais on avait déjà envisagé plus haut le rôle des sociétés secrètes), de manière plus ou moins convaincante… D’autant que l’on retrouve ici un aspect déjà flagrant dans le Guide du Gardien pour la Guerre Secrète : en fait de lovecrafterie, l’orientation « pulp » du jeu (que ce terme est déformé, quand on y pense…) relève souvent davantage de la derletherie (avec parfois même du Brian Lumley à l’horizon) ; forcément, en cultiste maniaque de la plus stricte et débile orthodoxie lovecraftienne, ça me chatouille à l’occasion les narines… Mais sans doute à plus ou moins bon droit. Bon, voilà : les Grands Anciens emprisonnés et exilés par des dieux plus sympathiques, etc. Mf. Les développements portent pour l’essentiel sur le rôle de trois races de créatures (avec des caractéristiques pour les figures mentionnées et le cas échéant divers PNJ génériques constituant un bestiaire) : on trouve tout d’abord, sans surprise, les Profonds, liés à Père Dagon et Mère Hydra, et bien sûr à Cthulhu – R’lyeh, après tout, fait bien partie du théâtre d’opération… Le problème essentiel est que ce supplément n’en fait pas grand-chose – et le cadre, dans l’utilisation de ces diverses bébêtes, n’a au fond aucune spécificité, ce qui est très regrettable ; enfin, si, il y en a peut-être une, mais du genre à me déplaire : quelques développements sur les « fils » de Cthulhu…Et j’ai toujours eu du mal avec ces généalogies divines. La deuxième race envisagée est un peu plus intéressante : via les Nagas, des Hommes-Serpents « transcendés », on évoque le cas de l’antique Empire de Valusie, et de la lutte secrète millénaire des Hommes-Serpents contre les humains qui les ont spoliés de leur domination ; les Nagas agissent dans l’ombre, et leur plan d’une ancienneté inconcevable touche enfin à son terme… Dès lors, les Nagas, à la différence des Profonds (qui n’en ont pas moins un rôle à jouer), ont clairement intérêt à intervenir dans le conflit du Pacifique – mais ils le font de manière invisible… Mouais ; plus ou moins enthousiasmant, quand même. C’est étrange, mais, en fin de compte, les développements les plus intéressants de cette section portent sur une pure création derlethienne : le fameux peuple des Tcho-Tcho, terré quelque part, tout au fond de la jungle birmane… Les développements portant sur l’origine de ces horribles personnages sont extrêmement tordus, et véritablement pulpissimes, mais plutôt rigolos, et il y a sans doute de quoi faire sur cette base. D’autres bébêtes sont évoquées, comme les horreurs chasseresses, les larves stellaires de Cthulhu ou les goules de Nankin, mais sans qu’on s’y attarde, et en faisant là encore une utilisation somme toute limitée de ce contexte historique, géographique et culturel bien particulier. Plus intéressants peut-être, on trouve enfin quelques développements sur Nyarlathotep et les cultes qui le servent dans la région (l’Ordre de la Femme Boursouflée en Chine, le Culte de la Chauve-Souris des Sables en Australie), qui, comme de juste, entrent directement en résonance avec les événements décrits dans la célébrissime campagne des Masques de Nyarlathotep – un Gardien tout spécialement ambitieux peut sans doute en tirer des choses amusantes…

 

Le chapitre suivant, très court, poursuit l’exploration de la dimension véritablement « cthulienne » du contexte en traitant d’artefacts (bof), de grimoires (pas forcément liés au cadre) et de sortilèges (même chose, et je n’ai jamais aimé cette dimension du jeu, n’en faisant que très rarement usage). Du catalogue sans vraiment d’âme…

 

On revient ensuite au contexte politico-militaire et dégagé de toutes considérations « mythiques », avec un long chapitre s’attardant sur les PNJ. On y trouve quelques éléments biographiques (sans caractéristiques chiffrées) concernant des personnalités historiques tout particulièrement notables (ce qui inclut aussi bien Tojo que MacArthur ou Mao Tse-Tung), puis, de manière autrement ample, des PNJ génériques prêts à l’emploi pour toutes les armées du théâtre d’opération (sans la moindre dimension « lovecraftienne », donc) ; c’est évidemment utile, et sans doute bien fait…

 

Mais on en arrive maintenant au deuxième aspect où ce supplément pèche tout particulièrement : il ne comprend pas le moindre scénario, se contentant de livrer trois rapides esquisses, par ailleurs guère palpitantes… Et j’ai trouvé ça vraiment regrettable : un contexte pareil, du fait de ses nombreuses spécificités, aurait dû impliquer un exemple permettant de mettre en lumière ces différents aspects et comment les gérer… ce qui n’a rien d’évident. Et est à vrai dire assez révélateur des lacunes globales du supplément – et j’en viens de plus en plus à me dire que c’est la gamme entière qui pèche à cet égard…

 

Bilan ? Un bref supplément d’une lecture agréable, plutôt bien fait dans sa dimension historique et « documentaire », riche d’éléments prêts à l’emploi dès lors qu’ils relèvent de la dimension « réaliste » du contexte, mais ne tirant en rien parti des aspects « cthuliens » qui devraient l’épicer. La faiblesse du background, à cet égard, est franchement navrante, et l’absence du moindre scénario illustrant ces thématiques complexes relègue ce guide au rang d’une aide de jeu « technique », peu ou prou inutilisable cependant telle quelle, le Gardien désireux de saupoudrer de tentacules une épopée militaire sur ce front hors-normes étant grosso modo livré à lui-même… Autant dire que ce supplément s’avère d’un intérêt douteux, laisse même une fâcheuse impression de vide, et je crains qu’il ne m’incite à arrêter là les frais concernant la gamme Achtung ! Cthulhu, qui, décidément, ne me satisfait pas.

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Le Camp du chien, d'Algernon Blackwood

Publié le par Nébal

Le Camp du chien, d'Algernon Blackwood

BLACKWOOD (Algernon), Le Camp du chien, nouvelles traduites de l’anglais par Jacques Parsons, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, [1962, 1964] 1975, 184 p.

 

Algernon Blackwood était un immense écrivain fantastique, très populaire en son temps outre-Manche. Cependant, je ne sais pas ce qu’il en est là-bas, mais dans notre triste pays d’en France, il a été largement oublié… La collection « Présence du futur » avait publié en son temps quatre recueils de ses nouvelles fantastiques, et, étrangement, « Rivages/Noir » un de plus, consacré à son plus célèbre personnage, le détective du surnaturel John Silence, mais tous ces titres ne peuvent plus se rencontrer, avec de la chance, que chez les bouquinistes… Le seul ouvrage de Blackwood aisément disponible aujourd’hui en français est l’excellent L’Homme que les arbres aimaient, publié il y a quelques années de cela par L’Arbre Vengeur (merci, L’Arbre Vengeur !), et qui compile cinq nouvelles (dont deux longues novellas) tirées des « Présence du futur », et notamment « Les Saules », souvent considéré comme le chef-d’œuvre de l’auteur. Lovecraft, en tout cas, qui citait Blackwood parmi les « maîtres modernes » du fantastique dans Épouvante et surnaturel en littérature (aux côtés de Lord Dunsany, Arthur Machen et M.R. James), considérait ce texte, à certains égards « proto-lovecraftien » par ailleurs, comme le sommet de la littérature « weird ». Il est d’autant plus triste qu’il soit relativement tombé dans l’oubli aujourd’hui…

 

Mais, enchanté par la lecture de L’Homme que les arbres aimaient, je me suis procuré les quatre recueils en « Présence du futur » pour approfondir le sujet. J’ai beaucoup apprécié, en dépit de son titre parfaitement idiot et inapproprié, Élève de quatrième… dimension (où figure également « Les Saules »), et poursuis aujourd’hui avec Le Camp du chien – titre bien terne sans doute, mais reprenant celui du plus long texte le composant ; le livre souffre en fait bien davantage, cette fois, de sa quatrième de couverture, absolument pas bandante du tout – mais il est vrai, peut-être, qu’en exprimer l’intérêt en quelques lignes à peine n’est pas des plus aisé…

 

Le recueil comprend seulement trois nouvelles – si la première est d’un format relativement classique, les deux suivantes sont bien plus amples.

 

On commence avec « La Folie de Jones », récit que j’avais déjà lu dans L’Homme que les arbres aimaient ; c’était probablement, dans le cadre de cette compilation, le récit qui m’avait le moins marqué, même si je l’avais tout de même apprécié. Peut-être est-il mieux repassé à la relecture, en fait… Le titre met l’accent sur la dimension psychologique du conte, qui fait sans doute l’essentiel de son intérêt. Nous y suivons donc Jones, un employé de bureau, qui entretient une relation passablement conflictuelle avec son supérieur. Rien que de très commun, sans doute… Mais Jones est doté d’un imaginaire puissant, et ses rêves l’amènent à envisager la question d’une manière bien différente ; il est en effet persuadé de se souvenir de ses vies antérieures (un thème décidément récurrent dans le fantastique de l’époque – et qui a par exemple beaucoup marqué Robert E. Howard, sous la forme de la « mémoire raciale », notamment dans les textes faisant figurer James Allison), et l’exploration de ces passés sans doute moins grisonnants que le quotidien d’un banal employé de bureau va décider de son avenir ; un mystérieux fantôme issu de ses souvenirs (Thorpe, un homme mort cinq ans plus tôt) hante bientôt Jones, et lui montre une scène odieuse de torture, quatre siècles auparavant, en Espagne ; et il lui explique que ce bourreau était l’incarnation d’alors de son chef, tandis que la victime n’était autre que Jones lui-même ! Jones, torturé et enfin mis à mort, mais qui n’a jamais dénoncé son ami Thorpe à la vindicte de la brute sanguinaire… Ce tort ancestral – présenté par Thorpe comme une dette qu’il lui faut enfin régler – obnubilera dès lors Jones, qui entendra s’accomplir en exerçant enfin sa vengeance… Bien évidemment, la nouvelle joue, du début à la fin, de la tension entre deux possibilités : la réalité des allégations de Thorpe (mais doit-elle pour autant légitimer cet ersatz de « justice karmique » ?), et… « La Folie de Jones ». Au-delà du titre, cependant, le récit ne tranche pas vraiment – encore que la passion vengeresse de Jones, difficilement défendable devant la moindre cour de justice, ne manque pas de perturber par son côté essentiellement malsain et obsessionnel… C’est un texte malin et bien fait, qui développe astucieusement le thème de la réincarnation, pour en tirer quelque chose de tout à fait propice à l’enthousiasme du lecteur.

 

« Le Camp du chien » est bien différent – presque à l’opposé, en fait. Par ailleurs, je n’en avais pas idée en en entamant la lecture, mais il s’agit là d’un long récit faisant intervenir le détective de l’étrange John Silence (mais ne figurant pas dans le recueil consacré au personnage chez « Rivages/Noir »). C’est ici, tout particulièrement, que la quatrième de couverture pèche par son impuissance : les points d’exclamation et de suspension n’y changent rien, se contenter de dire qu’une femme entend un chien, et qu’un chien sort d’une tente, présenté ainsi, ça n’a sans doute pas grand-chose de terrifiant… Mais la nouvelle, au fond, n’est pas terrifiante ; inquiétante, oui, mais débouchant sur une conclusion étonnamment positive… Toutefois, pour que cet effet d’inquiétude fonctionne, il faut en passer par une longue – très longue – mise en place ; et ce n’est pas un reproche de ma part, bien au contraire, en fait : cette mise en place qui prend son temps est clairement ce qui fait l’intérêt de la nouvelle… En fait, j’ai beaucoup aimé cette introduction – et c’est quand le personnage de John Silence arrive pour expliquer ce qui se produit et gérer le problème qu’il m’est devenu passablement indifférent… Car la nouvelle bénéficie avant tout de son cadre, brillamment décrit, et qui insère petit à petit la surnature, par essence inquiétante, dans une nature sauvage à la beauté fascinante, mais recelant forcément, au milieu des ombres et de la brume, de quoi faire frissonner les héros et le lecteur par leur biais… Dans un sens, « Le Camp du chien » est ici très proche de « Les Saules » ; nous y retrouvons là encore des gens issus de la bonne société accomplissant un voyage les plongeant dans la nature la plus indomptée – pas le cours du Danube dans ses régions les plus désolées, ici, mais un ensemble de petits îlots de la Baltique, non loin des côtes suédoises. Cinq personnages (un ancien pasteur, son épouse guère à sa place en un endroit pareil, leur fille passablement sauvageonne, un ami canadien fou amoureux de la précédente, et le narrateur) se sont en effet lancés dans une longue expédition dans la région, plusieurs mois de camping dans la nature sauvage. L’enthousiasme de nos touristes a quelque chose de communicatif, et la beauté quelque peu morne du cadre est bien rendue ; l’inquiétude qui lui est inhérente aussi… La jeune fille, notamment, se confie bien vite au narrateur : elle sait la passion que lui voue le Canadien, mais n’ose pas lui rendre la pareille, et le trouve bien trop envahissant… Le chien n’interviendra que bien plus tard ; et, bien loin de l’effet raté de la quatrième de couverture (et sans doute aussi de cette pauvre tentative de compte rendu), son apparition – ou plutôt sa perception, tout d’abord – suscite bien une certaine angoisse. Il faut comprendre qu’elle est à maints égards justifiée par le cadre : ce chien, que l’on entend hurler au loin, puis de plus en plus près, puis grattant la terre devant la tente de la demoiselle, puis… Ce chien, donc, effraie parce qu’il n’a pas lieu d’être : les îlots sont déserts, au point que nos campeurs n’y croisent peu ou prou pas la moindre faune, et la probabilité d’un chien sauvage nageant jusqu’à atteindre le campement des touristes est très improbable… Bon, je ne doute pas que vous ayez compris le pourquoi du comment, hein – il ne m’a pas échappé, après tout… Mais disons SPOILER au cas où : le « chien » en question relève plutôt du loup-garou, et, bien sûr, sa présence est directement liée à l’amourette contrariée du Canadien et de la jeune fille – l’idée, exposée par le docteur Silence qui rejoint nos héros à l’appel (qu’il avait d’ailleurs pressenti…) du narrateur, est que la nature sauvage du cadre fait ressortir la nature sauvage des individus ; le « loup-garou », ici, tient en fait du corps astral de l’amoureux, acquérant une certaine corporalité tant il se fait pressant et s’adapte à son environnement, pour lui parfait – et on ne manque pas, c’est amusant, de mentionner que le Canadien a du sang indien dans les veines, et est donc très proche de la sauvagerie, bien plus que nos quatre Anglais bon teint… À partir de l’intervention de John Silence, je dois confesser que la nouvelle a globalement cessé de m’intéresser – le gloubi-boulga occultiste (rappelons que Blackwood éprouvait un grand intérêt pour ces questions, et était membre – mais comme tout le monde à l’époque ? – de la Golden Dawn…) est vite lassant, le bonhomme a tant de certitudes qu’il en devient pénible (d’autant que sa sympathie amicale de tous les instants n’est pas exempte de condescendance pour « ceux qui ne savent pas »), l’explication et la solution qui s’ensuit n’ont pas l’élégance du mystère sauvage de la mise en place. Ce n’est pas totalement inintéressant, pourtant, et cela parvient même à conserver une certaine originalité – notamment dans la mesure où le dénouement est en fin de compte positif, sous la forme d’un « happy end » laissant augurer d’un heureux mariage à la clef (oui, c’est pas vraiment ma came non plus…), mais surtout dans la mesure où cette union semble en définitive justifiée par une sauvagerie assumée et partagée, une régression qui n’est pas nécessairement connotée négativement, et que la jeune fille, en y succombant d’une certaine manière à son tour, aura toutes les raisons d’apprécier, puisqu’elle lui révélera sa sincère passion pour le Canadien, le payant de retour, ce qu’elle n’osait pas s’avouer jusqu’alors… Et ça, ça me paraît plus intéressant. Il n’en reste pas moins que « Le Camp du chien » est une novella plutôt moyenne : encore une fois, j’ai franchement apprécié la longue mise en place, là où la résolution m’a paru autrement plate et guère enthousiasmante.

 

Reste « La Vallée perdue », dont je ne suis pas bien certain de mon appréciation… Pour des raisons toutes personnelles et qui n’ont pas lieu d’être détaillées ici, j’ai bizarrement ramé sur ce récit assez long (mais moins que le précédent) – il m’a fallu plusieurs jours pour l’achever, bordel ! Ce qui n’est pas normal – et a priori pas un bon signe… Pourtant, j’y trouve bien des choses tout à fait brillantes – mais peut-être la nouvelle est-elle un peu trop bavarde ? Je ne vois que ça, en fin de compte… La nouvelle met en scène deux médecins anglais, deux frères jumeaux, Mark et Stephen (ce dernier – un psychiatre, c’est plutôt bien vu – étant le personnage point de vue) ; inévitablement sans doute avec une base pareille, la nouvelle joue de la connivence, exacerbée au point d’être fusionnelle, entre les deux jumeaux. Celle-ci est telle – sans véritablement de connotations fantastiques pour l’heure – que chacun bénéficie d’une compréhension de l’autre de tous les instants, aux allures quasi télépathiques. Les deux hommes ont toujours vécu ce lien très fort – incomparable, en fait ; ils n’ont d’ailleurs pas manqué, chacun, de dire qu’ils n’avaient pas besoin de l’amour d’une femme – la complicité fraternelle est autrement satisfaisante, et aucune relation extérieure ne pourrait atteindre à ce degré de complicité dépourvu de la moindre ambiguïté. Et, bien évidemment, une femme va s’insérer dans leur couple, et bouleverser les certitudes des deux frères – ou en l’occurrence surtout celles de Stephen, puisque c’est à travers lui que nous vivrons cette épreuve… Lors d’un séjour au Jura, là encore dans une région passablement désolée (mais Blackwood ne s’attarde pas dans les descriptions, ce n’est cette fois pas son propos), Stephen croise à plusieurs reprises une très jolie jeune femme, qui lui fait signe depuis sa fenêtre… Et, malgré qu’il en ait, il doit bien finir par se l’avouer : il est fou amoureux de la sublime créature ! Cette intrusion soudaine, cependant, ne peut que mettre à mal la relation au frère… Il faut faire un choix, et ce choix ne peut qu’être douloureux. Mais c’est en fait bien pire que cela (disons SPOILER au cas où) : Stephen comprend enfin que, si la jeune fille à sa fenêtre lui faisait signe, c’était parce qu’elle le prenait pour Mark, qui avait déjà entamé une relation avec elle ! Dès lors s’impose le ressenti douloureux d’une confiance trahie, suscitant des débordements de nature paranoïaque, les ambiguïtés qui jusqu’alors avaient épargné la relation fusionnelle des jumeaux prenant de plus en plus de place, jusqu’à devenir obsédantes – la jalousie étant de la partie… La nouvelle aurait très bien pu se focaliser sur cette unique thématique (et les passages la mettant en scène sont assez forts), mais elle choisit pourtant d’emprunter une tout autre direction, dont je ne suis pas bien sûr de ce que j’en pense… En effet, chez les deux frères torturés par le doute, la relation instinctive qui les avait toujours unis domine pourtant, comme par réflexe, l’amour pour la jeune femme ; mais, cette fois, pour les désunir – Stephen, en fait, compte se suicider pour laisser Mark vivre heureux avec la beauté jurassienne, sans que le parasitage de la relation gémellaire ne vienne rendre cette union impossible… On peut douter, à vrai dire, que cette solution radicale et douloureuse soit vraiment efficace à cet égard, tant elle est à même de susciter les remords du survivant ; mais peu importe : l’essentiel est qu’elle apparaît inévitable à Stephen. Convaincu qu’il lui est nécessaire de se sacrifier pour le bonheur de son frère et de son aimée, il part, seul, en pleine nuit, pour arpenter une vallée des environs, « vallée perdue » en évoquant bien d’autres, et qui a la réputation, chez les autochtones, d’être un lieu de repos pour les âmes perdues, celles que ni Dieu ni diable n’accueillent ailleurs, et tout particulièrement celles des suicidés… Mais (nouveau SPOILER) Stephen y découvrira, ébahi quand il ne devrait pas l’être, que Mark a eu exactement la même idée, parvenant à la même conclusion, et est descendu dans la vallée avant lui… La nouvelle a plein de qualités : sur le coup, le moment où le doute puis la certitude perturbent la relation des deux frères est tout bonnement brillant ; quant à l’excursion dans la « vallée perdue », elle bénéficie d’un bien curieux onirisme macabre, qui en fait un rêve/cauchemar oppressant et impitoyable, et pourtant transcendé, quand bien même c’est d’une atroce dureté, par un sentiment amoureux dépassant tout – mais sans doute avant tout celui qui unit les frères, leur connivence se drapant d’atours de malédiction. Le traitement de la question du suicide est d’ailleurs impressionnant, à cet égard… Oui, cette nouvelle a de nombreuses qualités – à y retourner après coup, c’est encore plus flagrant. Mais alors, pourquoi ai-je autant ramé à sa lecture ? Est-ce uniquement pour des raisons extérieures ? Je tends maintenant à le croire, mais…

 

Toujours est-il que cela a joué sur mon appréciation globale du recueil : Le Camp du chien n’est pas mauvais, non, je ne peux vraiment pas le prétendre ; si la partie « résolution » de la novella-titre ne m’a pas parlé, il n’en reste pas moins que j’y ai trouvé bien des bonnes choses ailleurs. Mais j’ai quand même ressenti une certaine déception… Disons que ce recueil, sans être mauvais, et sans doute n’est-il même pas médiocre mais quand même au-dessus du lot, n’a pas suscité chez moi le même enthousiasme que mes précédentes lectures d’Algernon Blackwood ; disons alors que ce n’est pas une lecture prioritaire parmi les œuvres traduites de l’auteur… Quoi qu’il en soit, je ne manquerai pas, à terme, de prolonger l’expérience : Le Wendigo (surtout ?) et Migrations patientent dans ma bibliothèque de chevet – et peut-être même lirai-je un jour John Silence, même si son apparition ici est ce qui m’a le moins plu dans l’ensemble du recueil… On verra bien.

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CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (15)

Publié le par Nébal

CR L'Appel de Cthulhu : Arkham Connection (15)

Quinzième séance de la campagne de L’Appel de Cthulhu maîtrisée par Cervooo, dans la pègre irlandaise d’Arkham. Vous trouverez les premiers comptes rendus ici, et la séance précédente .

 

Tous les joueurs étaient présents : les PJ étaient donc Dwayne, Leah McNamara, Michael Bosworth (dont le joueur incarnait Clive auparavant, qui continue d’apparaître dans la première scène, mais plus ou moins géré collectivement), le perceur de coffres Patrick, et ma « Classy » Tess, maître-chanteuse.

 

Sur l’astéroïde, Clive discute avec Higar, Tomni et Selvine, qu’il a libérés – ils ont rejoint le pont du bateau d’ébène. Les trois captifs sont perturbés à l’idée de devoir collaborer avec les « satyres » pour naviguer ; comme pour leurs maîtres, les hommes de Leng, ils savent que ça débouche toujours sur une trahison… Higar s’interroge sur la marche à suivre : « Faut-il nous aussi les maltraiter pour nous en faire obéir ? Et est-ce qu’on en est seulement capables ? » Clive leur demande s’il y a une hiérarchie interne parmi les « satyres » (ils ne comprennent pas ce mot). Higar suppose que oui, mais de nature discordante : les bêtes lunaires la favorisaient pour que les esclaves se disputent entre eux plutôt que de se retourner contre leurs maîtres… Il y a en bas cinq « satyres », tous visiblement mutilés – mais pas au point de les rendre inaptes à leur tâche ; les trois humains disent que certains d’entre eux sont morts à la tâche et ont été aussitôt remplacés depuis qu’ils sont à bord. Higar jette des coups d’œil réguliers pour s’assurer que personne d’autre n’arrive sur l’astéroïde (il redoute « 6X »). Clive craint que ne pas se montrer ferme soit déroutant et peu efficace… Tomni se dit prêt à faire ce qu’il faut pour maintenir la sécurité (mais il n’en semble pas tout à fait convaincu lui-même…) ; il va chercher des armes sur les cadavres : Higar prend la lame la plus légère (plus une main-gauche qu’un cimeterre), mais le vieillard ne pourra sans doute pas en faire grand-chose… Selvine prend une lance et un cimeterre – Clive lui demande si elle sait s’en servir, elle répond qu’elle n’est pas une guerrière, mais qu’elle s’est longtemps amusée à manier des armes avec son frère… Les trois captifs sont déroutés par Clive, son comportement, ses questions ; ils lui rappellent que, de toute évidence, il n’est pas « d’ici », ils disent qu’il vient de « l’Éveil », mais Clive répond ne pas savoir ce que ça signifie… Ils larguent les amarres, mais reste toujours à voir comment se comporter vis-à-vis des « satyres ». Clive continue de s’interroger : s’ils parviennent à s’assurer la coopération des esclaves, où iront-ils ? Ils veulent tous rentrer chez eux (Selvine parle ainsi d’Ulthar, en disant que sa famille est aisée et pourra les accueillir) ; Clive demande comment lui-même pourrait rentrer chez lui, mais les autres n’en savent rien, précisant seulement qu’il leur est impossible d’aller dans « l’Éveil »… Le bateau flotte maintenant dans le vide interstellaire, s’éloignant lentement du quai. Et, tandis que Clive continue à se demander comment il pourrait rejoindre son monde, il a subitement l’impression de sortir, avec le bateau, d’une sorte de « bulle » ; dès lors, les autres ne le comprennent plus, et lui pas davantage : ils ne parlent plus anglais !

 

À la ferme de Danny O’Bannion, nos supérieurs ne vont pas tarder à arriver. Michael s’interroge : est-ce qu’on dit tout à Big Eddie sur ce qui s’est passé ? Dwayne ne voit pas comment on pourrait lui cacher quoi que ce soit, de toute façon… Il sort pour mettre de côté le « cadavre » de « La Brique », et Michael va l’aider – mais la structure métallique s’avère étonnamment légère. Ils veulent le rentrer dans la maison pour le déposer sur la table, mais la voiture de Vinnie arrive à ce moment, et ils reposent « La Brique ». Michael rentre, suggérant à Patrick, plus que jamais hagard et perdu dans la contemplation morbide de la tête de Moira, de monter à l’étage, pour se reposer… Il refuse : « Non, pas le temps ! »

 

Dwayne va accueillir Vinnie – il est seul. Le bras-droit de Danny O’Bannion nous demande : « Vous êtes les seuls survivants ? » Dwayne répond qu’il y a aussi quelques fermiers, « dont l’abruti » (Jerry). Vinnie demande que tout le monde sorte : notre groupe, les fermiers survivants, Fran… Stanley reste par contre ligoté à l’étage. Vinnie examine la dépouille de « La Brique », et est visiblement décontenancé par ce qu’il voit. Tout le monde lui obéit et se rassemble dans la cour (je reste un peu en retrait pour ma part ; quant à Patrick, il garde la tête de Moira en main, mais la dissimule dans son dos). Vinnie nous demande si nous avons tous participé à la mort de notre agresseur ; oui, plus ou moins… Il va alors chercher une caisse dans le coffre de sa voiture. Une autre voiture et un camion à l’effigie de Miska-Tonic ! approchent de la ferme. Vinnie dit à Jamie de s’occuper de prévenir les familles des morts. Le devant de la caisse, qu’il a déposé par terre, est un peu décollé, et son contenu a un peu tinté quand il l’a bougée. Vinnie dit que c’est un cadeau du patron pour tous ceux qui ont abattu « cette horreur ». Dwayne ouvre la caisse : s’y trouve quatre bouteilles de whisky irlandais (de la meilleure qualité), ainsi que des « bonds » pour passer au Lila et des boîtes de cigares. Michael remercie Vinnie, mais dit que ce n’est probablement pas fini…

 

La voiture qui entre dans la cour est plus luxueuse, c’est celle de Danny O’Bannion. On entend ce dernier gueuler, tandis que Big Eddie et Seth sortent du véhicule. Une bande d’Irlandais sort en même temps du camion, mais on ne les connaît pas vraiment, ou à peine – peut-être viennent-ils de Boston ? Ils sont bien habillés, armés – des mitraillettes Thompson –, et ils ont visiblement « vécu » (sans être vieux à proprement parler, nombre d’entre eux exhibent des cicatrices, ce genre de choses). Puis Danny sort à son tour, en rugissant ; il pousse violemment un homme menotté, qui a un sac à patates sur la tête ; c’est comme si O’Bannion n’avait pas conscience de notre présence ; il enlève le sac de la tête de son captif, et nous reconnaissons Benito, l’homme de main de Potrello (qui a la réputation d’être particulièrement sanguinaire). O’Bannion traîne son prisonnier (qui reste stoïque, fermé) jusqu’au tas de cadavres. Il lui hurle : « Et ça, ordure, c’est nous, peut-être ? Ou c’est vous ? » Il secoue Benito au-dessus du tas, puis le traîne jusqu’à la dépouille de « La Brique », le jetant enfin dessus ; il est visiblement furieux, mais sa rage ne le domine pas totalement, il cherche à convaincre Benito de quelque chose – ce dernier murmure une prière en italien, il est sidéré par ce qu’il voit. Nous observons la scène en silence… O’Bannion remarque la prière de son détenu, et il lui rappelle que les Irlandais aussi sont des catholiques en terre protestante – il arrache sa propre croix en médaillon, et la fourre dans la bouche de Benito. « J’ai un message pour Potrello : on survit ensemble, ou on crève ensemble ; et demande-toi quel intérêt j’aurais eu à faire ça… » Benito maintient le contact visuel, et demande enfin à O’Bannion – après avoir été libéré de la croix qu’il rechignait à cracher – s’il compte le tuer ici devant ses hommes, ou bien le ramener à Potrello pour qu’il porte le message. Danny dit à Big Eddie de ramener Benito au quartier italien ; avant qu’ils s’en aillent, il ajoute qu’ils ont un ennemi commun, que ce soit Hippolyte Templesmith ou encore un autre, et que ça serait une très mauvaise idée que de se retourner une nouvelle fois contre lui. Big Eddie s’empare de Benito, et ils s’en vont.

 

O’Bannion allume un cigare, puis se dirige vers nous. Il donne au passage un petit coup de pied dans la caisse : « Profitez-en, c’est mérité. » Il nous demande ensuite ce qu’il en est de la « taupe », supposant qu’elle doit faire partie des survivants. Mais Dwayne lui dit que nous n’avons pas eu assez de temps à y consacrer… O’Bannion, désignant les hommes du camion, dit qu’il nous a amené des renforts – précisant que ce sont des athées…

 

Patrick s’avance alors vers Danny :

« Puisque tu fais le décompte des morts, t’as pas l’impression qu’il y a quelqu’un qui manque ?

­— Il y a plein de monde qui manque, partout…

— C’est ici, ce qui m’intéresse. »

Patrick brandit la tête de Moira devant O’Bannion. Et celui-ci, interloqué un bref instant, parle bientôt à la tête coupée : « Salut, Moira… Dis-moi : Patrick semble croire que c’est ma faute, tout ça, t’en penses quoi ? » Patrick lui demande s’il savait dans quel enfer il nous envoyait. O’Bannion le nie, fermement :

« Patrick, tu crois que je souhaite ta mort, ou que je t’ai envoyé là-bas pour le plaisir ?

— Aucune idée, mais il y a aussi le cadavre de « La Brique », là-bas, et moi j’ai les intestins déplacés. »

Patrick, répondant à O’Bannion qui l’interroge à ce sujet, dit que la tête de Moira avait été cousue sur le corps de « La Brique ». O’Bannion médite : « Malin, et cruel… Votre ennemi vous attaque à l’affect… » Patrick lui demande quand on va pouvoir en finir avec Hippolyte Templesmith, et accompagne sa question d’un geste pour armer sa Thompson. O’Bannion : « Tu crois que l’abattre serait une bonne idée ? » Il se tourne vers nous, et nous demande ce qu’on en pense – il semble tout particulièrement désireux d’entendre ma réponse, me fixant plus longuement. À regret, je réponds qu’à terme, nous devrons bien, soit l’abattre, soit trouver un moyen de le priver de ses pouvoirs ; la situation ne peut pas s’éterniser, et le temps joue en sa faveur… Mais O’Bannion nous rappelle alors la réputation des Irlandais à Arkham, plus que jamais mauvaise, tandis que Templesmith jouit d’une popularité grandissante… Il poursuit, disant dit qu’il ne nous a pas choisis pour rien – et Michael s’empresse de lui répondre qu’il a fait le bon choix. O’Bannion ramasse alors la tête de Moira, nous dit qu’elle avait deux enfants, dont il avait promis de s’occuper, et qu’il faut prévenir… « Tu veux le leur annoncer, Patrick ? » Ce dernier répond qu’il peut le faire… O’Bannion nous demande alors si nous avons besoin de consignes plus « explicites » ; Michael dit que non, et que nous allons nous remettre au travail et débusquer la taupe. O’Bannion ajoute cependant dit qu’il a épargné Potrello pour éviter des conflits de popularité, et qu’il faudra peut-être faire la même chose avec Templesmith ; il se plaint qu’il doit déjà « arroser » tout le monde en ce moment… Puis il arbore un air nostalgique, faisant la remarque que, jusqu’ici, personne n’avait jamais attaqué la ferme… Il s’interrompt, redevient plus strict : « Nick est en route. Et vous êtes les mieux placés pour protéger la ville. » Quand Michael lui demande s’il s’agit de déstabiliser Templesmith sur le plan politique, Danny répond qu’il est mieux placé que nous pour cela, mais que toute fuite sur ses vices, ou ce genre de choses, est bonne à prendre ; s’il devient maire, c’en est fini des Irlandais… Mais non, il ne faut toujours pas l’assassiner ; et, à vrai dire, O’Bannion se demande ce qui pourrait bien le tuer… Il enveloppe alors la tête de Moira dans sa veste – définitivement foutue. « Votre boulot ne va pas déterminer que votre paye, mais aussi votre survie. » Il se dirige vers sa voiture. Michael le remercie encore pour la caisse, et lui dit qu’il peut compter sur nous. O’Bannion ajoute qu’il y aura peut-être d’autres caisses plus tard… Il reprend sa marche, s’arrête un instant, se tourne vers Patrick : « C’est dommage que tu ne m’aies pas montré la tête de Moira quand Benito était là, ça aurait pu faire son effet… » Il s’en va.

 

Son médecin personnel, Nick, arrive bientôt. Il invite tous les blessés à rentrer dans la maison – où Jerry prie, tandis que Jamie passe des coups de fil, d’un ton digne mais grave, annonçant des mauvaises nouvelles (il négocie aussi avec Eleazar, le type des pompes funèbres). Nick fait ce qu’il peut pour nous soigner, avec plus ou moins de réussite (il ne peut notamment rien faire pour mon petit doigt…), puis s’en va avec Vinnie. Le camion est lui aussi parti, après avoir embarqué les cadavres. Les hommes de main ramenés par Danny s’installent dans les quartiers des fermiers – nous supposons que ces renforts ont été envoyés par la famille de Danny, à Boston, ou peut-être même plus loin.

 

Nous nous remettons au travail – mais sommes perplexes quant à la marche à suivre… Nous nous accordons pour dire qu’adresser un nouveau message au docteur East est une priorité. Je rappelle qu’il faut lui dire quelque chose à propos de la « taupe », East n’agira pas sans cela, et Michael suggère d’employer une tournure un peu énigmatique (Dwayne disait que nous pouvions prétendre que la « taupe », identifiée, est morte, mais je doute que ça marche avec quelqu’un comme East…) : « Vos talents sont requis ce soir. La taupe pourrait être démasquée grâce à vous. Bloc opératoire de l'Université Miskatonic, minuit. »

 

Patrick se lave longuement les mains, imprégnées du sang poisseux de Moira. Fran, qui nous a rejoints, dit qu’elle veut se rendre utile – elle a visiblement du remord pour la veille… Elle va partir avec Dwayne pour déposer le message – Dwayne fera aussi un saut aux garages Hammer, sa voiture présentant des dégâts visibles… Michael dit à Patrick que nous allons tenter de l’opérer ce soir.

 

Je vais voir Stanley, à l’étage, qui avait été ligoté par Harry (lequel a péri dans l’assaut…) – il est immobile, il a tourné de l’œil… Sa respiration est faible, son pouls lent ; je parviens cependant à le ranimer, en pratiquant le bouche à bouche et en lui donnant quelques claques. Il reprend progressivement conscience, mais est agité de soubresauts… Il bafouille, je lui dis de se calmer, et vais lui chercher un verre d’eau qu’il boit doucement. Je lui demande ce qui s’est passé, mais il me retourne la question… Puis il se met à geindre : il veut aller à l’hôpital ! Je lui dis que ce n’est clairement pas possible pour le moment, mais que nous pouvons faire venir un médecin s’il le souhaite. Puis, en sanglots, il dit qu’il veut voir sa mère, qu’elle doit être inquiète… Je lui réponds qu’il n’a pas le choix, il lui faut patienter. Qu’il promette de ne rien dire à qui que ce soit n’y change rien. Il est terrifié, se demande quand tout ça va s’arrêter, et ce que l’on va faire de lui ensuite… Je lui dis qu’il nous est grandement utile, que son travail pourra nous protéger de ce qui nous menace (laissant entendre que c’est surnaturel, et en rapport avec sa lecture de Magie véritable ; il en est déconcerté…) ; mais j’avance aussi qu’il est de toute façon trop impliqué désormais pour simplement s’en aller : ce qui nous menace le menace aussi ; si nous voulons nous en débarrasser et reprendre notre vie quotidienne, lui y compris, il doit continuer à travailler, c’est le seul moyen d’en réchapper. Il réclame alors Jasmine, disant qu’il a besoin de « détente »… Je lui dis que c’est d’accord, et que nous allons arranger ça (et aussi lui trouver de quoi manger).

 

Je descends pour demander aux nouveaux gardes du corps de se charger de tout ça… Mais ils refusent de s’occuper de quoi que ce soit à cet égard, disant qu’ils ne sont pas payés pour ça. Je suis furieuse de ce refus borné, leur explique sèchement que ça fait bien partie de leur travail, de ce qu’attend d’eux celui qui les paye – et qui me paye aussi –, mais ça ne marche pas du tout, et ils se montrent carrément insultants à mon égard, lâchant des remarques misogynes. Ils me disent enfin de voir ça avec Jerry – je réponds que j’aurais préféré confier cette tâche à quelqu’un avec un cerveau, mais qu’au fond, j’ai peut-être plus de chances avec le simplet qu’avec eux… Ils ne veulent même pas garder Stanley ! Garder la ferme, oui ; et ils ne le laisseront pas s’enfuir (sinon ils lui cassent les deux jambes…) ; mais pas question de le surveiller à l’étage et de veiller à ses besoins comme le faisait Harry… J’ai toutefois le temps d’en parler à Dwayne avant qu’il parte pour Arkham, et il accepte de se rendre au Lila pour faire venir Jasmine (ça ne pose pas de problème, le tarif est simplement un peu plus élevé – mais elle vient pour Stanley, son habitué, et personne d’autre ! Elle se munit de quelques « accessoires » appréciés par le bibliothécaire, et se rend à la ferme).

 

La réponse de East est reçue quelque temps plus tard : « Adresse imprécise. En quoi mes talents peuvent-ils être utiles pour cette tâche ? » Michael rédige un nouveau message : « Urgence, opération requise, attendre devant Université vers 23h pour vous y faire entrer. » Tout le monde attend… Nous retournons à la boîte postale vers 22h, et lisons une nouvelle réponse : « Non. Imprécis. Dangereux. »

 

Cela ressemble de plus en plus à une soirée perdue… Michael et Dwayne entendent alors se rendre chez la fleuriste, Tina Perkins ; ils s’équipent du nécessaire, et Patrick et Leah les accompagnent. Considérant que, plus nous sommes nombreux, moins nous sommes discrets, je préfère quant à moi retourner à la ferme pour travailler sur les livres et notes que nous avons récupérés – ceux qui me seraient accessibles : Magie véritable m’est incompréhensible, le livre de mathématiques d’Andrew Stuart aussi pour d’autres raisons, et j’ai déjà étudié les complexes notes de Mortimer Campbell – ne me reste donc en fait que les notes de Charles Reis… Fran, quant à elle, dit qu’elle a croisé des étudiants en médecine au Art’s Billard la veille, elle va se renseigner auprès d’eux pour localiser la salle d’opération, etc.

 

Mon travail à la ferme n’est pas vraiment concluant : ça me prend vite la tête, d’autant que je suis toujours embrouillée, par ce qui s’est produit et par les implications éventuelles (notamment en ce qui concerne Patrick…). J’obtiens confirmation des informations dénichées dans les registres : Charles Reis est un gardien de nuit à l’asile d’Arkham, métis, etc. Il a tout d’abord une écriture assez soignée – mais elle change régulièrement du tout au tout ; il fait état de séances d’écriture automatique, présentées comme des expériences, avec toutes les précisions adéquates : heure, date, nom du patient, sa pathologie, dosage chimique… Ceci intervient avant chaque changement d’écriture. Je déduis de mon examen qu’il y a sans doute bien d’autres carnets de ce type… J’essaye de me concentrer sur la première expérience, mais c’est peu ou prou illisible – j’y discerne cependant des changements de langue, et parfois des symboles « runiques » similaires à ceux que nous avons déjà croisés à plusieurs reprises. J’y passe une heure et demie sans en retirer rien de plus…

 

Les autres passent devant le Jardin d’Eden, la boutique de la fleuriste Tina Perkins sur French Hill Street – quartier très cossu. La boutique est bien sûr fermée par un rideau de fer. Devant, il y a une sorte de tribune à la gloire de Hippolyte Templesmith… Dwayne contourne le bâtiment pour se garer de l’autre côté – l’envers du décor : si la façade est luxueuse, le quartier derrière est sordide et mal éclairé, des ordures jonchent le sol, au milieu desquelles se faufilent de nombreux rats…

 

Ils rejoignent l’arrière de la boutique ; des grilles de deux mètres de haut les séparent de la cour. Ils parviennent à franchir l’obstacle sans trop de soucis – Dwayne fait un faux mouvement et manque tomber, mais Patrick lui vient en aide (lui-même, étrangement, bénéficie ici de sa phobie des rats…). Une fois dans la cour, ils voient que l’arrière de la boutique consiste en une sorte de grande serre, avec des bases de maçonnerie ; au nord-ouest se trouve un cabanon (c’est la partie la mieux éclairée, par les réverbères de French Hill Street). Michael veut se rendre directement à la porte de la serre, mais Dwayne lui dit d’attendre ; ils s’avancent cependant tous, à pas de loup. La serrure ne manque pas d’évoquer celles de la résidence de Hippolyte Templesmith. Dwayne passe ses doigts autour de la porte pour repérer un éventuel appareil photo – et le trouve très vite, dans un petit creux à 30 centimètres au-dessus de la porte. Il obstrue l’objectif de sa main (Michael l’aide à l’atteindre) pendant que Patrick crochète la serrure. Ils entendent un bruit très léger derrière la porte (le vrombissement d’un générateur ?). Patrick parvient à ouvrir la porte et à désamorcer le piège photographique, ce qui le rassure un peu sur ses capacités.

 

À l’intérieur, l’obscurité est totale (d’autant qu’ils ne se sont pas munis de lampes… On distingue à peine de petites lueurs rouges – des radiateurs ?), il fait chaud, on entend bien le ronron d’un générateur ; des ventilateurs émettent un léger souffle, il y a une très forte odeur de terre et d’engrais ou fumier ; ils repèrent des câbles au sol. Michael s’avance, Dwayne ferme la marche (il reste à l’extérieur pour le moment), tandis que Leah et Patrick s’arrêtent au niveau de la porte. Leah trouve un interrupteur sur la droite, mais elle n’ose pas allumer pour le moment.

 

Dwayne entend des bruits de pas derrière lui (portés par le vent, très légers). Il aperçoit une silhouette très fine qui descend de la grille et atterrit dans le jardin, tandis qu’une seconde silhouette, massive, est en train de l’escalader. Dwayne se dissimule derrière un pommier. Celui qui est passé allume une lampe torche dont il amoindrit le faisceau avec sa main, il balaye brièvement les environs, puis l’éteint ; Dwayne remarque qu’il est cagoulé. Le deuxième inconnu descend dans la cour. Le premier l’interrompt et lui chuchote : « Apparemment, on est pas les premiers arrivés, mon pote… » Il a un accent afro-américain… Dwayne suppose que ce sont les fils d’Agnes « Mama » Fletcher. Le premier des deux hommes s’avance, tandis que l’autre s’abaisse, au point où Dwayne ne le voit plus.

 

Michael, à l’intérieur de la serre, discerne de nombreux sapins – destinés à être vendus pour Noël ; il suit les câbles vers la droite. Leah et Patrick ont perçu le léger et bref halo lumineux derrière eux, et se rendent compte qu’ils ne voient plus Dwayne. Leah en informe Michael. Patrick sort, et s’avance vers le pommier – il n’est pas discret, et Dwayne comprend qu’il s’est fait griller… Patrick l’appelle doucement, il ne répond pas ; Patrick dégaine alors son Luger et l’arme… Le premier inconnu se dirige vers lui. Leah et Michael retournent vers la porte, doucement. Patrick entend soudain des bruits sur le côté, braque son pistolet dans leur direction… et voit la silhouette du deuxième inconnu, cagoulé, bien habillé, émettant une odeur de cannabis, qui le braque avec un fusil. Dwayne passe discrètement derrière lui, lui enfonce son pistolet dans les côtes, et demande s’ils sont les fils de « Mama ». « Qui ? » Dwayne leur demande qui ils sont. Celui qu’il menace grommelle… mais le premier inconnu s’avance, une arme à la main mais pointée vers le ciel, tandis qu’il fait un signe de paix de la main gauche ; il dit que ça serait une bonne idée que tout le monde pose ses armes… Michael et Leah voient la scène depuis la porte. Dwayne baisse son arme – mais est prêt à agir le cas échéant ; Patrick baisse lui aussi son Luger. Le premier inconnu range à son tour son arme, et dit à l’autre : « Du calme. Ils ont l’accent irlandais, on devrait pouvoir s’entendre… » Dwayne leur demande ce qu’ils font là, et il répond qu’ils sont venus s’approvisionner « en terre et autres choses utiles ». Dwayne dit qu’il en va de même pour eux… Le premier inconnu l’interroge : « Je suppose que vous travaillez pour O’Bannion ? » Dwayne leur demande pour qui ils travaillent, eux : « Tout le monde dans cette ville travaille pour O’Bannion… » Dwayne est sceptique, mentionne les Italiens, mais non, « ils ne sont pas assez puissants » ; il peut vérifier, s’il le souhaite… Le premier inconnu se présente sous le nom de Snake, Dwayne lui donne son nom. L’autre reprend : « Vous êtes les premiers arrivés, chasse gardée, on ne va pas vous gêner… » Il dit qu’ils sont en train de « restructurer » le quartier, que les types d’avant n’étaient vraiment pas brillants… S’il le souhaite, Dwayne peut les contacter à une adresse dans le ghetto noir. Les deux hommes s’en vont cordialement – laissant même une lampe torche à Dwayne en gage de bonne foi…

 

À la ferme, quand ma migraine se calme enfin, j’essaye de me remettre au travail sur les notes de Charles Reis, mais leur non-sens m’agace vite… Je reviens au départ, qui correspond le plus à une sorte de journal intime de Charles Reis, et j’y devine une volonté médicale bienveillante – ses séances d’écriture automatique ne sont pas que des expériences motivées par une curiosité occulte, il y a une vraie volonté de soin. Mais je ne suis décidément pas en état d’en apprendre davantage, et lâche l’affaire… Je vais voir Jamie, lui demandant s’il ne pourrait pas faire une petite course pour moi, et il accepte – je paye bien sûr d’avance…

 

Les autres retournent dans la serre, Dwayne usant de sa lampe avec précaution. On trouve dans le coin sud-est un gros stock de sacs de terreau de qualité. Dwayne suit les câbles jusqu’à une pompe assez volumineuse, et comprend alors qu’ils servent à l’arrosage automatique ; on trouve un générateur avec des bidons d’essence à côté. Au milieu de la pièce, il y a une table avec des plantes exotiques. De l’autre côté, de grands radiateurs entourent une table plus imposante encore, avec nombre de compositions funéraires. Contre le mur ouest, il y a un placard avec des outils (Michael se sert dedans, récoltant de bonnes lames). On peut accéder au cabanon par une porte au nord-ouest de la serre, mais ne s’y trouve que des courges en terre. Derrière la grande table, il y a un miroir ancien ; les pieds qui le maintiennent, assez neufs, sont soudés au sol ; au sommet, on distingue la forme d’un coquillage stylisé ; le métal du cadre évoque des végétaux aquatiques ; sur une petite table à côté, il y a une boîte en cuir (comme celles de Templesmith), au milieu de pots de terre. Leah regarde son reflet dans le miroir – celui-ci est très bien entretenu, mais son reflet est pourtant bizarrement flouté… Elle en effleure la surface, et repère ainsi un creux indiscernable à l’œil, en forme d’emplacement carré au centre du miroir, d’une taille correspondant à la petite boîte sur la table ; elle le signale à Patrick et Dwayne, et Patrick lui dit d’arrêter, ne surtout pas y insérer la boîte ! Leah ne sait pas à quoi cela servirait, Patrick non plus, mais il dit qu’il sait les dégâts que ça peut provoquer… Dwayne étudie la boîte, suggérant à Patrick de crocheter l’autre porte au fond de la pièce. Patrick a envie de fracasser le miroir… mais Dwayne le remarque et l’en empêche : il faut rester discrets ! Patrick se rend à ses raisons, mais insiste pour que personne n’y touche – et il compte bien le briser en partant… Puis il s’interrompt, les yeux dans le vide ; au bout d’un moment, il s’adresse aux autres, leur demandant si l’un d’entre eux a dit : « Maman ? » Ce qui les interloque, l’état mental de Patrick les inquiète… Il dit avoir entendu cette voix ; il redoute de reconnaître des sons dans le léger souffle des ventilateurs… Puis il se reprend, disant que ce n’est pas grave, il a simplement dû mal interpréter un bruit, le miroir lui a rappelé des choses… Dwayne se rend à la porte du fond, et y repère le même système piégé que pour la porte d’entrée ; il procède comme alors, tandis que Patrick crochète la serrure – là encore avec succès.

 

À la ferme, Jamie revient avec un petit paquet qu’il me tend ; je le remercie, fixe le paquet sans l’ouvrir pour le moment, tandis que Jamie reste à mes côtés, l’air gêné… Je lui lance : « Dis ce que tu as à dire… » Et il me demande si j’ai des nouvelles de Fran. Non, pas depuis qu’elle est partie avec les autres… Il m’explique qu’il tient beaucoup à elle, et me demande si je crois qu’il a ses chances – comme je semble bien la connaître… Je lui réponds que ce n’est pas le cas, nous nous sommes rencontrées tout récemment – mais sans doute dans des circonstances très particulières, qui créent des liens… Jamie ne sait pas vraiment comment se comporter avec elle : elle est tellement lunatique… Oui, et très perturbée par les événements récents – je dis donc à Jamie que ce qu’elle fait maintenant n’engage certainement pas le futur. Ce qui le chagrine : « Ah… » Mais je lui dis que ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas s’amuser avec elle, et elle avec lui… Il me remercie. Conscient du rôle que Danny lui a confié à la ferme, il dit qu’il est à ma disposition si j’ai besoin de quoi que ce soit, et ajoute que c’est aussi le cas de Jerry. Puis il se plaint des nouveaux venus, tout sauf sympathiques (et qui, notamment, ne cessent de se moquer du simplet)… Je ne les apprécie pas davantage, et comprend très bien ce qu’il me dit. Une chose qu’il déteste tout particulièrement dans leur comportement : « On dirait qu’on n’est jamais assez irlandais pour eux, qu’il faut toujours leur prouver qu’on l’est autant qu’eux… » J’acquiesce : « C’est souvent le problème avec les petits soldats… »

 

Les autres atteignent maintenant la boutique à proprement parler. Ils sont derrière le comptoir : outre la caisse enregistreuse (sans doute bruyante, ils évitent d’y toucher), il y a un Derringer en dessous, ainsi qu’un tiroir verrouillé ; Dwayne l’indique à Patrick, qui l’ouvre : à l’intérieur, ils trouvent des munitions pour le Derringer, une pipe en bois, ainsi qu’un petit sachet très léger ; Dwayne s’en empare, l’ouvre, et libère une poudre très fine et volatile – qui pénètre pour partie dans ses narines dès l’ouverture… Il y a enfin des documents ; Dwayne y cherche des noms déjà rencontrés auparavant, mais il n’y en a pas (ou plus exactement rien de significatif – on trouve bien Hippolyte Templesmith, qui a fait une commande de couronnes mortuaires pour les funérailles de ses parents, ce genre de choses…).

 

Dwayne veut monter à l’étage par l’escalier sur le côté de la boutique, les autres le suivent. À côté se trouve une petite table ornée d’un cactus… lequel émet un bruissement quand ils approchent des marches, puis se contracte brièvement, et projette ses épines dans leur direction ! Michael a un bon réflexe et se jette au sol à temps, mais les autres sont touchés – Patrick à peine, à la main gauche, Leah et Dwayne davantage. La main gauche de Patrick est bientôt paralysée, engourdie ; quant à Leah et Dwayne, leurs épaules et bras gauches sont comme anesthésiés, et flasques ; ils sentent que le poison diffuse… Puis ils entendent de légers bruits de pas précipités à l’étage. Dwayne cherche une cachette, mais n’en voit pas… Michael tend un fil au milieu de l’escalier. Leah et Dwayne, de plus en plus pris par la paralysie, ont maintenant du mal à parler… Dwayne retourne tant bien que mal dans la serre – sa jambe gauche est engourdie à son tour. Patrick et Michael entendent, à l’étage, la voix d’une femme au téléphone, puis le combiné qu’elle raccroche. Michael presse ses compagnons : il faut agir vite, ou se barrer… Leah, de plus en plus pataude, a maintenant la moitié gauche du corps paralysée, et le dit à Michael et Patrick. Ce dernier en conclut qu’il faut partir, pas le choix, ils ne sont pas en état d’affronter qui que ce soit… La voix féminine à l’étage retentit alors, virulente : « Je vous préviens, je suis armée ! J’ai prévenu la police ! » Patrick soutient Leah, la guidant vers la serre, mais tire au passage une balle en l’air avec son revolver… On entend des cris sur French Hill Street… Michael quitte lui aussi la boutique. Une fois dans la serre, Patrick tire dans le miroir – la balle rebondit, et se loge dans un mur ; ils perçoivent un bruissement, les sapins semblent s’agiter… Dwayne est déjà sorti dans la cour, mais sa jambe gauche est inerte, et il se casse la figure, après quoi il continue de s’éloigner en rampant… Patrick, à l’intérieur, confie Leah à Michael (ils se dirigent vers l’extérieur), s’empare d’un pot de terre et le balance dans le miroir, mais il rebondit lui aussi sans faire le moindre dégât, et il y a un nouveau bruissement… Après quoi tous (sauf Dwayne, qui est trop loin) entendent : « Maman ? » Comme si ça venait des végétaux qui s’agitent… Patrick veut s’emparer de la table à côté du miroir, mais elle est trop lourde. Il recule un peu, tire à nouveau – deux balles ricochent en laissant tomber des petites parcelles de « verre », mais la dernière rebondit sur Patrick lui-même, le blessant au bras gauche ! Mais il discerne dans le miroir, au niveau des impacts, l’effet d’une pierre jetée dans l’eau, suscitant des cercles concentriques, et une légère luminosité…

 

À suivre…

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Europe, n° 1044 : H.P. Lovecraft - J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

Europe, n° 1044 : H.P. Lovecraft - J.R.R. Tolkien

Europe, n° 1044 : H.P. Lovecraft – J.R.R. Tolkien, Paris, Europe, avril 2016, 348 p.

 

La prestigieuse revue littéraire Europe a consacré son numéro d’avril 2016 à deux icones des littératures de l’imaginaire, sans doute toujours plus engagées dans la voie de la reconnaissance académique (encore que le phénomène, concernant ces deux cas à part, puisse en fait remonter assez loin, y compris dans les pages mêmes de la revue) : H.P. Lovecraft et J.R.R. Tolkien.

 

Deux auteurs que tout oppose à maints égards, et pourtant la tentation est grande de dresser des parallèles – à plus ou moins bon droit sans doute, mais quand même : nés avec deux ans d’écart, les deux auteurs sont d’exacts contemporains, à ceci près que Lovecraft a connu une fin relativement précoce, décédant en 1937, quand Tolkien poursuivra jusqu’en 1973. Mais si les auteurs sont contemporains, leurs œuvres ne le sont pas : Tolkien a certes entamé son « Légendaire » dès la Première Guerre mondiale, mais ne commencera à publier que tardivement – en fait, par une étrange ironie, en 1937, la date de parution du Hobbit coïncidant avec le décès de Lovecraft… Sans doute la vie des deux hommes est-elle bien différente : l’estimé philologue oxonien, dont la carrière universitaire était prestigieuse avant même qu’il ne se révèle aussi conteur, s’éloigne ici du « gentleman de Providence », certes érudit et passionné, mais dont la culture a été acquise sur le tas, Lovecraft n’ayant jamais pu – et à regret – intégrer l’Université. Les conditions matérielles des deux hommes sont sans doute différentes elles aussi : tous deux issus de « bonnes familles », ils ont cependant connu des trajectoires divergentes à cet égard, le jeune Tolkien orphelin étant peut-être soumis à une condition plus modeste durant son enfance, mais acquérant plus tard, avec d’abord ses postes universitaires, puis le succès de ses romans, une relative aisance, là où Lovecraft, frappé de plein fouet par la Grande Dépression, ne trouvant pas de « métier » et ne gagnant pas grand-chose avec ses travaux littéraires, a été contraint de ronger petit à petit un capital s’amenuisant sans cesse, et à se restreindre à tous points de vue… Rien de commun, alors ? Eh bien, peut-être que si, malgré tout : chez les deux auteurs, l’approfondissement, récit après récit, d’un univers tout personnel (encore que celui de Lovecraft n’ait jamais eu la cohérence poussée de celui de Tolkien, loin de là), une mythologie propre qui allait acquérir peu ou prou les dimensions d’un univers étendu (plus encore sans doute chez Lovecraft, où, très tôt, le jeu des emprunts d’un auteur à l’autre s’est mis en branle, aboutissant quelque temps après au « Mythe de Cthulhu » façon Derleth), et constituer bientôt un canon ultime, une référence absolue, influençant considérablement (sans commune mesure, même) le genre où chacun brillait (l’horreur d’un côté, la fantasy de l’autre), et suscitant quantité d’adaptations et autres produits dérivés, la « culture pop » (ou « geek », comme vous voulez) s’insinuant ici de plus en plus dans la culture « officielle ».

 

C’est sans doute là qu’il y aurait quelque chose à creuser, en définitive ; on pouvait espérer (naïvement ?) que le fait de consacrer un dossier commun à ces deux auteurs hors-normes irait dans ce sens… Hélas, ce n’est pas vraiment le cas : les rares articles qui mentionnent côte à côte les deux auteurs ne le font le plus souvent qu’en passant, et de manière sans doute bien artificielle (je n’y vois guère qu’une véritable exception, l’article de Denis Mellier, qui a effectivement des choses intéressantes à dire à ce sujet). Même souci, dès lors, que dans l’inutile petit machin de Francis Valéry De H.P. Lovecraft à J.R.R. Tolkien – mais ce numéro d’Europe est quand même autrement copieux, putain d’euphémisme ; il tend cependant à s’éparpiller un brin, et si, dans cette optique, il est sans doute légitime de consacrer nombre de pages à la postérité des deux auteurs et aux adaptations de leurs œuvres, il y a cependant un corollaire : le dossier a quelque chose d’un peu frustrant… En se partageant l’affiche, les deux se voient attribuer une centaine de pages chacun – ce qui est déjà très bien, mais j’ai quand même ressenti un goût de trop peu… Dès lors que la comparaison n’est pas véritablement à l’ordre du jour, ce « partage » n’apparaît finalement guère pertinent – demeure la conviction que chacun de ces deux auteurs aurait bien mérité un dossier à part entière…

 

Mais ne faisons pas trop la fine bouche : en l’état, c’est sans doute déjà très bien. Décortiquons donc un peu tout ça (je précise, à tout hasard, que je n’ai lu que le dossier de ce numéro – qui fait donc dans les 200 pages, réparties équitablement ; j’ai parcouru le reste – dans les 150 pages –, mais c’était à l’évidence bien trop pointu pour ma gueule d’ignare, et je m’en tiendrai donc ici au seul dossier…).

 

Lovecraft a régulièrement emprunté le principe de « l’attaque en force » à son Poe adoré : il s’agissait de prendre le lecteur à la gorge dès la première ligne ou peu s’en faut, et de ne plus le lâcher jusqu’à la fin – l’horreur s’impose d’emblée. Peut-être est-ce ce que Roger Bozzetto a voulu faire ici – en tout cas, j’ai eu immédiatement très, très peur… Dès la première page de son article introductif (« Ni un duel, ni un duo »), l’auteur enchaîne les boulettes au mieux critiquables, au pire parfaitement erronées : Lovecraft moins bien représenté que Tolkien dans le monde du cinéma ? Qualitativement, ça se discute peut-être, mais quantitativement… Le bonhomme ne manque bien sûr pas d’être qualifié de « Reclus de Providence », sans la moindre distance, perpétuant ainsi le vieux mythe. Et – pire encore ? – l’auteur évoque les pathétiques « collaborations posthumes » de Derleth, là encore sans la moindre distance, et affirmant même que ces récits reposaient bel et bien sur des « ébauches » de Lovecraft – ce qui est faux. Mais le pire n’est-il pas, d’emblée, de mettre en quelque sorte sur un pied d’égalité les œuvres de Lovecraft et les très mauvais pastiches de Derleth ? Ça n’est pas seulement absurde, c’est carrément périlleux – on a pu dire que les derletheries ont longtemps nui à la reconnaissance des qualités intrinsèques de l’œuvre proprement lovecraftienne ; alors « égaliser » peu ou prou les deux dans un dossier d’Europe… Ces erreurs, hélas, sont assez récurrentes dans la partie du dossier consacrée à Lovecraft (j’ai relevé notamment une note à l’article de Denis Moreau – intéressant par ailleurs – employant à son tour la mention de « Reclus de Providence » et reprenant les allégations erronées concernant l’apport de Derleth ; à vrai dire, ce concentré d’erreur m’a même fait me demander si la note n’était pas de Roger Bozzetto…) ; même si, globalement, elles ne parasitent pas excessivement le propos. Sauf, sans doute… dans le deuxième article de Bozzetto, plus loin, « Entre la magie et la terreur », évoquant par exemple « les entités maléfiques des Montagnes Hallucinées », vilain contresens, ou prétendant un peu hâtivement que tous les récits lovecraftiens, des contes dunsaniens première manière aux ultimes incarnations du « Mythe de Cthulhu », les plus SF, à la façon des Montagnes Hallucinées et de « Dans l’abîme du temps », en passant par les contes à la manière de Poe, le « cycle de Randolph Carter » et le « Mythe de Cthulhu » dans ses premiers avatars, font partie « du même univers »… ce qui est au mieux contestable, et mériterait au moins un semblant de discussion ! On y trouve aussi d’autres boulettes, plus anodines, sans doute – comme la mention de Clark Ashton Smith parmi les « jeunes disciples » de Lovecraft… Tout cela m’a vraiment fait très, très peur (trop, sans doute, le contenu de la suite étant globalement des plus corrects, même si souffrant parfois d’imprécisions ou de confusions) ; d’autant que le fond de ces deux articles n’est pas forcément très enthousiasmant non plus : dans « Ni un duel, ni un duo », Roger Bozzetto se contente peu ou prou de mettre les vies des deux auteurs en parallèle (chose sans doute indispensable en guise d’introduction, je ne le nie pas – il n’est pas dit que le lectorat traditionnel d’Europe soit très au fait de la biographie des deux auteurs, et quelques rappels sont toujours utiles) ; on regrettera cependant que leurs œuvres respectives, dans cette présentation, soient aussi peu évoquées (Tolkien s’en tirant sans doute mieux que Lovecraft). Dans « Entre la magie et la terreur », il s’agit pour l’essentiel de se pencher sur Lovecraft en tant que critique du fantastique (qu’il ne définit pas vraiment), que ce soit dans Épouvante et surnaturel en littérature ou dans son abondante correspondance. L’auteur y traite par ailleurs du rapport au rêve, ambigu chez Lovecraft, qui y puisait une part de son inspiration mais avait bien conscience de la nécessité d’une trame narrative cohérente – à vrai dire, cette ambiguïté va sans doute bien plus loin que ce que rapporte Roger Bozzetto, ce me semble…

 

Mais rassurez-vous : l’ensemble du dossier est globalement plus intéressant (même si, là encore, Tolkien s’en tire peut-être un peu mieux que Lovecraft ?).

 

Et on trouve bien vite des choses autrement pointues et enthousiasmantes, ainsi avec Lauric Guillaud, qui signe « H.P. Lovecraft et l’imaginaire américain : le passé et sa ʺcamisole d’acier rouilléʺ » : l’article inscrit Lovecraft dans l’histoire de la littérature américaine, au regard notamment des thèmes et procédés en rapport avec la « verticalité », mais surtout des sources puritaines du XVIIe siècle (désignées par Lovecraft lui-même, reconnaissant sans doute leur influence sur la littérature fantastique américaine en général et sur son apport personnel aussi, dans Épouvante et surnaturel en littérature) ; l’idée est celle d’un « pré-gothique », déployant l’image d’un monde extérieur sauvage et menaçant, terrain de chasse du diable ; mais, dans cette tradition, la menace est aussi ancrée dans le temps, et notamment dans la lignée – et ces deux caractères se rejoignent sans doute, chez Lovecraft, dans la crainte du métissage et de la dégénérescence. Ici, l’anglophile Lovecraft s’avère bel et bien un auteur « américain », par opposition à « états-unien ». L’article est riche et érudit – il m’a sans doute dépassé en bien des occasions… – et probablement pertinent. On regrettera quelques confusions dans les références : l’auteur classe « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » parmi les récits se déroulant à Arkham, ce qui est critiquable (Wilmarth en vient bel et bien, et de l’Université Miskatonic encore, mais l’essentiel de la nouvelle se situe dans le Vermont rural – ce qui, justement, fait sens au regard du propos de l’article) ; aussi, on y trouve Yog-Sothoth à la place de Nyarlathotep dans « La Maison de la sorcière »… Des broutilles – l’article vaut le détour.

 

Suit Valerio Evangelisti, avec « La Morsure du froid » (texte paru initialement en 1996) : ce bref article de l’auteur des « Nicolas Eymerich » dresse un éloge global tout en relevant des « défauts » dans l’œuvre lovecraftienne. Il traite aussi du rapport à Poe, concluant sur une opposition, à terme, Lovecraft se dégageant de l’emprise de « son dieu » : Poe craint en effet la maladie et la mort, là où Lovecraft craint avant tout l’extranéité, laquelle peut aboutir à des sorts pires que la mort (mais j’y mettrais un bémol, tout de même : quand la corruption débouche sur la dégénérescence, maladie et extranéité se mêlent). Et l’article en vient alors à s’interroger sur le rôle du froid à cet égard… Il ne m’a pas forcément convaincu, j’ai trouvé ça un brin tordu – même si on a bien sûr souvent évoqué la sensibilité de l’auteur aux basses températures (ou pas si basses, d’ailleurs), et, bien sûr, il y a « Air froid » (nouvelle qu’Evangelisti adore, mais qui me laisse… froid. Uh uh…).

 

On passe à Denis Moreau, avec « Une réinvention du fantastique ? Le cas Lovecraft », article assez riche, sans doute cohérent, mais empruntant un cheminement assez complexe, même si le thème essentiel est celui de l’objectivation du monstre, à n’en pas douter réel, par opposition à un fantastique intériorisé que n’a guère pratiqué l’auteur. Dans sa période dunsanienne, Lovecraft considère le rêve comme offrant l’opportunité d’une évasion loin de la triste réalité matérielle ; mais ce merveilleux, chez lui, n’exclut pas le fantastique et la peur (ainsi dans « Hypnos »), car ils ont leur place dans le rêve. C’est ainsi que Lovecraft en vient progressivement à s’émanciper du merveilleux dunsanien (et de ses à-côtés, on relève une citation intéressante portant sur Sidney Sime dans « Le Modèle de Pickman », texte par ailleurs souvent présenté comme « poesque ») ; c’est ainsi, à terme, que Lovecraft aborde l’horreur cosmique. Le rôle de la science, chez lui, est essentiel, permettant de révéler l’horreur. Et cette conception a d’autres implications, ainsi la simplicité psychologique des personnages, souvent reprochée à Lovecraft, mais qui s’avère utile à sa stratégie textuelle en permettant l’objectivation de l’horreur (ce qui m’a ramené à l’essai de Michel Houellebecq, insistant sur le fait que les personnages, chez Lovecraft, sont là pour ressentir) ; et il s’agit alors de « nommer pour révéler » (ce qui oppose d’ailleurs bon nombre de récits lovecraftiens au classique d’Algernon Blackwood « Les Saules », que prisait par-dessus tout Lovecraft, et qui a bien quelque chose de « pré-lovecraftien », mais cette différence est en effet à relever). Tout ça me paraît intéressant et juste, notamment en ce que c’est une autre manière de dégager Lovecraft du thème de l’indicible qui lui est communément associé, de façon parfois bien critiquable (que le terme même apparaisse dans ses textes, c’est autre chose…) ; car il n’hésite pas à recourir à des « descriptions hyperboliques », parfois même d’une précision scientifique (le cas le plus flagrant étant bien sûr Les Montagnes Hallucinées) : « […] c’est l’expression du dicible qui fait sens en exposant sa tâche paradoxale : dire l’impossibilité de dire, et sans cesse tenter de dépasser cette impossibilité afin d’exprimer ce qui se situe au-delà de toute description. » Ce thème reviendra ultérieurement, avec pertinence. Notons enfin que Denis Moreau incite à une réévaluation, à ses yeux très souhaitable, des récits « dunsaniens » de Lovecraft, trop écrasés par le « Mythe de Cthulhu » emblématique de l’auteur – et peut-être bien, en effet.

 

L’article de Jean Arrouye intitulé « Paragone fantastique » m’a moins parlé. Il faut dire qu’il part d’un présupposé contestable, en attribuant à Lovecraft une part prépondérante à l’écriture de « Night Ocean », en collaboration avec Robert H. Barlow ; mais il me semble qu’on en est revenu depuis… L’auteur note l’importance de l’évocation de la peinture inspirée par les rêves au début de la nouvelle (avec des références qui m’échappent totalement, béotien de moi…), thème qui figurera également au cœur de l’article suivant ; à en croire l’auteur, on peut en dériver une théorie du fantastique. Mais l’article abuse peut-être de la paraphrase… Reste cette idée de l’ambivalence de la mer, séduisante mais hostile, au point d’en devenir détestable. S’y ajoute l’impression d’être surveillé et menacé, subjective… ce qui entre peut-être en contradiction avec l’article précédent, accordant un rôle central à l’objectivation (et globalement, je m’y reconnais davantage).

 

Denis Mellier, dans « Voir la lettre, entendre l’innommable : Lovecraft et la terreur graphique », me paraît poursuivre et compléter la problématique de l’article de Denis Moreau concernant « l’indicible », ce qui me parle : « il n’y a donc pas, au final, d’indicible dans les récits de Lovecraft mais une dépense hyperbolique qui, en créant une déflation de la saisie possible par l’écriture, dans le même temps, lui offre ses conditions de possibilité. » L’auteur insiste notamment sur le procédé de l’ekphrasis, qui, bien loin d’afficher un caractère proprement indicible, est au contraire, au sens antique, une description extrêmement poussée et précise ; l’auteur relève que Lovecraft emploie régulièrement ce procédé dans son sens moderne, pour la description de tableaux, de statues, etc., qui acquièrent ainsi une fonction médiatrice (ainsi, pour l’exemple le plus flagrant, dans « Le Modèle de Pickman », au cœur de l’article). Cet article, par ailleurs, est peu prou le seul à creuser un peu la comparaison entre Lovecraft et Tolkien, en traitant des langues imaginaires : si Tolkien, le philologue joueur, est connu pour cet aspect de son œuvre, ce n’est pas le cas de Lovecraft ; lui aussi emploie bien des mots voire des sentences essentiellement autres, mais sans le moindre aspect de construction à proprement parler – aussi ne peut-on en fait parler pour lui de création de langues imaginaires ; les éructations en « r’lyéhen » ont une tout autre fonction, où l’essentiel est justement que le sujet ne comprend pas – il est avant tout un auditeur. Il s’agit alors d’opérer une figuration, une littéralisation : chez Lovecraft, la langue imaginaire n’offre pas d’aperçus du monde offerts à la compréhension via la communication ; chez lui, on bute sur la langue autre, et tout autant sur sa représentation dans le texte, sur son image : on débouche ainsi sur l’aphasie, qui est non-compréhension et non-communication…

 

Avec l’article de Liliane Cheilan, « L’Indicible dessiné : Alberto Breccia et Erik Kriek, deux versions de ʺThe Shadow over Innsmouthʺ », on commence à s’éloigner de l’œuvre de Lovecraft à proprement parler pour envisager sa postérité au travers des adaptations – tout en perpétuant le questionnement central de « l’indicible » lovecraftien, décidément un thème important de ce demi-dossier (et ça me parle). L’auteure compare donc deux adaptations en bande dessinée du « Cauchemar d’Innsmouth », que tout oppose : celle de l’Argentin Alberto Breccia dans l’extraordinaire Les Mythes de Cthulhu, et celle du Néerlandais Erik Kriek dans L’Invisible et autres contes fantastiques. Ce qui implique bien sûr de poser la question de l’adaptation, d’autant que les formats employés par les deux dessinateurs sont autrement courts, par rapport à la longue nouvelle de Lovecraft ; ils en livrent forcément des lectures personnelles, tournant autour de cette idée essentielle : abréger, c’est choisir (et magnifier aussi). Je préfère nettement, pour ma part, l’approche de Breccia, qui me paraît plus pertinente et débouche sur une esthétique unique, en multipliant les techniques pour figurer ce qui ne devrait pas l’être, mais l’article fait assurément ressortir la manière dont Kriek a pensé son adaptation plus « classique » – elle aussi murement réfléchie, et sans doute très défendable. J’ai trouvé dommage, cependant, que l’article se focalise tant sur le tout début et la toute fin du récit, par contre, évacuant tout ce qui se trouve entre les deux… C’est intéressant, mais il y aurait sans doute matière à bien plus de développements.

 

Quelque chose d’un peu différent, maintenant, avec l’article de David Roas intitulé « Le Jour où Cthulhu a traversé les Pyrénées : les débuts de la réception de Lovecraft en Espagne » : c’est, clairement, une première ébauche d’une étude à poursuivre, et qui est essentiellement consacrée aux fictions – surtout les œuvres mêmes de Lovecraft, mais aussi d’autres qui s’en inspirent, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques ; la critique, en comparaison, est assez peu représentée – même s’il y en a, dont une préface importante de Rafael Llopis en 1969 (traduite plus tard en anglais dans Lovecraft Studies, le fanzine à Joshi ne se privant bien sûr pas de la trouver autrement plus pertinente que tout ce que Derleth avait pu écrire sur le sujet…). Je relève que les débuts de Lovecraft en langue espagnole ont eu lieu en Argentine, avec une revue reprenant des récits de Weird Tales, qu’il était parfois difficile de se procurer en Espagne, mais elle a pu avoir son influence. Il est toutefois amusant de noter que, en Espagne même, on a trouvé une nouvelle d’inspiration lovecraftienne (et revendiquant ce fait même dès son titre), signée Joan Perucho, avant même la moindre traduction de Lovecraft – on peut donc supposer que son nom était déjà connu malgré tout. Peut-être y a-t-il eu aussi une influence des traductions françaises, un peu antérieures, en Présence du futur ? L’auteur parle lui aussi des « collaborations » avec Derleth, ce qui se justifie davantage dans le contexte de cet article, là où c’était totalement hors-sujet dans les précédentes occurrences, mais il prend soin de mettre lui-même les guillemets… On comprendra nettement moins qu’il parle de « Belknap Long » et « Ashton Smith », ce qui renvoie sans doute à la maladie française consistant à parler de « K. Dick »… Mais passons. Bien sûr, ce sujet me dépasse largement, mais m’intéresse néanmoins – il y a sans doute beaucoup de choses à retirer de ce genre de considérations sur la réception internationale de Lovecraft. Dommage, cependant, que l’article en l’état donne autant l’impression d’une simple ébauche… En même temps, dans ce format, c’est sans doute compréhensible.

 

On revient aux adaptations pour un ultime article de la partie lovecraftienne du dossier, avec Gilles Menegaldo, pour « Lovecraft à l’écran : adaptations, hommages, réécritures ». C’est un article un peu déconcertant de par sa structure très aléatoire, au point de donner une impression de brouillon… Les difficultés inhérentes à l’adaptation de Lovecraft (et notamment à la figuration, bien sûr) sont évoquées, mais assez rapidement. On envisage brièvement quelques films assez récents (dont The Call of Cthulhu d’Andrew Leman), mais pour remonter bien vite à Roger Corman pour The Haunted Palace (d’après L’Affaire Charles Dexter Ward). Mais l’article se consacre pour l’essentiel à John Carpenter, avec des éléments (très brefs) sur Fog, un peu plus sur The Thing, un peu plus encore sur Prince des ténèbres, enfin et surtout, beaucoup plus longuement et avec une grande pertinence, sur L’Antre de la folie. Il va de soi que tout cela, même avec ce côté brouillon difficilement défendable, est un bon million de fois plus utile et pertinent que la drouille à Pelosato

 

Après quoi l’on passe (déjà ?) à la seconde moitié du dossier, consacrée à Tolkien. C’est le spécialiste français Vincent Ferré qui l’introduit, avec un très bref article intitulé « J.R.R. Tolkien et (l’)Europe » : pourtant, cette présentation n’est finalement guère liée à la revue… On y trouve pour la forme une très vague référence à Lovecraft, mais seulement parce que c’était un auteur que prisait Christian Bourgois, l’éditeur de Tolkien en France. Quelques éléments sur l’hostilité de l’auteur au nazisme, enfin – peut-être pour dédouaner d’emblée Tolkien des imbécillités que certains ont pondu sur son œuvre…

 

Suit « Ne perdons pas Frodo de vue : entretien avec Verlyn Flieger ». Sauf qu’il s’agit en fait d’un montage de questions et réponses piochées dans trois entretiens… ce qui explique sans doute le caractère décousu du résultat, qui aborde beaucoup de thèmes, mais sans les développer suffisamment. Notons quand même l’idée d’un Tolkien pas seulement « romantique » et attaché à un passé illusoire, comme on se le représente souvent, mais aussi moderne par certains aspects, voire post-moderne dans son rapport à l’écrit.

 

Un début en demi-teinte, donc… Mais la suite est autrement bien vue. Isabelle Pantin livre tout d’abord « Le Conteur en Janus Bifrons : le double courant du temps dans la création de Tolkien ». L’auteure s’intéresse au caractère chronologique de la création de Tolkien, partant des mythes les plus anciens, puis avançant progressivement vers un futur indécis et prenant de plus en plus d’ampleur, jusqu’à opérer progressivement le passage du mythe à l’histoire ; or Tolkien, comme ses personnages souvent, ne savait sans doute pas où il allait… Mais c’est en même temps un auteur « rétrograde », au sens où il lui fallait toujours revenir en arrière pour assurer la solidité et la cohérence de sa création mythologique. Des problèmes sont en effet apparus, nécessitant une révision, notamment dans la cosmologie fantasmée (la Terre plate, par exemple). Se pose aussi régulièrement chez lui le problème de la transmission des récits les plus antiques. Mais il en débouche une permanence du passé, à travers ce jeu sur les sources – l’auteur lui-même étant au cœur du phénomène. On interroge du coup son rapport au temps – Tolkien était intrigué par l’éventualité philosophique d’une coexistence du passé, du présent et du futur ; ce qui suscite un complexe débat dans The Notion Club Papers (roman inachevé que j’aimerais bien lire un jour – plus globalement, j’aimerais bien que Christian Bourgois poursuive enfin l’édition de « L’Histoire de la Terre du Milieu »…), avec pour corollaire un questionnement du rapport à la création de fiction, et notamment aux rêves couchés sur le papier, s’émoussant nécessairement au passage (ici, on aurait peut-être pu tenter la passerelle avec Lovecraft ?).

 

Suit un long article de Damien Bador, « J.R.R. Tolkien et Georges Dumézil : la linguistique au service de la mythologie ». On a plusieurs fois noté que l’idéologie tripartite qui a fait l’objet de bon nombre des recherches de Dumézil pouvait s’appliquer à des récits de Tolkien (un exemple : les trois peuples des Elfes). Ce n’est cependant pas une influence d’un auteur sur l’autre (Tolkien a entamé son « Légendaire », avec plusieurs occurrences de cette répartition fonctionnelle, durant la Première Guerre mondiale, tandis que Dumézil ne commencera véritablement à écrire à ce sujet que durant les années 1930 ; par ailleurs, Tolkien n’a semble-t-il jamais cité Dumézil). Par contre, les parcours étonnamment similaires à certains égards de ces auteurs peu ou prou contemporains, et tous deux des universitaires respectés, peuvent expliquer que des intérêts communs pour les questions linguistiques et de mythologie comparée aient abouti à des questionnements ou formulations d’un même esprit – en réhabilitant à certains égards la mythologie et en usant certes toujours de la linguistique, mais sans en faire nécessairement un principe primordial expliquant tout (voire le contraire ?) ; ce qui relativise peut-être le rôle crucial de la création de langues dans le « Légendaire », quoi que Tolkien lui-même ait pu en dire ? À terme, bien sûr, ce dernier devenant parallèlement un auteur de fiction tandis que Dumézil reste un chercheur, la comparaison entre les deux parcours ne peut se prolonger indéfiniment… encore qu’une citation de Dumézil, dans des entretiens tardifs, n’exclue pas la possibilité qu’il se soit trompé, et que ses travaux, en définitive, deviennent des sortes de « romans » ! L’article est intéressant, globalement, même si ma méconnaissance de Dumézil ne me permet sans doute pas de l’appréhender au mieux. Par ailleurs, peut-être la dimension comparative aurait-elle pu être plus poussée ? Au final, on a bien plus des vies parallèles qu’autre chose, là encore… Mais sans doute n’est-ce pas le propos de cet article, qui tient peut-être plus de l’introduction à une problématique complexe que de la recherche de pointe, domaine de spécialistes, qui n’aurait pas vraiment trouvé place dans cette revue.

 

Paul H. Kocher, dans « Le Peintre, l’écrivain et l’arbre des contes : à propos de Feuille, de Niggle », se livre à une étude du texte largement allégorique et autobiographique qu’est le conte « Feuille, de Niggle », mis en rapport avec la théorie contenue dans l’essai « Du conte de fées » (les deux textes ont été associés par Tolkien lui-même pour la publication anglaise, et figurent ensemble en français dans Faërie et autres textes). Le rapport du texte à la situation de Tolkien, confronté aux Montagnes lointaines de son « Légendaire », est notoire ; on y trouve cependant d’autres éléments à relever, ainsi dans la dimension chrétienne du conte (ressortant en partie d’emprunts au théâtre médiéval anglais), et, au-delà, l’idée de « subcréation » nécessairement liée à un contexte plus vaste et par essence réaliste, l’entreprise artistique devant cependant exprimer une sorte de vérité supérieure, une réalité idéale (au sens platonicien) dont elle est nécessairement reflet, prise en bloc ou dans ses parties. Dans l’aspect autobiographique, on relèvera plus particulièrement le pessimisme de Tolkien quant à la réception de son œuvre, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, anticipant sur quelques bêtes accusations dont sa fantasy ne manquera pas de faire les frais ultérieurement (l’idée de la réception est cependant très importante, et a d’autres conséquences, en débouchant sur la collaboration, d’une certaine manière, entre l’artiste et son public – ici le peintre Niggle et son voisin Parish)…

 

Anne Besson, dans « Tolkien et la fantasy, encore et toujours ? Légitimations croisées, filiations contestées », s’intéresse aux éléments sous-jacents de l’identification de Tolkien au genre fantasy. L’article s’ouvre sur des notions sociologiques (avec notamment du Bourdieu dedans), tournant autour de la « légitimité » et de la « légitimation ». Tolkien constitue, au sens le plus strict, un « prototype », mais la fantasy existait avant lui, dans une double entreprise, avec une version britannique notamment marquée par William Morris et Lord Dunsany, et une version américaine plus populaire et née dans les pulps : on évoque bien sûr Robert E. Howard, mais aussi Lovecraft (à plus ou moins bon droit en ce qui me concerne, les récits « dunsaniens » de Lovecraft s’inscrivant plutôt dans le modèle britannique, tandis que le « cycle de Randolph Carter » ne relève à mon sens pleinement du genre que dans La Quête onirique de Kadath l’inconnue, qui ne sera publié qu’après la mort de l’auteur), ainsi que Catherine L. Moore et Fritz Leiber (mais, étrangement, pas Abraham Merritt ou Clark Ashton Smith ?). Ultérieurement, pourtant, et surtout à partir des éditions de poche américaines, Tolkien et le genre fantasy en viennent à s’identifier et à se renforcer mutuellement – le succès du Seigneur des Anneaux permettant de revenir sur des œuvres antérieures, puis suscitant des reprises sous influence : l’auteure cite Terry Brooks, Raymond E. Feist, Tad Williams, Robin Hobb – autant d’écrivains qui, systématiquement, voient leurs œuvres comparées au Seigneur des Anneaux comme modèle nécessaire (ce qui ressort notamment des quatrièmes de couverture françaises, citées) ; une tarte à la crème, mais qui s’explique dans la mesure où Tolkien, qui avait le bon goût d’être un universitaire respecté, et suscitant finalement assez tôt l’intérêt de la recherche académique, contribuait par ce seul statut à légitimer tout un genre (quand bien même les œuvres citées n’avaient au fond pas grand-chose à voir en matière d’ambitions comme de fondations – les Elfes et les Nains ne suffisent pas pour faire du Tolkien…). Aujourd’hui, c’est peut-être moins vrai, ou, du moins, à en croire l’auteure, Tolkien et la fantasy n’ont plus besoin de se renforcer mutuellement ; si elle-même a, ainsi que Vincent Ferré et bien d’autres, profité du « bruit » suscité par les adaptations de Peter Jackson (on y reviendra), elle semble croire que cet engouement médiatique a pu contribuer en fait à singulariser Tolkien et son œuvre, mieux connus et par ailleurs différenciés des films – jugés assez négativement j’ai l’impression, et notamment du fait de leur caractère « adolescent »… C’est peut-être le problème de cet article : à certains égards, je ne suis pas tout à fait aussi optimiste en ce qui concerne la réception de Tolkien, et, par ailleurs, les jugements des dernières pages sur les divertissements sus-cités ou le succès des « Harry Potter » de J.K. Rowling me paraissent un peu reproduire la « distinction » évoquée en introduction – mais il est vrai que les œuvres citées tout d’abord, « Shannara » et compagnie, pour avoir été de gros succès commerciaux, ne sont pas forcément les plus admirables dans le genre… Je trouve plus pertinente la remarque ultime sur le succès actuel de George R.R. Martin pour « Le Trône de fer », qui s’exprime en fait surtout en succès de la série qui a été tirée des romans ; mais si la critique compare inévitablement toujours Martin à Tolkien – ce qui me paraît tout à fait critiquable, oui –, c’est pour en faire une alternative (plus « adulte ») aux romans de Hobbits, dès lors jugés plus « manichéens » (quand la réalité est autrement plus complexe…). Mais, à mon sens, si cela témoigne de ce que la tendance évolue, ça illustre aussi par l’absurde qu’on n’en a pas terminé avec ce jeu des modèles et des prototypes… Notons toutefois une autre chose, qui ressort de cet article : la tendance à la « patrimonialisation » de la fantasy, témoignant sans doute d’un début, au moins, de « légitimation » au-delà du seul Tolkien – l’auteure cite, en France, les éditions des œuvres de Robert E. Howard par Patrice Louinet, mais aussi, dans un domaine sans doute bien différent, la publication des œuvres de William Morris chez Aux Forges de Vulcain.

 

Après quoi on retrouve Vincent Ferré, qui s’interroge : « Peut-on (re)traduire J.R.R. Tolkien ? De la traduction en français d’une traduction fictive écrite par un authentique traducteur ». L’article, à l’occasion de la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux par Daniel Lauzon, traite en fait de plusieurs thématiques liées à la traduction ; l’auteur y rappelle que Tolkien, en tant que professeur de philologie, a lui-même réalisé des traductions (notamment celle de Beowulf, avec cette bizarrerie qu’est sa traduction française toute récente…), et avait bien conscience des difficultés inhérentes à cette activité, qu’il entendait cependant affronter ; il savait par ailleurs très bien que Le Seigneur des Anneaux (on n’y insiste guère, mais Vincent Ferré rappelle au passage que le roman est censé être lui-même une traduction, thème plus détaillé dans son Lire J.R.R. Tolkien), notamment, susciterait bon nombre de difficultés pour être transposé dans une autre langue, a fortiori indépendante des sources germaniques du vieil anglais, et il avait lui-même rédigé une sorte de « guide » destiné aux traducteurs – mais qu’on a plus ou moins pris en compte… On a depuis longtemps souligné le caractère régulièrement fautif de la traduction française originale, réalisée dans les années 1970 par Francis Ledoux, qui n’a pas toujours su rendre avec la précision nécessaire, à la fois la cohérence essentielle de l’univers tolkiénien, mais aussi la richesse et la variété de sa langue, combinant, au-delà des nombreux noms propres et néologismes par essence problématiques, en une même œuvre et avec pertinence, le langage le plus soutenu, voire archaïque parfois, et la familiarité bonhomme du jardinier Sam Gamegie, avec une infinité de nuances entre les deux, comprenant même des cas à part (comme celui de Gollum, avec son parler qui lui est propre). Il ne s’agit pas forcément de taper sur le traducteur originel, qui ne disposait pas des outils parus ultérieurement, la recherche ayant considérablement progressé depuis, à mesure que les œuvres non publiées du « Légendaire » émergeaient des cartons… Mais Vincent Ferré multiplie les exemples, justifiant dès lors les choix de Daniel Lauzon. Ceux-ci, la plupart du temps, sont bien défendus, et paraissent justes (encore que l’on soit à l’occasion tenté d’y voir de simples détails, mais les détails sont sans doute fondamentaux dans l’esprit de Tolkien) ; pourtant, ils ne m’emballent pas toujours… Peut-être parce que je suis conditionné par ma première lecture, certes – c’est même probable. Mais certaines solutions, outre que leur précision (les justifiant) puisse déboucher sur une relative inélégance en français, me laissent parfois perplexes – mais sans doute est-ce la faute à mes yeux de béotien… Par exemple, quand on fait remarquer que la traduction de Francis Ledoux, à un moment, parlait de « cousins à la mode de Bretagne », il y a effectivement un problème de cohérence, la Bretagne n’ayant rien à faire là (ni ailleurs) (pardon) ; mais j'avais tiqué sur le remplacement par « cousins germains ou issus de germain », à tort (on m'a signifié l'étymologie)… Il y a certes des changements autrement importants : ainsi, il fallait bien abandonner « Dieu sait que… », le Dieu unique des chrétiens n’étant pas à sa place ici (en dépit du catholicisme de l’auteur, qui s’exprime bien dans son « Légendaire », mais de manière plus essentielle dans Le Silmarillion). Les exemples abondent… La précision du travail de traduction porte aussi sur les jeux de répétitions – question extrêmement complexe (et qui passe sans doute bien au-dessus de la tête du lecteur lambda tel que moi, qui ne se rend probablement compte de rien), et il en est d’autres encore… Mais certains « pièges » sont sans doute insolubles – ainsi, par exemple, de la forme de politesse, qui rend on ne peut plus différemment en anglais et en français, où le tu/vous devient d’une certaine manière handicapant ! L’article est riche et fondé, mais sa dimension quasi « promotionnelle » peut donc laisser malgré tout un brin perplexe….

 

Puis on passe au cinéma. Daniel Tron, dans « Les Voyages inattendus du Seigneur des Anneaux au cinéma », un article assez long, se penche sur les difficultés inhérentes à l’adaptation d’une œuvre aussi ample que Le Seigneur des Anneaux (et tout particulièrement aux questions de rythme). Il y a eu des projets très tôt, le premier – via Forrest Ackerman – ayant même suscité une réponse de Tolkien, prêt à laisser faire un film (les droits ont d’ailleurs été vendus sans limite de temps, une bizarrerie), mais commentant très négativement le script qu’on lui avait soumis… Sans doute ne faut-il pas y voir un auteur acharné dans la défense de son (gros) bébé : il avait conscience que des coupes étaient sans doute nécessaires dans le cadre d’un projet pareil ; mais préférait justement l’élision pure et simple à la dénaturation des personnages et du sens du roman, flagrante dans le projet qu’on lui avait soumis (il insistait par ailleurs sur le fait que Le Seigneur des Anneaux n’était pas une « trilogie », mais un unique roman, dont le découpage en trois tomes n’était justifié que par les nécessités de l’édition ; la seule division qu’il reconnaissait était celle, de son fait, en six livres ; par ailleurs – question plus complexe et interrogeant la grammaire propre au cinéma –, il ne croyait pas aux vertus du montage parallèle, préférant envisager d’un côté la Guerre de l’Anneau, de l’autre l’odyssée de Frodo et Sam, séparément – ici, sans doute, les mœurs ont bien changé, le cinéma ayant considérablement évolué depuis…). J’ai ensuite découvert le script ultra-hippie de John Boorman, et, avec tout le respect que j’éprouve pour ce grand réalisateur, il est heureux que son projet n’ait jamais été tourné (c’est bourré d’idées de scènes à la con, avec de la mystique à dix balles aux antipodes du roman, et qui seront recyclées avec plus ou moins de bonheur dans Excalibur et Zardoz…). Les difficultés concernant le dessin animé de Ralph Bakshi sont ensuite évoquées, mais assez brièvement. Le gros de l’article concerne bien sûr l’adaptation en trois volets réalisée par Peter Jackson – et se montre globalement positif à son égard, sans doute, même si le film, par nature, ne pouvait pas pleinement combler les attentes des lecteurs fanatiques (dont moi, probablement ; encore que j’avais considéré le premier volet comme une bonne surprise, finalement ; mais j’avais envie de hurler en sortant de la salle quand j’ai vu Les Deux Tours… même si un revisionnage ultérieur s’est finalement mieux passé ; et il y a toujours des bonnes choses dans Le Retour du Roi, oui… En fait, il faudrait peut-être que je revoie ces films, mais en version longue ?). Les aléas de la production sont évoqués, mais l’article se penche surtout sur le script, en traitant notamment des coupes les plus franches (et en les justifiant), celle de quatre chapitres du Livre I tournant autour de la Vieille Forêt et de l’inadaptable Tom Bombadil, et à l’autre bout celle des deux chapitres du Livre VI traitant du retour à la Comté et de ce qui s’y est déroulé – elles se défendent assurément. D’autres modifications sont cependant envisagées. Certaines sont toujours imposées par le rythme (le décalage de chapitres en ouverture ou conclusion, par exemple), mais il y en a de bien différentes, portant notamment sur les personnages : les gags à la con, très puérils, autour des Hobbits Pippin et Merry (mais admettons, en partie du moins) et (surtout, en ce qui me concerne, là j’ai trouvé ça vraiment affligeant) du Nain Gimli, sont plutôt critiqués (encore que le ton soit tout sauf à l’invective), de même que l’attitude ambiguë de Faramir transformé en simple obstacle sur la route de Frodo et Sam. L’auteur se montre étonnamment plus favorable à la dimension amoureuse accolée au film, via la surreprésentation d’Arwen, et les différences que sa présence entraîne chez Aragorn (avec son putain de sourire en coin ! Pourtant, j’avais été très agréablement surpris par l’interprétation de Viggo Mortensen dans le premier film…) – y voyant, à travers l’infidélité au roman, finalement un hommage bienvenu à Tolkien et au récit qu’il préférait entre tous au sein de son « Légendaire », celui de Beren et Lúthien… Mouais, pas convaincu – la dimension « faut de la romance, bordel, on est à Hollywood » me paraît bien plus prégnante en l’espèce, et ça m’avait considérablement agacé à l’époque… Par ailleurs, j’ai eu un autre souci (dans Les Deux Tours essentiellement, du coup) avec la conception de Saruman dans le film, qui ne suscite pas vraiment de commentaires ici (au-delà de la question du sort du mage blanc, forcément différent du roman puisque les ultimes chapitres sur la Comté ne sont pas repris) ; peut-être est-ce que ma lecture du Seigneur des Anneaux remonte trop loin (j’ai de toute façon l’envie de le relire, mais en anglais, depuis quelque temps déjà, et le ferai un jour), mais j’ai du mal à concevoir le bonhomme comme un serviteur zélé de Sauron… Notez que ce n’est pas le choix de Christopher Lee que je critique, hein. Quoi qu’il en soit, les films de Peter Jackson atteignent des proportions inenvisageables auparavant, et ont apporté une contribution essentielle à l’imagerie tolkiénienne (et je reconnais volontiers, avec l’auteur, que la plupart des choix visuels opérés dans la trilogie sont plutôt bien vus). Mon opinion, après cet article au ton modéré, demeure la même : ça aurait incontestablement pu être bien, bien pire ; est-ce que c’est une bonne adaptation pour autant ? Je ne sais pas… Il faudrait que je retente, à froid.

 

Gaspard Delon et Sandra Provini poursuivent la problématique avec « ʺLe Hobbitʺ de Peter Jackson : du roman pour la jeunesse au prequel du ʺSeigneur des Anneauxʺ (2001-2003) » : ici, je suis un peu embêté, cet article portant sur l’adaptation, en trois volets là encore, du Hobbit par Peter Jackson (en fait seulement les deux premiers, l’article ayant été rédigé avant la sortie en salles de La Bataille des Cinq Armées) ; or je n’ai rien vu de tout cela… J’étais un brin curieux à la sortie du premier, encore que mon expérience ambiguë et pétrie de contradictions avec Le Seigneur des Anneaux adapté par le même Peter Jackson m’incitait à la méfiance ; mais le déferlement de critiques unanimement négatives, de toutes parts, m’a dissuadé de tenter l’expérience… Peut-être me faudra-t-il pourtant, un jour, regarder tout ça – pour ma culture ou mon édification, disons… Les problèmes soulevés par Le Hobbit sont à l’opposé de ceux ayant marqué la réalisation du Seigneur des Anneaux : là où les auteurs avaient dû élaguer, il leur faut maintenant délayer – le diptyque originellement envisagé (déjà long pour un roman autrement plus bref) ayant vite été transformé en triptyque… Mais faire une trilogie à partir du Hobbit changeait forcément la donne ; ainsi que le titre de l’article le signale, la nouvelle trilogie a pris des allures de prequel du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, plutôt que d’adaptation du roman écrit par Tolkien avant même que ce dernier ait la moindre idée qu’il lui adjoindrait à terme une suite autrement monumentale… La comparaison avec la saga Star Wars s’impose. Le ton, dès lors, ne peut qu’être différent : il faut susciter une parenté entre les deux trilogies, là où les romans de Tolkien, et ce quand bien même le second constitue la « suite » du premier, sont fondamentalement différents – je ne vous apprends rien, Le Hobbit était un récit conçu à la manière d’un conte, destiné au premier chef aux propres enfants de Tolkien, et son ton léger et empreint d’humour n’a pas grand-chose à voir avec la sublime majesté et la grandeur épique du Seigneur des Anneaux… Les auteurs ont donc adapté Le Hobbit à la sauce du Seigneur des Anneaux de Jackson ; ce changement de ton s’accompagne nécessairement d’un bouleversement de la signification de l’œuvre : les auteurs décortiquent donc ces changements (dans les deux premiers films seulement, rappelons-le), montrant notamment, outre les nombreux clins d’œil assurant la continuité, comment le choix de focaliser la quête des Nains sur l’Arkenstone instaurait, plutôt qu’un parallèle, une symétrie avec Le Seigneur des Anneaux, la figure de Thorin se muant progressivement en anti-Aragorn, tandis que la compréhension de ce qu’est au juste l’Anneau (évidemment absente du roman original, où il n’avait en rien cette signification) corrompt – c’est approprié – la nouvelle trilogie… Et, étonnamment, sur le papier en tout cas, je me dis que c’est peut-être bien vu. Cet article m’incite donc, en dépit de mes préventions, à tenter le visionnage de la chose – un jour… Je n’en fais pas une priorité non plus, et redoute de souffrir le martyre le moment venu…

 

Bilan ? Globalement positif. À l’exception de quelques rares articles plus faibles (et en relevant quelques erreurs çà et là), l’ensemble est de bonne tenue, avec des textes qui, pour revenir parfois sur des lieux communs relatifs de l’analyse des deux auteurs et de leurs œuvres respectives, apportent cependant bel et bien quelque chose, et parviennent à conserver un équilibre appréciable entre la présentation des thématiques, adaptée aux néophytes curieux, et d’autres choses plus approfondies, et avec pertinence. La partie consacrée à Tolkien me paraît cependant un peu plus roborative (même si je regrette qu'elle se focalise autant sur les romans de Hobbits), là où la partie consacrée à Lovecraft, à mon sens, brille surtout dans les articles de Denis Moreau et Denis Mellier, et notamment dans le traitement de la problématique de l’indicible. Mais j’ai mentionné au début de cet article une certaine frustration, qui demeure à terme : ces « demi-dossiers », en évacuant presque systématiquement l’analyse comparée des deux œuvres, ont bien un arrière-goût de trop peu, sans doute renforcé d’ailleurs par les excursions du côté des adaptations les concluant ; en même temps, la question de l’adaptation et/ou de la continuation est sans doute un trait important chez les deux auteurs, et permet probablement, là aussi, une certaine « initiation » à l’analyse des œuvres personnelles au sens strict… Ceci ne doit donc pas dissuader de lire ce numéro d’Europe, dont la simple existence est déjà appréciable, mais qui ne s’arrête pas là. C’est tout à fait bienvenu.

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CR Imperium : la Maison Ptolémée (11)

Publié le par Nébal

(Illustration de Khelren.)

(Illustration de Khelren.)

Onzième séance de la chronique d’Imperium.

 

Vous trouverez les éléments concernant la Maison Ptolémée ici, et le compte rendu de la première séance . La séance précédente se trouve ici.

 

Le joueur incarnant le Conseiller Mentat Hanibast Set ne peut assister régulièrement à la chronique ; durant ses absences, son personnage devient donc pleinement un PNJ, même s’il a toujours la possibilité de participer et de reprendre son rôle. Tous les autres joueurs étaient présents, et ont donc continué d’incarner le jeune siridar-baron Ipuwer, sa sœur aînée Németh, l’Assassin (Maître sous couverture de Troubadour) Bermyl, ainsi que le Docteur Suk, Vat Aills.

 

 

[J’ai commencé la séance par une phase d’expérience – la première depuis le début de la chronique. Les PJ n’ayant pour l’heure jamais fait usage de leur Karama, ils ont tous acquis un point de Compétence : Bermyl a gagné en Agilité, Németh en Étiquette, Vat en Technologie et Ipuwer en Stratégie.]

 

Bermyl, rentré dans les quartiers Ptolémée à Heliopolis après son enquête dans le camp des Atonistes de la Terre Pure, s’est entretenu avec Ipuwer sur la marche à suivre ; les cartes de Sabah (et d’autres ?) seraient sans doute d’un grand intérêt, et il faut donc trouver comment s’en emparer. Bermyl contacte Kambish, un agent de renseignement des Ptolémée qu’il avait croisé dans le camp, et qui l’avait aiguillé vers le vieux Pnebto – il sait qu’il s’agit d’un bon élément. Bermyl ne lui dit pas tout, il ne parle pas directement de l’intérêt de la Maison concernant les cartes du Continent Interdit et ne dit rien de ce qui y a été trouvé et ce qu’ils suspectent à son sujet ; il se contente de dire que Sabah a des « documents » à récupérer : il s’agit donc, dans un premier temps, de la prendre en filature, afin de déterminer ses allées et venues, et l’endroit où elle dissimule probablement ces documents.

 

Németh est elle aussi à Heliopolis, où elle s’est également rendue afin de s’entretenir avec Thema Tena, la charismatique figure de l’Atonisme de la Terre Pure – elle y a croisé Bermyl, mais ils se sont délibérément ignorés l’un l’autre, comme de juste. Plus tard, ce dernier l’a cependant mise au courant des découvertes d’Ipuwer et Hanibast Set portant sur les photos satellites truquées fournies par la Guilde… et elle est furieuse. Il est primordial, pour elle, de s’entretenir au plus tôt avec Ipuwer à ce sujet, et elle le contacte au Palais de Cair-el-Muluk depuis ses quartiers à Heliopolis ; mais Ipuwer lui suggère de rentrer dès que possible à Cair-el-Muluk – mieux vaut discuter de tout cela en présence l’un de l’autre, il ne se montre guère loquace lors de cette communication. Németh rumine les implications de cette découverte : si la Guilde est bel et bien impliquée, quelles mesures prendre ? Németh ne dissimule en rien sa colère à l’égard de Iapetus Baris, ce « sale petit poisson écailleux »… Elle envisage, par ailleurs, de rencontrer le Grand Prête Suphis Mer-sen-aki pour son colloque (c’est la seule figure de la religion sur Gebnout IV à qui elle n’a pas encore parlé de son projet, alors qu’il dirige le Culte Officiel…) ; consciente de l’urgence, elle part donc sur-le-champ, à bord d’un ornithoptère, et se rend au Palais.

 

Le Docteur Suk, Vat Aills, se trouve lui aussi à Heliopolis, où il monte à bord d’une navette à destination de la lune de Khepri, le marché-franc de la Guilde. Il se rend dès son arrivée aux quartiers de la Maison mineure Soris, où on l’accueille sans souci – son statut lui facilite la tâche. On le conduit aussitôt auprès du dirigeant de la Maison, le vieux Ra-en-ka. Celui-ci, sobre, élégant, carré, le reçoit comme il se doit, avec la réserve toute professionnelle qui l’a toujours caractérisé, et son dévouement ne fait aucun doute. Vat perçoit cependant en lui quelque inquiétude plus ou moins bien admise – les visites à répétition de l’appareil gouvernemental des Ptolémée ces derniers temps n’y sont sans doute pas pour rien. Vat évoque tout d’abord les « menaces » de la Maison Nahab, auxquelles Soris avait fait allusion lors d’un précédent entretien. Le vieil homme, à sa manière stricte, essaye de dépeindre au mieux ce dont il parlait : c’est un ensemble de petites choses, qui ne se remarquent véritablement qu’en raison de l’accumulation – quelques rares agressions physiques, mais surtout des comportements arrogants, pouvant notamment se traduire par des empiètements indéniables sur le monopole de la Maison Soris concernant le trafic de haute technologie. Quand Vat lui demande un exemple, Soris y réfléchit longuement (comme s’il était plongé dans une sorte de transe, à la façon d’un Mentat), désireux de fournir à son interlocuteur un exemple vraiment convaincant et pertinent ; mais, en fin de compte, il préfère ne rien livrer pour le moment, prendre le temps de compulser ses dossiers pour en extraire tout le sens, et, le moment venu, défendre au mieux sa position auprès de Vat – et tout autant exposer les périls que cette situation pourrait impliquer, concernant la Maison Ptolémée elle-même. Vat a cependant d’autres questions à poser à Ra-en-ka ; il mentionne l’hôpital de Nofre-it où il s’était rendu, et étudie la réaction de Ra-en-ka à la mention de ce nom – mais ça ne lui dit visiblement rien du tout. Vat parle plus explicitement du trafic d’organes qu’il y a découvert, ce qui ne provoque pas davantage de réaction de la part de Soris, dans quelque sens que ce soit ; quand Vat lui demande si sa Maison, du fait de son monopole, s’occupe aussi de ce genre de choses, le vieil homme répond que les Soris se livrent davantage à la contrebande de matériel médical de pointe ; il lui arrive bien, cependant, de faire le « commerce » d’organes, mais dans un tout autre cadre (à tel point que Ra-en-ka tique un peu devant les termes de « trafic » ou même de « contrebande ») : dans ces cas précis, sa Maison prend soin de bien tout faire dans les règles – les échanges sont officiels, légaux, moralement irréprochables, et abondamment documentés. Autre sujet qui interloque le Docteur Suk : la cargaison mystérieusement disparue il y a environ un an et demi de cela (partie de Khepri, jamais arrivée à Heliopolis à en croire les registres, et mentionnant un destinataire à Cair-el-Muluk – une certaine Antarta Tes-amen, de toute évidence un prête-nom, sans doute totalement inconsciente de ce que son nom figure sur un tel document). Soris n’en sait absolument rien quand Vat lui en parle, et lui demande s’il dispose de documents à ce sujet ; le Docteur Suk tend ce qu’il a au vieil homme, qui se met à étudier tout cela avec une extrême concentration (évoquant là encore un Mentat) ; au bout d’un moment d’étude silencieuse, Vat commence à dire quelque chose, mais Ra-en-ka l’interrompt aussitôt d’un geste (de manière plutôt cavalière, d’ailleurs), et va s’assoir à son bureau, où il prend des notes et dissèque littéralement les papiers concernant cette affaire. Vat patiente, sans un mot… Au bout d’un temps relativement long, Ra-en-ka redresse la tête ; il est visiblement très étonné, et aussi gêné, par ce document qui lui était complètement passé sous le nez à l’époque – ce qui provoque aussi sa colère, même s’il n’est pas d’un naturel expansif. Il confirme l’intuition de Vat : le jardon tant juridique que technologique et scientifique dont ce document est saturé est un pur charabia, ne renvoyant à rien de précis. Sans doute l’ensemble a-t-il été falsifié, mais, à en croire Ra-en-ka, certaines données, par nature, doivent être exactes, car indispensables à la prise en charge de toute cargaison relativement volumineuse, en raison de simples impératifs techniques : c’est le cas, notamment, des dimensions – qui s’avèrent très importantes ; la cargaison comportait un seul élément, mais de très grande taille à l’évidence, ceci n’a sans doute pas été maquillé. Quelques éléments incitent par ailleurs Soris à croire que la cargaison avait une nature organique, là encore impossible (ou du moins est-ce très improbable) à falsifier totalement. Pour le moment, à l’aide de ce seul document truffé de mensonges, il ne peut rien dire de plus – mais sans doute, maintenant que l’anomalie a été localisée, pourra-t-il en apprendre davantage en se livrant à une enquête exhaustive : à la demande de Vat, il accepte volontiers de s’en charger lui-même. Quand Vat lui demande s’il a un suspect en tête, Soris prend à nouveau le temps d’y réfléchir ; il cite bientôt les Nahab, forcément, mais admet qu’il ne dispose d’aucune preuve – et, en homme carré et rigoureux, cela lui interdit en fin de compte de porter vraiment une accusation. Mais il va enquêter – ça lui tient visiblement à cœur. Vat, sur le point de s’en aller, lui dit enfin qu’il reviendra sans doute prochainement, peut-être même à plusieurs reprises en fonction de l’évolution de la situation ; Ra-en-ka est ravi de coopérer, mais lui suggère de bien prendre soin d’élaborer des alibis crédibles – ces visites à répétition ne manqueraient pas d’alerter leurs ennemis ; les prétextes ne les convaincront sans doute pas, mais peut-être du moins permettront-ils de gagner un peu de temps… Ra-en-ka se met aussitôt au travail, et un jeune homme – aux traits Soris marqués, et qui ne manque pas de faire l’éloge de sa Maison – raccompagne Vat. Le Docteur Suk cherche à le sonder, notamment sur la santé de Ra-en-ka, mais le jeune homme est sans doute moins stupide qu’il n’en a l’air et, qu’il ait quelque chose à cacher ou pas, par ailleurs en restant d’une courtoisie irréprochable, il baratine Vat en le noyant sous les considérations parfaitement inutiles… Vat retourne sur-le-champ à Heliopolis, et communique dès son arrivée ses nouvelles informations au Palais.

 

Ipuwer, au Palais de Cair-el-Muluk justement, a mal dormi – les derniers événements le perturbent… Il s’est levé tôt – ou du moins bien plus tôt qu’à son habitude – et s’est livré à ses entrainements physiques sans grande conviction (son maître d’armes Ludwig Curtius est absent, envoyé avec le statut d’émissaire auprès des Delambre). Après quoi il convoque son Conseiller Mentat, Hanibast Set. Il souhaite lui confier la tâche de mettre à profit les informations de Vat pour enquêter à sa manière sur la cargaison disparue ; mais, pour le moment, il aimerait que son conseiller lui dresse un bilan de l’activité économique des Maisons mineures de Gebnout IV. Hanibast maîtrise cette question – encore que les derniers développements nécessitent sans doute une mise à jour de ses conclusions d’ordre politique – et peut d’ores et déjà témoigner de la prospérité des différentes Maisons, que celle-ci ressorte de documents officiels et légaux, ou relève d’un « chiffre noir », impossible à déterminer avec certitude, mais le Mentat possède suffisamment d’informations d’un autre ordre pour le déterminer avec une probabilité plus qu’acceptable de tomber juste. Il commence par les Maisons commerçantes : les Abdamelek, comme de juste, sont inutiles – leur situation tient de la constante ; les Soris, à l’instar de leur dirigeant, présentent une situation stable et rigoureuse (sans doute y a-t-il aussi un « chiffre noir » les concernant, mais limité, et « pour la forme », disons) ; les Nahab, déjà dans une position prééminente à la base, ont sans doute encore renforcé leur pouvoir économique ; mais Hanibast suppose que l’évolution la plus notable, mais impossible à déterminer précisément, concerne la Maison Menkara : Soti est une dirigeante astucieuse, et le Mentat suppose que le « chiffre noir » de la Maison a bien des raisons de se montrer plus considérable encore que ce qu’il peut affirmer avec une relative certitude. Les Maisons commerçantes ne sont cependant pas les seules : pour ce qu’il en sait, les Maisons de mercenaires (Sebek et Arat) n’évoluent guère à ce niveau ; reste le cas par essence à part de la seule Maison diplomate de Gebnout IV : les Set-en-isi n’ont été élevés au rang de Maison mineure que tout récemment, par le précédent siridar-baron Namerta, aussi manque-t-on de critères de comparaison pour juger de « l’évolution » de la situation comptable de la Maison ; demeure une certitude : Abaalisaba Set-en-isi est un homme extrêmement intelligent, rusé et compétent ; sa jeune Maison est très riche, et sans doute sa fortune s’accroit-elle encore, notamment via les services juridiques qui sont désormais la spécialité de celui qui fut avant tout un historien expert en ce qui concerne le Jihad Butlérien…. Ipuwer remercie son Mentat de ces précieuses informations, mais souhaite aller plus loin. Il fait la remarque que les opérations dont ils ont eu écho sur le Continent Interdit, à l’évidence, coûtent très cher : qui en aurait les moyens ? C’est difficile à dire ainsi. En raison de leur fortune notoire, les Nahab le pourraient, peut-être aussi les Menkara, voire les Set-en-isi ; ces derniers, du fait de leur implication dans l’étude du Jihad Butlérien, disposent par ailleurs probablement de contacts « douteux » que les autres Maisons ne peuvent pas forcément se permettre – même les Soris, malgré leur monopole. Mais, si ces opérations coûtent effectivement très cher, toutes les Maisons, d’une manière ou d’une autre, pourraient cependant y avoir leur part, au fond – tout dépend de ce qu’elles sont prêtes à investir… Mais Hanibast va travailler sur la question ; il suggère par ailleurs d’impliquer Bermyl dans ses recherches, ses services de renseignement pouvant sans doute obtenir des données supplémentaires, autrement inaccessibles au Mentat.

 

Bermyl, justement, tout en préparant au cas où un raid (discret, nocturne) dans le camp des Atonistes de la Terre Pure (impliquant ses seuls services, surtout pas la police corrompue), attend des rapports ; il est trop tôt pour que Kambish se manifeste, mais Taho, qu’il a rapatrié à Cair-el-Muluk pour enquêter sur le Vieux Radames (et qui a donc abandonné son infiltration guère fructueuse auprès des Arat), le contacte étonnamment vite, après une brève enquête, qui s’est avérée suffisante pour rassembler d’ores et déjà un certain nombre d’éléments intéressants (ce qui, indirectement, témoigne d’autant plus de l’inefficacité au mieux, de la trahison au pire, d’Elihot Kibuz, dont le rapport sur cette question était parfaitement creux). Il a très facilement identifié le Vieux Radames – la suggestion de la Révérende-Mère Quibailah Amari s’est vite avérée pertinente. Le bonhomme était bien mort il y a un peu plus de deux ans de cela, cela ne fait absolument aucun doute. Pourtant, il est « revenu », et tout laisse à croire que c’est le cas de bien d’autres défunts, habitant pour l’essentiel les quartiers les plus populaires de Cair-el-Muluk – des dizaines sans doute, des centaines peut-être… Mais Taho, pour le moment, s’est concentré sur le cas du Vieux Radames : son enquête de voisinage (il a repéré la fille du mort, Ta-ei, mais ne l’a pas encore abordée) témoigne de ce que les gens, à la nouvelle de ce retour, ont bien sûr été tout d’abord terrifiés – étrangement, l’information n’a pas remonté auprès des services de renseignement (au-delà en tout cas de la simple rumeur – qui remonte cependant à plusieurs semaines au plus tôt, et sans doute plusieurs mois, mais a bien trop longtemps été ignorée comme affabulation parfaitement inepte) ; Taho suppose que le conditionnement religieux de la populace a ici joué un grand rôle – la branche « résurrectionniste » du Culte Épiphanique du Loa-Osiris est bien une construction intellectuelle à mille lieues des préoccupations des prolétaires de Cair-el-Muluk, mais la doctrine officielle contient en germe tous les éléments favorisant une acceptation sereine de ce retour des morts – dont la place est essentielle dans la société de Gebnout IV. Par ailleurs, ces morts, conformément à la rumeur, ont fait preuve d’une étonnante sagesse (renvoyant au caractère épiphanique du Culte Officiel : les défunts bénéficient de l’omniscience et de la justice d’Osiris) – c’est du moins le cas du Vieux Radames, qui, de son vivant, s’il était un voisin apprécié, n’avait rien d’une figure charismatique ; depuis son retour, lui – et d’autres sans doute – ne manquent pourtant pas de « conseiller » leurs proches, et avec une certaine pertinence ; ces assistances peuvent être très diverses, généralement des remarques relevant du « bon sens populaire », mais cela peut parfois avoir des connotations plus abstraites : c’est ici qu’interviennent les rumeurs spécifiques portant sur le retour du précédent siridar-baron, Namerta – le souvenir embelli de son règne, la dimension messianique de son retour, incitent de plus en plus les pauvres de Cair-el-Muluk à grommeler que le vieux baron ferait un bien meilleur siridar que son incompétent de fils (Taho prend ses précautions pour confier ces aspects à Bermyl, mais, à l’en croire, le jeune dirigeant de la Maison Ptolémée serait au mieux moqué dans les quartiers populaires, au pire ouvertement méprisé), et que sa place est sur le trône. Pour le moment, cela n’a semble-t-il pas dégénéré en un mouvement politique à proprement parler – on en reste pour l’heure à la rumination ; mais il y a là, à l’évidence, une menace à prendre en compte, et Taho doit poursuivre son enquête (Bermyl l’y encourage, c’est sans doute le sujet le plus important). Quand Bermyl lui demande si tout cela ne pourrait pas être une gigantesque mascarade, le jeune agent lui répond qu’une imposture de cette dimension est finalement tout aussi improbable que le retour effectif des morts – aussi impossible soit-il à première vue. Bermyl n’en est sans doute pas totalement convaincu… Mais il demande alors son sentiment personnel à Taho ; l’espion s’en étonne… mais obéit, quand bien même timidement, voire à regrets : sa brève mission dans les quartiers populaires de Cair-el-Muluk a suffi à le convaincre d’une chose lui paraissant inenvisageable quelques mois plus tôt à peine – il sait, maintenant, que les Ptolémée sont des colosses aux pieds d’argile… Bermyl ne commente pas cette allégation ; il remercie Taho pour son excellent travail, et l’invite à le contacter au moindre élément nouveau.

 

Németh rentre dans la soirée à Cair-el-Muluk. Elle souhaite voir son frère illico, et se rend dans la salle où Ipuwer est sur le point d’entamer une réunion stratégique en comité restreint, impliquant Hanibast Set, son Conseiller Mentat, et le général Kiya Soter, commandant en chef des armées des Ptolémée. Elle entre sans s’annoncer, adresse un bref hochement de tête au Conseiller Mentat, et dit à Ipuwer qu’ils doivent s’entretenir de sujets complexes, et de toute urgence ; Hanibast Set est à sa place, mais Németh demande à Kiya Soter de se retirer pour l’instant – il y a des priorités à traiter, qui ne sont pas de son domaine. Le général, un peu bourru, mais docile, s’exécute. Németh aborde aussitôt le sujet des photos satellites trafiquées ; elle est très inquiète des implications de cette découverte – la quasi-certitude que la Guilde a eu sa part dans les événements. Ce satané Iapetus Baris lui a menti, il n’a cessé de lui mentir, et favorise leurs ennemis ! On ne peut pas laisser passer une chose pareille : il en va de l’honneur et de la réputation de la Maison Ptolémée ! Ipuwer l’admet volontiers – à vrai dire, il envisageait d’ores et déjà la possibilité d’une opération militaire sur la lune de Khepri… Mais il faut d’abord identifier avec précision leurs ennemis. Que Baris mente ne le choque pas forcément plus que ça – dans un sens, c’est son métier qui le veut… Il ne cache cependant pas son mépris pour le Navigateur – demandant sans cesse s’il s’agit seulement d’un homme… Hanibast Set intervient : Iapetus Baris est très probablement impliqué, cela ne fait guère de doute ; mais cela signifie-t-il que la Guilde est impliquée ? Rien de certain à cet égard, c’est un paramètre à prendre en compte… Hanibast Set, avec toute sa réserve de Mentat, jette cependant un froid en affirmant ce que tout le monde sait déjà sans oser le dire : si ce n’est pas seulement Iapetus Baris qui est compromis, mais la Guilde en tant que telle, les Ptolémée sont pour ainsi dire perdus… Aussi insiste-t-il sur la nécessité de la discrétion, avant de commettre quelque assaut irréparable ; il ne faut pas froisser la Guilde, surtout pas – et peut-être sera-t-il possible, sur la base terrible de cette affaire, d’en tirer en fait profit, en renouant les liens originels avec les Navigateurs ? Si Baris agit dans son coin, la Guilde apprécierait sans doute qu’on l’en débarrasse avec tact et discrétion… La situation est indéniablement périlleuse, mais une issue positive n’est donc pas à exclure. Ipuwer et Németh reconnaissent que Hanibast Set dit vrai, à tous ces niveaux. Il faut donc mener une enquête – mais qui pourrait s’en charger ? Németh avance le nom du Docteur Suk, Vat Aills ; mais Ipuwer se montre plus réservé – Vat ayant régulièrement été un interlocuteur de Iapetus Baris… Sans doute faut-il commencer par en apprendre le plus possible sur l’ambassadeur de la Guilde : où a-t-il été en poste auparavant, avec quelles Maisons pourrait-il avoir des liens, etc. Puis la discussion dévie sur l’éventualité d’une opération militaire sur Khepri. Ipuwer avait mentionné à plusieurs reprises l’idée d’un blocus du marché-franc – mais Hanibast Set est plus que sceptique à cet égard, il n’y voit même pas vraiment un « dernier recours » crédible : comment faire ? D’emblée, le transport de troupes même serait improbable… puisque ce sont justement les vaisseaux de la Guilde qui font l’interface entre Gebnout IV et sa lune ! Ipuwer le reconnaît, mais veut croire que l’on peut trouver un prétexte pour accroître le contingent de la garde d’élite traditionnellement affecté à la sécurité du marché-franc. Mais le Conseiller Mentat n’y croit pas beaucoup plus : la Guilde ne manquerait pas de se douter de quelques choses, et dispose pour elle du droit (devant le Landsraad le cas échéant) : selon les statuts de l’antique accord entre la Maison Ptolémée et la Guilde concernant l’établissement de Khepri, c’est bien la Guilde qui en est officiellement maîtresse – aussi improbable que cela puisse paraître, le contingent de soldats des Ptolémée qui y est affecté est en fait simplement « toléré » par les Navigateurs… Ces rebuffades pèsent sur Ipuwer, qui en vient aux solutions extrêmes : à terme, selon lui, c’est tout bonnement la destruction totale de Khepri qu’il faut envisager ! Le Conseiller Mentat, à cette idée, pâlit et baisse la tête, n’osant plus rien dire… Németh non plus n’est pas rassurée, mais n’entend pas contredire ouvertement son frère le baron ; mais elle entend envisager d’abord des solutions moins « radicales », tout en reconnaissant volontiers qu’il faut que la Maison Ptolémée ait les moyens de ses menaces… Mais l’enquête d’abord – on verra en temps utile s’il faudra passer par une confrontation directe, ou si d’autres moyens de pression peuvent être envisagés. Ipuwer insiste sur la nécessité de déterminer avec précision en qui ils peuvent avoir confiance – a fortiori s’il faut préparer, en dernier recours, l’anéantissement de la lune de Khepri. Il pense confier l’enquête portant sur Iapetus Baris aux services de Bermyl – mais ils ont été très sollicités ces derniers temps : Hanibast ne peut pas parler pour l’Assassin, mais suppose que cela impliquera un redéploiement des effectifs (impliquant donc d’abandonner des missions antérieures)… Mais Hanibast Set ajoute que cette situation présente une autre difficulté : la loyauté du Maître-Assassin fantoche Elihot Kibuz a pu être mise en cause… Quant à la « solution définitive » envisagée par Ipuwer, Hanibast, là encore, pose clairement ce que l’on n’a pas osé dire jusqu’à présent : une telle opération nécessiterait l’usage des atomiques de famille… ce que proscrit la Grande Convention – les répercussions pourraient aller bien au-delà de la seule colère de la Guilde, hypothèse pourtant suffisamment terrifiante en tant que telle ! Mais Ipuwer évacue la question pour le moment : ce qu’il compte faire dans l’immédiat, c’est simplement déployer des gardes d’élite supplémentaires sur Khepri (mais, là encore, cela impliquerait de les libérer de leurs précédentes assignations – notamment au Palais, ce que semble envisager Ipuwer, ou au Sanctuaire d’Osiris ?), en leur confiant des explosifs leur permettant, le cas échéant, de faire sauter des sites importants, en guise de menace ou de rétorsion. Mais ceci doit rester entre Ipuwer, Németh et Hanibast Set (le siridar-baron compte passer outre Kiya Soter).

 

Vat est rentré à Cair-el-Muluk. Au fait des suspicions portant sur la loyauté du Maître-Assassin fantoche Elihot Kibuz, il compte en faire un examen médical, qui lui permettra aussi de le sonder quant à ses attaches et ambitions. Il se rend de lui-même au bureau de Kibuz, et avance des raisons médicales complexes pour avancer la date de son check-up ; ce discours fait presque paniquer le vieil assassin, et Vat joue sur son angoisse pour le persuader – il avait commencé par se montrer méfiant, mais la simple possibilité que le Docteur Suk puisse lui diagnostiquer telle ou telle menace inconnue le terrifie suffisamment pour qu’il se rende sans plus de questions aux exigences de Vat. Ils se dirigent donc vers le cabinet de ce dernier, Vat soufflant le chaud et le froid en chemin, pour apaiser son patient tout en jouant sur ses craintes. L’auscultation révèle bien vite que, si Kibuz se fait vieux, sa condition physique est plus qu’honorable pour un homme de son âge – même si elle n’a sans doute rien de commun avec celle du fougueux et compétent Assassin qu’il était jadis. Vat, tout en se livrant à son examen physique, discute habilement avec Kibuz pour établir un diagnostic psychologique en parallèle – il relève bientôt une légère touche de sénilité… Il faudrait toutefois un examen autrement approfondi pour en savoir plus à cet égard. Vat comprend en tout cas que Kibuz bénéficie d’un régime d’épice, mais sans doute très limité – le vieil homme cède parfois au caprice de la consommation de Mélange, irrégulièrement, à petites doses. L’examen permet aussi de déterminer une bizarrerie (s’expliquant peut-être par l’état psychique du patient, outre son âge avancé) : son organisme n’est pas spécialement protégé contre l’usage de poisons ou de drogues, contrairement à ce qu’on rencontre généralement chez les assassins. Vat exploite encore l’hypocondrie de Kibuz, pour le persuader de le laisser lui injecter quelque produit – Vat enrobe sa demande de jargon médical pointu, quand il s’agit en fait d’user d’une sorte de sérum de vérité… mais Kibuz est maintenant au-delà de la méfiance, et se laisse faire. Vat patiente, le temps que le produit fasse effet, et entame son interrogatoire – en commençant par une certaine connivence amicale : « Bientôt la retraite ! » Est-ce que ça lui fait plaisir ? Loin de là : « On ne met pas un homme comme moi à la retraite ! Mais ils l’ont déjà fait… » Kibuz supporte visiblement très mal sa déchéance, son rôle d’homme de paille. Il déteste Bermyl – ce jeunot arriviste qui l’a dépossédé de toutes ses attributions, en fait sinon en droit… Kibuz sait bien que c’est lui le véritable Maître-Assassin de la Maison Ptolémée, et ne le supporte pas. Mais est-ce que ça l’amènerait à tenter des actions contre la Maison ? Non, pas contre la Maison… Son aigreur ne porte-t-elle que sur Bermyl ? Non : il déteste tout autant l’incapable qui s’est assis sur le trône de Namerta, et de même sa sœur, cette « pétasse frigide » de Németh, qui contrôle tout… Un tissu de mensonges, des impostures partout, et il en est fatigué après tout ce temps… Plus globalement, il hait tous ceux qui ne reconnaissent pas son rôle – ce qui fait du monde… A-t-il toutefois confiance en Vat Aills ? Oui : c’est un Docteur Suk. Travaille-t-il pour une autre Maison ? Non, pas du tout. À ce stade, l’effet du sérum s’amenuise, et Vat cesse donc son interrogatoire : quand il reprendra conscience, Elihot Kibuz ne se souviendra pas des questions du docteur, pas plus que de ce qu’il a répondu. Vat raccompagne lui-même le Maître-Assassin fantoche, toujours un peu sonné, dans ses quartiers.

 

Bermyl n’attend toutefois pas que Vat Aills lui communique les résultats de son interrogatoire pour entamer la surveillance de Kibuz – après tout, c’est le rapport de ce dernier, totalement vide, concernant le Vieux Radames, qui a amené l’Assassin à soupçonner celui dont il endosse la fonction de ne pas être d’une loyauté à toute épreuve… Il confie cette tâche à une espionne, Nefer-u-pthah : elle doit déterminer les contacts de Kibuz, et les lieux insolites où il pourrait se rendre. Après quoi Kambish lui fait son rapport. Il pense avoir localisé les « documents » intéressant Bermyl : en fait, Sabah les porte tout le temps sur elle… Le problème est que la femme l’a de toute évidence repéré : elle l’a entraîné dans une embuscade, des hommes armés de bâtons surgissant de toute part pour isoler l’espion ; Kambish n’a pas voulu prendre sur lui de provoquer un affrontement physique en plein camp des Atonistes de la Terre Pure (ou du moins c’est ce qu’il dit, mais la peur a pu jouer son rôle), et a fait comprendre aux « gardes » du camp qu’il s’en allait et ne reviendrait pas… Bermyl ne sermonne pas son agent, le remerciant même pour ses découvertes. Il garde ça pour lui, mais réfléchit à l’action future en ce qui concerne les cartes de Sabah : il faudrait, soit voler les documents, soit exfiltrer la cartographe elle-même… Bermyl envisage une diversion – peut-être pourrait-on inciter les zélotes de la Maison Arat à lancer un assaut sur le camp, et profiter du chaos pour s’emparer des cartes et/ou de Sabah ? Il y réfléchit – et prend soin, aussi, de se remettre à ses entrainements physiques : il se sent un peu rouillé… Il prépare enfin son retour à Cair-el-Muluk, dans l’éventualité où il serait plus utile là-bas.

 

Németh, elle non plus, n’attend pas que Bermyl s’attèle à la tâche pour étudier d’elle-même les documents officiels concernant Iapetus Baris. Ce sont des dossiers difficiles à appréhender – à l’aune des spécificités, incompréhensibles au commun des mortels, des Navigateurs de la Guilde. Ainsi, des données qui seraient indispensables pour d’autres n’y figurent pas – notamment, par exemple, son âge, maintenu dans un certain flou. À en croire la littérature officielle, Iapetus Baris a longtemps piloté des long-courriers de la Guilde, comme il se doit, avant de se tourner vers une carrière d’ordre davantage politique et diplomatique. Il a eu de nombreuses affectations à travers tout l’Imperium, mais Németh relève tout particulièrement ses assignations auprès des Kenric et des Wikkheiser. Après quoi il a été nommé ambassadeur de la Guilde sur le marché-franc de Khepri, en remplacement de Vitalis Titus – il entretenait semble-t-il depuis fort longtemps des liens d’une nature difficile à estimer avec son prédécesseur, forts néanmoins. Németh ne se souvient pas elle-même de ce dernier, mais, en épluchant les dossiers des Ptolémée le concernant, elle suppose qu’il se comportait exactement comme le fait maintenant son successeur : hautain, voire méprisant, à l’encontre des parvenus de Gebnout IV, par ailleurs tout à fait compétent – et il est resté très longtemps en place. Németh s’interroge sur les services responsables de la communication des photos satellites, cherchant qui, parmi eux, aurait pu les truquer, aux ordres sans doute de Iapetus Baris – mais elle ne dispose d’aucun élément lui permettant de creuser cette question… Elle attend alors l’arrivée de Bermyl, pour faire le point avec lui.

 

Vat Aills, pendant ce temps, va voir Ipuwer – en train de se délasser au bord d’une piscine… Le siridar-baron lui demande d’emblée ce qu’il en est d’Elihot Kibuz et de sa santé. Le Docteur Suk fait son rapport, exhaustif, puis en vient à l’interrogatoire : le Maître-Assassin fantoche est visiblement obsédé par une violente rancœur à l’encontre des dirigeants de la Maison Ptolémée ainsi que de Bermyl (cela inclut sans doute aussi Hanibast Set ; mais le Docteur Suk rapporte que, pour sa part, il bénéficie de sa confiance). Et il a employé des termes très durs, à la mesure de sa haine… Pour Vat, il est clairement dangereux ; il ne semble pas trahir activement la Maison, mais sa fragilité psychologique pourrait bien vite poser problème – peut-être simplement en raison de manquements inconscients, mais c’est déjà beaucoup. Il faudrait donc envisager sa mise à la retraite – totale. Vat suggère d’agir avec doigté et circonspection, son aigreur pouvant à tout moment se retourner contre les Ptolémée ; Ipuwer, par ailleurs, précise frontalement qu’il ne souhaite pas la mort du vieux Maître-Assassin… Pour Vat, il faudrait trouver à lui confier une dernière mission, en forme de baroud d’honneur – qu’il reprenne ultimement confiance en ses capacités et en l’intérêt qu’on lui porte. Mais quoi ? Vat ne doute pas qu’en cherchant un peu, on ne tardera pas à trouver quelque chose dans ce goût-là… Ipuwer va consulter sa sœur à ce propos, et on verra. Le Docteur Suk demande alors à son siridar s’il a une autre mission à lui confier, mais rien de précis : Ipuwer le félicite pour son excellent travail. Après quoi ils évoquent à demi-mots la situation de Khepri, et Vat recommande à Ipuwer de prendre bien soin de protéger les Soris… Il se retire.

 

Peu après, au même moment très exactement, des domestiques se rendent auprès d’Ipuwer (qui enchaîne les plongeons et n’apprécie guère qu’on l’interrompe au nom des affaires du Palais…) et de Németh : le frère et la sœur apprennent ainsi que leur mère, Dame Loredana, est déjà de retour de Wikkheim, et accompagnée (sans autre précision). Son ornithoptère arrivera à Cair-el-Muluk dans les deux heures. Ipuwer et Németh se préparent à accueillir leur mère et ceux qui l’accompagnent, revêtant leurs plus belles tenues d’apparat, et l’attendant dans la salle du trône. Deux femmes accompagnent Dame Loredana : tout d’abord, Linneke Wikkheiser elle-même – une femme d’une grande beauté, tellement charismatique que cela relève de l’aura, et dont l’intelligence et le caractère de femme de tête ne font d’emblée aucun doute : la demi-sœur du comte Méric ne fait certes pas mentir sa réputation… La dame, très courtoise, se présente elle-même, et fait part de son intérêt pour le colloque qu’envisage Németh, et dont Dame Loredana lui a parlé – techno-progressiste notoire, à l’instar de toute sa famille, elle compte bien y assister, voire y participer. Elle ne dit pour l’heure rien quant aux éventuelles affaires matrimoniales, mais cela ne trompe personne : si elle est venue elle-même, c’est sans doute qu’elle n’est pas indifférente à la proposition ; mais on sait qu’elle prendra les choses en main, et ne se livrera pas pour rien – les négociations seront difficiles… L’autre femme est à l’évidence une Révérende-Mère du Bene Gesserit : elle se présente comme étant Taestra Katarina Angelion, une amie de longue date de Dame Loredana ; par une heureuse coïncidence, elle a croisé cette dernière sur Wikkheim, où elle s’était rendue pour affaires, et a saisi l’occasion de se rendre sur Gebnout IV : elle aussi sait ce qu’il en est du projet de colloque, et, sans mettre pour autant sa participation au programme, ne manque pas de préciser, de manière un brin sibylline, qu’elle s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des religions… Elle aussi est d’un charisme impressionnant – à vrai dire, ses traits secs autant que sa majesté en mettent plus d’un mal à l’aise, parmi lesquelles Hanibast Set…

 

À suivre…

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Rashōmon, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Rashōmon, d'Akira Kurosawa

Réalisateur : Akira Kurosawa

Année : 1950

Pays : Japon

Durée : 88 min.

Acteurs principaux : Toshirō Mifune, Machiko Kyō, Masayuki Mori, Takashi Shimura…

 

Rashōmon est à n’en pas douter un des plus célèbres films d’Akira Kurosawa. C’est aussi, au-delà, un film d’une importance historique considérable : sélectionné à la Mostra de Venise (semble-t-il sans que Kurosawa lui-même soit vraiment au courant ?), il y remporte le Lion d’Or, et l’enthousiasme de la critique occidentale lui vaut alors de connaître un beau succès en Europe et en Amérique, une première pour un film japonais – le cinéma de l’archipel avait déjà une belle et solide tradition (faudra peut-être que je relise, un de ces jours, le très bel ouvrage Le Cinéma japonais de Tadao Sato, en deux tomes, mes souvenirs étant bien lointains), mais qui n’avait jamais vraiment pu s’exporter (il y avait bien eu quelques exceptions, mais incomparables). Rashōmon attire quant à lui les foules, révélant au public occidental les noms d’Akira Kurosawa et de son acteur emblématique pour une quinzaine d’années encore, Toshirō Mifune. Mais cela va en fait bien plus loin : le cinéma japonais dans son ensemble bénéficie en effet du succès inattendu de Rashōmon, notamment via des réalisateurs déjà célébrés au Japon mais inconnus ailleurs tels que Kenji Mizoguchi ou Yasujirō Ozu, ou encore Teinosuke Kinugasa, qui remportent à leur tour de grands succès en Occident, où ils sont eux aussi bardés de récompenses…

 

Il ne faudrait pas, pour autant, traiter de Rashōmon au seul critère de cette exportation, qui n’est pas le fait du hasard ; c’est bien un film tout particulièrement brillant, usant avec habileté d’un procédé étonnant, au regard du cinéma occidental sans doute, mais aussi du cinéma japonais. Rashōmon est bien un jidai-geki (film historique costumé dans le Japon médiéval), mais, déjà dans cette dimension, il affirme sa singularité, en se situant à la période Heian (vers le Xe siècle), guère voire jamais traitée alors dans le genre, et qui obéit à des codes culturels subtilement différents de ce que l’on mettait en scène jusqu’alors. Petit budget, par ailleurs, largement tourné en extérieurs dans une superbe forêt, il insère dans la tradition japonaise des éléments relativement occidentaux (peut-être cela a-t-il joué dans son succès international, d’ailleurs), empruntés pour partie au cinéma expressionniste allemand – on l’a dit, du moins –, ou témoignant d’un bouillonnement critique et artistique, qui avait pu susciter le néoréalisme italien, et susciterait bientôt la Nouvelle Vague française ; les préoccupations stylistiques et thématiques d’Akira Kurosawa auraient donc une certaine parenté avec ces mouvements (éventuellement contradictoires, pourtant ?), et témoigneraient peut-être d’une évolution parallèle. Tout cela est cependant sans doute à débattre… Mais d’autres aspects sont plus flagrants : ainsi dans la bande originale de Fumio Hayasaka qui, à la demande expresse de Kurosawa, consiste en variations ne manquant pas d’évoquer le Boléro de Ravel – le caractère faussement répétitif et en fait subtilement différent, au travers de reprises cycliques, de cette partition s’accorde en effet au mieux tant au scénario qu’à sa mise en images.

 

Il est bien temps, d’ailleurs, de parler de ce scénario… Rashōmon est une adaptation de deux nouvelles du grand écrivain japonais Ryūnosuke Akutagawa – que l’on trouve en principe associées dans ses éditions françaises, et notamment Rashōmon et autres contes. Bizarrement, pourtant, la nouvelle intitulée « Rashōmon » n’est pas la plus importante des deux – et, à certains égards, au-delà du titre et de la situation finale, on peut douter du fait que Kurosawa en ait ici réalisé véritablement une adaptation : n’en reste guère que le cadre (la porte de Rashō en ruines, à la lisière de Kyoto), où trois individus (un bucheron, un moine bouddhiste et un rustre que l’on suppose brigand) s’abritent d’une pluie torrentielle. La nouvelle d’Akutagawa, très sombre, se centre pour l’essentiel sur un dilemme moral, considérablement adapté ici (même s’il en reste quelque chose, encore qu’avec une conclusion toute différente, Kurosawa tenant à achever son film sur une note positive, « humaniste »). L’essentiel, cependant, porte donc sur les récits faits par le bucheron et le moine, rapportant ce qu’ils ont vu au tribunal, où ils ont tous deux témoigné à l’instant, dans une sordide affaire de viol et de meurtre – une affaire qui va cependant bien au-delà du seul fait-divers graveleux, et qui laisse les deux hommes profondément perplexes…

 

Et c’est ainsi que l’on arrive au cœur du film, qui s’inspire donc avant tout de la nouvelle « Dans le fourré », dans laquelle Akutagawa raconte une même histoire selon plusieurs points de vue différents et incompatibles : à chaque fois, le récit bifurque, au point de ne plus avoir grand-chose de commun avec ce qui a été raconté précédemment – et cela vaut aussi pour le témoignage ultime… qui est celui du mort lui-même, via une sorcière ! La nouvelle invite ainsi à une réflexion complexe et fortement déstabilisante sur la notion de réalité et le rôle des perceptions, mais aussi, plus largement, de la subjectivité de tout témoignage, pouvant être influée, consciemment ou non, par des considérants culturels difficiles parfois à appréhender. Le scepticisme domine dans ce fameux texte, d’un brio narratif tout à fait remarquable, et d’un effet très déconcertant sur le lecteur, amené en permanence à remettre en cause ce qu’il lit – ce qui confère sans doute au récit un caractère « post-moderne », je suppose, interrogeant l’effet de réel et le rôle des perceptions dans la lecture d’un texte, pouvant avoir des significations totalement différentes d’un moment à l’autre et d’un lecteur à l’autre.

 

Akira Kurosawa, à qui on avait soumis un scénario sur cette base, y voyait à bon droit un puissant outil cinématographique – l’art qui lui est propre étant sans doute soumis aux mêmes difficultés que la littérature à cet égard, mais offrant en outre des opportunités bien différentes dans le traitement. L’idée d’emprunter le cadre de « Rashōmon » pour mettre en scène ceux qui racontent l’histoire de « Dans le fourré », et rapportent ainsi leur propre témoignage, mais aussi les témoignages qu’ils ont entendus, en rajoute d’emblée dans la profondeur narrative, et de manière particulièrement bien vue.

 

On a tout d’abord une succession de témoignages assez brefs – encore que celui du bucheron, rapportant comment il a trouvé le cadavre, passe par une assez longue scène dénuée de paroles, où le dispositif musical autour du Boléro se met en place, tout d’abord de manière extrêmement minimaliste comme de juste, la partition commençant à faire intervenir la mélodie à mesure que le bucheron, intrigué, trouve un chapeau de femme, puis un bonnet de samouraï, enfin le cadavre. La caméra d’Akira Kurosawa, toujours virtuose, joue des contrastes dans le cadre de la forêt, et est toujours ou presque en mouvement, accompagnant la marche du bucheron sous tous les angles, l’homme se fondant régulièrement dans les branches et les feuilles, d’abord selon le rythme relativement lent de sa marche, puis, une fois qu’il a trouvé le cadavre, au rythme de sa fuite paniquée – qui le rend presque indiscernable dans ce cadre complexe… Les témoignages du moine, puis du policier qui a capturé un brigand, sont autrement plus brefs, et usent d’un dispositif qui sera systématiquement repris ensuite, alternant flashbacks au cœur du propos et dépositions statiques, face caméra, devant le spectateur fait juge – seuls les témoins en train de déposer parlent (même si l’on aperçoit, au fond, les témoins précédents, immobiles et silencieux) ; ils répètent cependant parfois les questions du juge, mais on n’entend jamais ce dernier, ce qui renforce l’identification, et constitue d’emblée une mise en abyme du propos.

 

Puis se succèdent les trois témoignages essentiels. Le premier est celui du brigand, Tajōmaru – incarné par Toshirō Mifune, qui jouera souvent pour Kurosawa le rôle de semblables canailles, et dont le cabotinage hystérique est déjà délicieux. Tajōmaru commence par contester le rapport fait au juge par le policier qui l’a arrêté – mais par pour l’essentiel : en fait, il se reconnaît très vite coupable du meurtre, et dit savoir qu’il sera condamné à mort ; ce qu’il n’admet pas, c’est que le policier prétende que le brigand a été désarçonné de son cheval… Indice, sans doute, des difficultés qui vont suivre. Car Tajōmaru admet bien le viol et le meurtre : dans le récit qu’il fait au juge-spectateur, il ne dissimule en rien sa culpabilité, et même, à certains égards, la revendique.

 

Et c’est là, sans doute, au-delà du seul fait que les divers témoignages ne concordent pas, que réside toute la difficulté du récit global, qui plonge les trois hommes assis sous la porte de Rashō dans la plus profonde perplexité. Devant une cour de justice, après tout, on s’attend bien à ce que les coupables, et d’autres aussi peut-être, mentent… Rien d’exceptionnel à cela. Le problème, ici, est que les trois témoignages successifs, du brigand, de la femme, puis, enfin, de son époux par-delà la mort, soient à leur manière des aveux, revendiquant chacun la commission du meurtre !

 

Tajōmaru, en effet, raconte qu’il ne comptait pas, à la base, tuer l’homme – « seulement » violer la femme… ce qu’il fait bel et bien sous les yeux de son époux ligoté par ses soins. Mais, après coup, la femme lui dit qu’elle ne saurait vivre alors que deux hommes ont connaissance de sa « honte ». Le brigand, qui affiche un certain sens de l’honneur, aurait alors libéré l’époux, avec lequel il aurait eu un duel au sabre furieux (par ailleurs très dynamique, mais d’une manière guère « esthétisée » au sens où on l’entend d’habitude – l’idée est plutôt de faire ressortir la sauvagerie de l’affrontement, sans lui ôter pour autant sa dimension épique), le brigand remportant en définitive la partie au vingt-troisième assaut… Mais le juge (que l’on n’entend pas, on n’a conscience de ceci qu’au travers du témoignage de Tajōmaru tel qu’il est rapporté par le bucheron) soulève une question témoignant d’une possible invraisemblance : qu’en est-il de la précieuse dague de la femme ? Le brigand dit qu’elle avait certes de la valeur… mais qu’il l’a « oubliée », et que ce serait là sa plus grande erreur en cette affaire.

 

Suit le témoignage de la femme (Machiko Kyō – également connue, un peu plus tard, pour son rôle dans Les Contes de la lune vague après la pluie, de Kenji Mizoguchi ; les deux films insistent sur sa beauté sans pareille, mais on avouera que les critères en la matière sont sans doute bien différents pour un spectateur occidental…). Or celle-ci, au fil d’une déposition éplorée, effondrée dans son luxueux kimono, raconte une histoire bien différente de celle du brigand – à partir, du moins, du viol, le point de divergence essentiel intervient toujours après. À l’en croire, le brigand avait immédiatement quitté les lieux, abandonnant le couple sans un autre regard en arrière. Après quoi la femme, cherchant du réconfort auprès de son époux, n’a obtenu de sa part qu’un mépris glacé (et silencieux – sauf erreur, le samouraï ne dit pas le moindre mot à cette occasion ; par contre, c’est sans doute le moment du film où la parenté de la bande originale avec le Boléro de Ravel est la plus flagrante, pour un effet optimal) ; ne pouvant supporter ce rappel impitoyable de sa « honte », elle en serait venue à tuer elle-même son époux de sa dague… Après quoi elle aurait tenté de se suicider, sans y parvenir.

 

Vient alors le témoignage du mort lui-même (Masayuki Mori), passant par le truchement d’une sorcière à la voix impossible – évoquant un murmure étouffé et androgyne –, lancée dans une danse obscène et macabre : l’effet tant visuel que sonore est splendide et ô combien inquiétant… Le défunt (et les morts ne peuvent pas mentir, c’est notoire – sinon, qu’en serait-il de ce monde si odieusement pervers ?) rapporte que Tajōmaru, après avoir violé la femme, lui a demandé, fou amoureux, de l’accompagner – il ferait n’importe quoi pour elle… Mais la femme, réceptive – au grand dam de son époux –, demande au brigand de tuer ce dernier. Toujours en raison de sa « honte »… Mais le brigand est choqué par cette exigence, et offre au samouraï de tuer lui-même l’épouse infidèle s’il le souhaite. Mais celle-ci prend la fuite, et Tajōmaru ne parvient pas à la rattraper. Il revient auprès de l’époux trahi et le libère, avant de s’en aller à son tour. Le samouraï, rongé par le chagrin devant cette ultime déconvenue, se suicide alors à l’aide de la dague abandonnée par son épouse… dague qu’on ne retrouvera cependant pas sur son cadavre.

 

L’histoire ne s’arrête cependant pas là – sous la porte de Rashō, le bucheron (Takashi Shimura), extrêmement décontenancé par cette affaire depuis sa première apparition à l’écran, craque et affirme enfin à ses comparses de circonstance que les trois ont menti ! Car il a en fait vu ce qui s’est passé – il n’a pas seulement trouvé le cadavre, ainsi qu’il le racontait, désireux de « ne pas avoir d’ennuis »… Et nous avons donc ici un homme qui prétend raconter enfin la vérité, mais que l’on sait avoir menti lors de son témoignage devant la cour ! Il reprend l’image d’un Tajōmaru fou amoureux après le viol ; mais, à l’en croire, la femme ne s’est pas montrée réceptive – loin de là, elle lui a échappé pour libérer son mari… mais celui-ci s’avère un couard, refusant le combat avec le brigand prêt à fondre sur lui, au motif qu’il n’a que mépris pour cette « catin », et n’entend pas risquer sa vie pour elle. Celle-ci explose alors d’une rage mêlée de dépit, exposant combien les deux hommes sont des pleutres et des minables… La honte, ressentie cette fois par les deux hommes, les amène bel et bien à se battre (ce qui terrifie la femme, quoi qu’elle ait pu en dire), mais le duel n’a alors rien à voir avec la joute épique décrite par Tajōmaru lors de sa déposition : le brigand et son « rival » combattent malgré eux, et la peur au ventre, qui déforme leurs traits en un hideux rictus… Si leur duel est chorégraphié, il a cependant quelque chose d’une pantomime bien éloignée des canons héroïques – les hommes se tournent autour sans savoir comment frapper, battant en retraite au moindre geste un peu plus prononcé de l’adversaire, et ils en viennent même tous deux, chacun son tour, à perdre leur sabre – n’ayant plus alors d’autre recours qu’une fuite éperdue contre l’ennemi tentant de saisir sa chance : ils reculent, courent, trébuchent régulièrement, se trainent au sol, tandis que leur respiration devient de plus en plus frénétique, la peur suintant de tout leur corps… Le brigand l’emporte enfin, mais son prétendu « vingt-troisième assaut » n’a rien de la botte d’un habile escrimeur : il ne soumet le samouraï que par chance, et sa mise à mort tient de l’exécution impulsive, accomplie dans l’effroi et la douleur…

 

 

Mais que penser de cette ultime version ? La crédibilité du bucheron est quelque peu entamée par son mensonge initial… et le roturier/brigand ne manque pas de relever que, même dans cette dernière version, une inconnue demeure : qu’en est-il de la dague de la femme ? Le bucheron a passé cet élément sous silence… et pour cause : le rustre comprend sans peine que c’est le bucheron qui l’a volée ! Les omissions, en définitive, sont donc peut-être aussi importantes que les divergences plus palpables… Et chaque personnage, sans doute, a ses raisons de raconter une histoire différente des autres. Ces motivations divergentes sont complexes, à l’aune des subtilités de la psyché humaine et des conditionnements culturels, au-delà des seuls soucis dus à la perception des faits et à leur récit ultérieur. Et le mensonge en est-il un, s’il n’est pas conscient ? La vérité n’en est que plus difficile à saisir… au point d’en devenir par essence illusoire.

 

Mais le bucheron aura l’occasion de se racheter en définitive – apport propre à Akira Kurosawa, tranchant sur le scepticisme et la dureté des deux nouvelles de Ryūnosuke Akutagawa. Les trois hommes entendent un bébé gémir non loin – à l’évidence abandonné par ses parents. Le roturier/brigand, sans plus d’états d’âme, s’empare des pièces de tissu enrobant le nourrisson – quand le bucheron lui reproche ce geste abject, il n’entend guère accepter de leçon de la part de cet homme qui a lui aussi commis un vol : de quel droit pourrait-il le juger ? Le vol leur a été à tous deux profitables – ils sont pauvres, alors pourquoi laisseraient-ils à un inconnu le privilège de gagner quelques piécettes à leur place ? On rejoint ici, enfin, le propos de la nouvelle « Rashōmon »… Le moine s’empare du bébé, et le bucheron lui suggère de le lui donner ; le moine, considérablement affecté par tous ces témoignages, la sensation de mensonge permanent, les motivations moralement douteuses de tout un chacun, la cruauté de ce monde enfin (rappel que la période Heian a été riche de guerres civiles, d’épidémies, de famines et autres catastrophes – thème déjà apparu une première fois au tout début du film et illustré avec majesté par le décor de la porte de Rashō en ruines ; inévitablement, cela m’a fait penser aux Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chōmei, superbe texte datant du début du XIIIe siècle, et donc un peu postérieur au cadre de Rashōmon), s’indigne de ce que le bucheron entende ajouter à la liste des crimes du jour quelque action moralement douteuse impliquant le bébé – sans doute, en fin de compte, entend-il lui aussi en retirer un bénéfice… Mais le bucheron dit avec candeur (mêlée de honte pour ses mensonges exposés au grand jour) que ses intentions sont tout autres : il élève déjà six enfants, un septième n’y changera pas grand-chose… Le moine retrouve alors sa confiance en l’homme, et confie le nourrisson au bucheron au bon cœur – et les deux hommes, rassérénés par cet ultime et inattendu développement, quittent l’abri de la porte de Rashō, la pluie ayant enfin cessé, et le soleil éclatant laissant augurer de la possibilité d’une vie honorable et emplie de compassion, au milieu des cruautés inhérentes à l’existence et du caractère impalpable de la réalité…

 

Film ô combien habile, tant dans son propos que dans sa mise en scène, nécessairement virtuose, Rashōmon est une brillante réussite de tous les instants, un de ces films à part qui touchent à la perfection. Son importance historique certaine ne doit pas dissimuler sa superbe technique autant que narrative, qui la justifie ; le sujet a par la suite souvent été repris, mais avec un tel brio ? Rashōmon est bien un chef-d’œuvre, un des très grands films du génial Akira Kurosawa – probablement un de mes préférés, d’ailleurs (même si, à mon sens, Ran est sans doute encore plus époustouflant). Je vais peut-être essayer de causer d’autres grands films japonais dans les temps à venir – révisons, révisons…

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